Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 175-187).


CHAPITRE V.


Défaite de Hiuen-Té.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Des éclaireurs vinrent bientôt à Su-Tchéou, apporter la nouvelle que Tsao-Tsao arrivait avec une armée de deux cents mille hommes, divisée en cinq corps d’attaque. Sun-Kien (il commandait les troupes du chef-lieu) courut d’abord avertir Yun-Tchang qui gardait la ville de Hia-Py ; puis le lendemain, il alla trouver Hiuen-Té établi dans Siao-Pey. Consulté par son maître, que cet événement consternait, Sun-Kien répondit : « Le moyen le plus sûr de nous tirer d’un pareil embarras, c’est de demander du secours à Youen Chao ! »

Une lettre fut écrite par Hiuen-Té qui la remit à Sun-Kien. Celui-ci se rendit au nord du fleuve Ho près de Tien-Fong[1], et lui conta ce qui se passait ; le général promit à l’envoyé de l’introduire le lendemain près de Youen-Chao. A l’audience, Youen Chao parut avec un visage triste et défait ; son bonnet (il le portait comme un Empereur) était mis de travers, et ses vêtements flottaient en désordre ; au point que Tien-Fong lui demanda la cause de cette singulière tenue. « Je suis un homme perdu, répondit Youen-Chao ! — Quoi ! reprit le général, quand vous jouissez dans l’Empire d’une autorité sans bornes, vous prononcez de si affligeantes paroles ! »

Avant peu, c’en est fait de moi, continua Youen-Chao ; à quoi bon m’embarrasser des affaires d’autrui ? — Seigneur, seigneur, expliquez-vous !… — J’ai cinq fils ; le plus jeune, celui sur lequel je fondais toutes mes espérances, est attaqué d’une maladie qui l’aura bientôt emporté. Comment me sentirais-je disposé à faire la guerre ? »

« Voici que Tsao s’avance vers les provinces de l’est pour les soumettre, reprit Tien-Fong ; la capitale se trouve sans défense ; profitez de l’occasion, marchez avec des troupes levées au nom de la fidélité due au souverain ; protégez, sauvez à la fois l’Empereur et la nation tout entière ! Quel bonheur ce sera pour la dynastie !… Le proverbe dit : Quand le ciel offre, ne pas recevoir, c’est (refuser la fortune pour) aller au-devant des calamités ! Seigneur, de grâce, songez-bien à ceci ! — Je sais qu’il en est ainsi, répliqua Youen-Chao ; l’occasion qui se présente est belle ; mais dans la disposition d’esprit où je me trouve, cette expédition tournerait à mon désavantage ! »

Tien-Fong demanda d’où provenait cette disposition fâcheuse : « J’ai cinq fils, répondit Youen-Chao, et la santé de celui-là seul, qui est malade, m’occupe exclusivement. S’il venait à mourir en mon absence faute de soins assidus[2], je ne m’en consolerais jamais ! » Et se tournant vers Sun-Kien : « Allez donc près de votre maître ; dites-lui ce que vous avez entendu. Si par malheur il ne réussit pas dans ses affaires, qu’il vienne près de nous chercher un asile ; je lui prêterai mon appui ! » Tien-Fong frappant la terre de son bâton, s’écria : « Le moment est passé à jamais ; c’en est fait ! — Puis il ajouta avec un soupir : — La plus admirable occasion que la fortune pût lui offrir, la maladie d’un faible enfant est cause qu’il la laisse échapper ! Plus d’espoir de réaliser jamais ces grandes espérances de royaume indépendant… Malheur, malheur ! » Et il se retira en frappant du pied sur le sol.

Quand il vit que Youen-Chao ne voulait pas prêter ses troupes, Sun-Kien revint cette même nuit à Siao-Pey. « Quoi faire, quoi faire ? » disait Hiuen-Té qui se désolait en écoutant le récit de son envoyé : « Frère, s’écria Tchang-Fey (toujours[3] fougueux), je sais un excellent, un infaillible moyen de battre Tsao. Si ses soldats viennent jusqu’ici, ils seront exténués ; sans leur laisser le loisir de se fortifier, courons enlever leur camp ! »

« Je vous croyais brave et rien de plus, dit Hiuen-Té ; naguère, à l’attaque du camp de Liéou-Tay, vous avez employé la ruse avec succès, et dans la circonstance présente, en y recourant encore, vous agissez d’après les lois de la stratégie. Très bien, très bien ! En effet Tsao arrive de loin ; ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de vous porter au plus vite sur son camp. » Ce plan fut adopté.

Cependant Tsao, à la tête du principal corps d’armée, marchait contre Siao-Pey. Chemin faisant, il ressentit des vents impétueux, à tel point que devant la tête de son cheval, la raffale abattit une bannière. « Voila un présage[4], dit-il aussitôt, faites faire halte aux soldats ! » Puis il assemble ses officiers pour les consulter, bien qu’il fût parfaitement arrêté dans ses résolutions, et écouta leurs avis différents sur la manière d’interpréter le présage. Sun-Yo demanda de quel point de l’horizon avait soufflé le vent, et de quelle couleur était la bannière ?

« Le vent venait du sud-est, répondit Tsao ; la bannière était de deux couleurs, rouge et bleue. — Le présage n’a rien de fàcheux, dit Sun-Yo ; cette nuit Hiuen-Té attaquera très certainement les retranchements de notre armée ! » Tsao fit un signe de tête affirmatif, et au même instant entra Mao-Kiay (le devin), qui s’exprima dans le même sens et annonça les mêmes événements pour la nuit. « Le ciel est pour nous, s’écria Tsao, il nous indique les précautions à prendre ! »

Aussitôt, partageant son armée en neuf divisions, il n’en laissa qu’une sur les lieux pour s’occuper tout d’abord de dresser les retranchements, et distribua les huit autres sur divers points où elles se tinrent cachées. Cette nuit-la, la lune répandait quelque clarté ; Hiuen-Té divisa aussi ses troupes en deux corps ; l’aile droite, il la met sous les ordres de Tchang-Fey, et prit lui-même le commandement de l’aile gauche ; quant à Sun-Kien, la garde de la ville de Siao-Pey lui resta confiée. Tout fier d’employer un stratagème qu’il croyait digne d’un génie surnaturel, Tchang-Fey, suivi de ses cavaliers, se jette tête baissée à travers les retranchements de Tsao. À peine y rencontra-t-il ça et la un cheval, un soldat ennemi… Puis tout à coup la flamme brille, de grands cris retentissent aux quatre coins de la plaine ; Tchang-Fey reconnaît qu’il a donné dans un piége, et s’élance hors du camp dans la direction de l’est ; l’une après l’autre et des huit points[5] de l’horizon se lèvent les divisions embusquées ; elles marchent en se rapprochant, en formant un cercle dans lequel Tchang-Fey est enveloppé. En vain fait-il les plus grands efforts pour se dégager ; ses soldats qui avaient à peu près tous servi sous Tsao, l’abandonnaient en grand nombre. Voyant que cette défection lui a enlevé plus de la moitié de son monde, il se précipite avec désespoir contre Su-Hwang, l’un des chefs ennemis, l’attaque dix fois, et malgré l’arrivée d’un autre général qui le menace par derrière, rompt ce cercle fatal. Il s’est ouvert une route sanglante et fuit, à peine accompagné de dix cavaliers, dans la direction de Siao-Pey ; mais le passage est intercepté par la principale division aux ordres de Tsao, qui, avec ses meilleures troupes, marchait vers les deux villes de Su-Tchéou et de Hia-Pey. Ne sachant où se réfugier, Tchang-Fey se jette dans les monts Mang-Teng.

Revenons à Hiuen-Té ; arrivé, lui aussi, près de ce camp qu’il croyait surprendre, il entend de grands cris ; une division ennemie se précipite sur ses derrières, lui enlève la moitié de son monde, et à peine a-t-il évité ce premier péril en se dégageant, qu’un nouveau corps d’armée se met à sa poursuite. Il se détourne… Trente cavaliers seulement l’accompagnent ; la ville de Siao-Pey, vers laquelle il se dirige, paraît livrée aux flammes ; changeant de route, il veut gagner Su-Tchéou. Le fleuve Ho l’arrête ; les troupes victorieuses couvrent les monts et les plaines. Dans sa perplexité, Hiuen-Té se rappelle les paroles de Youen-Chao ; se jeter dans les bras de cet allié, tel est le meilleur parti qui lui reste à prendre ; il s’y arrête donc. Le voila qui suit la route de Tsing-Tchéou (capitale de Youen-Chao).

Après une marche forcée, Hiuen-Té, fuyant toujours, arriva seul sous les murs de Tsing-Tchéou, et demanda qu’on lui ouvrît les portes. Les gardes lui demandèrent son nom ; le gouverneur fut averti : c’était Youen-Tan (le fils aîné de Youen-Chao). Le jeune chef, habitué à respecter le héros, apprenant qu’il venait seul, ouvrit les portes et courut le recevoir. Il emmena Hiuen-T’é dans son palais pour écouter le récit des désastreux événements qui l’avaient forcé à chercher un refuge hors de ses états perdus, et lui donna un logement a l’hôtel des Postes[6]. Bientôt Youen-Chao, qui avait appris par une lettre de son fils les résultats de cette guerre, envoya cinquante mille hommes au-devant de Hiuen-Té ; d’autre part, Youen-Tan se porta avec ses propres troupes au lieu nommé Ping-Youen.

A trois milles de la ville (à Nié-Kiun), Youen-Chao rencontra Hiuen-Té, qui se jeta à genoux ; lui-même répondant à cette marque de déférence, il raconta à son allié comment la maladie d’un fils bien-aimé l’avait empêché de lui porter secours : « J’étais plongé dans l’accablement, ajouta-t-il ; mais le bonheur de vous voir m’est une grande consolation ; le vœu ardent de toute ma vie est exaucé ! — Depuis longtemps, répondit Hiuen-Té, je souhaitais de me ranger à votre parti ; l’occasion seule m’avait manqué ! Aujourd’hui mes deux femmes sont au pouvoir de Tsao ; je suis seul au monde[7]. Sachant que votre seigneurie reçoit et accueille avec distinction tous ceux qui lui demandent un refuge, je suis venu me jeter entre ses bras sans reculer devant la honte, sans rougir ! j’espère trouver près d’elle secours et appui. »

Ce langage plut à Youen-Chao ; ses enfants et lui témoignèrent de grands égards à Hiuen-Té.

Cependant, cette même nuit, Tsao déjà maître de Siao-Pey marchait sur (le chef-lieu de la province) la ville de Su-Tchéou, que My-Tcho et Kien-Yong[8] abandonnèrent, faute de pouvoir la défendre. Tchin-Teng en livra les portes : Tsao y entra avec sa division principale, rassura le peuple[9], et appela ses conseillers autour de lui, afin de délibérer avec eux sur les moyens de prendre Hia-Py.

« Yun-Tchang y est enfermé avec la famille entière de son maître, dit Sun-Yo ; il s’y défendra en désespéré. Cependant il importe de s’en emparer au plus vite, car le moindre retard pourrait mettre cette place au pouvoir de Youen-Chao. — Mais comment prendre cette ville, demanda Tsao ? — Seigneur, reprit le conseiller, veillez à la garde du chef-lieu, et tâchez d’attirer Yun-Tchang au combat. S’il sort pour combattre, vous enlèverez la ville; une fois la ville enlevée, nous le prendrons lui-même (puisqu’il ne lui restera plus d’asile). »

Ce Yun-Tchang est un héros, un brave par-dessus tous les autres, répliqua Tsao ; je l’aime et je voudrais l’avoir pour tirer parti de ses talents militaires. — D’après ce que je sais de lui, dit Kouo-Kia, il ne reconnaît rien au-dessus de la fidélité à ses engagements ; j’en suis sûr, il ne se soumettra jamais. Si on lui envoie un parlementaire, il le tuera, je le crains ! Serrons-le d’abord de près ; quand il se verra réduit à la dernière extrémité, la nécessité le forcera à accepter vos offres ! — Et moi, s’écria une voix, je suis depuis bien des années intimement lié avec lui ; qu’on me laisse aller dans la ville lui dire quelques bonnes paroles. »

C’était Tchang-Liéao (surnommé Wen-Youen) qui parlait ainsi, comme le reconnut toute l’assemblée. « Ne vous fiez pas à cette amitié qui vous lie avec Yun-Tchang, dit Tching-Yu ; ce n’est point, si je ne me trompe, un homme avec qui l’on puisse discuter… Voici mon plan : Quand Yun-Tchang ne pourra plus ni avancer ni reculer, il sera temps d’employer ces moyens de conciliation ; et alors aussi le guerrier viendra par force se soumettre à votre excellence. »


II[10].


Cependant, Yun-Tchang tenait sous sa protection les deux femmes de Hiuen-Té, enfermées avec lui dans la ville de Hia-Py qu’il défendait.

Tsao reprocha vivement à Tchin-Kouey d’avoir été, ainsi que son père, l’auteur du meurtre de Tché-Tchéou[11], et l’invita à se justifier de ce crime ; le mandarin s’étant excusé de toutes ses forces, aucun châtiment ne l’atteignit. La délibération recommenca donc sur la meilleure manière de réduire la ville assiégée, et Tching-Yu reprit[12] : « Yun-Tchang est un héros capable de résister à une armée. Dans la circonstance présente, la confiance que lui a témoignée Hiuen-Té (en lui remettant la garde de sa famille) ne peut qu’accroître encore son zèle et son dévouement. A moins d’employer la ruse, il est impossible de vaincre cet homme. Voici que beaucoup d’anciens soldats (par suite de la défaite des deux autres divisions), se sont ralliés sous nos bannières ; dans les murs de cette place, il doit se trouver des gens nouvellement appelés aux armes par Hiuen-Té, et habitant les villages voisins de Su-Tchéou. Envoyons-y secrètement des émissaires dévoués à nos intérêts, qui arrivent près de Yun-Tchang comme des transfuges et nous préparent la chute de la ville. Quand ils auront engagé le héros à combattre hors des murs, nous autres, feignant d’être battus et de fuir devant ses pas, nous l’attirerons en un lieu où nos meilleures troupes embusquées pourront lui couper la retraite. Ainsi nous le prendrons ou nous l’amènerons à capituler[13]. »

Adoptant aussitôt ce conseil, Tsao-Tsao choisit dix hommes auxquels il recommanda d’entraîner avec eux un égal nombre de soldats pris parmi ceux qui avaient fait leur soumission quelques jours auparavant. Ils devaient sortir du camp en cachette, se présenter aux portes de la ville, et demander à s’incorporer dans la garnison. Yun-Tchang n’ayant aucun doute sur leur sincérité, les accueillit. Le lendemain, Hia-Héou-Tun, a la tête de mille hommes, tenta vainement d’attirer Yun-Tchang au combat ; il envoya donc des soldats provoquer le chef ennemi par des injures, et celui-ci, emporté par la colère, s’élança hors des murs. Trois mille hommes le suivaient ; après deux attaques, Héou-Tun fuit devant le héros qui le harcelle avec rage ; il l’entraîne ainsi à plus de deux milles des remparts, reculant et résistant tour à tour. Alors deux divisions se démasquent ; Yun-Tchang ne peut plus faire un pas. A droite et à gauche, les pierres et les flèches pleuvent comme une nuée de sauterelles. Il veut battre en retraite et rencontre les deux corps d’armée qui l’attaquent ; au moment où il les repousse par sa valeur, survient Héou-Tun. Le combat dura jusqu’au soir : Yun-Tchang rallia ses soldats sur une colline pour leur faire prendre quelque repos.

Mais déjà les divisions de Tsao s’avancent doucement ; elles entourent la colline ; Yun-Tchang voit s’élever du milieu de la ville des flammes qui montent jusqu’au ciel. C’était le signal donné par les transfuges. Le premier ministre venait d’entrer dans les murs avec la principale division ; en allumant ce feu, il cherchait à jeter le désespoir dans le cœur de Yun-Tchang, car les habitants et la garnison n’avaient point été inquiétés par les troupes victorieuses. La vue des flammes causait au héros absent une mortelle inquiétude : toute la nuit il tenta de descendre dans la plaine et de s’ouvrir une route ; des grêles de traits ne cessaient de l’assaillir, ses soldats tombaient blessés autour de lui ; et il remontait sur sa colline. A la pointe du jour, quand il veut encore essayer de rompre les lignes ennemies, un cavalier galope au-devant de lui en gravissant le tertre ; il reconnaît Tchang-Liéao. « Wen-Youen, lui crie-t-il (en l’appelant par son petit nom), viens-tu m’attaquer ? — Non, reprit l’officier ; à la faveur de l’ancienne amitié qui nous lie, je viens pour entrer en pourparler avec vous… » Et laissant la son cheval ainsi que son glaive, il s’avança au travers de la division, jusqu’auprès de Yun-Tchang.

Les deux amis s’assirent sur le sommet de la colline. « Wen-Youen, dit Yun-Tchang, tu es venu pour causer avec moi ?….. — Non, dit l’officier, autrefois dans cette même ville, mon frère aîné[14] m’a porté secours ; aujourd’hui puis-je ne pas lui venir en aide a mon tour ? — Alors, tu arrives pour me prêter main forte !… — Pas précisément. Écoutez : Tchang-Fey est-il mort ou vivant[15], personne ne le sait ; ses troupes sont dispersées complétement. Cette nuit, la ville de Hia-Py est tombée au pouvoir de Tsao ; mais il n’y a eu ni collision entre les troupes, ni pillage, ni désordre. Son excellence a envoyé des gens pour faire respecter toute la famille de Hiuen-Té, avec ordre de décapiter quiconque inquiéterait la moindre personne de la maison. Telles sont les assurances que j’avais à cœur de vous donner à l’égard… »

« Ah ! s’écria Yun-Tchang avec colère, voilà tout ce que tu viens me dire ? Je suis réduit à la dernière extrémité, eh bien, j’aime autant mourir que me rendre. Retire-toi. Je me précipite au bas de cette colline pour combattre ! »

Tchang-Liéao se prit à rire et répondit : « Voila une action qui déshonorerait à tout jamais mon frère aîné ! — Quoi ! en mourant par loyauté, par fidélité, je m’expose à la risée des siècles a venir… — Oui ; en cherchant la mort, vous commettez trois grandes fautes, et voila ce qui vous rendrait l’objet d’un éternel mépris. — Et ces trois fautes, quelles sont-elles, parle… ? »

« Les voici : Au temps où vous vous donnâtes réciproquement le nom de frère, Hiuen-Té et vous, ne jurâtes-vous pas de vivre et de mourir ensemble[16] ? Votre frère aîné, chassé de sa ville, a pris la fuite ; si vous fussiez morts en combattant à outrance l’un auprès de l’autre, votre nom à tous les deux se fût conservé glorieux dans la postérité. Mais vous n’avez pas fui ensemble ; en quelque lieu que soit votre frère aîné, il est sûr de trouver un appui. Supposez que vous périssiez maintenant ; quand il sortira de cette retraite forcée pour vous chercher (il ne vous trouvera plus). N’aurez-vous pas manqué de reconnaissance à l’égard de ce maître abandonné, violé ce serment de vivre et de mourir ensemble ? Vous trompez ainsi l’attente de votre frère et maître ; en courant à la mort, vous ne faites, malgré tout, qu’une action blâmable.

« Naguère, Hiuen-Té vous a confié sa famille entière, croyant la mettre ainsi à l’abri de tout péril. Si vous périssez dans un combat, ses deux femmes restent sans appui ; la mort seule peut leur offrir un refuge contre la violence qui les forcera de manquer à la fidélité conjugale ; si d’autre part elles ne conservent pas leur chasteté, les voila devenues la propriété d’un autre époux. Dans ce cas encore, vous péchez contre votre frère aîné en négligeant ce qu’il vous a confié.

« Enfin, votre bravoure vous met au-dessus de tous les guerriers ; vous avez étudié à fond les livres anciens qui traitent de l’histoire et des rites. Or, vous vous êtes voué, de concert avec votre frère, à la défense de la dynastie des Han, au salut des peuples ; avez-vous oublié ces devoirs ? En courant au-devant de la mort, à travers l’eau et le feu, vous montrez un courage téméraire, inintelligent. Vous manquez à ce qui est dû aux ancêtres et vous déshonorez votre maître, bien loin de rester fidèle à vos engagements. — Telles sont les trois grandes fautes que je ne puis m’empêcher de mettre sous vos yeux à fin que vous les évitiez[17] ! »

« Hélas ! répliqua le héros en soupirant, en face de ces trois crimes, quel parti me conseillez-vous de prendre ? — De tous côtés les soldats de Tsao vous entourent ; si vous ne déposez les armes, vous êtes mort… Soumettez-vous, croyez-moi ; vous saurez ce qu’est devenu votre frère, et vous l’irez chercher. D’abord vous continuerez de veiller sur les femmes qui vous sont confiées, ensuite vous resterez fidèle à tous vos engagements ; enfin vous conserverez votre propre vie. Tels sont les trois avantages que je vous supplie d’apprécier ! »

« Vous m’avez parlé de trois belles actions à faire (ou de trois crimes à éviter), reprit Yun-Tchang ; eh bien, je propose à Tsao-Tsao trois conditions ; s’il les accepte, je délie ma cuirasse ; s’il les repousse, j’aime mieux commettre les trois grandes fautes et mourir ! — Son excellence est d’une générosité, d’une clémence sans bornes ; comment n’accepterait-elle pas vos conditions ?… Veuillez me les faire connaître ! » Yun-Tchang les énuméra ainsi : « 1° J’ai juré à Liéou-Hiuen-Té, allié à la famille des souverains, de me dévouer ainsi que lui à la dynastie des Han. En ce moment je me soumets à L’EMPEREUR ; je ne me rends pas au ministre Tsao. Quand il s’agira de combattre, je n’aurai point d’ordre à recevoir de son excellence. 2° Les deux femmes de mon frère adoptif recevront la même pension que leur époux ; personne, de quelque rang que ce soit, n’entrera dans leur domicile. 3° Quand je saurai où est mon frère et maître, fût-il à mille lieues d’ici, il me sera loisible à l’instant même de l’aller rejoindre. Si une seule de ces conditions est rejetée, je ne me soumets pas ! »

Il pressa Tchang-Liéao d’aller porter ces propositions à Tsao et de venir lui rendre réponse ; celui-ci monta à cheval. « Ah ! répliqua Tsao en apprenant les résolutions de Yun-Tchang, ne suis-je pas le plus grand personnage de l’Empire ? Les Han, c’est moi ! J’accepte... » Telle fut sa réponse à la première condition ; en écoutant la seconde, il promit de l’exécuter en tous points, et de plus, de faire augmenter la pension de Hiuen-Té. Lorsque la troisième lui fut proposée, il hocha la tête et dit : « Quant à cette condition, elle est difficile à admettre ! A quoi bon nourrir cet homme si je ne puis me servir de lui ? — Seigneur, interrompit Tchang-Liéao, ignorez-vous donc ce que disait autrefois Yu-Jang[18], en parlant des gens du peuple et des sages de l’Empire ? Hiuen-Té a comblé Yun-Tchang de tendresse et d’égards ; que votre excellence sache se l’attacher aussi par un surcroît d’affections et de bons traitements ; il y a tout lieu de croire qu’elle le gardera auprès d’elle ! »

« Très bien, répliqua Tsao ; j’accepte les trois conditions ! » Tchang-Liéao remonta sur la colline où l’attendait le général vaincu. Celui-ci voulut de plus que Tsao retirât ses troupes hors de la ville, et qu’il l’y laissât pénétrer lui-même pour aller avertir les deux femmes de ce qui se passait. Il promettait de venir se soumettre aussitôt après. Cette nouvelle condition fut acceptée par le premier ministre ; il éloigna son armée à un mille des remparts, malgré les objections de son conseiller Sun-Yo, qui craignait de voir Yun-Tchang rompre ses engagements et s’échapper. — « Je connais sa loyauté et sa droiture, dit Tsao ; j’affirme qu’il sera fidèle à sa parole. »


  1. L’un des généraux de Youen-Chao ; voir plus haut, page 174.
  2. Dans une note, l’éditeur du texte in-18 oppose la faiblesse de Youen Chao, son excessive tendresse pour son plus jeune fils, au stoïcisme que montra Tsao-Tsao à la mort de son fils aîné, tué dans une retraite, après la révolte de Tchang-Siéou ; voir plus haut, page 24.
  3. On se rappelle que Hiuen-Té, craignant la fougue et les emportements de son second frère adoptif, l’avait gardé près de lui.
  4. On a vu (vol. I", page 121) qu’un même présage avait annoncé la mort de Sun-Kien. Tsao ne voulant point agir contre les impressions secrètes de ses généraux, a la prudence de les consulter l’un après l’autre, et sans doute aussi l’esprit de faire répondre les plus influents dans le sens de sa propre pensée, selon ce précepte de Sun-Tsé : « Ne permettez pas qu'on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d'extraordinaire. » (Sun-Tsé, art 11)
  5. Ces divisions s’avancent du nord, du nord-est, du sud, du sud-est, etc. Les noms des généraux qui les commandent sont omis, et nous avons supprimé dans les combats les détails cent fois reproduits qui n’apprennent rien. L’ensemble de ces combats peut à la rigueur offrir quelque intérêt, mais c’est à condition qu’on en fera disparaître le plus de noms propres possible. — Il ne faut pas oublier que la plupart de ces faits en eux-mêmes sont historiques. (Voir Histoire générale de la Chine, tome IV, page 29, et suivantes).
  6. Cette expression, si souvent répétée, veut dire : loger quelqu’un aux frais de l’état, le considérer par conséquent comme un mandarin de premier ordre, comme un envoyé de l’Empereur, etc.
  7. L’Empereur n’avait pas pu protéger son oncle Tong-Tching, ni les sept cents personnes de la famille de celui-ci (mises à mort par Tsao-Tsao) ; comment Hiuen-Té aurait-il pu être rassuré sur le sort de ses deux femmes ? (Note de l’édition in-18).
  8. Voir plus haut, page 150. Tchin-Teng, on se le rappelle, a joué un rôle assez singulier auprès de Liu-Pou d’abord, puis auprès de Tsao lui-même.
  9. Cette expression paraît avoir le double sens de faire accepter au peuple un changement de maître, et de l’assurer positivement que la ville ne sera point pillée.
  10. Vol. II, livre V, chap. IX, page 95 du texte chinois-mandchou.
  11. Voir plus haut, page 135.
  12. L’édition in-18 a supprimé, comme étant un hors-d’œuvre, ce double alinéa qui interrompt le discours de Tching-Yu.
  13. Le même texte cite à ce propos le distique suivant :

    Préparez vos arcs et vos flèches pour attaquer le terrible tigre
    L'hameçon à l'appât parfumé est bon pour le poisson avide.
  14. Frère ainé est une expression familière et polie, dont on se sert en parlant à un ami supérieur par l’âge ou le rang. Tchang-Liéao fait allusion à l’accueil qu’il reçut, ainsi que son ancien maitre Liu-Pou après une défaite, dans la province appartenant à Hiuen-Té. (Vol. Ier, page 219).
  15. L’édition in-18 ajoute : « Hiuen-Té a disparu, on n’a plus de nouvelles de lui ; » ce qui complète l’idée.
  16. Voir vol. I°, page 11. À cette occasion l’édition in-18 ( qui suit le roman avec plus d’intérêt qu’il ne nous est possible d’y en attacher), rappelle le passé et dit:Auparavant, Tchang-Fey a laissé prendre les deux femmes de son frère ainé (vol. I*, page 257) dans la ville de Hu-Tchéou ; cette fois Yun-Kong les laisse enlever dans celle de Hia-Pey. La première fois, ce fut la nuit, par suite de l’ivresse et du sommeil de Tchang Fey ; la seconde, ce fut en plein jour, pendant que Yun-Kong avait les yeux bien ouverts.
  17. En mourant, le héros fût resté fidèle, tandis que Tchang-Liéao qui disait de si belles paroles ne l’était guère lui-même. » (Note de l’édition in-18.)
  18. Yu-Jang, né d’une famille distinguée en littérature et qui sortait du pays de Tsin, travailla au Li-Ky, au livre des Rites. Son frère Yu-Tan se fit un nom comme poète. Ici, il est fait allusion à un dialogue de cet écrivain, dans lequel, sans doute, on parle du moyen de s’attirer un ennemi en le comblant de bienfaits qui lui fassent oublier son premier maître.