Histoire des Trois Royaumes/I, III
CHAPITRE III.
I.[1]
[Année 190 de J.-C] Youen-Chao insistait auprès de Ho-Heou pour qu’elle se déclarât régente, et de tous côtés il envoyait des soldats à la recherche du petit empereur ; car, comme nous l’avons dit, les eunuques Jang et Kouey, au risque de périr dans les flammes, avaient entraîné les rejetons de la dynastie, par une porte dérobée. Accompagnés d’une vingtaine d’hommes, ils avaient fui vers le mont Pé-Mang, à une lieue au nord de la capitale, emmenant avec eux (comme gage de sûreté) le jeune prince, et Tchin-Liéou-Wang[2] son frère. Pendant cette fuite accompagnée de mille dangers, la nuit était venue, il faisait noir ; on ne se voyait plus dans les ténèbres, et les vingt hommes en profitèrent pour s’esquiver. Vers la deuxième veille de la nuit, un bruit de chevaux se fit entendre, et aussi une voix furieuse qui disait : « Jang, ne cours pas ainsi ! »
Kouey, monté sur un cheval, disparut dans la plaine déserte ; resté seul en arrière, Jang se vit perdu. Alors frappant la terre de son front devant le petit empereur, il lui fit ainsi ses adieux : « Prince, votre sujet n’a plus de moyen de salut ; veillez vous-même à votre conservation ! » Et il courut se noyer dans le fleuve, laissant ses jeunes maîtres muets et interdits. Celui dont la voix avait épouvanté l’eunuque, c’était un mandarin de la province de Ho-Nan, du nom de Min-Kong.
Qu’allaient devenir ces deux rejetons de la famille impériale ? ils l’ignoraient ; ils n’osaient parler haut, dans la crainte de se trahir. Les deux petits empereurs allèrent se blottir au bord du fleuve Ho, dans les grandes herbes. C’était le 24e jour du 8e mois de la 6e année Tchong-Ping que les eunuques avaient été massacrés dans la capitale.
[Année 190 de J.-C.] Les deux petits princes passèrent la nuit dans les herbes marécageuses, et les cavaliers envoyés de tous côtés pour les chercher ne purent découvrir le lieu de leur retraite. Vers la quatrième veille, l’humidité de la rosée ayant pénétré leurs vêtements, et la faim les pressant, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent ; mais comme ils craignaient d’être découverts, ils étouffaient leurs sanglots. Les larmes coulaient silencieusement sur leurs joues comme des gouttes de pluie. Ce fut Tchin-Wang qui se décida le premier à sortir du milieu des herbes pour chercher une route.
« Nous ne pouvons rester plus longtemps ici, » dit-il à son frère. « Hélas ! répondit le petit empereur, il est bien difficile de trouver la route au milieu de la nuit ; qu’allons-nous devenir ! » Et tous deux, ayant lié ensemble le pan de leurs robes, pour ne pas se perdre dans l’obscurité, ils gravirent le bord escarpé du fleuve Ho. Mais partout le sol est couvert de buissons épineux ; aucune route ne se présente, et le petit empereur levait les yeux au ciel, en criant : « C’en est fait de moi ! »
Tout à coup des milliers de vers luisants brillèrent comme une lumière bienfaisante devant le petit empereur, et Tchin-Wang dit à son frère : « C’est le Ciel qui vient à notre secours ! » Conduits par ces feux, ils marchèrent se soutenant l’un l’autre. Peu à peu une route se montra plus distincte ; ils la suivirent jusqu’à la cinquième veille, mais leurs pieds étaient las, ils ne pouvaient aller plus loin. À côté de la montagne les deux enfants aperçurent un tas d’herbe sur lequel ils se couchèrent, et devant ce tas d’herbe il se trouvait une ferme. Le maître de cette ferme avait, cette même nuit, rêvé qu’il voyait deux soleils rouges s’abaisser derrière sa demeure ; tout agité, il s’habille à la hâte et sort ; derrière sa ferme, sur le monceau d’herbe, il voit en effet surgir une lumière ; plus troublé encore, il approche et découvre les deux petits princes endormis.
« Qui êtes-vous ? » leur demanda-t-il. Et le jeune empereur n’osait répondre. Mais Tchin-Wang dit : « Mon frère aîné que voici est l’auguste souverain de la grande dynastie des Han. Fuyant les scènes de désordre qu’ont causées les eunuques, nous nous sommes réfugiés ici tous les deux, cette nuit, pour échapper au danger. Des vers luisants nous ont montré la route et nous sommes arrivés en ce lieu. »
À ces mots le fermier ému de respect s’inclina et dit aux princes : « Votre sujet est Tsouy-Y (frère cadet de Tsouy-Lié, général de l’infanterie sous le défunt empereur) ; las de la tyrannie des dix eunuques qui vendaient les emplois et calomniaient les gens de bien, il est venu se retirer ici, et se livrer en paix aux travaux de l’agriculture. » Puis il conduisit l’empereur par la main jusqu’à sa ferme, et à genoux devant son jeune souverain, il lui offrit à boire et à manger.
Les petits princes se cachèrent donc dans la ferme. L’officier Min-Kong avait pu saisir l’eunuque Touan-Kouey, et il l’interrogeait en vain sur la route suivie par les princes. Kouey les ayant abandonnés dans le milieu de la nuit, était incapable de faire connaître le lieu de leur retraite ; Min-Kong, après avoir tué l’eunuque et suspendu sa tête au cou de son cheval, continuait de chercher le jeune empereur : il arriva jusqu’à la ferme pour y demander quelque nourriture. À la vue de cette tête sanglante, le maître du logis fit à l’officier des questions auxquelles celui-ci répondit en rendant compte des événements de la veille. Là-dessus le propriétaire de la ferme le conduisit près des illustres enfants ; le jeune souverain sanglotait, mais Min-Kong lui dit : « L’empire ne peut pas rester un seul jour sans empereur : daignez permettre que je ramène Votre Majesté dans la capitale. »
Il se trouvait à la ferme un cheval maigre sur lequel on fit monter le jeune empereur ; l’officier prit en croupe Tchin-Wang, et ils avaient fait un quart de lieue à peine, quand ils rencontrèrent tous les grands dignitaires de l’armée[3], tous les grands mandarins suivis d’une centaine de cavaliers qui venaient en grande pompe au-devant de leur empereur. Princes et sujets, tous versaient des larmes ! Un exprès envoyé à la capitale y avait porté, avec la tête de l’eunuque Touan-Kouey, la nouvelle de l’arrivée du prince, et l’ordre d’équiper de bons chevaux sur lesquels les deux illustres frères firent leur entrée dans les murs.
Cependant, comme s’ils eussent prévu les désordres qui éclatèrent plus tard, des enfants de la capitale avaient répété cette chanson qui devint une prophétie : « Le prince n’est plus prince, l’empereur n’est plus empereur ; mille chars, dix mille chevaux galopent vers le mont Pé-Mang. »
Le cortège n’avait pas fait encore beaucoup de chemin, lorsqu’à sa rencontre s’élève un nuage de poussière à obscurcir le ciel, flottent des bannières qui voilent la lumière du jour et arrive en trottant une troupe de cavaliers ; les mandarins pâlissent, le petit empereur se trouble ; Youen-Chao sort des rangs pour demander qui ose ainsi barrer le passage au souverain. C’était Tong-Tcho ; au-dessus de sa tête se déroule l’étendard brodé, et il s’écrie en s’élançant vers le cortège : « Où est l’empereur ? » Dans sa frayeur le jeune monarque n’osait répondre ; les mandarins eux-mêmes restaient stupéfaits de tant d’audace. « Eh bien, dit enfin le petit prince Tchin-Wang avec une certaine fierté, en arrêtant son cheval devant ce hardi personnage, quel est cet homme ? — Je suis Tong-Tcho, répondit celui-ci, vice-roi du Sy-Liang. — Êtes-vous venu pour protéger la marche de l’empereur ou pour enlever sa personne ! — Pour protéger le cortège. — Eh bien, si vous dites vrai, voici l’empereur devant vous ; pourquoi ne mettez-vous pas pied à terre ? »
Plein de trouble et de confusion, Tong-Tcho descendit de cheval et s’alla ranger au côté gauche du cortège, frappant la terre de son front. Alors le prince Tching-Wang calma par des paroles bienveillantes la colère que son interpellation sévère avait soulevée dans le cœur de Tong-Tcho. Dans toute cette circonstance il ne prononça pas une parole déplacée, et au fond l’audacieux général ne put s’empêcher d’admirer tant de dignité et de discrétion chez un enfant de neuf ans.
De retour au harem, dès ce même jour, le jeune souverain se rendit près de l’impératrice sa mère ; et là ils versèrent ensemble un torrent de larmes. Au milieu du désordre de la veille, le sceau de jade, héréditaire dans la famille impériale, avait été égaré.
Cependant Tong-Tcho avait rassemblé ses troupes hors des murs ; chaque jour des cavaliers armés et revêtus de cuirasses entraient par milliers dans la ville ; ils encombraient les rues et les marchés. Le peuple ressentait de grandes inquiétudes. D’un autre côté, deux des généraux, Wang-Kwang et Tchao-Mao, qui servaient sous les ordres de Ho-Tsin, instruits de la fin tragique de celui-ci, étaient retournés avec leurs divisions dans leur pays respectif. Alors Tong-Tcho, libre d’agir au gré de ses désirs, put aller et venir dans le palais, sans crainte et sans obstacle.
Quant à Pao-Sin, commandant du 4e corps d’armée, il alla voir Youen-Chao et lui dit combien il craignait que Tong-Tcho, cachant une arrière-pensée, n’entravât la marche du gouvernement établi ; mais l’ordre de choses était si peu consolidé encore, qu’on ne devait pas à la légère prendre les armes : tel était l’avis de Youen-Chao. Pao-Sin ne trouva pas Wang-Yun, général en chef de l’infanterie, mieux disposé ; et il se jeta dans les monts Tay-Chan avec les troupes amenées de sa province.
Les soldats commandés par Ho-Miao (frère de Ho-Tsin, et égorgé comme complice du meurtre de celui-ci) s’étaient facilement rendus aux sollicitations de Tong-Tcho ; alors ce dernier fit part à son affidé Ly-Jou du projet qu’il méditait de détrôner le jeune empereur pour mettre à sa place Tchin-Wang ; et Ly-Jou lui conseilla de saisir le moment où l’Empire se trouvait sans chef, pour accomplir ce grand dessein. Plus tard, il pouvait survenir des changements. Il fallait donc que dès le jour suivant, Tong-Tcho réunît les mandarins civils et militaires dans le jardin du palais, et là il se déferait immédiatement de tous ceux qui lui refuseraient leur adhésion. « Autrefois, ajoutait-il, sous le dernier empereur de la dynastie des Tsin, un eunuque arrivé au faîte du pouvoir, montra un cerf à tous les mandarins assemblés, en disant : C’est un cheval ; et ceux qui osèrent dire : Non, c’est un cerf, il les fit périr : voilà l’exemple que vous devez suivre pour parvenir à être le seul maître ! »
Ce conseil plut beaucoup à Tong-Tcho, et il le suivit en tous points. Le lendemain un banquet étant préparé dans le jardin (dit Ouen-Ming, du pur éclat), l’invitation fut vite portée par des courriers à tous les mandarins présents dans la capitale ; et qui d’entre eux eût osé n’y pas répondre ? Quand il sut que tous ses convives étaient réunis, Tong-Tcho arriva tout doucement à cheval aux portes du jardin, mit pied à terre, et entra le sabre au côté. Les mandarins le reçoivent avec politesse ; il ordonne à ses serviteurs de prendre les amphores et de verser le vin à la ronde : quand ceux-ci ont plusieurs fois fait le tour de la table, il lève sa coupe, et invite à boire les principaux mandarins. Alors, interrompant les libations et imposant silence à la musique, il annonce aux conviés qu’il s’agit d’une affaire importante, et qu’ils doivent prêter l’oreille.
Les mandarins se penchent pour mieux entendre ; Tong-Tcho dit :
« Le fils du Ciel gouverne les dix mille peuples. Si sur la terre confiée à sa puissance, il n’y a ni autorité ni justice, on ne peut offrir de sacrifices ni dans la salle des Ancêtres, ni dans le temple des Esprits qui président aux céréales ! L’empereur défunt avait, par un ordre secret, exclu du trône son fils Pien, comme indigne de régner par la faiblesse de son esprit et son manque de lumières ; son second fils, Hié (Tchin-Wang), doué de perspicacité, et déjà éclairé par l’étude, était destiné à lui succéder : mon intention est donc de déposer Liéou-Pien, d’en faire un empereur honoraire (Hong-Nong-Wang) et de mettre sur le trône à sa place Tchin-Wang, afin qu’il soutienne l’éclat de la dynastie des Han : qu’en pensent les mandarins ? »
Et les mandarins, fort embarrassés, ne faisaient aucune réponse ; ils baissaient les yeux, et regardaient la terre. Cependant un d’entre eux s’élança de dessus son siège, et s’écria avec colère : « Non, non, il n’en sera pas ainsi ! Qui êtes-vous pour oser soulever une pareille question ? Vous traitez la dynastie des Han avec une arrogance sans exemple, comme si elle n’était plus rien ! Il n’a pas démérité, ce fils légitime de Ling-Ty, et vous voulez le faire descendre du trône ! Nous connaissons les ambitieux desseins que depuis longtemps vous nourrissez dans votre cœur ! et nous nous y prêterions ! »
II.[4]
Ces paroles avaient effrayé les mandarins ; Tong-Tcho regarde l’homme qui l’apostrophait ainsi et reconnaît le vice-roi du King-Tchéou, Ting-Youen, surnommé Kien-Yang : Ho-Tsin l’avait appelé dans le Lo-Yang avec ses troupes, et voilà pourquoi, fort de l’appui de ses soldats, il avait osé braver Tong-Tcho. Celui-ci, plein de rage, furieux de ce qu’au milieu du silence général des plus considérables mandarins de l’Empire, Ting-Youen eût osé faire une pareille sortie, avait tiré son sabre et voulait lui trancher la tête ; mais Ly-Jou, son affidé, l’arrêta, parce qu’il venait de distinguer parmi les gens de la suite de Ting-Youen un homme grand de taille, robuste de corps, exercé à tirer de l’arc et à manier les chevaux ; des sourcils élégants s’arrondissaient au-dessus de ses yeux. Né au pays de Kiéou-Youen (dans le Ou-Tchouen), ce montagnard se nommait Liu-Pou (son surnom Fong-Sien). Chef de police dans la province administrée par Ting-Youen, il s’était attaché à celui-ci dès l’enfance et l’appelait son père ; aussi, debout derrière le siège de ce mandarin, il tenait à la main sa lance renommée. Ly-Jou le vit, et comprenant que ce héros serait prêt à défendre son maître, il se hâta de prendre la parole : « Ce n’était point ce jour-là, dit-il, au milieu d’un festin qu’on devait agiter les affaires d’État ; on s’assemblerait au palais, le plus tôt possible, dès le lendemain, pour régler cette grande question. »
Tous les mandarins engagèrent Ting-Youen à remonter à cheval ; suivi de Liu-Pou toujours armé de sa lance, le général sortit, non sans jeter un regard sur Tong-Tcho, qui, adressant de nouveau la parole à l’assemblée assise devant lui (car les grands étaient revenus après avoir conduit Ting-Youen jusqu’à la porte), demanda de nouveau ce qu’on pensait de sa proposition. Lou-Tchy se leva et dit : « Vos vues sont fausses ; autrefois, sous les Chang, Taï-Kia manquait de lumière, Y-Yn le confina au fond de son palais (appelé Tong-Kang) ; au temps des Han, Tchang-Y-Wang régnait depuis vingt-sept jours seulement, et il s’était déjà couvert de crimes ; Ho-Kwang convoqua les mandarins dans le grand temple des Ancêtres, et la déchéance du souverain fut proclamée. Le prince que nous avons choisi est jeune, il est vrai, mais il ne manque ni de vertu ni de sagesse, ni d’humanité ; peut-on lui reprocher la plus légère faute ? Vous êtes gouverneur d’une province située hors du territoire gouverné par le prince lui-même, et vous n’avez aucun titre pour régir les destinées de l’État. Vous n’êtes égal en talent à aucun des deux grands ministres que je viens de citer ; comment osez-vous vous arroger le droit de faire et de défaire des empereurs ? Les sages de l’antiquité ont dit : Déposer un prince d’après les sentiments de fidélité qui animaient Y-Yn, c’est bien ; mais déposer un prince sans être mû par les mêmes motifs, c’est usurper ! Eh bien, vous, que voulez-vous faire, sinon arracher l’Empire à la famille des Han ? »
Outré par ces paroles, Tong-Tcho se jetait sur Lou-Tchy l’épée à la main, mais Tsay-Yong (membre du conseil impérial, le même qui avait dénoncé à Ling-Ty les crimes des eunuques, douze ans auparavant) et le moniteur impérial Pong-Pé firent à haute voix l’éloge de Lou-Tchy. « Tout le peuple avait les regards tournés vers ce président des six Cours suprêmes, renommé entre les quatre mers par son savoir : commencer par tuer un si grand personnage ce serait soulever l’indignation générale ! » Tong-Tcho laissa donc partir son ennemi, qui alla chercher un asile au pays de Chang-Ko ; il se contenta de lui enlever son emploi. Là-dessus le commandant de l’infanterie, Wang-Yun fit encore observer qu’une question de déchéance ne pouvait s’agiter ainsi le verre à la main et qu’on devait ajourner la délibération.
Au moment où l’assemblée était dissoute, où chacun se retirait, l’ambitieux Tong-Tcho se tenait, armé de son sabre, aux portes de l’enclos, méditant toujours de se défaire des grands réunis sous sa main ; mais un cavalier arriva au même instant, brandissant sa lance. « Quel est cet homme ? » demanda Tong-Tcho à son affidé Ly-Jou. — Liu-Pou, le fils adoptif de Ting-Youen, contre qui personne n’ose lutter ! » Le projet de Tong-Tcho se trouvait manqué ; il se glissa furtivement dans quelque coin du jardin, et les mandarins purent sains et saufs regagner leurs demeures.
Dès le lendemain, Ting-Youen avait déployé ses troupes hors de la ville, et Tong-Tcho, averti de ces préparatifs de combat, sortit plein de rage avec les siennes. Les deux armées se trouvent en face l’une de l’autre ; Liu-Pou sort des rangs au galop, la tête ornée d’un bonnet étincelant d’or, vêtu d’une tunique de guerre aux broderies de mille couleurs, couvert d’une cuirasse dite Tang-Ny (cuirasse de lion du temps des Tang), le corps serré dans une étincelante ceinture faite de la peau d’un lion ; il est monté sur un cheval pesant, capable d’enfoncer les rangs ennemis ; dans sa main il tient sa lance redoutée ; il va et vient faisant caracoler son coursier, agitant ses armes, pareil à un esprit immortel. À sa vue Tong-Tcho est frappé de terreur ; Ting-Youen sort à son tour du milieu de ses escadrons, et montrant avec son fouet le chef ennemi, il l’accable d’injures. « L’Empire est en proie à de grandes calamités, lui crie-t-il. Les eunuques, maîtres du pouvoir, ont indignement foulé les peuples ; et toi, vice-roi d’une province du dehors, qui n’as pas acquis la moindre gloire en soutenant l’État, oses-tu bien t’arroger le droit de déposer et de nommer un empereur, mépriser les lois de l’Empire ! Va, tu n’es qu’un rebelle ! » Tong-Tcho ne répond rien ; Liu-Pou s’élance au galop et renverse tout sur son passage avec sa lance ; à la tête de ses troupes, Ting-Youen charge à son tour ; l’armée de l’usurpateur est en pleine déroute et fuit sans s’arrêter l’espace de trois milles.
Tong-Tcho alors délibère avec les siens sur les moyens de s’attacher Liu-Pou. « C’est un homme hors ligne, leur dit-il ; avec un pareil guerrier l’Empire est à moi ! — Et déjà un des officiers de sa suite flatte ses espérances ; il se charge d’aller enlever Liu-Pou au général qu’il sert ; il est du même pays que lui, il le connaît ; c’est un homme brave, mais sans règle de conduite bien arrêtée ; chez lui, l’intérêt l’emportera sur la fidélité ; qu’il ait seulement à lui faire quelque offre séduisante, et Liu-Pou se jettera dans son parti à bras ouverts. Cet avis dut plaire à Tong-Tcho ; l’homme qui le lui donnait, c’était Ly-Sou, commandant d’une division des gardes. Mais quel moyen emploiera-t-il pour arriver à son but ? Le voici : Tong-Tcho possède un cheval nommé le Lièvre-Rouge, capable de parcourir cent milles en un jour ; il faut qu’il le donne à Liu-Pou avec de l’or et des pierres précieuses. C’est là le présent capable de gagner son cœur, et de le porter à trahir le chef qu’il appelle son père !
« Qu’en pense Ly-Jou ? » demande Tong-Tcho. — « Que pour arriver à l’Empire, répond celui-ci, on ne doit pas regarder à un cheval ! »
Ces paroles décidèrent l’ambitieux partisan. L’animal, mille pièces d’or, des pierreries, une ceinture de jade, tels sont les présents que deux hommes conduisent et emportent sous la direction de Ly-Sou. Ils s’avancent vers le camp ; sur la route, des sentinelles les entourent ; Ly-Sou les prie d’aller avertir Liu-Pou, leur chef, qu’un de ses amis vient le voir, et les soldats le font entrer sous la tente.
« Mon respectable frère cadet, vous vous êtes toujours bien porté ? » s’écrie Ly-Sou. Et comme à demi éveillé, Liu-Pou cherchait en vain à se rappeler les traits de l’étranger. « Qui êtes-vous donc ? » demanda-t-il enfin. — « Un ancien ami, un compatriote ; quoi, vous m’avez oublié !… je suis Ly-Sou.
— « Mon vénérable frère aîné, répond Liu-Pou en le saluant avec politesse, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus ! Et vous êtes maintenant ?… — Au service des Han, avec le grade de commandant d’une division dans les gardes du général. J’ai appris que mon jeune frère a mis son bras au service de l’Empire, et j’en ai ressenti une indicible joie. J’ai un cheval capable de faire cent milles par jour, qui traverse les fleuves, gravit les montagnes aussi facilement que s’il courait en plaine ; on le nomme le Lièvre-Rouge. Quant à moi, je n’ose monter un si rare animal, et je veux vous en faire cadeau afin qu’il rehausse encore votre allure martiale !
— « Amenez-le, dit aussitôt Liu-Pou, que je le voie. » En effet, c’est une bête superbe ; tout son corps est couleur de feu ; il a le poil pommelé, seulement par endroits ; haut de taille, remarquable par sa longueur, il hennit d’une manière terrible, on dirait qu’il va prendre son vol dans les airs et se précipiter au milieu des flots comme un dragon. Au comble de la joie, Liu-Pou remercie son compatriote. « C’est un dragon ailé que mon frère aîné me donne là ; comment pourrai-je lui en témoigner ma reconnaissance ?
— « Oh ! répond Ly-Sou, je le fais purement par amitié ; est-ce que j’attends une récompense ? « Liu-Pou fait venir du vin pour traiter son hôte ; ils se mettent à boire en causant. « Mon sage frère cadet, dit Ly-Sou, j’ai rarement le plaisir de vous voir, mais bien souvent je me rencontre avec votre respectable père ; n’allez pas lui parler de ce cheval. — Mais, mon frère, avez-vous trop bu ? — Non ; pourquoi cela ? — Parce que… parce que mon père est mort depuis longtemps, et vous disiez que… — Ah ! vous n’y êtes pas, reprit Ly-Sou ; je veux parler de celui que vous regardez comme votre père, le vice-roi Ting-Youen, le premier magistrat de votre province.
— « Ah ! répliqua Liu-Pou après un moment de trouble, vous parlez de Ting-Youen ; oui, c’est lui qui me retient dans la triste position où je suis. — Un homme comme vous, frère plein de sagesse, qui serait capable de porter le ciel et de soutenir la mer, un homme comme vous, si brave qu’il n’a jamais tremblé devant personne au monde, à qui la réputation, la gloire, la fortune tendent la main, vous parlez de triste position ! et à quel homme êtes-vous inférieur ? — Je voudrais bien pouvoir employer toutes mes facultés, répondit Liu-Pou, mais le difficile, c’est de rencontrer un maître qui m’en donne l’occasion. — Oui, mais les oiseaux sages choisissent la branche sur laquelle ils se posent, et un serviteur habile le maître sous lequel il s’enrôle ! le beau printemps ne brille qu’une fois dans l’année, on se repent de n’en avoir pas su jouir, et il est trop tard !
— « Vous, vous êtes à la cour à même de voir les premiers hommes de notre époque ; eh bien, quel est le plus grand de tous ? — J’ai beau regarder, les passer tous en revue, je n’en vois pas un comme Tong-Tcho ! Voilà un homme qui sait honorer les sages, traiter avec égard les lettrés ; un homme d’une magnanimité sans bornes, d’une vertu sans apprêt, qui distribue avec discernement les châtiments et les récompenses ! il ne peut manquer d’arriver un jour à une magnifique position ! — Je voudrais bien m’attacher à lui, reprit Liu-Pou, mais comment faire ? »
À ces mots, Ly-Sou étala devant lui argent, pierreries, ceinture de jade. « Qu’est-ce que cela ? » demanda Liu-Pou presque épouvanté. Le suborneur fit reculer tout le monde et dit : « Mon maître, le vice-roi Tong-Tcho, a depuis longtemps apprécié les qualités de mon jeune et vertueux frère ; et il a voulu que je lui offrisse ces choses comme un présent qu’il lui fait par politesse. Le cheval est aussi donné par Tong-Tcho. — Vraiment ! le grand vice-roi Tong-Tcho m’aime à ce point ! Comment puis-je le remercier de tant de riches présents ? — Moi qui suis sans moyen, me voilà arrivé au rang que j’occupe, celui d’officier dans les gardes ; mais vous, si vous vous attachez à mon maître, vous irez plus loin qu’on ne peut le dire. — Non, reprit Liu-Pou, jamais je ne pourrai reconnaître un pareil don par mes mérites. — Et pourtant il vous est aussi facile d’en acquérir que de tourner la main, frère, il n’y a qu’à vouloir. »
Après une sérieuse réflexion, Liu-Pou ajouta : « Eh bien, attendez un peu, laissez-moi aller au milieu de l’armée assassiner mon maître, et je conduirai tout son monde au camp de Tong-Tcho, voulez-vous ? — Oui, répondit Ly-Sou, mais je crains que vous ne puissiez accomplir cette double entreprise. »
Déjà Liu-Pou avait pris son sabre ; il court au camp du milieu ; Ting-Youen lisait une dépêche, à la lumière d’une lampe ; en voyant son fils adoptif ainsi armé, il lui demande ce qui l’amène. — « Je suis l’égal des plus grands hommes de notre siècle, répond celui-ci ; il me convient bien d’être à vos ordres comme un fils ! — Mon ami, dit Ting-Youen[5], pourquoi ton cœur est-il changé ? » — Mais l’assassin le frappe, lui coupe la tête, et crie à haute voix : « Ting-Youen était un pervers, je l’ai tué ! que ceux qui m’approuvent restent ici, que les autres se retirent… » Plus de la moitié de l’armée se dispersa.
Cependant Liu-Pou revint montrer la tête de son maître à Ly-Sou, qui s’empressa d’aller annoncer cette nouvelle à Tong-Tcho, afin qu’il vînt lui-même au-devant du nouveau chef de cette armée, gagnée par surprise. En effet, Tong-Tcho fit préparer un banquet et courut, à cheval, à la rencontre de l’assassin qui lui présenta son sanglant trophée ; il mit pied à terre pour faire entrer son hôte sous sa tente où il le conduisit par la main. « Général, lui dit-il après un humble salut, maintenant que je vous possède, je suis comme l’herbe sèche rafraîchie par une pluie bienfaisante. » À ce compliment, Liu-Pou s’inclina, pria Tong-Tcho de s’asseoir et lui répondit : « Aujourd’hui j’ai quitté les ténèbres pour accourir à la lumière ; c’est vous désormais que je désire servir comme un fils ! » Ly-Sou reçut des présents considérables pour avoir si bien réussi dans sa mission.
Une cuirasse d’or, une tunique ornée de riches broderies, furent la récompense que, dans sa joie, Tong-Tcho donna encore le même jour à Liu-Pou ; après avoir bu ensemble, ils prirent congé l’un de l’autre. Maître de la demi-armée qui venait de suivre le traître, Tong-Tcho vit sa puissance grandement accrue ; il garda pour lui le commandement du premier corps des troupes, et nomma général de l’aile droite son frère Tong-Min, investi déjà du titre de prince de Hou. Liu-Pou devint général d’une division de cavalerie, et prince de Tou-Ting.
Parmi les lettrés qui s’obstinaient à rester indépendants, se trouvait Tsay-Yong ; bien que Ly-Jou lui fît sentir les avantages qu’un homme aussi distingué que lui retirerait à servir son maître, le mandarin refusait toujours d’embrasser un nouveau parti ; cependant quand Tong-Tcho, irrité de sa fermeté, joignit aux promesses d’avancement déjà faites par son affidé, la menace de l’exterminer lui et tous les siens, Tsay-Yong n’eut pas la force de résister plus longtemps. Élevé au plus haut rang, il se vit traité avec honneur et comblé de récompenses. En trois jours, Tong-Tcho le nomma moniteur impérial, maître des requêtes et président d’un des six grands tribunaux ; puis après conseiller intime.
Cependant Ly-Jou pressait Tong-Tcho de remettre en délibération la question de déchéance ; les mandarins de la capitale furent donc de nouveau convoqués, pour le lendemain, à une grande assemblée dans la salle d’audience ; Liu-Pou reçut l’ordre d’amener mille soldats qu’il disposa par groupes aux deux côtés de l’enceinte. Le jour suivant, les mandarins se présentèrent, conduits par le président du grand conseil, Youen-Kouey ; le vin ayant été servi à la ronde, Tong-Tcho, le sabre en main, prit la parole, et dit : « Ce qu’il y a de plus auguste, ce sont le ciel et la terre ; ensuite l’empereur et les mandarins qui dictent les lois au monde. Nous avons un souverain imbécile qui ne peut offrir les sacrifices dans le temple des Aïeux, ainsi qu’il convient au fils du ciel. À l’exemple de deux célèbres ministres de l’antiquité (Y-Yn et Ho-Kwang), nous proclamons la déchéance de ce prince ! Il aura le titre d’empereur honoraire ; Tchin-Liéou-Wang montera sur le trône à sa place. » Qu’en pensent les grands mandarins ?
Comme à la première réunion, les mandarins interdits gardaient le silence ; une seule voix se fit entendre pour exprimer la différence qui existait entre les empereurs déposés par les ministres auxquels Tong-Tcho faisait allusion, et le petit prince récemment choisi. Il lui reprochait d’élever le fils naturel de Ling-Ty aux dépens de l’héritier légitime ; tous les regards se tournèrent vers celui qui parlait ainsi : c’était Youen-Chao, chef du premier corps d’armée.
Tong-Tcho s’écria avec rage : « C’est moi que cette grande question regarde, et c’est moi qui veux la régler, quelqu’un oserait-il me tenir tête ? Ce glaive que je tiens, croyez-vous qu’il ne soit pas tranchant ? — Eh bien, reprit Youen-Chao, en tirant le sien hors du fourreau, si votre lame est acérée, pensez-vous que la mienne ne l’est pas ? »
III.[6]
Et tous les deux ils se défièrent au milieu du banquet. Tong-Tcho voulait, selon sa coutume, tuer ce dangereux rival, et ce fut Tsay-Yong (nouvellement rallié à son parti) qui l’arrêta : « son autorité n’était pas encore assez solidement établie pour qu’il risquât de la compromettre par ce meurtre ! » De son côté, Youen-Chao, tenant à la main son précieux cimeterre, salua l’assemblée, se retira, et suspendit le sceau du commandement à la porte orientale, en signe de démission ; puis, remontant à cheval, il s’enfuit dans le pays de Ky-Tchéou.
Le silence continuait, mais Tong-Tcho, apostrophant le ministre d’état Youen-Kouey, lui dit : « Votre neveu est un grossier personnage. Si ce n’était par égard pour vous, je le tuerais !… Quel est votre avis sur la question de la déchéance ? — Les vues de Votre Excellence sont parfaitement justes, » répondit le ministre Youen-Kouey, et Tong-Tcho ajouta : « Quiconque osera ne pas obéir aux décisions de cette auguste assemblée sera puni selon la rigueur des lois militaires ! » Tous les mandarins, à la fois, répondirent : « Nous avons entendu vos ordres révérés ! » Là-dessus ils se retirèrent.
Le banquet à peine fini, Tong-Tcho interrogea le conseiller Tchéou-Py, le commandant Ou-Kiong et le moniteur Ho-Yong, sur les résultats probables de la fuite de Youen-Chao. Le premier répliqua « que la question de déchéance étant au-dessus de la portée humaine, Youen-Chao, qui ignorait les usages en une si grave circonstance, avait craint de se tromper ; tel était le vrai motif de sa retraite. Aujourd’hui, ajouta-t-il, trop de précipitation de votre part amènerait certainement une révolution. Les Youen, par une suite de bienfaits répandus durant quatre siècles, se sont acquis beaucoup de partisans parmi les anciennes familles de mandarins, dans toutes les parties de l’empire ; si Chao, poussé à bout, rassemble çà et là les hommes recommandables et distingués, sur le nombre, il se trouvera peut-être un héros que l’occasion fera paraître, et la province de Chan-Tong vous échappe. Oubliez la faute de votre ennemi ; c’est le meilleur parti ; donnez-lui une ville à commander et vous le verrez, trop heureux d’avoir la vie sauve, venir demander son pardon. Dès-lors, plus d’inquiétude de ce côté ! »
« Quant à moi, répondit Tsay-Yong, je ne conseille point non plus de faire mourir Youen-Chao ; il aime à conspirer, il s’agite sans cesse, mais devons-nous le craindre ? lui donner le gouvernement d’une province, ce sera vous concilier l’affection du peuple. » Ce jour-là même Tong-Tcho, acceptant ces avis avec plaisir, envoya saluer son ennemi du titre de gouverneur de Pou-Hay.
Désormais, toute l’autorité résidait entre les mains de Tong-Tcho ; tous les grands tremblaient devant lui. Le premier jour du neuvième mois, il fit appeler dans la salle, dite Hia-Té, le petit empereur. Les mandarins civils et militaires étaient convoqués aussi ; ceux qui manquèrent à l’appel eurent la tête tranchée. Au jour marqué, les dignitaires s’étant placés sur deux rangs, Tong-Tcho, le sabre à la main, déclara le jeune souverain privé de raison et de force d’esprit, incapable de faire respecter les lois, et par conséquent indigne de tenir les rênes de l’empire : « Voici, dit-il, un ordre émané d’en haut ; qu’il en soit fait lecture ! » et son affidé Ly-Jou lut ce qui suit :
« L’empereur Hiao-Ling-Ty n’a pas pu, comme son aïeul Kao-Tsong, jouir d’une longue vie ; de bonne heure il a quitté les mandarins, ses enfants. Tous les hommes de la terre tournent leurs regards sur le successeur du prince défunt, et nous avons un souverain d’un esprit faible, léger, sans dignité, sans respect pour les lois anciennes. Il a accompli, comme à regret, les cérémonies funèbres ; a-t-il gardé le deuil comme le prescrivent les anciens rites ? Ses mauvaises passions se sont trahies ; des instincts de vice et de débauche se montrent en lui. Il ne peut que déshonorer les sacrifices, repousser les esprits de nos temples, souiller la salle des Ancêtres. En ne donnant point à son fils les bons principes que lui doit une mère, en usurpant le pouvoir, la princesse Ho-Heou a jeté l’État dans l’anarchie ; quand mourut l’impératrice mère, objet de nos regrets, quels soupçons se sont trahis dans le peuple ! les trois devoirs envers son prince, son fils et son époux, cette triple loi humaine et divine, est-il un plus grand crime que de la violer ?
« Tchin-Liéou-Wang est sage, vertueux, intelligent, malgré son jeune âge ; grave et réfléchi dans ses actions ; il est, comme Yao, doué de toutes les vertus d’un sujet et d’un prince ; il a su porter le deuil et se retirer loin du bruit pour pleurer ses proches ! Aucune parole contraire à la morale ne sort de sa bouche ; il a de la fermeté, de la dignité dans les manières comme Tchéou-Kong et Tching-Wang. Sa réputation est belle et glorieuse par toute la terre ; continuant, d’une manière convenable, les traditions de sa sainte doctrine, après un règne de dix mille ans, il sera digne d’être honoré dans le temple des Aïeux.
« Le prince déposé aura le titre de roi de Hong-Nong (empereur honoraire) ; la princesse, sa mère, cessera de s’occuper des affaires du gouvernement ; en nous conformant aux volontés du ciel et en obéissant aux lois humaines, nous consolerons le peuple dans sa douleur et calmerons son inquiétude ! »
Après cette lecture, Tong-Tcho cria d’une voix rude aux gens de sa suite de faire descendre le petit empereur ; il lui enleva le sceau impérial, qu’il portait suspendu au cou, le força à se tourner et à s’agenouiller en disant : « Sujet, écoute les ordres de ton empereur ! » ; le jeune prince sanglotait ; les grands mandarins souffraient aussi, mais en silence. L’impératrice reçut, à son tour, l’injonction injurieuse de se dépouiller de ses habits de cour ; elle étouffait de rage, et dans cette assemblée, que l’indignation suffoquait, un seul homme osa éclater en invectives : « Ministre pervers, s’écria-t-il, du pied des marches du trône, tu oses conspirer contre le ciel, déposer un jeune prince plein de sagesse et d’intelligence ! j’aimerais mieux mourir avec toi ! » et il lança contre Tong-Tcho la tablette d’ivoire qu’il tenait à la main.
Dans sa fureur, celui-ci ordonna aux soldats de saisir le mandarin et de l’emmener pour lui trancher la tête ; c’était un des présidents des six grandes cours, Ting-Kouan ; il ne cessa d’injurier l’usurpateur et reçut le coup mortel sans pâlir.
Après cette interruption, Tong-Tcho pria Tchin-Liéou-Wang de prendre la place de son frère, qui fut unanimement proclamé empereur. À peine la cérémonie était-elle achevée, que Tong-Tcho séquestra dans un harem particulier (nommé Yong-Ngan, palais de l’éternel repos), l’empereur détrôné, avec sa mère ; l’épouse du prince et deux jeunes servantes les accompagnèrent dans leur captivité ; chaque mois on leur faisait passer des vivres ; aucun des magistrats ne put pénétrer dans leur retraite ; ceux qui voulurent enfreindre cet ordre sévère furent punis de mort, eux et leurs parents jusqu’au troisième degré.
Pauvre petit prince ! il avait régné quatre mois, quand il fut déposé par Tong-Tcho[7].
- ↑ Vol. I, liv. I, suite du chap. V, p. 81 du texte chinois.
- ↑ Le jeune empereur est Pien, fils de l’empereur défunt, et de Ho-Heou, sœur de Ho-Tsin, le général en chef assassiné par les eunuques. Tchin-Liéou-Wang est Hié, fils du même empereur et de Mei-Jin, empoisonnée par Ho-Heou, et adopté plus tard par Tong-Héou, empoisonnée elle-même par Ho-Tsin. Le premier était âgé de dix ans, le second de neuf, à la mort de l’empereur Ling-Ty.
- ↑ C’étaient le commandant en chef de l’infanterie Wong-Yun ; le chef des gardes impériales Yong-Pieou ; les généraux de l’armée de droite, de l’armée de gauche et de l’armée du centre Yu-Kiong, Tchao-Mong et Youen-Chao, et le général de l’arrière-garde Pao-Sin.
- ↑ Vol. I, liv. I, chapitre VI, p. 91 du texte chinois.
- ↑ Ting-Youen appelle ici son assassin par son petit nom ; nous avons cru rendre l’intention de l’auteur en mettant, au lieu d’un nom chinois, un mot français qui indique l’intimité.
- ↑ Vol. I, liv. I, chapitre VII, p. 104 du texte chinois.
- ↑ Ainsi s’accomplit la prophétie à laquelle il est fait allusion plus haut : l’empereur n’est plus empereur (nous suivons le texte qui donne Ty au lieu de Heou) , le prince n’est plus prince. Pien, le prince détrôné, échangea avec Hié qui le remplaça, le titre de Ty, empereur, et il prit celui de Wang que portait Hié. Au reste, il y a ici un petit jeu de mots impossible à rendre et peu regrettable.
On sait que c’est un crime de lèse-majesté, à la Chine, et par conséquent un crime digne de mort, d’aborder l’empereur en face, de marcher droit à lui, de ne pas mettre pied à terre en sa présence sur une route, de ne pas s’agenouiller devant sa personne sacrée. C’est un crime digne de mort d’entrer en armes dans la salle d’audience, comme le faisait toujours le premier ministre Tong-Tcho.
Ce sceau précieux dont il sera question plus loin est d’environ huit doigts carrés et d’un jaspe fin, sorte de pierre précieuse fort estimée à la Chine. Aucun acte n’a force de loi ni de jugement sans l’apposition du sceau de l’empereur ; c’était donc pour le jeune prince une perte presque irréparable. Outre ce cachet de jaspe fin, qui est l’attribut particulier et exclusif du souverain, il en est accordé aux grands personnages de l’empire. Ceux des princes sont d’or ; ceux des vice-rois et des grands mandarins sont d’argent ; ceux des mandarins ou magistrats d’un ordre inférieur ne peuvent être que de cuivre ou de plomb. La forme en est plus ou moins grande, selon le rang qu’ils tiennent dans l’ordre des mandarins et dans les tribunaux. Lorsque le sceau d’un de ces officiers est usé, il doit en avertir le tribunal supérieur ; alors on lui en fait parvenir un neuf, et l’on exige qu’il remette l’ancien. — Description de la Chine, livre X.
Il vaut mieux lire : « Il venait d’apercevoir debout, derrière Ting-Youen… » Les chefs militaires du San-Koué-Tchy ont toujours avec eux un ou deux officiers qui les accompagnent même dans le conseil et les suivent partout, comme l’écuyer du moyen âge le chevalier qu’il avait adopté pour maître.
L’eunuque cité dans ce passage est Tchao-Kao. Il joua un grand rôle sous le règne de Tsin-Chy-Hwang-Ty, dont il s’acquit les bonnes grâces, et sut à propos seconder les vues de ce grand empereur si abhorré en Chine à cause de ses édits de proscription contre les livres et les lettrés. L’eunuque rusé fut premier ministre sous le successeur de Chy-Hwang-Ty, sous le faible Eul-Chy-Hwang-Ty, le dernier des Tsin. Une fois maître du pouvoir absolu, il s’en servit contre les princes mêmes de la famille régnante qu’il trouva bientôt le prétexte de faire périr, ainsi que la plupart des grands de la cour. Plus tard, il osa élever ses regards jusqu’au trône et forma le projet de sacrifier l’empereur à son ambition. Ce fut à cette époque qu’eut lieu cet incident raconté dans le San-Koué-Tchy ; Tong-Tcho se préparait à marcher sur les traces de l’eunuque, et son conseiller Ly-Jou l’y poussait par ses conseils.
Tchao-Kao fit enfin assassiner son prince ou plutôt il le força à se poignarder lui-même. Le successeur désigné de Eul-Chy, Tsé-Yng, que l’eunuque voulait abaisser au simple rang de prince, attira celui-ci dans un piége et le tua. La mort de ce ministre sanguinaire causa une joie universelle et fut célébrée par tout le peuple.
Un des anciens empereurs déposés ayant conservé le titre de roi de Hang-Nong, petite principauté fondée par Wou-Ty des premiers Han (l’an 112 ou 4e année Youen-Ting du règne de ce souverain). Le mot Hong-Nong-Wang prit à peu près la signification d’empereur honoraire, empereur déchu.
Cette lance se nomme dans le texte : Fan-Tien-Hoa-Ky ; nous ferons comme le traducteur mandchou qui a répété ces caractères sous la forme phonétique sans chercher à les interpréter.
Tay-Kia, de la dynastie des Chang, monta sur le trône l’an 1757 avant notre ère ; son ministre Y-Yn entreprit de le corriger des vices qui le rendaient odieux aux gens de bien. Voici comment ce fait est rapporté dans l’Histoire générale de la Chine, tome l, page 180. « Le vice avait jeté de trop profondes racines dans le cœur de Tay-Kia ; Y-Yng vit bien que ses exhortations étaient insuffisantes et qu’il fallait un remède plus efficace pour l’engager à changer de conduite. Pour éloigner le prince des sociétés qui l’entretenaient dans le mal, il fit bâtir un petit palais près du tombeau de Tching-Tang (grand-père de Tay-Kia et fondateur de la dynastie), et résolut d’y tenir le jeune souverain afin de l’obliger à écouter ses instructions. Voici comment Y-Yn s’y prit : il annonça au jeune empereur qu’il fallait aller au tombeau de son aïeul faire des cérémonies funèbres ; Tay-Kia ne fit aucune difficulté de s’y rendre, persuadé qu’il reviendrait bientôt. Mais les premières cérémonies achevées, Y-Yn lui fit entendre que, suivant la coutume des anciens, le deuil devait durer trois ans, et qu’il ne pouvait se dispenser de suivre cette loi. Tay-Kia y consentit. Y-Yn commença par interdire tout commerce entre Tay-Kia et les sociétés qui le perdaient. Alors il lui donna des leçons sur les obligations d’un prince à l’égard de son peuple et à l’égard de lui-même. Le ministre continua ses instructions, chaque jour, pendant trois années ; il réussit à changer entièrement le jeune empereur et à le rappeler à la vertu. » — Voir la biographie de Y-Yn au vol. III des Mémoires sur les Chinois.
L’empereur, nommé ici Tchang-Y-Wang (le roi de la ville de Tchang, du nom de l’endroit où il se retira), est Liéou-Ho, le huitième des Han, qui monta sur le trône l’an 74 avant notre ère. Son ministre Ho-Hwang s’appuya, pour le déposer, sur l’exemple de Y-Yn.
Le texte dit : « Mais un cavalier, brandissant sa lance, se mit à caracoler à l’entrée du jardin, hors de la porte. »
Cette cuirasse paraît être celle qui est représentée en regard de la page 373 du vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, sous le no 133. L’explication la désigne ainsi : Cuirasse à l’imitation de la peau de l’animal appelé ny (et qui ressemble, dit-on, au lion). Suit un grand détail des procédés qui servent à la fabrication de ce genre de cuirasse fort légère et à l’épreuve du trait. L’époque des Tang étant très-postérieure à celle des faits rapportés dans le San-Koué-Tchy, peut-être faut-il traduire Tang-Ny comme un nom propre de deux caractères.
Une province du dehors doit s’entendre ici d’une province située au delà du territoire que l’on considérait comme le domaine de l’empereur. Ce domaine impérial était censé de mille lys carrés, environ cent lieues. — Voir la figure qu’en a donnée M. Pauthier dans la Chine, page 52.
Il semble que les camps des Chinois étaient, sous certains rapports, organisés comme ceux des Grecs. On peut s’en convaincre par le passage suivant d’Hérodote, Calliope, § 43. « Après que Mardonius eut interrogé les officiers de son armée sur les oracles… la nuit vint et l’on posa des sentinelles. Elle était déjà bien avancée, un profond silence régnait dans les deux camps, lorsque Alexandre, fils d’Amyntas, général et roi des Macédoniens, se rendit à cheval vers la garde avancée des Athéniens et demanda à parler à leurs généraux. Les sentinelles coururent avertir ceux-ci qu’il venait d’arriver au camp des Perses un homme à cheval… »
Le dragon, adopté comme emblème par les empereurs de la Chine, est un animal fabuleux dont le Dictionnaire de l’Académie, rédigé sous le règne de Kang-Hy, donne la description suivante : Il est le plus grand des reptiles à pieds et à écailles ; il peut se rendre obscur ou lumineux, subtil et mince ou lourd et gros ; se raccourcir, s’allonger, comme il lui plaît. Au printemps, il s’élève vers les cieux ; à l’automne, il se plonge dans les eaux. Il y a le dragon à écailles, le dragon ailé, le dragon cornu, le dragon sans cornes ; enfin le dragon roulé sur lui-même, qui n’a point encore pris son vol dans les régions supérieures. — Kang-Hy, au caractère Long ; et aussi le tome I des Mémoires sur les Chinois.
Le sens précis de ce passage, suivant la version mandchou, est celui-ci : « C’est à cause de Ting-Youen que je suis resserré dans une position sans issue. »
Une armée chinoise se compose ou de trois corps, celui de droite, celui de gauche et celui du centre, ou de cinq corps, c’est-à-dire des trois que nous venons de désigner auxquels s’ajoutent l’avant-garde et l’arrière-garde. Dans les deux cas, le général en chef commande la division du centre, appelée souvent la grande division, et c’est là que se trouve sa tente.
Il faut ajouter : » Ting-Tcho avait rassemblé ses troupes pour attendre le résultat de la mission de Ly-Sou. »
Tchéou-Kong était frère de Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou (1122 avant notre ère) ; nommé par celui-ci gouverneur de l’Empire pendant la minorité de son neveu Tching-Wang, il mit toute son ambition à préparer pour la Chine un règne glorieux. Après les obsèques de Wou-Wang, il fit prendre le bonnet à Tching, alors âgé de quatorze ans, le conduisit dans la salle des ancêtres, l’invita à monter sur le trône et lui adressa les conseils que voici : « Un souverain doit, autant qu’il peut, donner un libre accès au peuple auprès de sa personne, et en éloigner tous les flatteurs. Souvenez-vous, prince, de bien employer votre temps, de mépriser les richesses, de n’avoir près de vous que des gens vertueux et sages, de n’accorder des emplois qu’aux gens de talent et de mérite. »
Tching-Wang régna trente-sept ans et fut un grand prince ; les auteurs chinois aiment à citer son nom à côté de celui de Tchéou-Kong.
Le texte mandchou dit avec plus de justesse : « Élever le second fils de Ling-Ty aux dépens de l’ainé, » qui était véritablement l’héritier présomptif.
Il faut lire : « Ceux qui manqueraient à l’appel auraient la tête tranchée. »
Tong-Tcho ayant fait descendre le jeune prince de dessus l’estrade, le fit se retourner vers celui qui s’y était assis à sa place et le força de s’agenouiller comme un sujet, le contraignant ainsi à rendre hommage le premier au nouveau souverain.
Il faut joindre les deux membres de phrase : « Ceux qui voudraient enfreindre cet ordre sévère seraient punis de mort, etc… »