Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 162-174).


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao découvre la conspiration tramée contre lui.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C.] « Youen-Chao n’avait pas déposé les armes ; Hiuen-Té n’était pas anéanti ; vouloir marcher contre Liéou-Piao, ne serait-ce pas abandonner le cœur même du mal pour l’attaquer dans ses extrémités ? D’abord, il fallait réduire les deux plus puissants ennemis ; cela fait, les provinces comprises entre le Kiang et le Han (qui obéissaient à Liéou-Piao), seraient pacifiées bien facilement. » Tels furent les conseils que Sun-Yo donna au premier ministre, et celui-ci les mit en pratique.

Mais (revenons aux conspirateurs) ; depuis le départ de Hiuen-Té, Tong-Tching délibérait souvent avec Wang-Tsé et les autres[1] conjurés, sans trouver aucun moyen d’accomplir leurs projets. À la visite du jour de l’an, il fut si indigné de la hauteur arrogante avec laquelle Tsao reçut les grands, qu’il en tomba malade. De retour en son hôtel il se mit au lit, et l’Empereur, informé de l’indisposition de son oncle maternel, lui envoya le premier médecin du palais. Ce docteur, né à Lo-Yang (l’ancienne capitale), se nommait Ky-Tay (son surnom honorifique Ping) ; il jouissait d’une immense réputation dans son temps. Cependant les remèdes qu’il fit prendre pendant plusieurs jours à Tong-Tching, n’avaient guère d’effet ; il restait jour et nuit près du malade, n’osant l’interroger sur la cause des soupirs fréquents qui soulevaient sa poitrine. Le quinzième jour du premier mois de cette année [2], comme le docteur demandait à se retirer, Tong-Tching le pria de rester près de lui, et ils vidèrent ensemble quelques coupes de vin. Les esprits du convalescent s’envolèrent à moitié, et s’endormant tout habillé, voici ce qu’il vit en rêve :

On lui annonce l’arrivée de Wang-Tsé suivi des trois autres conjurés, il va les recevoir : « Eh bien, s’écrie Wang-Tsé, notre grande affaire va réussir ! — Parlez, parlez, de grâce…, répondit-il lui-même. — Écoutez, continue Wang ; Liéou-Piao a fait alliance avec Youen-Chao ; ils ont levé cinq cent mille hommes de troupes, et s’avancent du côté du nord. Ma-Teng s’entend avec Han-Souy ; ils arrivent à la tête de deux cent mille hommes. Tsao a fait partir tout ce qu’il y a de soldats ici pour s’opposer à ces deux adversaires ; la ville reste déserte. Eh bien, réunissons les gens de nos cinq maisons ; leur nombre peut monter à mille. Ne laissons pas échapper l’occasion que nous offre la fête d’aujourd’hui ; entourons le palais du ministre et pénétrons jusqu’à lui pour le tuer. Le peuple nous prêtera main forte !… » Le conseil est adopté par Tong-Tching ; il appelle tous les gens de son hôtel, fait préparer des armes, se revêt de sa cuirasse, saisit sa lance et monte à cheval. Le lieu du rendez-vous est fixé devant la porte intérieure (dite Neuy-Men) ; de part et d’autre on met son monde en mouvement. À la seconde veille, tous les hommes armés sont réunis. Le sabre en main, Tong-Tching entre, et voyant Tsao qui festoie dans ses appartements retirés, il lui crie à haute voix : « Brigand, ne fuis pas, » et d’un coup de son glaive il l’abat !

Ce mouvement, qu’il exécute avec sa main, le fait tomber… ; il s’éveille. Mais en rêvant, il n’avait cessé de crier : « Tsao, brigand !… » Et un homme est là devant lui, qui dit d’une voix forte : « Voulez-vous donc égorger Tsao ? »

Tong-Tching ouvre les yeux et reconnaît le médecin ! Dans son trouble il ne peut articuler un mot de réponse : « Oncle du souverain, calmez votre effroi, reprit le docteur ; je suis un client du ministre, il est vrai, mais dans mon cœur vit toujours le souvenir de ce que je dois à Sa Majesté ! Vos soupirs incessants, je les ai remarqués sans oser vous en demander la cause ; voilà que vous vous êtes trahi en rêvant ; vos véritables sentiments se sont manifestés, ne les cachez plus. Si vous avez besoin de mes services, je suis prêt ; fallût-il m’exposer à la mort, moi et tous les miens, je l’accepterais sans regret ! »

Se cachant le visage, Tong-Tching répondit avec des sanglots, que redoutant de rencontrer en lui un espion et non un complice, il n’osait encore découvrir tous les projets… À ces mots le docteur se coupa le bout d’un doigt avec ses dents [3]. Le serment fut scellé ainsi ; Tong-Tching, ayant confiance, se hâta de tout dévoiler à son nouveau complice ; il lui montra l’édit écrit par l’Empereur, lui fit connaître le nom des conjurés, et ajouta qu’aucun moyen ne se présentant d’accomplir ces projets, l’inquiétude, l’agitation l’avaient rendu malade.

« Sans qu’il soit besoin de vous mettre en peine, ni vous, ni vos complices, répondit le docteur, la vie du brigand Tsao est entre mes mains ; il n’en a qu’une, tôt ou tard je la lui prendrai ! — Et comment cela ?… — Voici la chose : Le traître Tsao est sujet à des vapeurs [4] à la tête ; quand elles le font souffrir, il m’appelle pour que je le soigne. Un jour ou l’autre, il aura recours à moi ; il me suffira de glisser un peu de poison dans un breuvage et c’en est fait de lui ; sans que vous ayez besoin de rassembler des armes et des soldats ! — Si vous nous prêtez votre concours, répliqua Tong-Tching, la dynastie, l’État sont sauvés ! Tout dépend de vous ! »

Le docteur se retire ; le cœur plein d’une secrète joie, Tong-Tching passe dans ses appartements intérieurs. Là, il voit un de ses esclaves nommé Tsin-King, en conversation intime avec une de ses servantes (du nom de Yun-Yng). Outré de colère, il ordonne de prendre le coupable et crie qu’on le mette a mort. Sa femme légitime obtient qu’il soit fait grâce à l’esclave ; quarante coups de bâton lui sont appliqués, après quoi il est chargé de fers et jeté dans un appartement inhabité. L’esclave, exaspéré contre son maître, brise ses chaînes pendant la nuit, saute par-dessus les murailles et va chercher un refuge dans l’hôtel de Tsao, annonçant qu’il a des révélations à lui faire.

Tsao ordonne qu’il soit introduit ; le fugitif raconte que « six personnes (dont il cite les noms) se réunissent chez son maître et y tiennent conseil ; dans ce conciliabule, il n’est question d’autre chose que d’attenter aux jours de son excellence. On y a montré un morceau de gaze blanche sur lequel sont tracés des caractères dont le sens lui est inconnu. La veille, le médecin Ky-Ting a fait un serment terrible… » Après [5] cette dénonciation, Tsao garde l’esclave, le cache dans son palais, et dès le lendemain appelle le médecin en disant qu’il souffre de ses vapeurs. « Brigand, pensa le docteur, ta dernière heure est venue !… » Et il se rend au palais, muni d’un peu de poison qu’il tient caché ; Tsao-Tsao l’attendait, couché sur son lit. « Seigneur, dit le médecin après avoir fait chauffer une potion, il faut boire ce breuvage et vous serez soulagé. » Tout en parlant ainsi, il présentait au premier ministre la coupe fumante dans laquelle il venait de jeter la substance qui devait causer la mort.

Ce breuvage, qu’il savait être empoisonné, Tsao ne se pressait pas de le boire : « Buvez-le pendant qu’il est chaud, dit le médecin ; une gorgée vous rendra la santé ! — Docteur, répliqua Tsao en se relevant, vous êtes lettré, et sans aucun doute, versé dans la connaissance des rites et des devoirs. — Très certainement, dit Ky-Ping. — Eh bien, il est écrit quelque part : Quand le prince malade doit prendre une potion, le médecin est obligé de la goûter le premier. Si un père malade se trouve dans le même cas, c’est le fils qui est chargé de ce soin. Vous qui êtes un de mes familiers les plus intimes, pourquoi ne tâtez-vous pas de ce breuvage avant de me l’offrir ? Si vous ne le faites pas, c’est que sans nul doute la potion est empoisonnée ? »

Le médecin, comprenant qu’il était trahi, se lève, fait un pas en avant, saisit l’oreille de Tsao (pour le forcer d’ouvrir la bouche) et d’avaler la liqueur mortelle ; mais celui-ci renverse le vase, et le poison, en se répandant sur les dalles de faïence qui pavent l’appartement, les font fendre à l’instant [6].

Avant que Tsao eut prononcé un seul mot, ses gardes avaient arrêté le médecin et il s’écria lui-même en riant : « Cette maladie, c’était une ruse pour l’éprouver ! » Une vingtaine de sicaires entraînent le coupable dans le jardin situé au fond du palais. Le ministre s’assied dans la galerie ; on amène le médecin garrotté ; on le frappe pour le forcer à faire des aveux. Mais son visage impassible ne trahit pas la plus légère frayeur.

« Ah ! s’écria Tsao avec un sourire, toi, médecin, toi qui n’as d’appui que mon patronage, tu as osé tenter de m’empoisonner ! Certainement quelqu’un t’a poussé à cette action ! Nomme tes complices, et je te fais grâce. — Tu te joues de l’Empereur, répliqua le patient d’un ton de mépris, tu cherches à perdre les grands ! Dans l’Empire, brigand, il n’est personne qui ne désire ta mort ; je ne suis pas le seul. »

Tsao lui fit appliquer trois fois la même torture, mais le patient reprit avec colère : « J’ai voulu te tuer ! Parce que je suis sous ton patronage, tu veux croire que quelqu’un m’a lancé contre toi ; non ! Que je meure, et que tout soit fini ! » Dans sa fureur, Tsao le fit battre jusqu’à ce que la peau fut déchirée, la chair mise en lambeaux ; mais il ne put arracher une parole à Ky-Ping, bien que son sang inondât le sol. Puis craignant de le voir expirer sans obtenir de lui un mot de réponse, il ordonna aux geôliers de le jeter dans un cachot.

Le lendemain, Tsao prépare dans le palais un banquet splendide, auquel il invite les grands. Tong-Tching prétexte sa maladie pour ne pas s’y rendre ; Wang-Tsé et les autres conspirateurs, craignant d’éveiller des soupçons, prennent place parmi les conviés. Quand le vina fait le tour de la table, Tsao s’écrie : « Dans cette fête, il ne faut ni comédie ni musique ! J’ai là quelqu’un qui suffira à vous exciter à boire [7] ! » Sur son ordre les vingt alguazils amènent le malheureux docteur, enchaîné et la cangue au cou, en se pressant autour de lui. « Cet homme, reprit Tsao s’adressant aux mandarins, s’est révolté contre l’Empereur ; il a des complices ! Il voulait me faire périr, mais le ciel a déjoué ses projets. » Et sommant une fois encore le patient de dénoncer les autres conspirateurs, il le fit frapper. Ky-Ping perdit connaissance et tomba. L’eau qu’on lui jeta à la face le rappela à la vie ; il lança sur le premier ministre un regard terrible, et se remit à l’injurier en grinçant des dents : « Brigand, s’écria-t-il, tu ne veux pas m’achever ! Qu’attends-tu donc ? »

« Ces plans de conspiration, ce n’est pas toi qui les a tracés, répliqua Tsao ; dénonce tes complices et ton crime te sera remis ! — Tes plans à toi, dit le patient, sont plus odieux que ceux de l’usurpateur Wang-Mang et du tyran Tong-Tcho. Tous les hommes de l’Empire se disputeraient le plaisir de broyer ta chair sous leurs dents ; suis-je donc seul à désirer ta mort ! »

« D’abord ils étaient sept [8], répondit Tsao ; tu as fait le huitième. Pourquoi ne nommes-tu pas les autres ? » À ces mots, Wang-Tsé et ses complices ne surent plus où porter leurs regards ; ils étaient aussi mal à l’aise que s’ils eussent été assis sur des pointes de fer [9]. Une nouvelle bastonnade fut infligée au médecin ; il s’évanouit encore et on le fit revenir en lui jetant de l’eau sur la figure. Voyant qu’il ne pouvait tirer du patient aucun aveu, Tsao ordonna de le remmener en prison ; lui-même il sortit et envoya dire aux conviés de s’en retourner chez eux ; à l’exception des quatre conjurés (Wang-Tsé-Fou, Ou-Tsé-Lan, Ou-Tchu, Tchong-Tsy) qui, tout épouvantés, restèrent là comme des corps dont l’âme s’est échappée.

Tsao-Tsao leur dit : « Si je vous ai priés de demeurer, c’est que j’ai à vous interroger tous les quatre sur une affaire particulière. Peut-on savoir sur quoi vous avez délibéré en compagnie de Tong-Tching ? — Nous n’étions réunis que pour des visites de politesse, dit Wang-Tsé ; rien de sérieux ne nous a occupés. — Et certain morceau de gaze blanche sur laquelle il y avait quelques lignes écrites, qu’était-ce ? — Nous l’ignorons, » répondirent les conjurés. À ces mots le premier ministre fit entrer le délateur.

« Où nous as-tu vus, lui demanda Wang-Tsé. — Vous étiez six en tel endroit, répliqua l’esclave ; vous avez fait retirer tout le monde, et rassemblés en un même lieu, vous avez écrit je ne sais quoi ! »

Wang-Tsé s’écria qu’on ne devait point recevoir le témoignage de ce misérable esclave de Tong-Tching, qui se vengeait par des calomnies d’un châtiment mérité… « Le médecin a tenté de m’empoisonner, reprit Tsao, et si Tong-Tching n’est pas l’âme de ce complot, qui sera-ce donc ? » Les conjurés protestèrent qu’ils ne savaient rien. « Pour aujourd’hui, ajouta Tsao, je veux bien prendre patience, mais si les preuves se découvrent, il me sera difficile de vous faire grâce ! »

Ils persistèrent dans leurs dénégations ; sur un ordre du premier ministre on les emmena en prison, et le lendemain mille hommes cernèrent l’hôtel de Tong-Tching. C’était Tsao qui venait s’informer de sa santé ; il se hâta donc d’aller le recevoir. « Pourquoi n’avez-vous pas paru au banquet d’hier, lui demanda le ministre ? — Une indisposition m’en a empêché… — Et cette indisposition était causée par les inquiétudes que vous ressentez pour la dynastie ? » Tong-Tching tremblait de peur ; Tsao s’assit et continua : « Oncle de Sa Majesté, vous connaissez l’affaire du médecin Ky-Ping ? » — Et sur un signe négatif de son hôte, il reprit avec un froid sourire : « Quoi, votre seigneurie ignore ce qui s’est passé !… Qu’on amène cet homme ! » Les trente alguazils introduisirent le patient.


II[10]


Le malheureux médecin, à peine introduit, se remit à injurier Tsao, qu’il appelait rebelle, tyran de son prince. « Cet homme, dit alors le ministre en s’adressant à Tong-Tching, m’a déjà dénoncé quatre de ses complices que j’ai envoyés en prison sous bonne escorte. Un seul me reste à connaître. » Tong-Tching n’osait rien répondre ; le ministre demanda de nouveau au patient : « Quelqu’un t’a-t-il chargé de m’empoisonner ? — Oui. — Nomme-le et je te laisse la vie ! »

« C’est le maître du Ciel, répondit Ky-Ping, qui m’a chargé de tuer un brigand rebelle à son prince… » Plein de rage, Tsao le fit frapper encore, de telle sorte que son corps n’était plus qu’une plaie ; à ce spectacle, Tong-Tching, assis dans la salle de son hôtel, sentait son cœur se fendre[11]. « Jusqu’ici, reprit Tsao en s’adressant au médecin, tu avais dix doigts bien entiers[12] ; d’où vient que je ne t’en vois que neuf aujourd’hui ? — J’en ai coupé un pour sceller le serment que je faisais d’anéantir l’ennemi de l’Empereur ! » Tsao ordonna aux bourreaux de les lui couper tous et ajouta : « Eh bien maintenant, jure, je te le commande ! — Il me reste une bouche pour dévorer les traîtres, dit le patient, et une langue pour les injurier ! »

Sur un ordre du ministre, la langue allait lui être coupée ; il s’écria : « Non, non, laissez-moi-la ! Je cède aux tortures ; voici que je vais déclarer la vérité ! — S’il en est ainsi, dit Tsao, je te laisse ce corps mutilé. — Déliez-moi donc, ajouta le patient ; je vous ferai connaître celui qui a ourdi cette conspiration, pour que vous l’arrêtiez ! »

« Que risque-t-on à lui ôter ses fers ! » dit Tsao ; et il le fit délier. Aussitôt Ky-Ping s’agenouillant dans la direction du palais impérial, s’écria : « Moi, votre sujet, ô prince, si je n’ai pu détruire ce rebelle qui vous opprime, c’est au Ciel qu’il faut s’en prendre ! » Puis il se fendit la tête sur le parquet et expira. Tsao fit suspendre à une potence son corps coupé en quartiers. Ceci se passa le premier mois de la cinquième année Kien-Ngan (200 de J.-C. [13])

L’esclave fugitif ayant été introduit, Tsao demanda à Tong-Tching s’il le reconnaissait ? Celui-ci, transporté de colère, voulait tuer le délateur ; Tsao l’arrêta : « Ne le frappez-pas ! Cet homme a dévoilé vos projets ; je l’amène ici pour être confronté avec vous, et vous oseriez porter la main sur lui ! — Seigneur, dit Tong-Tching, pourquoi ajoutez-vous foi aux dénonciations d’un esclave qui me calomnie, moi, oncle de l’Empereur ? — Wang-Tsé et les autres ont tout avoué, répliqua Tsao (qui mentait), pourquoi persistez-vous seul à nier les faits ? — Que votre excellence ne tourmente pas ainsi un innocent, s’écria l’accusé. » Sur un ordre du ministre, vingt bourreaux allèrent faire une perquisition dans la chambre de Tong-Tching. Le morceau de gaze sur lequel avait écrit l’Empereur, la liste des conjurés, tout fut découvert, et Tsao regardant ces pièces de conviction, s’écria avec un sourire : « Toi qui conspirais dans l’ombre, voilà donc jusqu’où tu poussais l’audace ! » Et après avoir confié à ses séides tous les parents de l’accusé, il revint à son hôtel. Quand ses conseillers furent assemblés, il montra l’écrit impérial à Sun-Yo qui lui demanda : « Seigneur, après une pareille découverte, qu’allez-vous faire ? »

Tsao répondit : « Ce que les circonstances me conseillent ; rassurer le peuple, tuer l’Empereur et choisir un homme doué de qualités, pour le mettre à sa place [14] ? »

« Seigneur, répliqua le conseiller, si votre autorité est reconnue dans tout l’Empire, si vous dictez des ordres à toute la terre, c’est au nom de la dynastie des Han. Pour châtier un coupable en le déclarant rebelle, il faut déterminer son crime ; dans la distribution des peines et des récompenses, il faut une mesure ; réfléchissez attentivement à ce que vous allez faire ! — Je veux, dit Tsao, donner un exemple aux masses, et effrayer les méchants par le supplice de Tong-Tching et de ses quatre complices… Mais puis-je détruire aussi leurs familles, sans les déclarer coupables de lèse-majesté ? — L’affaire est grave, dit Sun-Yo, il y aurait péril à ne pas pousser la vengeance jusqu’au bout ! »

Ces dernières paroles décidèrent Tsao-Tsao. Par ses ordres, sept cents personnes de tout âge et de tout sexe, alliées par le sang aux cinq conjurés [15], furent décapitées devant le seuil de leurs maisons. Le peuple et les mandarins étaient dans la désolation. Une propre fille de Tong-Tching, que l’Empereur avait épousée [16], se trouvait enceinte de cinq mois ; Tsao entra dans le palais le sabre en main pour l’égorger. Ce jour-là même, l’Empereur s’entretenait avec l’impératrice [17] de cette conspiration tramée avec son oncle, et dont il n’entendait plus parler. Tout à coup il voit paraître le ministre ; dans son effroi il est prêt à s’évanouir.

« Le brigand Tong est un conspirateur, dit Tsao, Votre Majesté le sait-elle, oui ou non ? »

« Tong-Tcho, répondit le prince, a depuis longtemps expié son crime ; comment pourrait-il conspirer encore ? »

« Je ne parle pas de Tong-Tcho, mais de Tong-Tching !… » L’Empereur épouvanté, tremblant, affirma qu’il ne savait rien. — « Vous avez donc oublié le sang tiré de votre doigt et l’ordre écrit avec ce sang ? »

L’Empereur restait muet ; le ministre reprit : « Tout homme qui se révolte périt avec ses parents jusqu’au neuvième degré, qu’on emmène la fille de Tong-Tching et qu’elle soit décapitée ! — Hélas ! dit le souverain en suppliant, elle porte un enfant dans son sein ; j’espère que votre excellence aura pitié d’elle… »

« Si le ciel ne me fût venu en aide, c’en était fait de moi et de toute ma famille, répliqua Tsao avec dureté. En laissant vivre la fille d’un ennemi, je me prépare pour l’avenir de grands malheurs. — Au moins que votre excellence la garde enfermée jusqu’à ce qu’elle mette au jour cet enfant ! On la tuera ensuite… — Je consentirais à laisser naître un rejeton de cette race ennemie, pour qu’un jour il vengeât sa mère ! »

À ces mots l’Empereur fondit en larmes : « Hélas, s’écria-il ; que son corps reste entier, de grâce ! qu’il soit décemment voilé aux regards [18] ! » Tsao fit apporter un linceul blanc. « Quand vous serez au bord des neuf fontaines [19], dit l’Empereur à sa jeune épouse, ne vous détournez point de moi avec colère ! » Et il versait des larmes abondantes.

Dans sa fureur, Tsao reprocha au prince de pleurer comme une jeune fille ; puis il appela les bourreaux, qui, entraînant la princesse, allèrent l’étrangler avec une corde de soie à la porte du harem. Cela fait, il réunit tous les eunuques, tous les officiers du palais et leur dit : « Qu’aucun parent, qu’aucun allié de l’Empereur ne pénètre près de lui sans ma permission, sous peine de mort ! » Les mandarins qui avaient eu avec Tong-Tching des relations d’amitié, il les cassa tous de leurs emplois, et fit décapiter ceux de ses parents les plus éloignés qu’il put découvrir.

Depuis lors, les mandarins, grands et petits, employés au palais ou au dehors, n’osaient plus, quand ils se rencontraient, échanger entre eux une parole. Le ministre tout-puissant choisit trois mille hommes parmi les plus dévoués à sa personne, dont il fit sa garde particulière ; il en donna le commandement à son parent Tsao-Hong.

Cependant, si en mettant à mort Tong-Tching et les quatre conjurés (qui se trouvaient dans la capitale), il avait délivré son esprit d’une cruelle appréhension, restaient encore Hiuen-Té et Ma-Teng. Ces deux autres complices devaient absolument périr !… Sun-Yo consulté à ce sujet répondit : « Ma-Teng a des troupes assemblées dans sa province de Sy-Liang ; on ne peut l’attaquer à la légère ! Il faut l’attirer ici par une lettre et se bien garder d’éveiller ses soupçons ; une fois que nous l’aurons amené dans la capitale, nous trouverons le moyen de nous débarrasser de lui. Quant à Hiuen-Té, on l’a envoyé avec des troupes surveiller le Su-Tchéou, et lui aussi ne doit pas être attaqué légèrement ! «

« Et pourquoi ? » demanda Tsao.

« Seigneur, celui qui vous dispute l’Empire, c’est Youen-Chao. Le voilà maintenant à la tête d’une armée au lieu nommé Kouan-Tou (le passage principal du fleuve Ho) ; or sa constante pensée est de tenter un coup de main sur la capitale ; si vous marchez dans l’est contre Hiuen-Té, celui-ci enverra demander des secours à Youen-Chao. Supposez que ce dernier profite de votre absence pour se porter contre la capitale ; comment lui résisterons-nous ? »

Tsao n’approuva pas ces raisonnements. À ses yeux, Hiuen-Té était le plus éminent de ses rivaux ; il fallait l’attaquer au plus vite, ne pas lui laisser le temps d’accroître sa puissance, sous peine de le trouver plus redoutable encore, et de s’attirer de grands malheurs dans l’avenir. Au contraire, Youen-Chao qui formait de si ambitieux projets, ne savait que concevoir une multitude d’entreprises, sans en mettre aucune à exécution. Il ne ferait pas un mouvement du côté de la capitale ; quelles inquiétudes pouvait-il donc inspirer ? Sun-Yo, tout en convenant que Youen-Chao n’avait pas par lui-même de grandes capacités, énumérait tous les conseillers habiles réunis autour de sa personne [20], dont il lui suffirait d’écouter les avis pour mettre le ministre dans de terribles difficultés.

Tsao ne savait définitivement à quel parti s’arrêter, lorsque Kouo-Hia rentra dans le conseil. Il le mit au fait des questions qui s’agitaient, en lui demandant son opinion. « Youen-Chao est un homme irrésolu, que mille petites causes inquiètent et empêchent de prendre une détermination, répondit Kouo-Hia ; les gens habiles qui l’entourent sont divisés entre eux ; quel péril peut nous venir de ce côté ? D’autre part Hiuen-Té ne fait que saisir le commandement de son armée ; la multitude n’est pas encore dévouée à ce nouveau chef. Votre excellence, qui compte sous ses ordres des soldats aguerris, n’a qu’un coup à frapper pour que son autorité soit consolidée. » Plein de joie, Tsao proclama que l’avis de Kouo-Hia était en tout conforme à ses propres intentions.


  1. Voir plus haut, page 115, et suivantes.
  2. L’année chinoise commence au printemps. Ce quinzième jour du premier mois est celui où l’on célèbre la fête des lanternes.
  3. De cette façon, dit l’édition in-18, il fit comme l'Empereur qui avait écrit l’ordre avec son propre sang.
  4. Il ne s’agit pas précisément ici de vapeurs, mais de l’air, du vent, qui joue un grand rôle dans les livres de médecine chinoise. Voir vol. VI de la Description de la Chine, page 220, et suivantes.
  5. Dans l’édition in-18, on trouve cette note : Au livre X, la conjuration de Ma-Teng est dévoilée par un esclave, et la même circonstance se trouve ici ; dans le premier cas, la dénonciation est abrégée ; dans le second, elle se fait plus en détail. C’est le même fait, seulement les noms sont changés.
  6. Ce sens peut-être hasardé et qui nous laisse quelques scrupules, est tiré du texte moins concis de l’édition in-18. Le mandchou dit : Angga te houngherere te, comme il (le lui) versait dans la bouche.
  7. Cette fin de phrase, utile au sens général, ne se trouve que dans l’édition in-18, avec cette note : « Le médecin Ky-Ping excellait dans l’art de faire cuire les aliments ; c’est lui dont Tsao se sert en ce moment pour donner du goût aux mets, pour assaisonner le repas ! » Ce qui fait mieux comprendre l’atroce ironie du premier ministre.
  8. Voir plus haut, page 119.
  9. Littéralement : « Sur un tapis, sur une étoffe foulée faite d’aiguilles au lieu de laines. » Dans la phrase suivante, le texte in-8° est d’une concision incroyable ; il dit seulement : Tsao ordonna d’un côté de frapper, d’un côté de jeter de l’eau.
  10. Vol. II, livre V, chap. VII, page 75 du texte chinois.
  11. Littéralement : « Comme si on lui coupait le cœur. » Autant que possible, nous tachons d’adoucir la peinture de ces atrocités qui peignent trop bien la barbarie chinoise. Que l’on change les noms et l’époque, on aura l’interrogatoire d’un missionnaire catholique, tel qu’il s’est fait jusqu’à ce jour.
  12. Il est dit plus haut (et nous en verrons d’autres exemples), que les conjurés se mordaient le doigt pour en tirer du sang et signer la liste. Ky-Ping n’avait pas signé ; il s’était coupé un doigt avec les dents, dans sa précipitation à montrer son zèle.
  13. L’écrivain chinois a déjà conduit les affaires extérieures jusqu’à l’année suivante ; ici, il est revenu en arrière pour présenter les détails de cette conspiration, dont il est dit quelques mots dans l’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 28.
  14. C’est-à-dire, comme le remarque l’édition in-18, faire ce qu’avait fait déjà Tong-Tcho.
  15. Il va sans dire que les conjurés eux-mêmes périrent les premiers. L’édition in-18 n’a pas manqué d’ajouter ce détail, comme aussi de mettre cinq au lieu de quatre, nombre fautif donné par le texte impérial, chinois et mandchou.
  16. Tong-Tching, que nous avons désigné par le titre d’oncle maternel de l'empereur, ne l’était que par adoption ; sa mère ayant été empoisonnée par une de ses rivales, une des épouses de son père, Tong-Héou, sœur de Tong-Tching, l’avait élevé et adopté. Voir vol. Ier, page 33.
  17. Voir plus haut, page 105.
  18. L’édition in-18 met la phrase précédente dans la bouche de l’impératrice mère, et celle-ci dans celle de la princesse elle-même ; ce qui semble plus naturel et donne plus d’intérêt à cette scène tragique. « Cette jeune mère qui ne peut sauver l’enfant enfermé dans son sein, dit l’éditeur en note, demande avec des larmes que son corps ne soit pas mutilé par le glaive. O douleur ! O chagrins ! Je ne puis, en lisant ceci, retenir mes larmes ! »
  19. C’est-à-dire : N’emportez pas dans l’autre monde des sentiments de haine contre moi, de ce que je suis la cause (involontaire) de votre mort. Dans le Tso-Tchouen, une femme qui reproche sa mort à son mari lui dit : « Quand vous viendrez me rejoindre au bord des neuf fontaines, je me détournerai de vous avec colère. »
  20. Tien-Fong, Tsou-Chéou, Chen-Pey, Kou-To, Hu-Yéou, Fong-Ky ; personnages qui ont déjà figuré dans cette histoire et qu’on retrouvera bientôt en scène.