Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 30-48).


CHAPITRE II.


Mort de l’empereur Ling-Ty ; massacre des eunuques.


I.[1]


[Année 184 de J.-C.] Cependant le pouvoir des eunuques allait croissant ; quiconque ne pliait pas devant eux était sacrifié ; deux des plus influents, Tchao-Tchong et Tchang-Jang, envoyèrent demander des présents aux généraux qui avaient triomphé de la rébellion des Bonnets-Jaunes, et ceux qui refusèrent d’acheter leurs bonnes grâces furent accusés et perdus. Hwang-Fou et Tchu-Tsuen se trouvèrent dans ce cas ; pour n’avoir pas voulu se soumettre à ces exigences, ils se virent dénoncés comme des généraux sans mérite et d’effrontés imposteurs au jeune monarque qui les destitua et conféra leurs grades militaires au calomniateur Tchao-Tchong. Tchang-Jang et treize autres de ces favoris obtinrent le titre de princes de second rang. Tchang-Ouen, directeur des travaux publics de l’Empire, fut nommé chef des gardes ; Tsouy-Lie, général de l’infanterie. Ils durent aux liaisons qu’ils avaient avec les dix eunuques, d’occuper les trois principales charges de l’État. Aussi Tchang-Kiu se révolta-t-il dans le pays de Yu-Yang, et Tchang-Chun du côté de Tay-Chan. Le premier prit même le titre d’empereur, le second celui de général en chef des armées. Dans la province du Ho-Nan, Ngéou-Sing se souleva ; de toutes parts les mécontents se levaient comme des essaims d’abeilles ; et comme la neige pleuvaient les nouvelles dépêches qui annonçaient au prince les malheurs de l’État ; mais les dix favoris cachaient ces requêtes à l’empereur et lui faisaient croire que la Chine jouissait du repos le plus complet.

Un jour, cependant, ce souverain aveuglé, étant à se réjouir dans un parc retiré avec ses favoris, un grand du royaume, le moniteur impérial Liéou-Tao, pénétra jusqu’au milieu du groupe en poussant des gémissements, et quand l’empereur lui demanda la eau e de sa douleur, il répondit : « Sire, du matin au soir la dynastie des Han est entourée de périls, et vous restez à boire avec vos favoris ! — Mais, reprit le monarque, l’empire est depuis longtemps tranquille ; quel danger signalez-vous ? — Des révoltes qui éclatent de toutes parts et ruinent le pays : vos favoris en sont la cause, ils corrompent les magistrats et oppriment le peuple ; le souverain est circonvenu, son autorité anéantie ; les honnêtes gens désertent la cour, de grands malheurs se préparent ! »

La tête nue et pleurant, les eunuques s’étaient jetés aux pieds de l’empereur : « Sire, les grands mandarins en veulent à notre vie, dirent-ils, et nous devons tous périr ! permettez au moins qu’ayant sauvé nos jours, nous nous retirions dans nos terres, et nous sacrifierons nos revenus aux besoins de l’armée qui combattra vos ennemis. »

« Mais vous, dit alors l’empereur au moniteur Liéou-Tao, vous avez aussi des amis, pourquoi vous acharner contre ces pauvres courtisans qui me sont si chers ? » Et se retournant vers ses gardes : « Emmenez-le, cria-t-il, et qu’il soit décapité. » À ces mots, Liéou-Tao répondit : « Je sais mourir sans peur ! Hélas ! l’empire est resté quatre siècles aux mains des Han, et dans un jour la dynastie doit périr ! »


II.[2]


Les gardes allaient obéir, quand un grand dignitaire leur ordonna de lâcher Tao : « Ne mettez pas la main sur lui, leur cria-t-il ; attendez que j’aille parler à Sa Majesté. » Celui qui s’exprimait ainsi, c’était le général de l’infanterie Tchin-Tan ; il alla droit au prince lui demander quel crime avait commis le moniteur impérial.

« Son crime, reprit l’empereur, c’est d’avoir calomnié les officiers de mon palais, d’avoir parlé avec fierté et insolence devant le trône. — Sire, dit à son tour Tchin-Tan, tout le peuple a faim de la chair de ces dix courtisans, et vous leur témoignez un respect, un amour filial ! Cela est-il juste ? Ces vils eunuques sans talents ni mérites, vous les nommez princes ! L’un d’eux, d’ailleurs, n’avait-il pas eu des intrigues avec les rebelles ? ils aiment à voir des séditions dans l’empire ; prenez-y garde, la dynastie des Han s’écroule ! — Le crime de celui que vous accusez, de ce Fong-Su, n’a pas été clairement prouvé, reprit Ling-Ty, et sur le nombre n’y a-t-il pas de fidèles serviteurs ! »

Frappant la terre de son front, Tchin-Tan continuait ses remontrances, mais l’empereur irrité le fit jeter en prison avec Liéou-Tao. Les courtisans prirent leurs mesures pour les faire mourir cette même nuit.

L’eunuque Tchao-Tchong (devenu ministre de la guerre) envoya à Sun-Kien le grade de gouverneur militaire de Tchang-Cha avec l’ordre de châtier Ngéou-Sing, qui avait levé l’étendard de la révolte dans cette contrée. En moins de deux mois tout le Kiang-Hia étant pacifié, Sun-Kien fut nommé prince de Ou-Tching ; l’ancien gouverneur de Su-Yen, Liéou-Yen, vice-roi de Y-Tchéou, pour qu’il battît les rebelles du Sé-Tchéou. De son côté, Liéou-Yu, devenu vice-roi de Yeou-Tchéou, leva des troupes dans le Yu-Yang pour apaiser la révolte de Tchang-Kiu qui avait pris le titre d’empereur ; c’était un homme violent qui menait ses soldats à coups de fouet. Un complot fut formé dans sa tente par cinquante d’entre les siens ; les conjurés l’ayant assassiné, coupèrent sa tête et la portèrent au camp impérial. Le reste des insurgés fit sa soumission. Tchang-Chun, frère de l’usurpateur, se pendit, et les troubles cessèrent dans toute la contrée.

Liéou-Yen, à peine arrivé dans le Se-Tchouen, vit les rebelles mettre bas les armes ; il ouvrit les greniers publics et le trésor du chef-lieu pour faire d’abondantes aumônes au peuple, qui s’apaisa aussitôt. Dans cette campagne nous voyons reparaître Hiuen-Té qui, appelé par son ancien ami Liéou-Yu au grade de commandant du corps d’avant-garde, livra pendant plusieurs jours de grands combats aux insurgés, et finit par jeter au milieu d’eux un découragement qui causa le soulèvement des soldats et la mort des deux chefs. L’empereur, oubliant le châtiment public infligé par lui au mandarin inspecteur, daigna le récompenser de ses services en lui conférant divers grades successifs ; sur la recommandation pressante de Liéou-Yu, il lui accorda enfin celui de général de cavalerie, et de commandant militaire du district de Ping-Youen, dans lequel il y avait des vivres abondants ; de sorte que l’armée se remettant de ses fatigues, parut brillante comme aux anciens jours. Quant à Liéou-Yu, qui avait glorieusement rétabli l’ordre dans le pays confié à son autorité, l’empereur le fit ministre d’État. Ainsi, Liéou-Yen et lui accomplirent la mission dont on les avait chargés[3].

[Année 190 de J.-C.] Cependant la 6e année Tchong-Ping, au 4e mois, à l’été, l’empereur Ling-Ty se trouvant gravement malade, fit appeler le général en chef de ses armées, Ho-Tsin, pour régler avec lui les affaires de la succession au trône ; ce Ho-Tsin avait un jeune frère, Ho-Miao, qui était intendant du palais. Ils sortaient d’une pauvre famille de bouchers, mais leur sœur cadette, ayant été admise au harem en qualité de concubine de l’empereur, lui avait donné un fils nommé Pien, héritier présomptif, alors âgé de dix ans. La favorite devint par là impératrice, et Ho-Tsin, oncle maternel du futur empereur, jouissait du plus grand crédit. Wang-Mei, autre femme de Ling-Ty, lui ayant également donné un fils nommé Hie, Ho-Heou (sœur de Ho-Tsin), en fut jalouse, et l’empoisonna. L’enfant orphelin, adopté dès lors par Tong-Heou (autre femme du sérail), était particulièrement aimé de l’empereur, qui voulut le faire monter sur le trône après lui. Il n’avait que neuf ans. Les eunuques connaissaient les intentions du prince mourant, aussi lui conseillaient-ils (par la voix de Kien-Chy, l’un d’eux) de faire périr Ho-Tsin afin de couper court à bien des inquiétudes. L’empereur, trop faible pour résister, faisait appeler son général en lui tendant un piège, mais quand Ho-Tsin parut aux portes du palais, Py-Yn, commandant de la cavalerie, lui dit tout bas : — N’entrez pas, l’eunuque Kien-Chy veut vous tuer ! »

Tout épouvanté, Ho-Tsin retourne précipitamment dans sa maison, assemble les grands mandarins et veut anéantir les eunuques, mais un des assistants l’arrête : « Les eunuques sont puissants, depuis les temps de Tchong-Ty et de Tchy-Ty (21e et 22e empereurs de la dynastie des Han) ; leur autorité a poussé des racines solides et appuyées sur plus d’un point ; les détruire est une difficile entreprise. Si on dévoile ce projet, combien de familles vouées à une perte certaine ! il faut de la circonspection, de la prudence. » Ho-Tsin regarde, et apercevant Tsao-Tsao, l’intendant des armées, qui venait de prononcer ces paroles, il lui crie : « Et vous, homme de rien, est-ce que vous entendez quelque chose aux grandes affaires de l’État ? » Et pendant que l’assemblée discutait sans rien résoudre, Py-Yn entra ; il annonçait que l’empereur venait d’expirer dans la salle dite Kia-Té (de la vertu excellente). — Ling-Ty était mort à trente-quatre ans.

« Les eunuques délibèrent, ajouta Py-Yn, et Kien-Chy à leur tête ; ils cachent la mort du souverain ; ils feignent un ordre de sa part pour attirer Ho-Tsin dans le piége, et se débarrasser de lui, faisant ainsi cesser l’inquiétude qu’il leur inspirerait dans l’avenir ; c’est Hie qu’ils veulent mettre sur le trône. Il parlait encore quand l’ordre arriva qui appelait Ho-Tsin près du prince déjà mort. « Nommons d’abord un empereur, dès aujourd’hui, dit vivement Tsao-Tsao, et après nous songerons à exterminer ces bandits. — Et qui se joindra à nous dans cette difficile entreprise, demanda Ho-Tsin ? » Au même instant un officier proposa de forcer les portes du sérail avec cinq mille soldats d’élite. On choisirait le successeur de Ling-Ty, on massacrerait les eunuques, et une fois la cour purgée de ces dix favoris, la paix serait rétablie dans l’Empire !

Celui qui parlait ainsi était un personnage remarquable dont les gestes et l’allure respiraient un certain air d’autorité ; supérieur parmi les gens de guerre, il savait honorer le talent et la vertu chez les lettrés ; aussi beaucoup d’entre ces derniers étaient sous son patronage. Depuis quatre générations, les trois grandes dignités avaient été remplies par des membres de sa famille ; il comptait parmi ses clients d’anciens magistrats. Né dans le Jou-Yang (province de Jou-Nan), petit-fils de Youen-Ngan, général d’infanterie, son nom était Youen-Chao, son surnom Pen-Tsou ; il avait le rang d’ordonnateur du palais.

Cet avis plut à Ho-Tsin ; il demanda bien vite les cinq mille soldats de la garde du souverain que Chao fit entrer, armé lui-même du casque et de la cuirasse ; alors accompagné de son frère et d’une trentaine des principaux mandarins, Ho-Tsin pénétra dans le palais réservé. Là, devant le corps inanimé de l’empereur, l’héritier présomptif Heou-Pien est proclamé et reconnu par tous les dignitaires présents. Après cette cérémonie, Chao s’enfonce dans le harem pour se saisir de Kien-Chy ; mais l’eunuque rusé avait rassemblé des troupes. Acculé au fond du palais, il essaie en vain d’arrêter son adversaire qui, d’un coup d’épée, le blesse mortellement ; il veut fuir, Chao le poursuit jusque dans le jardin. Là un autre eunuque (Kao-Cheng), sortant de derrière l’enclos, achève Kien-Chy, lui coupe la tête et s’esquive ; les soldats du palais qui avaient suivi le courtisan se rendirent aussitôt.

« Tous ces eunuques conspirent ensemble, dit Youen-Chao à Ho-Tsin ; il faut les exterminer ! » Mais déjà Tchang-Jang (le plus habile d’entre eux) se voyant dans une position à peu près désespérée, était allé implorer Ho-Heou (la sœur du général en chef, la mère de celui qu’ils avaient tenté d’exclure du trône) : « Un seul de nous avait médité la perte de votre frère, dit-il, un seul, c’était Kien-Chy ! en quoi sommes-nous ses complices ? Et voilà que, cédant aux instances de Youen-Chao, Ho-Tsin veut nous faire périr ! ayez pitié de nous, princesse ! » Et il versait un torrent de larmes.

La princesse lui promit sa protection, et faisant appeler son frère, elle lui dit à voix basse, quand il entra : « Vous et moi nous n’étions rien ; sans Jang et ses collègues, serions-nous aujourd’hui élevés aux premiers rangs dans l’Empire ! Un d’entre eux s’est montré pervers, et il a expié son crime. Mais quoi ! vous cédez à ceux qui vous demandent la mort des autres eunuques ! non, ce serait commettre une faute qui ternirait votre mémoire, une mauvaise action qu’il faut vous garder d’accomplir ! » Et gagné par les paroles de sa sœur, Ho-Tsin chercha à entraîner les autres mandarins ; il voulait faire périr, non tous les eunuques, mais la famille de celui qui avait cherché à l’entraîner dans le piége ; quant aux autres, à quoi bon les détruire ? Mais Youen-Chao criait toujours : « Si vous ne coupez pas l’herbe jusqu’à sa racine, un jour nous-mêmes nous serons exterminés ! — Et moi, dit violemment Ho-Tsin, j’ai une résolution arrêtée ; si vous parlez encore, c’est votre tête que je ferai couper !… » L’assemblée fut bientôt dissoute ; le lendemain la princesse nomma son frère président des six cours suprêmes, et elle se chargea de nommer aux emplois et aux magistratures.

Cependant, l’autre veuve de Ling-Ty, Tong-Heou, délibérait avec Tchang-Jang et le reste des eunuques. « Cette petite sœur du général en chef, disait-elle, c’est moi qui l’ai faite ce qu’elle est ; aujourd’hui son fils est proclamé empereur, les grands et les mandarins du palais se déclarent pour elle corps et âme ! son autorité grandit outre mesure, et moi, que vais-je devenir ? — Madame, répondit l’eunuque Jang, il faut monter sur le trône, abaisser le paravent impérial, régner par vous-même. Faites votre fils empereur ; votre frère Tong-Tchong, devenu le plus proche parent du souverain (à la place de Ho-Tsin), sera le premier des mandarins ; il aura l’armée sous sa dépendance ; qu’il nous élève aux grandes dignités, avec l’armée sous nos ordres, nous sommes les maîtres dans l’Empire, et bientôt nous pouvons ruiner le crédit de nos rivaux ! »

Cette proposition fut adoptée avec empressement par Tong-Heou ; elle suivit en tous points les avis de l’eunuque ; éleva son fils à l’Empire sous le nom de Tchin-Liéou-Wang et mit sous le commandement de son frère Tong-Tchong la cavalerie des provinces. En moins de deux mois elle avait ressaisi l’autorité ; rien ne se faisait que par ses ordres. Mais la sœur de Ho-Tsin se voyant supplantée par sa rivale, fit préparer un grand festin ; Tong-Heou fut priée de sortir de la retraite dans laquelle sa dignité la retenait, et elle parut au banquet. Alors, vers le milieu du repas, Ho-Heou se leva, une coupe à la main, salua la princesse et dit : « Nous autres femmes, il ne nous appartient ni de trôner ni de gouverner ; jadis l’impératrice Liu-Heou s’empara du pouvoir, et trois mille personnes des grandes familles furent égorgées ; restons donc au fond du sérail, c’est notre place. Que les grandes affaires de l’État soient confiées aux mandarins respectables par l’âge et le rang ; que ce soient eux qui dirigent le conseil et agissent ; alors l’Empire sera heureux. Profitez de l’avis que je vous donne !

— « Vous avez empoisonné la mère de mon enfant adoptif, femme jalouse et envieuse ! répondit Tong-Heou avec colère ; aujourd’hui que votre fils est empereur, et que Ho-Tsin votre frère est au pouvoir, vous osez prononcer des paroles de haine et de discorde ! eh bien, je demanderai à mon frère, le chef des troupes provinciales, d’aller me chercher la tête de votre frère à vous, et je serai obéie aussi vite que la parole ! — Quoi ! reprit Ho-Heou furieuse, aux propos gracieux que je vous adresse, vous répondez par de grossières invectives ! — Femme de rien, fille d’un boucher, interrompit Tong-Heou, que savez-vous faire ?… »

Les deux femmes de l’empereur défunt se renvoyant les injures, les eunuques les exhortèrent à rentrer chacune dans leur demeure, au fond du harem. La nuit, Ho-Heou fit appeler son frère pour lui raconter les scènes qui avaient troublé le festin. Celui-ci s’entoura des trois grands dignitaires, et de concert avec eux, dès le lendemain, il déclara Tong-Heou rebelle aux lois de l’Empire, devant la cour réunie. Il exposa que la princesse avait envoyé des agents soutirer l’or et les richesses des provinces ; et plutôt que de gouverner, que de dicter des ordres à l’Empire, elle devait songer à se retirer paisiblement à Ho-Kien ; le jour de son départ fut même fixé. D’un côté on se mit en mesure de la faire sortir du palais pour la conduire au lieu de sa retraite forcée, et de l’autre on envoya cerner avec trois mille hommes la demeure de Tong-Tchong, chef des troupes provinciales, frère de la princesse, et le forcer à déposer le sceau qu’il portait au cou. Tong se voyant perdu alla se donner la mort au fond de son palais ; les gens de sa maison poussèrent de grands cris, et les soldats de sa suite se dispersèrent.

Le parti de la princesse Tong-Heou était désespéré ; les deux principaux eunuques, Tchang-Jang et Touan-Kouey, le sentirent et ils cherchèrent, à force de présents en or, en argent, en pierres précieuses, à se concilier le jeune frère et la mère de Ho-Tsin. Matin et soir, ils étaient auprès de Ho-Heou, la mère du prétendant, palliant avec de belles paroles leur astucieuse conduite, et ils firent si bien qu’ils rentrèrent dans ses bonnes grâces. Six mois après Ho-Tsin empoisonna la rivale de sa sœur, Tong-Heou, dans le pays de Ho-Kien, et son corps, transporté à la cour, fut enseveli à Wen-Liang, dans les sépultures impériales. Les dix eunuques étaient de nouveau maîtres du pouvoir.

Cependant, le général en chef, Ho-Tsin (qui prétextait une maladie pour ne pas sortir et ne pas assister aux cérémonies funèbres), reçut la visite de l’ordonnateur du palais, Youen-Chao, dont le cri était toujours : « Mort aux eunuques ! Car, disait-il, ils sèment au dehors des bruits dangereux, ils vous accusent d’avoir fait périr la rivale de votre sœur ; cherchant dans ce meurtre l’occasion et le prétexte de tenter un grand coup. Ne pas les exterminer, ce serait se préparer de sérieuses calamités pour l’avenir. La tentative faite dix ans auparavant par Téou-Wou et les autres a échoué, il est vrai, mais par l’effet d’une trahison ; cette fois vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, une troupe de héros ; il vous suffit de dire un mot et les eunuques vont périr ! voilà le moment favorable, profitons de l’occasion que le Ciel nous envoie ! »

Le général voulait réfléchir, et déjà des espions avaient rapporté toute cette conversation à l’eunuque Jang, qui courut vers Ho-Miao (frère de Ho-Tsin) et lui fit accepter les riches présents dont nous avons déjà parlé. À son tour, Miao intercéda pour les favoris près de sa sœur : « Notre frère, disait-il, général et ministre d’un empereur bien nouvellement élu, ne cherche guère à pacifier l’Empire par une conduite pleine d’humanité et de clémence, il ne pense qu’à tuer, et c’est là le moyen de mettre en péril la dynastie ; au moment où l’Empire est tranquille, il veut à toute force détruire les dix eunuques ; n’est-ce pas là susciter de grands troubles dans l’État ? »

La princesse approuva les représentations de son jeune frère ; aussi, quand l’aîné, Ho-Tsin, entra en s’écriant : « C’en est fait, je veux anéantir les eunuques ! » elle lui répondit : « Ces gens-là ont toujours administré l’intérieur du palais ; c’est un antique usage à la cour des Han. L’empereur défunt vient de vous laisser l’Empire à régir, et vous voulez la mort de ses anciens serviteurs ; est-ce là respecter les souverains qui nous ont précédés ! »

Malgré sa grande réputation, au fond, Ho-Tsin était d’un caractère faible et irrésolu ; il sortit sans avoir rien répondu. Youen-Chao l’aborda et lui dit : « Eh bien ! où en est la grande affaire ? — La princesse ne veut pas, je ne sais trop si je dois… répliqua Ho-Tsin. — Puisqu’il en est ainsi, interrompit Youen-Chao, je vais rassembler de toutes parts des hommes de cœur, amener des troupes dans la capitale, en finir moi-même avec ces brigands ; que la princesse y consente ou non, l’affaire sera faite, il n’y aura plus à y revenir ! — Tant mieux, dit alors Ho-Tsin, j’éviterai par là de me mettre en opposition directe avec ma sœur. »

L’ordre allait être donné d’appeler les troupes ; mais tout à coup parut le gardien des archives qui s’écria : « N’en faites rien, n’en faites rien ! — Et pourquoi ? — Parce que le proverbe dit : Si vous vous bouchez les yeux pour prendre un oiseau, vous vous prendrez vous-même au filet ; si dans les petites choses il ne faut pas s’embrouiller, à plus forte raison dans les grandes ; et dans le cas présent vous perdez la tête. En vous y prenant ainsi pour détruire les eunuques vous allumerez un immense incendie par lequel vous serez vous-même consumé. D’ailleurs, aujourd’hui, l’autorité est entre vos mains, vous êtes maître des troupes, et c’est le grand point. Gardez la majesté du dragon qui vole dans les airs, du tigre qui court dans la montagne. Au lieu de châtier, montrez seulement l’autorité foudroyante dont vous êtes revêtu, alors le Ciel secondera vos desseins, et les hommes obéiront. Si vous appelez aux armes les grands vassaux feudataires, si vous les tournez contre ce palais, quand tous ces héros animés d’un contraire esprit seront rassemblés, nous ressemblerons à celui qui présente un glaive par la poignée en tenant la lame dans sa main ; quelle gloire vous en reviendra-t-il ? Aucune, et vous aurez semé le germe d’interminables guerres civiles.

— « Ce sont là les paroles d’un lâche, répondit Ho-Tsin avec un sourire de mépris. — Mais c’est là une entreprise aussi facile que de tourner la main. À quoi bon tant réfléchir ! » s’écria avec un éclat de rire bruyant un homme qui se trouvait près du général. C’était Tsao-Tsao.


III.[4]


Il continua : « Les eunuques sont une calamité, ils l’ont été de tous temps ; les souverains leur ont accordé indignement une autorité sans bornes ; ils en ont fait leurs favoris et leurs conseillers. Peu à peu le mal est arrivé au comble, à ce degré où nous le voyons maintenant. Si vous voulez punir leurs crimes, chassez du palais les chefs de cette horde perverse, le bourreau suffira pour en faire justice. À quoi bon rassembler les troupes du dehors ! si vous voulez tous les détruire, certes le complot sera dévoilé, et je n’en puis douter un instant, dès lors tout est manqué. — Tsao, répliqua le général en chef avec amertume, l’ambition, l’intérêt personnel se trahissent dans ce que vous dites là. — Et celui qui trouble l’Empire, c’est vous, » reprit Tsao en se retirant.

Cependant Ho-Tsin faisait partout rassembler des troupes, et sur tous les points il envoya secrètement porter en hâte le manifeste suivant :

« Voici ce que j’ai entendu dire : Ceux qui ruinent les lois traditionnelles et troublent les usages anciens sont toujours dignes de mort ; toujours on a le droit de les frapper. Pourquoi souffrirait-on jusqu’au bout ceux qui causent la ruine de l’Empire et blessent les rites ! Or, maintenant, Tchang-Jang, Touan-Kouey et les autres eunuques, devenus maîtres du pouvoir par l’abus des faveurs, enfreignent toutes les lois au gré de leurs caprices, au lieu de songer à reconnaître les bienfaits dont la cour les a comblés. Loin de là, ils font tout pour attirer sur l’Empire la colère du ciel ; aussi, par leur conduite indigne, ont-ils appelé les fléaux divins ! Ceux qui flattent leurs volontés, ils les accablent d’honneurs, eux et leurs familles ; ceux qui résistent à leurs intentions, ils les font périr eux et leurs proches jusqu’au neuvième degré. Ils ont relégué hors des domaines impériaux tous les grands recommandables par leur naissance ; voilà pour l’extérieur. Au dedans, ils confinent le souverain au fond du harem ! Dans toutes les classes il n’y a qu’une voix pour demander leur destruction. Aussi, connaissant la loyauté et la justice qui animent vos cœurs, ô grands de l’Empire, j’ai formé le dessein d’exterminer les pervers. Rassemblez des soldats terribles comme des tigres, pour mettre au plus vite un terme aux malheurs qui pèsent sur le trône. Dès que vous aurez reçu ce manifeste, mettez-vous en route avec toute la rapidité possible, répondant ainsi à mon désir le plus ardent. »

À cet appel, en effet, répondirent les commandants militaires de première classe du Tong-Kun et du Ho-Neuy, Kiao-Mao et Wang-Kwang ; le général de seconde classe, Ting-Youen, chef militaire de Wou-Meng, gouverneur du Ping-Tchéou, et enfin ce guerrier colossal, athlétique, au visage carré, qui avec ses grands bras eût pris les oiseaux au vol, et avec ses longues jambes eût devancé un cheval à la course, ce Tong-Tcho (son petit nom Tchong-Yng), né à Lin-Tao (dans le Long-Sy), déjà arrivé aux grades de chef du premier corps d’armée, de gouverneur du Sy-Liang, et revêtu du titre de prince de Ngao-Hiang. Nous l’avons vu plus haut battu par les Bonnets-Jaunes ; mais à force de présents distribués aux eunuques, il avait échappé à la disgrâce qui le menaçait justement : plus tard, de nouveaux cadeaux en or et en pierres précieuses lui avaient valu l’amitié des courtisans, et les titres divers dont il était revêtu : l’armée qu’il commandait alors dans le Sy-Liang montait à deux cent mille hommes ; naturellement cruel, Tong-Tcho avait reçu avec plaisir le manifeste qui l’appelait vers la capitale ; il amenait avec lui quatre commandants[5] qui tous conduisaient une division avec eux, et son gendre Nieou-Fou, gouverneur militaire du Chan-Sy.

Ce dernier avait pour conseiller et assesseur un homme du nom de Ly-Fou, qui proposa de rédiger aussi une proclamation et de répandre un manifeste : « Car, disait-il, quoique nous agissions en vertu d’un ordre émané de la cour, dans l’esprit de beaucoup de gens mal informés, cette démarche laisserait des doutes. Que n’envoyons-nous des émissaires distribuer une proclamation qui explique notre conduite ? quand le prétexte est juste, le peuple obéit, et on peut accomplir de grandes choses. » Tong-Tcho approuva ce conseil, et Ly-Jou rédigea le manifeste suivant :

« Je vois l’Empire livré à d’incessants désordres, et ils sont causés par les eunuques. Les lois divines ont été méconnues par eux ; ils ont usurpé le pouvoir de l’empereur ; leurs pères et leurs enfants, leurs frères aînés et leurs frères cadets se partagent les provinces et les districts de l’Empire. Par un édit émané du palais, ils se sont fait concéder mille pièces d’or, tous les fiefs qui entourent la capitale et un million d’arpents des terres les plus riches et les plus fertiles ; tout cela appartient à Tchang-Jang et à ses collègues ; aussi la colère du peuple s’est élevée de terre comme une vapeur, et de toutes parts les brigands fourmillent. Rassemblés en vertu d’un ordre, nous sommes arrivés à Fou-Lo ; mais les troupes meurent de faim. Nous ne les laissons pas traverser le fleuve, et cependant les soldats demandent à marcher sur la capitale pour détruire d’abord les eunuques, débarrasser le peuple de ce fléau, et solliciter des vivres de l’empereur. Afin de les calmer et de les consoler, nous les conduisons jusqu’à Sy-Ngan.

« Quand l’eau bout trop fort, dit le proverbe, pour l’arrêter, éteignez le feu et retirez le bois ; quand un abcès fait souffrir de grandes douleurs, on le guérit avec des remèdes violents qui triomphent du mal : mais quand le navire sombre, dit aussi le proverbe, il n’est plus temps de se repentir de n’avoir pas songé à son salut ! Autrefois, Tchao-Yang leva des troupes dans le Tsin-Yang pour châtier les pervers qui se tenaient près de la personne de l’empereur. Ainsi entrerai-je à Lo-Yang (dans la capitale) en faisant retentir le gong et le tambour, afin de détruire les eunuques. Alors les sacrifices à la terre seront favorablement accueillis du Ciel ; alors l’Empire sera heureux ! »

Quand Ho-Tsin eut connaissance de ce manifeste, il le montra aux grands mandarins et tint conseil avec eux. « Tong-Tcho est redoutable par sa violence, dit le moniteur impérial Tching-Tay ; s’il amène ses troupes dans la capitale, il dévorera le peuple !

— « Quoi ! reprit Ho-Tsin, tant d’hommes de cœur sont ici assemblés sans pouvoir me donner un avis que je doive suivre !

— « Vous connaissez Tong-Tcho, dit à son tour Lou-Tchy (rentré en grâce et devenu président des six cours suprêmes), il a la face d’un honnête homme et l’âme d’un scélérat ; tous les sentiments d’humanité sont bannis de son cœur ; s’il pénètre dans la capitale, que de malheurs il va causer ! Quand il n’y a pas de justice dans le gouvernement, le peuple est opprimé. Le mieux est donc de lui signifier qu’il ait à retourner sur ses pas ; ainsi on évitera les calamités qu’attirerait une usurpation violente du pouvoir. »

Trop faible pour donner un pareil ordre, Ho-Tsin s’emportait contre les mandarins : « Ils étaient tous des magistrats infidèles, de déloyaux serviteurs, bons seulement à manger les revenus que leur accordait l’empereur. » Là-dessus Tching-Tay et Lou-Tchy se retirèrent.

« Où va-t-il ainsi ? » demanda le premier de ces deux grands dignitaires. — « Cessons de le seconder, lui répondit son collègue, car de terribles malheurs se préparent. » L’un des présidents des six cours, Sun-Yeou, donna aussi sa démission ; la moitié des mandarins quitta le palais. Ho-Tsin envoya un courrier au devant de Tong-Tcho, qui arrêta ses troupes à Min-Tchy.

Cependant, de leur côté, Tchang-Jang et les autres eunuques tenaient conseil. Ils savaient l’appel fait aux armées et le complot tramé contre eux par Ho-Tsin ; s’ils ne mettaient pas à profit ce court délai pour porter les premiers coups, c’en était fait d’eux et des leurs ! Ils cachèrent donc dans une salle du palais Tchang-Lo, cinquante hommes armés de poignards et de petites haches, et Jang se rendit une fois encore près de la sœur de Ho-Tsin, la mère du prétendant. Il se plaignit « d’avoir été la dupe des promesses de Ho-Tsin ; les soldats arrivaient dans la capitale pour détruire les eunuques et leurs familles ! Elle devait au moins sauver la vie de ses favoris, et du fond de leurs terres ils béniraient l’auguste princesse. — Allez vous-même aux pieds du général en chef implorer votre pardon, répondit Ho-Heou. — Si nous y allions, reprit l’eunuque, nous serions réduits en poussière ! Daignerez-vous faire venir votre frère au palais, afin de lui exposer vous-même notre demande ; s’il vous refuse, nous mourrons devant vous, ô mère de notre souverain, sans vous imputer notre trépas ! »

Ho-Heou se laissa toucher, et Ho-Tsin se rendait au sérail, quand le gardien des archives, Tchin-Lin, lui dit encore : « La princesse vous demande, c’est un piège que vous tendent les eunuques ! n’allez pas, n’allez pas, ou vous êtes perdu. — Ma sœur m’appelle, répondit le général en chef, quel danger me menace ?

« — Toutes leurs mesures sont prises depuis longtemps, interrompit Youen-Chao, et nos projets ont déjà transpiré. Général, si vous êtes résolu à entrer dans le palais, au moins décidez ce que nous ferons !… la face des choses peut changer ! — Je tiens tout dans ma main, quel changement peut survenir ? reprit Ho-Tsin. — Appelons-les d’abord hors du palais, dit Tsao-Tsao, et vous entrerez ensuite.

« — Propos d’enfant craintif, répliqua Ho-Tsin en souriant ; ne suis-je pas maître de l’Empire, et quelle révolution peuvent faire dix eunuques ! — Si vous êtes résolu d’entrer, ajouta Youen-Chao, nous allons prendre nos casques et nos cuirasses et vous suivre, accompagnés de quelques soldats qui puissent vous défendre ; Tsao lui-même se tiendra à vos côtés, prêt à vous secourir à tout événement. »

Ces deux chefs, en effet, armés de riches cimeterres, avaient rassemblé cinq cents soldats ; avec eux se trouvait Youen-Chu, frère de père de Youen-Chao, homme recommandable par son respect filial et sa droiture ; il était officier dans la garde de l’empereur et chargé de la police du palais pendant la nuit. Revêtu du casque et de la cuirasse, il amena les cinq cents soldats d’élite, qu’il déploya hors du palais devant l’une des portes (appelée Tsing-Sou-Men) ; Chao et Tsao étaient là pour prêter main forte avec cent hommes.

Quand le char de Ho-Tsin arriva devant le palais réservé appelé Tchang-Lo (de la Joie-Éternelle), où étaient placés en embuscade les sbires des eunuques, un serviteur de la princesse vint dire au général « que sa sœur l’attendait dans le harem ; elle voulait lui parler d’affaires de la plus haute importance ; les soldats de son escorte ne pouvaient être admis à entrer dans le palais réservé. » Les troupes commandées par Chao et Tsao restèrent donc en dehors des portes, et Ho-Tsin étourdiment, sans défiance, s’avança seul jusqu’à l’endroit où le piège était tendu. Tout à coup, les deux chefs du complot (Tchang-Jang et Touan-Kouey) paraissent devant lui, le pressent des deux côtés, et Jang, d’une voie insultante, lui crie : « Quel crime avait commis la princesse Tong-Heou, pour que tu la fisses périr par le poison ? Quand on a enterré la mère du prince, tu as prétexté une maladie pour ne pas paraître ! Qu’es-tu par toi-même ? un pauvre boucher ; c’est nous qui, par nos recommandations près de l’empereur, t’avons élevé au faîte des honneurs ! et, pour récompense, tu voulais nous perdre ! tu nous traitais d’êtres immondes ; est-ce là ta pureté, à toi ? »

Tout interdit, Ho-Tsin, au lieu de répondre, cherchait à fuir ; mais les portes étaient exactement fermées. « Amis, cria l’eunuque, pourquoi ne frappez-vous pas ? » Les hommes armés de couteaux et de haches, se jetant en foule sur Ho-Tsin, l’entraînèrent par les cheveux près de la porte du palais et le mirent en pièces. Après s’être ainsi vengés de leur ennemi, Jang et les siens appelèrent le commandant des gardes, Fan-Ling, au grade du général assassiné.

Youen-Chao attendait en vain Ho-Tsin au sortir, lorsque, hors de l’enceinte du palais réservé, une voix cria : « Le général en chef des armées impériales daignerait-il monter sur son char !… » et, en même temps, un eunuque subalterne lançait, par-dessus les Portes Jaunes, la tête sanglante de Ho-Tsin, ajoutant à haute voix : « Ho-Tsin avait formé le dessein de se révolter, il a péri ! Pardon pour tous ceux qui l’ont suivi ! »

A ces mots, Youen-Chao, transporté de fureur, s’écria : « Les eunuques ont assassiné un grand dignitaire, et cela au mépris de toute justice. Ils ont violé les premières lois de l’équité ! Que ceux qui veulent châtier les bandits se joignent à nous pour les attaquer. »

Aussitôt un commandant qui servait sous Ho-Tsin (nommé Ou-Kwang) mit le feu à la porte dite Tsing-Sou, tandis que Chao pénétrait dans le harem avec ses soldats. Tous les eunuques, grands et petits, devaient périr ! Youen-Chu et Tsao-Tsao, forcèrent les entrées. Fan-Ling (le général nommé par les esclaves) sortit en invoquant les lois ; il périt de la main de Chao. Tous les eunuques fuyaient ; quatre d’entre eux (Tchao-Tchong, Tching-Kwang, Hia-Youen et Kou-Cheng) s’étaient réfugiés dans une galerie dite Tsouy-Hoa (des Fleurs aux belles nuances), que les flammes commençaient à dévorer. Comme ils se jetaient en bas pour éviter le feu, ils reçurent, aux pieds des murs, tant de coups de sabre, que leur chair jonchait la cour comme une boue sanglante ; l’incendie se déroulait jusqu’au ciel, dans le milieu du palais.

Alors les quatre principaux eunuques, Jang, Tsie, Kouey et Lan, prenant par la main Ho-Heou et les deux petits princes, voulaient s’échapper hors de la capitale à travers le pays. Les autres serviteurs du harem couraient se retrancher dans le pavillon du nord ; Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, allait sortir du palais quand il vit que quelque chose d’extraordinaire se passait du côté des appartements réservés. Il saisit sa cuirasse et son glaive, et comme il se tenait armé au rez-de-chaussée du pavillon, voilà que les eunuques entraînant la princesse et les héritiers présomptifs passent devant lui ; il les aperçoit et s’écrie : « Kouey, brigand, crois-tu échapper à la mort ! oses-tu bien enlever la sœur du général que tu as assassiné ! »

L’eunuque se retourne et fuit plus vite ; la princesse s’échappe de ses mains et saute dans le pavillon par une fenêtre basse. Lou-Tchy accourt vers elle et la sauve. Quant à Ho-Miao (frère de cette princesse et du général en chef égorgé par les eunuques), il sortait du palais armé de son glaive : le lieutenant de Ho-Tsin, Ou-Kwang, qui avait mis le feu au harem, pénètre, le sabre en main, dans les appartements intérieurs, lui reproche d’avoir été le complice des eunuques, d’avoir commis un fratricide. « En avant ceux qui veulent venger le général en chef, » s’écrie-t-il, et vingt voix répondent : « Mort à Miao qui a tué son frère ! » Miao essaya vainement d’échapper à la mort par la fuite ; cerné de toutes parts, il tomba percé de coups.

Tous les eunuques, grands et petits, tous ceux même qui appartenaient à cette race maudite, eurent la tête tranchée ; car les portes avaient été fermées par ordre de Youen-Chao, qui, dans sa colère, ordonna de faire main-basse, sans distinction d’âge ni de sexe, sur les parents les plus éloignés des dix courtisans proscrits, et il fut obéi rigoureusement. Dans cette journée, il périt plus de trente mille personnes ; bien des gens qui ne portaient pas de barbe furent, par méprise, impitoyablement égorgés. De son côté Tsao-Tsao s’occupait d’arrêter les progrès de l’incendie.


  1. Vol. I, livre I, suite du chapitre III, p. 54 du texte chinois.
  2. Vol. I, livre I, chapitre IV, p. 54 du texte chinois.
  3. Ce passage a été un peu abrégé.
  4. Vol. I, liv. I, chap. V, p. 69 du texte chinois.
  5. C’étaient Ly-Kio, Koue-Sse, Tchang-Ky, Fao-Tchéou.


Notes


Il est assez difficile de déterminer au juste le sens des diverses dignités qui se trouvent mentionnées dans le San-Koué-Tchy ; les mandchoux, au lieu de les traduire, se contentent de les reproduire par la transcription phonétique. Ces charges, d’ailleurs, ont changé de noms, et les noms mêmes ont changé d’acceptions selon les dignités. Ici, le chef des gardes et le général de l’infanterie sont des ministres d’état. Les trois grandes dignités dont il est question, et que le texte désigne par le mot san-kong, étaient sous les Tchéou : Le Tay-Ssé, premier ministre ; le Tay-Fou, intendant général ; le Tay-Pao, le conservateur en chef. Sous les premiers Han, ce furent : Le général de l’infanterie, le général de la cavalerie et le directeur des travaux publics. Sous les Han orientaux on leur donna les titres qui se trouvent ici ; à savoir les mêmes, sauf celui de Ssé-Ma, général de la cavalerie, remplacé par celui de Tay-Oey, commandant des gardes. (Voir le Dictionnaire chinois de Kang-Hy, au caractère Kong.) Au tome Ier de l’Histoire générale de Chine, page 181, on lit en note : « Ssé-Pao était le nom d’une dignité qui ne s’accordait qu’à l’un des trois grands de la première classe, dont l’office était de veiller à ce que l’empereur ne commît aucune faute dans le gouvernement ; ce mot signifie au propre maître gardien ou protecteur ; magister custos. Tay-Ssé, signifie grand maître, et Tay-Fou, grand précepteur. Dans le chapitre Tchéou-Kouan (des dignités sous les Tchéou), du Chou-King, ces trois grands officiers sont encore appelés les trois kong, et on dit : « ils traitent de la loi, gèrent les affaires du royaume, et établissent un parfait accord entre les deux principes ; ce n’est qu’à ceux qui ont de grands talents qu’on doit accorder des postes si élevés. »


L’an 153 de notre ère, c’est-à-dire trente et un ans auparavant, ce même mandarin, Liéou-Tao, s’était rendu à la cour, suivi de plusieurs mille habitants, près de l’empereur Hiouan-Ty, pour obtenir de ce faible monarque la mise en liberté du ministre Tchu-Mou ; voici à quelle occasion : Le père de l’eunuque Tché-Tchang était au nombre des mandarins prévaricateurs qui se donnèrent la mort pour échapper au châtiment qui les menaçait par suite de leur mauvaise gestion. L’eunuque célébra ses funérailles avec un luxe inouï, au point qu’il se servit de boîtes en pierres précieuses qu’il n’était permis d’employer qu’aux obsèques des princes du premier ordre. Le ministre Tchu-Mou avait lui-même dénoncé les prévaricateurs ; indigné de voir Tché-Tchang insulter par ce faste à la misère publique, il fit ouvrir le tombeau du père de l’eunuque et en tira les richesses que celui-ci y avait enfermées, pour les employer à soulager le peuple. Tché-Tchang en porta plainte à l’empereur, qui donna ordre d’arrêter Tchu-Mou et de le conduire en prison. Ce fut alors que Liéou-Tao vint intercéder en faveur du ministre intègre, et il présenta un placet si digne, si noblement écrit, que l’empereur non seulement fit mettre Tchu-Mou en liberté, mais encore le rétablit dans tous ses emplois. C’était le même service que Tchin-Tan cherchait à rendre à Liéou-Tao.


Cet usage de mener les soldats à coups de fouet ou de bâton, dont on trouve tant de traces dans le San-Koué-Tchy, n’était pas inconnu au reste de l’Asie. Hérodote et Xénophon parlent de ce moyen de discipline militaire employé chez les Perses ; c’est de là sans doute qu’il s’est introduit dans les pays les plus septentrionaux de l’Europe. Il est à remarquer cependant que les Chinois blâment cet usage barbare.


L’auteur de la description de la Chine s’étend beaucoup sur la construction des greniers publics dans le Céleste Empire, au chapitre XV de son ouvrage si habilement compilé. Sous les trois premières dynasties, l’état percevait le dixième du produit des terres, et, selon le père Cibot, ces grains étaient déposés dans des greniers publics ; on en comptait de cinq espèces : 1o Les greniers de l’empereur, destinés à l’entretien de sa famille et des officiers de sa maison ; 2o les greniers des princes feudataires, qui régnaient dans leurs principautés à la charge de rendre hommage au souverain et de lui payer le tribut ; 3o les greniers du gouvernement pour fournir aux dépenses ordinaires et extraordinaires de l’empire ; 4o les greniers de piété en faveur des vieillards, des malades, des pauvres et des orphelins ; 5o les greniers économiques réservés pour les années de stérilité et de famine.

Les greniers de la cinquième espèce s’alimentaient de la manière suivante. Les mandarins qui présidaient à la culture des terres tenaient un registre exact de l’état des moissons. Selon que l’année était abondante, bonne, médiocre ou mauvaise, ils obligeaient les colons de leurs districts à mettre en dépôt dans les greniers publics une partie plus ou moins considérable de leurs récoltes. Ces grains restaient en réserve. Lorsque les moissons avaient manqué, on dressait un état des besoins des familles, et on leur assignait sur le grenier économique un supplément en grains proportionné au nombre de personnes qu’elles avaient à nourrir et à la quantité de terres qu’elles devaient ensemencer. Quand les greniers d’un district ne suffisaient pas, on recourait à ceux des districts voisins.

Voici ce que dit l’ancien ouvrage canonique Ly-Ky (livre des rites), sur l’usage de mettre en réserve une partie des récoltes : « Un champ de cent arpents suffit pour la subsistance et l’entretien d’une famille de neuf personnes quand la terre est bonne et fertile. Lorsqu’elle est médiocre, elle ne suffit que pour sept à huit, et pour cinq à six lorsqu’elle est maigre et appauvrie. Un état qui n’a de blé en réserve que pour neuf ans est mal fourni ; s’il n’en a pas pour six ans, il est pauvre et en péril ; il est comme ruiné et à la veille de s’écrouler quand ses provisions ne suffisent pas pour trois ans. Dans trois années de bonne récolte, il doit y en avoir une de réserve. On ne doit jamais souffrir qu’aucune terre demeure inculte ni aucune famille oisive. Les mandarins préposés à l’agriculture doivent rester à la campagne pour diriger les labours et les semailles, déterminer les grains qui conviennent à chaque canton, présider aux façons des terres, ordonner les arrosements, fixer les limites des champs, et instruire les colons de tout ce qu’ils doivent faire. Le ministre doit régler les dépenses de l’état d’après la récolte de l’année et les provisions actuelles des greniers publics. » On reconnaît là le code d’un peuple agriculteur ; si l’on veut voir jusqu’où les Chinois ont porté l’art de cultiver les terres, on trouvera les plus intéressants détails sur cette matière dans le voyage de lord Macartney.


Nous avons fondu deux phrases en une seule et commencé le chapitre un peu plus tôt que le texte chinois. Il faudrait dire : « Les gardes arrêtent ce mandarin, mais c’était le ministre d’état Tchin-Tan ; il entre aussitôt et demande au prince… »


« L’impératrice, épouse de l’empereur, ne doit pas être vue et ne paraît dans aucune cérémonie publique. Son couronnement consiste : 1o dans l’enregistrement et la promulgation solennelle de l’édit (Tchy-Y) qui la déclare impératrice et lui en confère tous les droits ; 2o dans la cérémonie de lui présenter les sceaux d’or et de jade (yu) dont elle doit se servir pour rendre authentiques et exécutoires le peu d’ordres juridiques qu’elle est dans le cas de donner ; 3o dans les hommages solennels que viennent lui rendre les princesses du sang et les princesses étrangères, les femmes de la cour, et toutes celles qui résident dans l’intérieur du palais. L’impératrice est la première femme de l’Empire, la première et légitime épouse, celle dont les enfants sont, avant tous les autres, désignés par les lois pour succéder au trône. Elle ne doit son respect qu’à l’impératrice-mère. » Description de la Chine, livre X. Si l’impératrice ne donne pas d’enfant mâle au souverain, celui-ci choisit pour héritier présomptif (Tay-Tseu), de son vivant, un fils aîné d’une de ses femmes de second rang (Fou-Jin), qu’il ne faut pas confondre avec les concubines d’un rang inférieur rangées en trois classes d’après le Ly-Ky. On les nomme Pin, Chy-Fou et Yu-Tsy ; les premières peuvent être au nombre de neuf, les secondes au nombre de trente-sept, et les troisièmes au nombre de quatre-vingt-une. Ce qui, avec les trois Fou-Jin et l’impératrice, fait un total de cent trente-trois femmes que l’ancien livre des rites accorde à l’empereur.

Ho-Heou et Tong-Heou avaient le titre et le rang de Fou-Jin ; par conséquent, leurs enfants étaient légitimes et aptes à régner, dans le cas où l’impératrice n’en eût pas elle-même. Wang-Mey-Jin (Wang, la belle femme), désignée dans le texte mandchou par le mot de héhé, femme en général, peut être considérée comme une simple concubine de Ling-Ty. Nous donnons cette explication ici, parce que ces nuances n’ont pas été rendues dans le passage cité.


L’empereur Tchong-Ty, qui monta sur le trône à l’âge de deux ans, mourut dès le premier mois de son règne. Son successeur, Tchy-Ty, commença à régner à l’âge de neuf ans ; il mourut la même année, empoisonné par Leang-Ky, frère de l’impératrice (145-146 de notre ère). Ce Leang-Ky donna une grande autorité aux eunuques et prépara ainsi la chute de la dynastie des Han.


Ou plutôt : « Aux exhortations amicales que je vous adresse… »


Il faut rectifier la phrase de la manière suivante : « Vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, des héros, des officiers de renom ; qu’ils fassent un effort, qu’ils prodiguent leur vie, et cette grande entreprise n’offre aucune difficulté… »


Tout ce passage est fort difficile ; nous essaierons de le traduire plus exactement : « Aujourd’hui, général, vous résumez en vous l’autorité impériale, vous avez en main l’autorité militaire. Le dragon qui vole dans les airs, le tigre qui court sur la terre, tout ce qu’il y a d’élevé et d’inférieur est attentif à vos actions. Si vous voulez exterminer les eunuques, vous donnerez le signal d’un incendie qui vous consumera vous-même. Au lieu de châtier les eunuques, montrez seulement la puissance foudroyante dont vous êtes revêtu ; par le seul emploi de l’autorité, coupez court à ces embarras, alors le ciel secondera vos desseins, les hommes vous obéiront… »


Au lieu de « blessent les rites, » il faut sans doute entendre : « Intervertissent l’ordre des temps, dérangent les calculs du ciel en hâtant la ruine de la dynastie. »


Il faut lire : « Ils se font payer mille pièces d’or la recommandation écrite qu’ils accordent à leurs clients ; tous les fiefs, etc… »


Lisez : « Sin-Ngan, c’est-à-dire la nouvelle capitale, Lo-Yang. »


C’est-à-dire « abandonnèrent leurs emplois et se retirèrent du conseil. »


Mot à mot, il se mit à crier « Peut-on à ce point méconnaître les rites, les devoirs, les lois ? »


Il faut lire : « Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, avait donné sa démission, mais n’était pas encore sorti du palais ; ce fut alors qu’il… »


Les eunuques adoptaient des enfants et se faisaient ainsi des familles puissantes ; ils avaient de nombreux clients à la cour, dans la capitale, dans les provinces. « Les Annales de la Chine (histoire générale, tome l, page 81) font mention de ces officiers du palais de l’empereur Yao, qui mourut l’an 2258 avant J.-C., et elles nous apprennent que l’état de ces hommes dégradés fut d’abord la peine du crime. Ce genre de mutilation était le quatrième des supplices qu’on établit alors, et cette peine était celle dont on punissait le calomniateur, le traître et l’impudique. Ces coupables, devenus inutiles à la société, en furent séparés, relégués dans les domaines des empereurs ou renfermés dans l’intérieur des palais pour y exercer les emplois les plus vils et les plus pénibles. On en fit ensuite les portiers de l’appartement des femmes.

« Cet état d’humiliation dans lequel vivaient les eunuques subsista pendant plusieurs siècles. L’intrigue les en fit sortir sous le règne de l’empereur Youen-Ouan, qui monta sur le trône l’an 781 avant l’ère chrétienne. Une de ses concubines, la fameuse Pao-Ssé, que les annales chinoises appellent la peste de l’empire, se servit des artifices d’un eunuque pour déterminer ce prince à répudier l’impératrice et à l’élever elle-même sur le trône. Parvenue au faîte du pouvoir, elle récompensa l’eunuque par la première charge du palais et confia aux autres les principaux emplois. Depuis ce moment leur faveur s’est toujours accrue.

« L’état d’eunuque cessa d’être un supplice vers le commencement de l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han. Leur crédit et leur autorité avaient alors tellement prévalu, que la mutilation ne fut plus considérée que comme un moyen favorable à l’ambition. Plusieurs prenaient cette voie pour arriver plus promptement à la fortune. Des pères mêmes, dans les familles distinguées, dévouaient quelques-uns de leurs enfants à cet état pour s’en faire des protecteurs à la cour. Les eunuques acquirent des richesses immenses… Sous des princes inhabiles, faibles et voluptueux, les eunuques eurent en main toute la puissance ; du fond du palais ils gouvernaient l’empire. Tous les ordres émanaient d’eux ; ils étaient les arbitres de toutes les grâces, et il fallait que les grands fussent ou leurs créatures ou leurs victimes. L’injustice, la violence, les exactions, les abus d’autorité soulevèrent les peuples et provoquèrent ces révolutions terribles qui causèrent la ruine d’un grand nombre de familles impériales.

« Ces exemples apprirent à la dynastie régnante des Tartares à craindre les eunuques. Lorsque Kang-Hy (mort en 1723) monta sur le trône encore enfant, la régence, après avoir fait faire le procès pour ses malversations au chef des eunuques, en expulsa du palais plusieurs milliers qui eurent ordre de retourner dans leurs familles. Elle fit graver sur une plaque de fer du poids de plus de mille livres, qui subsiste encore aujourd’hui, une loi par laquelle la nation mandchou s’engage à ne plus élever d’eunuques aux charges et aux dignités. Lorsque Kang-Hy gouverna par lui-même, il ratifia cette loi, diminua encore le nombre des eunuques, réduisit ceux qui furent conservés à balayer les cours du palais, et recommanda à ses enfants de ne jamais les tirer de l’état d’abaissement où il les avait mis. » Description de la Chine, livre X. Le massacre des eunuques, raconté par le San-Koué-Tchy, ne fit cesser le mal que pour un temps ; on les détruisit une seconde fois à la fin de la dynastie des Tchang, dont ils avaient hâté la ruine dans les premières années du xe siècle de notre ère. Cette page sanglante de l’histoire de la Chine rappelle assez bien, dans tous ses détails, la conjuration de Darius et de Gobryas, qui fut suivie de la destruction des mages. — Hérodote, Thalie, § 71 et suiv.