Histoire des Trois Royaumes/I, I
CHAPITRE PREMIER.
I[1]
[Année 168 de J.-C] Hiao-Hiouan-Ty, empereur de la dynastie des Han-Postérieurs, étant mort, son fils, Hiao-Ling-Ty, âgé seulement de douze ans, monta sur le trône. À cette époque, le général en chef des armées, Téou-Wou, le tuteur du jeune monarque, Tchin-Fan et le général de l’infanterie, Hou-Kwang, remplissaient à la cour les fonctions de ministres. Au neuvième mois, à l’automne, deux eunuques, Tsao-Tsie et Wang-Fou, s’étant emparés du pouvoir, dirigèrent l’empire au gré de leurs caprices. Téou-Wou et Tchin-Fan formèrent le dessein de faire mourir les favoris, mais le secret de leur conspiration fut découvert et ils périrent eux-mêmes sous les coups de leurs adversaires ; alors toute l’autorité passa aux mains des eunuques.
[Année 169 de J.-C.] Le quinzième jour du quatrième mois de la seconde année Kien-Ning (de la tranquillité établie), l’empereur ayant assemblé les grands dans la salle d’audience dite Ouen-Te (de la vertu sincère), allait s’asseoir sur le trône, lorsqu’à l’angle de l’appartement il s’éleva un grand tourbillon et on vit un serpent bleu, long de vingt mesures de dix pieds, suivre en rampant le haut de la poutre principale, puis descendre comme s’il eût volé, et se glisser sur le siège impérial. Dans sa frayeur, le jeune prince tomba évanoui ; les officiers placés à ses côtés se précipitèrent pour lui porter secours ; les mandarins civils et les mandarins militaires furent si troublés, qu’ils s’entre-choquèrent et roulèrent pêle-mêle sur le parquet ; mais le serpent disparut à l’instant même.
Peu de temps après, le tonnerre gronda avec violence ; il tomba une grosse pluie mêlée de grêle qui ne cessa que vers le milieu de la nuit ; dans l’enceinte de la capitale orientale (à Lo-Yang) elle détruisit environ mille maisons.
[Année 171 de J.-C.] Le 2e mois de la 4e année Kien-Ning, on ressentit un tremblement de terre dans la province de Lo-Yang ; tous les murs de la capitale s’écroulèrent. Les eaux de la mer s’étant élevées envahirent quatre villes du littoral, Teng, Lay, Y et Ni ; cette inondation balaya les habitants et les entraîna dans l’océan. L’empereur discontinua de donner aux années de son règne le nom de Kien-Ning et y substitua celui de Hy-Ping (de la paix qui pénètre de tous côtés). Puis, comme il y eut des révoltes parmi les peuples des frontières, cinq ans après, la dénomination de Hy-Ping fut remplacée par celle de Kwang-Ho (de la concorde manifestée). Cette même année-là, les poules chantèrent comme des coqs.
[Année 178 de J.-C.] La première année Kwang-Ho, le 1er jour du 6e mois, un esprit de couleur noire, long de cent pieds, se glissa en volant dans la même salle dite Ouen-Te. Au 7e mois, un arc-en-ciel parut dans la chambre de l’empereur ; le sommet du mont Ou-Youen s’écroula, et des présages sinistres de toute espèce se manifestèrent. L’empereur, épouvanté, se hâta de convoquer, à la porte du palais dite Kin-Chang, tous les grands dignitaires, Yang-Sse et les autres. Il les interrogea sur les causes de ces calamités, de ces prodiges menaçants, et sur les moyens de les faire cesser.
Yang-Sse répondit par le discours suivant :
« Votre sujet a appris dans le Tchun-Tsieou cette vérité : Lorsque le Ciel envoie son arc lumineux, le monde s’inquiète ; entre les quatre mers, il y a des troubles. Voici de plus qu’une période de quatre cents ans est près de s’accomplir. Aujourd’hui, les femmes et les eunuques s’emparent à l’envi de la direction des affaires de l’État ; l’éclat du soleil et de la lune est obscurci. Au bas de la porte Hoang-Tou (dans l’intérieur du palais) les favoris ont appelé des gens sans mérite ; ils ont récompensé avec des places et des honneurs, ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents. En moins d’un mois, ils ont distribué tous les emplois à leurs créatures. L’un, Yo-Song, est devenu président du conseil ; l’autre, Jin-Tchy, moniteur impérial. Hy-Kien, Liang-Kouo, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et par les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs. Ceux qui occupaient un rang et un emploi dans l’État ont été relégués loin de la cour et réduits à labourer la terre. Ceux qui avaient toujours à la bouche les sentences des saints empereurs Yao et Chun, ceux qui marchaient dans la voie tracée par les anciens Sages, on les a rejetés dans la classe du peuple, on ne leur accorde plus aucun emploi. N’est-ce pas changer son bonnet pour ses souliers, mettre la vallée à la place de la colline !
« Aujourd’hui le Ciel auguste, dans sa bonté, manifeste ces présages à la terre pour lui donner un avertissement.
« Le livre des Tchéou dit aussi : Quand le Fils du Ciel voit des présages, il s’applique à renouveler sa vertu ; quand les princes feudataires voient des présages, ils s’appliquent à bien gouverner leurs royaumes ; quand les grands vassaux, qui ont sous leur dépendance douze mille familles, voient des présages, ils s’appliquent à bien régir leurs principautés ; quand les hommes du peuple voient des présages, ils s’appliquent à se corriger de leurs défauts. Sire, chassez ces serviteurs dépravés et artificieux ; appelez à vous tous les hommes recommandables. Déchirez ces ordonnances ; révoquez ces nominations ; coupez court à une vie d’inaction et de plaisir. En cherchant à faire briller au loin la majesté du Ciel, vous pourrez amener la cessation de ces fâcheux pronostics. »
À son tour, Tsay-Yong, membre du conseil impérial, prit la parole et dit :
« Après avoir médité avec la plus profonde attention, votre sujet expose humblement que tous ces présages annoncent la fin de la dynastie. Le Ciel a aimé et protégé d’une manière toute spéciale les grands Han. Aussi des présages, des signes extraordinaires ont été manifestés pour les avertir du châtiment qui se prépare. Le Ciel a voulu provoquer l’attention du prince des hommes, afin que, rentrant en lui-même, il évitât les dangers dont il est menacé et retrouvât le repos. L’arc-en-ciel s’abaissant sur la chambre impériale, les poules qui chantent comme des coqs, sont autant d’avertissements qui se rapportent à l’intrusion des femmes dans les affaires de l’État. Votre nourrice, Tchao-Yao, a le rang de princesse dans l’Empire ; l’intendant de votre palais Yang-Lo, Ho-Yu est un homme fourbe et artificieux. Réfléchissez bien à ces choses, car assurément elles sont un sujet de chagrin pour le royaume. Tchang-Hao, Wei-Tchang, Tchao-Hiuen, Kou-Cheng, voilà maintenant vos favoris ; réfléchissez que ces hommes sans mérite peuvent causer la perte de la dynastie. J’expose humblement encore que Kouo-Sy, Kiao-Hiuen, Liéou-Tchong, que tous ces mandarins pleins de droiture, ces vieillards sincèrement vertueux doivent diriger le conseil. Les grands mandarins, conseillers suprêmes, sont les bras et les jambes du souverain ; il ne convient pas de recevoir les ordres d’hommes méprisables, de maltraiter et d’opprimer les hauts dignitaires.
« Votre sujet espère que Votre Majesté supportera ces remontrances et mettra un terme à ces abus. Tous les mandarins qui approchent l’empereur doivent changer de conduite ; car, si les hommes sortent d’eux-mêmes de la mauvaise voie, les présages et les calamités cesseront d’eux-mêmes aussi. Lorsque la voie du ciel n’est pas suivie dans toute sa largeur, les génies et les esprits s’abstiennent d’accorder le bonheur à l’Empire.
« Quand le prince et le sujet agissent l’un et l’autre sans attention, l’un est empêché de faire connaître ses volontés aux inférieurs, l’autre est menacé du danger de se perdre. Votre sujet espère que vous pèserez attentivement les observations de sa requête, et que vous ferez en sorte que les mandarins pleins de fidélité ne soient pas en butte aux machinations des pervers…
En entendant cette requête, l’empereur poussa un profond soupir, et comme il se levait pour ôter ses habits de cour, l’eunuque Tsao-Tsie, qui s’était tenu dans un appartement retiré, épiant l’assemblée, alla secrètement avertir ses collègues de ce qui s’était dit ; l’affaire se divulgua bien vite, et tous les grands perdirent la vie. (Cent des plus éminents personnages de l’Empire et sept cents mandarins furent mis à mort.) Cependant un eunuque, nommé Liu-Kiang, qui aimait Tsay-Yong à cause de ses talents, obtint sa grâce de l’empereur et lui sauva la vie.
La cour était alors livrée aux intrigues de dix eunuques[2] ; tous les emplois, toutes les faveurs se distribuaient aux créatures de ces dix courtisans ; l’empereur, subjugué, voyait en eux les maîtres dont il devait suivre les conseils. Aussi, jouissant d’un libre accès près du monarque, ils ne redoutaient personne, et faisaient de leurs hôtels particuliers autant de petites cours.
[Année 184 de J.-C] Ling-Ty venait de changer une fois encore le nom des années de son règne ; on entrait dans un cycle nouveau ; ce fut alors que parurent, dans la petite ville de Kuu-Lou, trois frères, Tchang-Kio, Tchang-Liang et Tchang-Pao. L’aîné n’avait fait aucune étude, mais un jour (dit la légende) qu’il cueillait des plantes médicinales sur la montagne, il rencontra un vieillard aux yeux brillants, à la chevelure flottante comme celle d’un jeune homme, appuyé sur un bâton fait d’une tige de la plante ly, qui l’ayant invité à entrer dans une caverne, lui présenta les trois volumes d’un ouvrage de la secte des Tao-Sse, dont le titre était : Recettes magiques et Talismans pour arriver à la grande quiétude. Puis il dit à Tchang-Kio : « Appliquez-vous à l’étude de la doctrine de Lao-Tseu et recevez du Ciel la mission de convertir les hommes ; sauvez par toute la terre la génération présente ; les désirs multipliés et désordonnés du cœur sont la source positive de toutes les afflictions ! » Après s’être fait connaître sous le nom de l’immortel de Nan-Hoa (qui préside aux fleurs dans les régions du Sud), il disparut, emporté par le tourbillon léger d’une brise adoucie. Muni du livre mystérieux, Tchang-Kio l’étudia si bien jour et nuit que bientôt il put commander aux vents et à la pluie ; il prit alors le nom du Tao-Sse de la grande quiétude.
[Année 184 de J.-C] Dans les premiers jours de cette même année, une épidémie terrible étendit ses ravages partout l’Empire[3] ; à l’aide d’une eau sur laquelle il répétait des paroles magiques, Tchang l’illuminé guérissait les malades ; ses prodiges le firent surnommer le très-saint Docteur. Tous les affligés, il les appelait près de lui, et après qu’ils lui avaient avoué leurs fautes, il les ramenait au repentir et les convertissait à la vertu. Bientôt il compta cinq cents disciples, et leur nombre augmenta d’une manière extraordinaire, car il parcourait l’Empire à la manière des ascètes en guérissant sur son chemin. Alors Tchang établit ses adeptes dans trente-six endroits différents ; leurs plus grandes réunions étaient de dix mille, les plus petites de six à sept mille ; et dans chacune de ces écoles, il y avait des maîtres qui semaient, à l’instigation de Tchang, cette prophétie mensongère : « Le ciel gris est mort, le ciel jaune va paraître ; la dynastie des Han s’éteint, une autre va la remplacer ; le nouveau cycle sera pour le monde une ère de bonheur ! »
Tchang ordonna même au peuple de tracer sur les portes des maisons avec de la craie les deux mots Kia-Tseu (qui expriment la 1re division du cycle), et bientôt ils furent écrits dans les marchés des villes grandes et petites, sur les portes des tribunaux des districts, et sur celles des temples et monastères de la secte des Tao-Sse. La population entière de huit districts[4] le saluait du titre de très-saint Docteur qu’il s’arrogeait lui-même.
Désireux de se faire des partisans jusqu’à la cour, Tchang-Kio chercha à gagner l’amitié de l’eunuque Fong-Su au moyen de magnifiques présents en argent et étoffes précieuses qu’il lui envoya par Ma-Youen-Y, l’un de ses principaux adeptes ; cela fait, il délibéra avec ses deux frères : « Le plus difficile, c’est d’avoir pour soi l’affection du peuple, disait-il ; désormais, le peuple est pour moi ; si je ne profite pas d’une si belle occasion pour m’emparer du trône, j’aurai éternellement lieu de m’en repentir ! — Nous avons aussi la même pensée, répondit Liang ! » Et aussitôt ils firent une bannière aux couleurs impériales, et fixèrent aux cinq premiers jours du 3e mois le soulèvement général de tous les illuminés. Mais un disciple du nom de Tang-Chéou, chargé de remettre une lettre à l’eunuque complice, était allé tout dénoncer au tribunal de l’empereur ; le premier émissaire eut la tête tranchée, et Fong-Su fut jeté en prison[5].
Déjà le général en chef Ho-Tsin avait reçu l’ordre de rassembler les troupes ; de son côté Tchang-Kio se voyant découvert leva l’étendard de la révolte. Les trois frères eurent chacun un corps d’armée ; Tchang-Kio prit le titre de général du ciel ; Liang, celui de général de la terre ; et Pao, celui de général des hommes[6].
« Le temps accordé par le ciel à la dynastie des Han touche à sa fin, disait Tchang-Kio au peuple soulevé ; le grand saint a paru, obéissez tous à la volonté divine et suivez la vraie doctrine pour jouir des bienfaits de la grande quiétude ! » De toutes parts, la foule coiffée de bonnets jaunes se pressait sur ses pas et se révoltait à sa voix. Au nombre de quatre à cinq cent mille, les illuminés traversaient districts et provinces en mettant tout à feu et à sang ; devant ce fléau, les magistrats quittaient leurs postes et fuyaient de bien loin ; mais le général en chef, Ho-Tsin, insistait auprès de l’empereur pour que sa majesté envoyât rapidement l’ordre de se tenir sur tous les points prêt à la défense, afin de pouvoir remporter la victoire sur les rebelles. Déjà il avait dépêché Lou-Tchy, Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsusen, commandants militaires, qui marchaient avec trois divisions de bonnes troupes.
Cependant le premier corps d’armée des rebelles, celui que commandait Tchang-Kio en personne, avait pénétré dans le district de Yen ; un des commandants subalternes du canton, nommé Tséou-Tsing, alla trouver Liéou-Yen, général de la province. Cet officier originaire de King-Ling dans le Kiang-Hia, surnommé Kun-Lang, descendait d’un ancien roi de Han (Lou-Kong-Wang), aïeul de la famille régnante. Les deux chefs délibèrent ; l’ennemi approche, comment faire pour le repousser ! — « Écoutez, dit Tséou, un ordre de Sa Majesté enjoint de détruire partout les rebelles ; pourquoi l’illustre général n’appellerait-il pas sous les drapeaux ceux qui peuvent servir la cause impériale ? » Cet avis plut à Liéou ; une proclamation fut immédiatement affichée dans tout le canton ; elle invitait les soldats fidèles à prêter aux commandants le secours de leurs bras.
Distribuée aussi dans le petit village de Léou-Sang (district de Tcho-Hien), cette proclamation en fit sortir un homme héroïque, Liéou-Pey (surnommé Hiuen-Té). Fort peu épris de l’étude des livres, mais passionné pour la chasse et les exercices du cheval ; plein de goût pour la musique ; aimant les beaux vêtements, parlant peu, poli envers tout le monde, ne manifestant jamais ni folle joie ni noir chagrin, recherchant l’affection des gens de bien, doué d’une haute portée d’esprit, Liéou-Pey joignait à ces qualités morales une stature gigantesque, des proportions athlétiques, un extérieur singulièrement remarquable. Il était arrière-petit-fils, à la neuvième génération, de l’empereur King-Ty, de la dynastie régnante. Ayant perdu fort jeune son père qui occupait une petite magistrature, sa mère lui restait, à laquelle il témoignait le respect filial prescrit par la loi ancienne. Désormais pauvre, Hiuen-Té gagnait sa vie à vendre des souliers, à confectionner des nattes[7].
Nous omettrons divers pronostics qui, dès son enfance, firent pressentir en lui un homme appelé à de hautes destinées. À l’époque où nous le voyons paraître, il avait vingt-huit ans. Cette proclamation, il la lut, soupira, et prit la route de sa maison ; mais derrière lui il entendit une voix qui disait : « Ô jeune homme ! si vous ne voulez pas employer vos forces au salut de l’Empire, pourquoi soupirer ainsi ! » Hiuen-Té se détourne, regarde, et voit un homme athlétique aussi, terrible dans tous ses traits, si extraordinaire qu’il le suivit. Cet inconnu avait la tête du léopard, les yeux ronds, le front de l’hirondelle, la barbe du tigre, la force du cheval lancé au galop ; il rentre avec lui dans le village, et il sait bientôt que son nom est Tchang-Fey, son surnom Y-Té ; ancien habitant du pays, cultivateur, marchand de vin et boucher, il aimait à se lier avec les gens robustes comme lui.
« Pourquoi soupiriez-vous devant cette pancarte ? demanda-t-il à Hiuen-Té. — Hélas ! répondit celui-ci, je descends de la famille impériale (et il déclina ses noms) ; j’apprends la révolte des Bonnets-Jaunes, leurs brigandages ; les balayer de la surface de la terre serait mon plus grand désir ; je raffermirais ainsi la dynastie chancelante ; mais, seul, que puis-je faire ? rien, et je soupire. — Unissons-nous, dit le paysan ; j’ai mes garçons de ferme, et avec eux nous pouvons faire quelque chose ; qu’en dites-vous ? »
Enchanté de l’idée, Hiuen-Té était entré dans une taverne avec son nouvel ami, lorsqu’il aperçut à la porte un homme de haute taille qui descendait d’un petit chariot : « Garçon, dit l’étranger en s’asseyant sur un banc de bois de mûrier, vite à boire, je vais aller me joindre aux troupes du district, et je n’ai que le temps. »
Hiuen-Té regardait cet homme fort grand, remarquable par sa barbe longue de près de deux pieds, par son visage rouge comme le bois du jujubier, par ses lèvres colorées comme le vermillon, par ses yeux semblables à ceux du phénix, par ses sourcils pareils à ceux du ver à soie endormi. Sa physionomie était extraordinaire, son aspect terrible. Il s’assied à ses côtés et apprend de lui que son nom est Kouan-Yu, son surnom Tchang-Seng, mais il l’avait changé en celui de Yun-Tchang. Kouan-Yu était né fort loin de là, à Kiay-Léang, à l’est du fleuve Jaune ; mais comme il avait tué dans son pays un homme violent qui tyrannisait ses voisins, il se trouvait réduit à mener depuis cinq ou six ans une vie errante. Ce jour-là, ayant eu connaissance de l’avis qui appelait aux armes les hommes de bonne volonté, pour détruire les Bonnets-Jaunes, il voulait y répondre.
Hiuen-Té se hâta de lui découvrir ses propres desseins ; et tous les trois, pleins de joie, ils allèrent de compagnie à la ferme de Tchang-Fey. Là, ils causèrent des affaires de l’Empire. Les deux nouveaux venus saluèrent Hiuen-Té du titre de frère aîné (ils étaient plus jeunes que lui), puis Fey fit cette proposition : « Derrière ma ferme il y a un petit jardin de pêchers, les fleurs sont épanouies ; allons-y demain immoler au ciel un cheval blanc, à la terre un bœuf noir, et jurons de rester comme trois frères, unis à la vie et à la mort ! Qu’en dites-vous ? »
Ce projet plut beaucoup aux trois nouveaux amis ; le sacrifice fut offert ainsi qu’ils en étaient convenus ; ils partagèrent des monnaies d’or et d’argent, immolèrent un bœuf noir et un cheval blanc, déposèrent les morceaux des victimes sur la terre ; puis, après avoir brûlé des parfums et s’être prosternés deux fois, ils firent le serment d’être frères, de se soutenir mutuellement, de se secourir dans le péril, de défendre l’empire et de protéger le peuple : quoiqu’ils ne fussent nés ni la même année ni le même jour, ni à la même heure, ils devaient mourir au même instant. Le ciel, roi des immortels, la terre, reine des esprits, avaient lu dans leurs cœurs ; celui qui trahirait son serment et la bonne cause s’engageait à périr sous les coups de la vengeance divine et humaine.
Après ce serment Hiuen-Té fut salué l’aîné, Kouan-Yu et Tchang-Fey, selon leur âge, devenaient l’un le cadet, l’autre le plus jeune des trois frères. Ces cérémonies et ces politesses achevées, ils allèrent ensemble (fidèles au respect que l’on doit à la vieillesse) faire une visite à la mère de Hiuen-Té.
Cependant trois cents jeunes gens de la contrée s’étaient joints à eux ; ils reçurent dans ce même jardin des pêchers une distribution de vin. Le lendemain on trouva de quoi s’armer ; mais les chevaux manquaient. Au milieu de cette perplexité, on vint annoncer que deux étrangers escortés de dix serviteurs arrivaient à la ferme, conduisant avec eux une belle troupe de chevaux. « Le ciel vient à notre aide, s’écria Hiuen-Té. accomplissons donc de grandes choses ! « C’étaient des marchands de Tchong-Chan que la révolte des Bonnets-Jaunes forçait à reprendre le chemin de leur pays, sans avoir pu aller dans le nord vendre leurs chevaux. Hiuen-Té les pria d’entrer dans la ferme, les traita fort bien, et leur fit part de la résolution prise en commun, de repousser la rébellion pour secourir la dynastie menacée, et d’arracher le peuple à tant de misères.
Enchantés de cette résolution, les deux marchands donnèrent à Hiuen-Té cinquante chevaux de choix, une grosse somme d’argent, et une grande quantité d’acier ; celui-ci, avec le secours d’ouvriers habiles, fit confectionner pour lui un sabre à deux tranchants, un cimeterre recourbé en forme de faux pour Kouan, et pour Fey une lourde lance. Chacun d’eux compléta son armure par un casque et une cuirasse ; ces préparatifs achevés, ils allèrent à la tête de cinq cents jeunes volontaires trouver l’officier Tséou-Tsing qui les conduisit près de Liéou-Yen le commandant du district. Celui-ci les accueillit avec transport, quand il sut et leurs noms et ce qui les amenait vers lui. « Voilà un descendant des Han, s’écria-t-il en entendant le nom de Liéou (c’était celui de la famille régnante que portait Hiuen) ; s’il a le moindre mérite, il devra être appelé à des emplois honorables ! » Après avoir reconnu que Hiuen-Té et lui descendaient de deux branches d’une même famille, il disposa ses cavaliers en bon ordre.
À ce moment, des éclaireurs vinrent annoncer qu’un corps de cinquante mille Bonnets-Jaunes ayant à leur tête Tching-Youen-Tchy (disciple et lieutenant de Tchang-Kio) s’approchait de la ville de Tcho-Tchéou. Le commandant de la garnison rassembla vite ses chevaux et son infanterie ; Tséou-Tsing eut ordre de se porter en avant pour engager le combat, et les trois chefs de volontaires, ivres de joie, s’élancèrent à cheval.
II[8].
[Année 184 de J.-C.] À la tête de ses cinq cents hommes, Hiuen-Té arrive au pied du mont Ta-Hing et se trouve en face des rebelles ; il range aussi son armée en bataille ; Kouan est à sa gauche, Fey à sa droite ; tous les trois ils s’élancent au galop et provoquent les Bonnets-Jaunes par des paroles injurieuses : « Brigand, qui portes les armes contre l’empereur, viens, rends-toi ! » — leur chef Tching-Youen, plein de fureur, envoie au-devant des volontaires son lieutenant Teng-Méou ; mais, Fey, l’œil enflammé, se jette sur lui avec sa lourde lance et lui perce le cœur ; le rebelle tombe mort. À cette vue, Tching lui-même fouette son cheval en brandissant son cimeterre ; il veut se saisir de Tchang-Fey, lorsque Kouan-Yu (fidèle à son serment) fait voltiger son sabre et se jette dans la mêlée. Dès qu’il l’aperçoit, le chef rebelle perd sa force et son courage ; il ne peut même pas même se défendre, et tombe à son tour coupé en deux par le glaive recourbé de son adversaire. À cette vue les Bonnets-Jaunes abandonnent leurs armes ; un grand nombre d’entre eux se rend à discrétion ; plusieurs milliers de vaincus sont décapités.
Les trois petits corps d’armée retournèrent après cet exploit près du chef de la garnison Liéou-Yen, qui vint à leur rencontre et leur distribua des récompenses. Mais déjà des éclaireurs, arrivés de Tsing-Tchéou, apportaient une lettre par laquelle le gouverneur de cette place donnait avis que les rebelles le tenaient assiégé ; il allait être obligé de se rendre, s’il n’était bientôt secouru.
« Que faire ? dit Liéou-Yen. — Courir le délivrer, répondit Hiuen-Té, » et le commandant de Yen-Tchéou fit partir cinq mille hommes sous les ordres du fidèle Tséou-Tsing son lieutenant ; alors aussi Hiuen-Té se mit en marche accompagné de ses deux frères d’adoption. Bientôt parurent les rebelles, les cheveux épars, le haut de la tête couverte d’une pièce de taffetas jaune ; ils avaient pris pour devise les huit kouas, comme symbole de la vertu divinatoire de leurs chefs. Dès que la petite armée libératrice se montra, ils se séparèrent et la chargèrent en désordre ; elle était trop faible pour lutter avec avantage ; aussi Hiuen-Té battit en retraite à la distance de trois milles, et là il établit son camp.
« Nous ne sommes pas assez forts, dit Hiuen-Té à ses deux amis, usons de stratagème ; prenez chacun mille hommes et allez vous embusquer des deux côtés de la montagne. » Le lendemain, Hiuen-Té et Tséou-Tsing s’avancèrent avec leur monde en battant la charge, et pareils à des flots débordés, les brigands se ruèrent sur eux à grand bruit. Hiuen-Té recula ; puis, quand l’ennemi se fut engagé jusqu’au de-là de la montagne, tout d’un coup il frappa le tambour d’airain, c’était le signal convenu ; les deux divisions sortirent à la fin de leur embuscade, et celle qui battait en retraite fit volte-face. Pris à l’improviste, attaqués de trois côtés, les Bonnets-Jaunes furent mis en pleine déroute, et s’enfuirent jusque sous les murs de la ville assiégée.
Le gouverneur militaire, Kong-King, qui y était enfermé, profita de l’occasion pour faire une sortie, et les rebelles, taillés en pièces, furent bientôt contraints de lever le siège. Des présents en vivres offerts par le commandant de la ville délivrée furent la récompense de cette victoire.
L’auxiliaire de Hiuen-Té, Tséou-Tsing, voyant sa mission terminée, voulut retourner près de son chef, le gouverneur de Yen-Tchéou, mais Lou-Tchy était aux prises avec le général en chef des révoltés Tchang-Kio lui-même, dans le pays de Kwang-Tsong. Dès qu’il le sut, Hiuen-Té voulut joindre ses troupes à celles de l’ancien maître dont il avait suivi les leçons en compagnie de Sun-Tsan, pour écraser l’ennemi. Cependant les cinq cents hommes de son village furent les seules forces dont il put disposer. Tséou se retira avec les cinq mille soldats de sa division ; d’abord, les vivres nécessaires n’étaient pas à sa disposition, et puis il ne voulait pas prendre sur lui de faire marcher son monde.
Arrivés au camp de Lou-Tchy, les trois amis devenus frères rangèrent leurs troupes en attendant qu’on avertît le général ; celui-ci les fit entrer dans sa tente où il les reçut avec politesse ; mais quelle fut sa joie, quand il apprit de leur bouche qui ils étaient, ce qu’ils avaient fait déjà, et ce qu’ils voulaient faire encore ! Il choisit Hiuen-Té pour inspecteur de ses propres gardes.
Cependant, le chef de la révolte était là avec cent cinquante mille hommes, et Lou-Tchy ne pouvait leur en opposer que cinquante mille ; quoique plusieurs fois victorieux, il était incertain du succès ; aussi appela-t-il Hiuen Té : « Je vois ici les rebelles rassemblés, lui dit-il ; mais Tchang-Kio n’est pas soutenu par ses deux frères ; ils sont dans le Yng-Tchouen, aux prises avec Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsuen. Je vous donne mille hommes, allez à travers le pays recueillir des nouvelles, et, à jour nommé, nous tomberons sur les brigands ! » Hiuen-Té partit en compagnie de Kouan et de Fey, muni d’une lettre, et il s’achemina jour et nuit vers Yng-Tchouen, où se trouvaient Fou-Song et Tchu-Tsuen.
Or, ces deux commandants avaient déjà, à la tête des troupes impériales, livré aux Bonnets-Jaunes un glorieux combat. Ceux-ci, contraints de reculer jusqu’à Tchang-Che, étaient allés camper au milieu de grandes herbes. Hwang et Tchu les tenaient bloqués ; ils résolurent de profiter d’un grand vent pour incendier le camp ennemi : chaque soldat eut ordre d’apporter une charge d’herbe sèche, et le soir, la brise soufflant avec violence, Hwang fit partir en avant quelques hommes choisis qui purent, à la faveur des ténèbres, se glisser près des retranchements et y mettre à la fois le feu en dedans et en dehors ; à la seconde veille de la nuit, l’incendie étant allumé, les deux généraux sortirent avec leurs divisions en battant la charge et se précipitèrent sur les palissades. La flamme montait jusqu’au ciel ; les brigands étaient sans armes, leurs chevaux sans brides ni selles ; dans leur frayeur, ils se mirent à fuir éperdus, et on en fit un massacre qui dura jusqu’au jour.
Tchang-Liang et Tchang-Pao se retiraient avec les débris de leur armée, lorsqu’ils se trouvèrent face à face avec une troupe de cavaliers, portant une bannière rouge, qui leur barra le chemin. Au milieu de leurs rangs paraissait un guerrier haut de sept pieds ; il avait les yeux perçants et les cheveux longs, et remportait autant sur les autres hommes par sa force physique que par les ressources extraordinaires de son esprit. Son nom était Tsao-Tsao, son surnom Meng-Té[9].
Quand éclata la révolte des Bonnets-Jaunes, on le nomma chef d’une division de cavalerie. Cette fois, à la tête d’un corps de cinq mille hommes, cavaliers et fantassins, il venait au secours des généraux attaqués dans le Yng-Tchouen, et ce fut lui que rencontrèrent dans leur fuite les deux armées des rebelles ; il en fit un horrible carnage ; étendards, chevaux, tambours de cuivre, tout tomba en son pouvoir. Liang et Pao ne purent éviter d’être pris qu’en se battant comme des désespérés. Alors Tsao se rendit près des deux commandants impériaux, qui le récompensèrent de sa victoire par des présents ; puis il s’en retourna, joyeux de son succès, tandis que ceux-ci poursuivaient les fuyards.
Cependant, ignorant ce qui se passait, Hiuen-Té et ses deux amis arrivaient à Yng-Tchouen. De loin ils entendent le bruit du combat, ils voient la flamme de l’incendie illuminant les ténèbres ; en toute hâte ils font avancer leurs troupes ; déjà les brigands étaient en pleine déroute. Hiuen-Té se rend près des deux généraux victorieux et leur explique la position difficile de Lou-Tchy. « Liang et Pao n’ont plus ni crédit ni armée, dirent alors les commandants ; ils vont se jeter dans le Kwang-Tsong sur les traces de leur frère Tchang-Kio. Portez-vous sur ce point en grande hâte ; allez, Hiuen-Té, sans perdre un instant ! »
Et le chef des volontaires, prenant congé des généraux, conduit ses troupes sur le territoire de Kwang-Tsong ; mais au milieu du chemin voilà qu’il rencontre trois cents hommes escortant une litière fermée ; il regarde, c’est Lou-Tchy qu’il avait laissé naguère victorieux des rebelles ! Tout épouvanté, il saute à bas de son cheval, il court interroger Lou-Tchy. « Hélas ! répondit le général disgracié, je tenais Tchang-Kio bloqué ; pour la seconde fois, j’allais le battre, quand il a employé contre moi la magie, et je n’ai pu le vaincre. La cour, impatiente de nouvelles, m’avait envoyé un petit eunuque, qui d’abord m’a demandé des présents ; que pouvais-je donner aux favoris de l’empereur ? à l’armée nous manquons d’argent. L’envoyé m’a gardé rancune, il a prétendu dans ses rapports que l’ennemi était facile à écraser dans le Kwang-Tsong, que je suis resté campé sur une hauteur sans combattre, laissant au Ciel le soin de châtier les rebelles ; enfin, que je ne profite pas de l’ardeur des soldats ; bref, Tong-Tcho, général des troupes impériales, me remplace dans mon commandement et je vais rendre compte de ma conduite aux pieds de l’empereur. »
Ce récit indigna Tchang-Fey, le plus violent des trois amis, et il voulait, par un coup de main, délivrer le général sous lequel il avait combattu, mais Hiuen-Té l’arrêta ; la cour allait juger, comment oserait-il intervenir ? et Lou-Tchy continua sa route au milieu de son escorte.
« Puisque Lou-Tchy n’est plus à la tête de ses troupes, puisqu’elles sont commandées par des hommes nouveaux, dit Kouan, nous n’avons plus rien à faire de ce côté ; le mieux est de retourner dans notre canton. — Soit. » répondit Hiuen-Té. Et ils prirent tous les trois le chemin du pays de Yen. Mais depuis deux jours à peine ils étaient en marche, lorsque, derrière une montagne, ils entendent un grand bruit de voix ; la poussière de la mêlée s’élevait jusqu’au ciel. Tous les trois ils s’élancent au galop, gravissent les hauteurs… une division impériale est en pleine déroute, au loin, à travers les monts et les plaines, ils voient flotter la bannière du premier corps d’armée des rebelles. — C’est Tchang-Kio, c’est le général en chef des Bonnets-Jaunes, s’écrie Hiuen-Té ; courons le combattre, » et ils se précipitent, entraînant leurs soldats après eux.
En effet, vainqueur de Tong-Tcho, le généralissime des Bonnets-Jaunes profitait de son avantage et poursuivait les fuyards, lorsqu’il aperçoit un groupe de cavaliers se ruant sur lui à bride abattue de derrière la montagne. Hiuen-Té s’élance à leur tête ; il a ses amis à ses côtés ; Tchang-Kio est battu, refoulé à cinq lieues de là ; Tong-Tcho, dégagé, revient à son camp. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il à ses libérateurs, quand ils vinrent le saluer. — Des hommes sans grade, ni titre, répondit Hiuen-Té ; » et là dessus, au lieu de les récompenser, il les traita avec tant de dédain, que Fey, plein de colère, indigné d’une pareille ingratitude après le service rendu, voulait se venger de cette insulte et la laver dans le sang du général impérial. Il ne pouvait, à moins que cela, apaiser sa fureur.
III[10].
Tong-Tcho (son surnom Tchong-Yng) avait acquis quelque gloire en battant les Mongols[11], gagnant ainsi le grade de gouverneur du Ho-Tong et de général ; mais c’était un homme hautain et méprisant. Dans son indignation, Fey voulait le tuer ; Kouan-Yu arrêta son bras, et cet emportement lui attira les reproches de Hiuen-Té. Qu’étaient-ils ? Des hommes sans grade, des volontaires, et Tong-Tcho tenait son rang de l’empereur, qui avait mis sous ses ordres tant d’hommes et de chevaux ! lever la main sur lui serait un acte de rébellion. Mais comme ils avaient juré de vivre et de mourir ensemble, si Fey était décidé à ne pas servir sous Tong-Tcho ils se retireraient tous les trois. Le héros irrité affirma que ce départ calmerait sa colère.
Cette même nuit ils partirent donc pour aller rejoindre Tchu-Tsuen, qui les reçut avec de grands égards ; et, réunissant leurs forces aux siennes, ils l’aidèrent à poursuivre Tchang-Pao, chef du troisième corps de rebelles. De son côté, Tsao-Tsao, déjà revenu de l’expédition dans laquelle nous l’avons rencontré, s’était mis sur les traces de Tchang-Liang avec Hwang-Fou, et il avait complétement battu les Bonnets-Jaunes à Kio-Yang.
Les quatre-vingt-dix mille rebelles commandés par Pao qu’il avait déjà défaits, Tchu les bloqua derrière une montagne à laquelle leur chef venait de les appuyer ; puis il ordonna à Hiuen-Té de se porter à l’avant-garde, et les trois volontaires s’élancèrent au galop. Tchang-Pao détacha contre eux son lieutenant, qui commença l’attaque en brandissant un énorme cimeterre ; mais Fey saisit sa lance, fouette son cheval, et au premier coup le rebelle tombe frappé à mort.
Déjà Hiuen-Té avait engagé le combat et traversé les rangs des rebelles, lorsque Tchang-Pao a recours à la magie ; sans descendre de cheval, il secoue ses cheveux, s’appuie sur son sabre, et tout à coup le vent mugit, le tonnerre gronde, le sable vole, les pierres roulent ; une vapeur noire enveloppe l’horizon, des hommes et des chevaux tombent du ciel. Hiuen-Té lui-même, en pleine déroute, harcelé par le chef rebelle, s’éloigne du champ de bataille, mais Tchu-Tsuen qui le voit venir lui crie : « C’est l’effet de la magie : demain nous aurons notre revanche ! » Et ils se préparent à déjouer les sortilèges des Bonnets-Jaunes.
Dès ce jour-là, Kouan et Fey prirent chacun mille hommes et s’en allèrent se cacher des deux côtés de la montagne, vers le sommet ; cinq cents soldats, arrivés sur la cime, y répandent du sang de porc et de mouton avec des immondices, et restent à leur poste. Le lendemain, Tchang-Pao déploie ses bannières, il bat la charge ; Hiuen-Té revêt sa cuirasse, monte à cheval et se précipite au-devant de lui ; tandis que les deux armées luttent avec courage, Pao emploie les mêmes moyens que la veille, et les mêmes effets commencent à se produire. Hiuen-Té fait semblant de fuir ; le chef ennemi le poursuit jusque derrière le sommet de la montagne ; mais là le canon de signal a retenti ; les cinq cents hommes embusqués avaient répandu sur la terre le sang des animaux immolés ; le charme était rompu, car on vit alors paraître dans les airs des hommes de papier, des chevaux de paille qui tombaient pêle-mêle ; les pierres cessèrent de rouler, le sable de voler.
Furieux de voir ses sortilèges victorieusement repoussés, Pao fit reculer ses troupes derrière la montagne ; mais, dans cette retraite, elles furent attaquées de deux côtés par celles que Kouan et Fey y avaient placées en embuscade. Pendant ce temps, Hiuen-Té et le général Tsuen chargèrent en queue ces rebelles qui furent complétement battus. La bannière que portait Tchang-Pao en fuyant au milieu de ses troupes dispersées (et sur laquelle était écrit le titre pompeux de général de la terre) le trahit de bien loin aux regards de Hiuen-Té ; cet intrépide volontaire le joignit d’assez près pour lui percer le bras gauche d’une flèche, et le brigand, emportant le trait dans la blessure, put se sauver jusque dans les murs de Yang-Tching pour n’en plus sortir. Parmi les vaincus, le nombre des morts s’éleva à trente mille, et on ne put compter ceux qui se rendirent.
Les troupes impériales assiégèrent Yang-Tching, et quelques semaines après Tchu-Tsuen envoya savoir des nouvelles de son collègue Hwang-Fou ; les émissaires rapportèrent qu’il avait obtenu sur le chef de la révolte un avantage signalé. Tchang-Kio avait été défait dans plusieurs rencontres successives. Quand l’ordre de la cour arriva qui ordonnait à Hwang-Fou de détruire entièrement les rebelles, leur généralissime n’existait déjà plus ; son second frère, Tchang-Liang, l’avait enterré avec les habits et le bonnet d’empereur.
Sept fois Hwang mit en déroute ce brigand qui commandait encore une forte armée ; après l’avoir enfin tué à Kio-Yang, il s’empressa d’exhumer le corps du chef des Bonnets-Jaunes, et d’envoyer sa tête à la cour. Un grand nombre d’insurgés était mort dans le combat et cinquante mille d’entre eux avaient déposé les armes. Après cette victoire, Hwang-Fou venait de recevoir le grade de général de cavalerie et le gouvernement la province de Ky-Tchéou. Tous les militaires employés dans cette campagne obtinrent de l’avancement. Tsao-Tsao, chef d’une des divisions impériales, fut nommé vice-gouverneur de la province de Tsy-Nan. Ces nouveaux mandarins étaient déjà partis pour le lieu de leur charge.
Ces nouvelles engagèrent Tchu-Tsuen à pousser le siége avec vigueur. Les deux chefs ennemis perdaient chaque jour de leur autorité depuis la mort de leur frère aîné. Tchang-Liang, serré de près dans la ville, fut assassiné par un des siens qui apporta sa tête au camp de Tchu. Celui-ci, voyant le pays pacifié, se hâta de faire partir un exprès pour la cour afin d’y annoncer le succès de la campagne. Déjà l’empereur délibérait sur le grade par lequel il récompenserait de si grands services, lorsque le bruit se répandit rapidement que dans la province de Nan-Yang, trois disciples de Tchang-Kio (Tchao-Hong, Han-Tchong et Sun-Tchong), sous prétexte de venger sa mort, s’étaient mis à la tête de cent mille hommes et commettaient toute sorte de brigandages.
Le grand conseil fit comprendre à l’empereur que Tchu-Tsuen ayant déjà soixante mille hommes sous ses ordres, il fallait le charger de châtier les rebelles. Le souverain suivit ce conseil, et bientôt, d’après ses instructions, le général victorieux ayant rassemblé tout son monde se portait vers Hiuen-Tching, centre de cette nouvelle insurrection. Han-Tchong, envoyé en avant par Tchao-Hong, était prêt à commencer l’attaque ; il attendait Tchu-Tsuen avec ses soldats rangés en bon ordre dans une plaine, ce qui détermina celui-ci à faire cerner la ville du côté du sud et de l’ouest par les trois chefs de volontaires. Ceux-ci chargèrent en battant le tambour, de sorte que Han-Tchong, resté dans la plaine, accourut sur le point menacé, avec ses meilleurs soldats ; depuis le matin jusqu’au milieu du jour Hiuen-Té lutta contre eux, mais les rebelles ne reculaient pas.
Alors, ce fut vers les côtés nord et est de la ville que Tchu se lança avec deux mille hommes de troupes réglées sur lesquelles il pouvait compter ; les brigands, forcés de se retirer, abandonnèrent précipitamment les deux points qu’ils avaient voulu secourir ; Hiuen-Té les prit à revers, les tailla en pièces, et à peine se furent-ils jetés en désordre dans la ville, que Tchu fit quatre divisions de ses troupes pour mieux les assiéger.
Les vivres manquaient dans la place ; un parlementaire vint au nom du chef des rebelles proposer une capitulation, qui fut rejetée malgré les conseils de Hiuen-Té. « Si Kao-Tsou, chef de la dynastie des Han (et c’était un de mes ancêtres), parvint à l’empire, disait-il, c’est qu’il savait tendre la main à ceux qui se rendaient, accueillir ceux qui faisaient leur soumission ; pourquoi ne pas l’imiter ? — L’exemple que vous citez s’applique mal à la circonstance présente, répondit Tchu ; le Ciel ne fait pas naître deux fois les mêmes événements ! À la fin du règne du dernier des Tsin, après l’usurpation de Pa-Wang, l’Empire était en proie à l’anarchie ; le peuple ne savait à qui obéir, on devait le gagner par la clémence en accueillant la soumission des vaincus. Mais aujourd’hui, l’Empire n’est pas divisé, les Bonnets-Jaunes sont seuls en révolte ; leur accorder une capitulation, ce n’est pas s’attirer les gens de bien ; c’est laisser tout l’avantage aux brigands, et ouvrir une nouvelle carrière à leurs excès ; tandis que s’ils succombent, ils n’ont plus qu’à déposer les armes ; croyez-moi, c’est une mauvaise idée que d’abonder ainsi dans leur manière de voir. — Prenez-y garde, reprit Hiuen-Té ; nous les tenons cernés dans cette ville comme dans un cercle de fer ; si on rejette leurs propositions ils combattront en désespérés ; rien ne peut résister à dix mille soldats se levant comme un seul homme, et dans ces murs il y en a bien des fois dix mille, résolus à vaincre ou à mourir ! Ne vaut-il pas mieux retirer nos troupes d’un côté de la ville, attaquer par l’autre ? les rebelles abandonneront la place ; le cœur leur manquera pour combattre, et nous pourrons les prendre au passage. »
Ce dernier avis fut adopté ; les assiégeants cessèrent de cerner la ville du côté de l’est et du sud, pour se porter tous vers la partie opposée ; l’un des trois chefs insurgés, Han-Tchong, se retira en fuyant ; Tchu le poursuivit avec ses trois divisions, le défit et le tua lui-même à coups de flèches : mais pendant que cette armée était en pleine déroute, survinrent les deux autres chefs rebelles qui assaillirent les troupes impériales ; Tchu battit même en retraite devant les forces supérieures de Tchao-Hong, et celui-ci profita de cet avantage pour rentrer dans la ville de Hiuen-Tching.
Campé à trois lieues des remparts, Tchu-Tsuen voulait retourner au combat, lorsque dans l’est il aperçut un groupe de cavaliers qui venait vers lui. À leur tête marchait un homme vigoureux, au visage large, nerveux comme un tigre et musculeux comme un ours. Il se nommait Sun-Kien[12].
À l’époque d’une précédente révolte suscitée par Hu-Tchang, de Oey-Ky (lequel prenait le titre de Hwang-Ty, empereur auguste), il avait, de concert avec le général de cavalerie du canton, rassemblé mille jeunes gens, rejoint les troupes de la province, attaqué le chef des insurgés et tué son fils. Cet exploit, mis sous les yeux de l’empereur par le vice-roi, lui avait mérité le grade plus important de sous-gouverneur de plusieurs districts. Cette fois, à l’apparition des Bonnets-Jaunes, il avait recueilli sous ses drapeaux les jeunes hommes des villages et les marchands ; cette levée, jointe aux troupes réglées de la province, formait un contingent de quinze cents hommes ; il les amenait précisément à Tchu-Tsuen, qui, trop heureux de la rencontre, le détacha vite avec l’ordre d’attaquer la porte sud de la ville : lui-même il devait menacer celle de l’ouest, et Hiuen-Té celle du nord, tandis que la quatrième resterait libre pour engager l’ennemi à fuir.
Dès ce jour là Sun-Kien, le premier à l’assaut, avait tué vingt brigands ; tout fuyait en désordre sous ses pas, quand l’un de leurs chefs, Tchao-Hong, se précipite sur lui au galop et le harcèle ; mais du haut des remparts Sun, d’une main robuste, lui arrache sa lance et le renverse ; puis monté sur le cheval de son ennemi vaincu, il retourne jeter l’épouvante au milieu des rebelles. Leur dernier chef, Sun-Tchong, sort par la porte du nord ; là, il rencontre les volontaires, et ses troupes découragées ne songent plus qu’à fuir : il tombe lui-même percé d’une flèche qu’a lancée Hiuen-Té ; le gros de l’armée impériale se jette sur ses pas et porte le carnage dans les rangs dispersés. Une multitude de rebelles fut massacrée par les troupes victorieuses ; ils jetaient bas les armes par milliers.
Du côté de Nan-Yang, une grande étendue de pays se trouvait pacifiée, et Tchu-Tsuen retourna dans la capitale. Pour prix de ses services l’empereur lui donna le rang de chef d’un corps de cavalerie, avec le titre de vice-roi du Ho-Nan (résidence importante par le siége d’une cour) ; il fit un rapport favorable sur la belle conduite de Sun-Kien et de Hiuen-Té ; mais le premier fut seul récompensé et élevé au grade de général de cavalerie ; il fit donc ses adieux à Hiuen-Té qui n’avait pas comme lui des amis particuliers à la cour.
Cependant, depuis des semaines, mécontents de ne rien obtenir, les trois frères, les trois chefs de volontaires se promenaient au hasard dans les rues de la capitale ; un des membres du grand conseil, Tchang-Kun, passait un jour dans son char ; ils l’accostent et lui exposent leurs griefs. Aussitôt, Kun va trouver l’empereur, et, dans son indignation, il s’écrie : « Sire, ce sont vos dix favoris qui ont causé l’insurrection des Bonnets-Jaunes ; ils vendent les places ; ils oppriment le peuple ; ils ne servent que leurs amis et ne punissent que leurs ennemis. Par eux, l’Empire est plein de troubles ; détruisez-les, Sire ; suspendez leurs têtes aux portes du palais, afin que tout le monde les voie. À ceux qui ont le plus mérité accordez les plus grandes récompenses, les plus importants emplois ; alors d’un bout à l’autre de l’Empire la paix sera rétablie ! »
« Tchang-Kun a menti en face de Votre Majesté, s’écrièrent les dix favoris ; Sire, ordonnez à vos gardes de le chasser de votre présence. » Dans son trouble le conseiller était tombé aux pieds de l’empereur ; mais le prince dit aux eunuques : « Ceux qui ont détruit les Bonnets-Jaunes ont assurément bien mérité, et ils n’ont rien obtenu ! c’est l’indignation causée par une pareille injustice qui a porté Tchang-Kun à s’oublier dans ses paroles. Donc, faites l’appel des familles ; compulsez les registres où les noms sont écrits, et que parmi ceux qui sont dignes de nos faveurs, aucun désormais n’en soit privé. » Hiuen-Té, nommé gouverneur militaire du district de Ngan-Hy (dans le Tchong-Chan, province de Ting-Tchéou), dut se rendre au plus vite au lieu de sa résidence.
Il licencia donc les troupes qui l’avaient accompagné, ne gardant près de lui que ses deux amis avec une vingtaine d’hommes. Un mois après son arrivée dans le district, les affaires étaient parfaitement réglées ; il administra ses subordonnés avec le plus strict désintéressement ; de bandits qu’ils étaient, les habitants devinrent des citoyens paisibles. Kouan et Fey ne quittaient pas le gouverneur ; il partageait avec eux sa table et son logement ; quand il assistait à quelque réunion, ils se tenaient debout à ses côtés, sans le quitter un instant.
Mais quatre mois à peine s’étaient écoulés, et déjà Hiuen-Té apprit que tous les militaires récompensés de leurs services récents, par des grades, venaient d’être rayés de la liste ; et se doutant bien qu’une pareille disgrâce le menaçait lui-même, il alla voir à son passage le magistrat chargé d’inspecter les gouverneurs. Mettant pied à terre avec une politesse empressée, il le salua ; mais pour toute réponse celui-ci, toujours à cheval, lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu. Kouan-Kong étouffait de colère ; il voulait éclater, la crainte cependant l’arrêta, ainsi que Tchang-Fey, qui avait peine à se contenir.
L’inspecteur était descendu à l’Hôtel-des-Postes ; quand il fut assis sur son siége, Hiuen vint se placer humblement devant lui comme un suppliant ; mais le mandarin le laissa bien une heure dans cette posture, et lui dit : « Qui êtes-vous, commandant, quelle est votre famille ? — Je descends de Tsing-Wang de Tchong-Chan, répondit Hiuen ; j’ai gagné mon grade par trente combats contre les Bonnets-Jaunes. » Ces paroles irritèrent le mandarin : « Vous prétendez faussement être allié à la famille impériale, s’écria-t-il ; vous êtes un homme vain, vos services sont fort médiocres ; dès aujourd’hui j’adresse une requête à Sa Majesté ; je veux vous interroger, vous et vos pareils, afin de mettre hors d’emploi les mandarins prévaricateurs et les administrateurs infidèles. »
La réponse de Hiuen-Té fut pleine de modération ; de retour chez lui il consulta le greffier : « Des présents, disait celui-ci ; il faut des présents à l’inspecteur ; c’est un homme puissant ! — Mais, répondit Hiuen-Té, je n’ai pas détourné un taël des impôts, où trouverais-je de quoi faire des présents ? » Le lendemain, l’inspecteur appela les employés du tribunal et les força de rédiger une requête contre Hiuen-Té, l’accusant d’opprimer le peuple et de l’accabler d’exactions. En vain celui-ci demanda-t-il à s’expliquer devant l’inspecteur, la porte lui fut fermée ; il s’en retourna donc le cœur gros par les rues de la ville.
Cependant son frère adoptif, Tchang-Fey, après avoir un peu bu, se dirigeait à cheval du côté de l’Hôtel-des-Postes, quand il aperçut une soixantaine de vieillards qui sanglotaient, rangés tous devant la porte. « Qu’y a-t-il ? s’écrie Fey. » Et ils lui répondirent : « Le greffier a cédé aux menaces du grand mandarin qui veut perdre notre gouverneur, et nous pleurons ici parce qu’on nous refuse la permission d’entrer et de déposer en sa faveur ; les portiers nous ont même repoussés avec des coups ! »
Plein de colère, Fey roule des yeux terribles, grince des dents et saute à bas de son cheval en se précipitant vers l’hôtel ; à sa vue les sentinelles fuient épouvantées. Il court jusque dans la salle du fond, où le mandarin, dans l’exercice de sa charge, était assis sur son siége ; renversant les employés du tribunal, il interpelle l’inspecteur d’une voix terrible : « Brigand qui tyrannisez le peuple, me reconnaissez-vous ? » Celui-ci se lève précipitamment, appelle les gens de sa suite, mais déjà Fey, qui l’a saisi par les cheveux, l’entraîne hors du palais ; là il le lie au piquet qui sert à attacher les chevaux, et arrachant des branches de saule bien flexibles, il veut lui en appliquer au bas du dos deux cents coups.
Il avait déjà rompu dix baguettes sur le mandarin, quand par hasard Hiuen-Té, qui passait par là tout attristé, entend le tumulte à la porte de l’hôtel et en demande la cause : « C’est votre frère adoptif, lui répond-on, qui fustige un homme devant le palais. » Il y court, et voit Fey qui, éclatant en invectives contre l’inspecteur lié au poteau, le rouait de coups.
« Et pourquoi ce châtiment ? demanda Hiuen. — Parce que, répondit Fey, c’est un bandit ; il tyrannise le peuple, et je veux le frapper jusqu’à ce qu’il en meure. »
Tout meurtri, le mandarin suppliait Hiuen-Té de lui sauver la vie ; et celui-ci, plein d’humanité, ordonna bien vite à Fey d’arrêter son bras. Mais Kouan-Yu qui l’accompagnait s’écria : « Notre frère a acquis de grands mérites et on ne lui a accordé que le gouvernement d’un district : voilà que ce mandarin le traite avec le dernier mépris ! Il me semble pourtant que la ronce des bois n’est pas la branche sur laquelle il convient au phénix de se poser ! il faut tuer cet inspecteur arrogant, quitter l’emploi et retourner dans notre pays pour y méditer d’autres grandes entreprises. »
À ces mots, Hiuen-Té détachant de son cou le sceau, signe du pouvoir, le suspendit à celui du mandarin châtié, en lui disant avec reproche : « Bandit qui opprimez vos subordonnés, vous mériteriez d’avoir la tête tranchée, mais je vous fais grâce ; reprenez les insignes d’un pouvoir auquel je renonce ; je retourne sous mon toit. » Et le soir même, les trois amis se mettaient en route pour le Tcho-Kun ; le peuple de la ville avait délié le mandarin.
Averti par le magistrat flagellé de cette audacieuse incartade, le gouverneur de la province porta l’affaire devant le tribunal de la capitale, sans oublier d’envoyer des recors à la recherche de Hiuen, de Fey et de Kouan. Mais, dans cette circonstance difficile, les trois frères placèrent leurs familles sur un char et s’enfuirent jusque dans le Tay-Tchéou ; là ils se présentèrent à Liéou-Kouey qui, par égard pour un descendant des Han, accueillit Hiuen-Té et le cacha dans sa maison.
- ↑ Vol. I, liv. I, chap. I, p. 1 du texte chinois.
- ↑ Comme ils figurent presque tous dans la suite de l’histoire, il est utile de citer leurs noms, les voici : Tchang-Jang, Tchao-Tchong, Fong-Liu, Touan-Kouey, Tseo-Tsie, Heou-Lan, Kien-Siao, Tchang-Kwang, Hia-Hoey, Kouao-Ching.
- ↑ Dans les tableaux historiques de l’Asie, Klaproth dit que cette peste dura onze ans, de 173 à 184 de J.-C.
- ↑ Chaque district (Tchéou) renfermait deux mille cinq cents familles au temps des Han ; ces huit districts étaient ceux de Tsing-Tchéou, Su-Tchéou, Yeou-Tchéou, Yang-Tchéou, Hing-Tchéou, Yu-Tchéou et Yen-Tchéou.
- ↑ Un autre texte ajoute que plus de mille coupables furent décapités et jetés en prison.
- ↑ Ces désignations correspondent à ce que les Chinois appellent les Trois Pouvoirs : le ciel, la terre et les hommes.
- ↑ Il avait sept pieds cinq pouces de hauteur, les oreilles pendantes jusque sur les
épaules, les bras si longs qu’ils dépassaient le genou ; ses yeux s’ouvraient Jusqu’aux
oreilles ; son visage brillait comme le bouton de jade sur le bonnet de mandarin ; on
eût dit qu’il avait du vermillon sur les lèvres. Ce personnage remarquable descendait, à
la neuvième génération, de l’empereur King-Ty des Han, et il remontait par ses aïeux
jusqu’à Liéou-Cheng et à Tsing-Wang du Tchong-Chan. La sixième année de la période
Youen-Tsou (117 avant J.-C.), de Wou-Ty des Han, Liéou-Tching, fils de Liéou-Ching,
avait reçu le titre de prince de Lo-Ting, dans la province de Tcho-Tchéou ; mais il
en fut dépossédé pour avoir manqué de fournir l’argent qui servait à acheter le vin que
son rang l’obligeait de donner dans la cérémonie du sacrifice au temple des aïeux. Son
grand-père se nommait Liéou-Hiong, et son père Liéou-Hong. La droiture et la piété filiale de ce dernier lui avaient valu le titre de greffier de Tcho-Tchéou ; mais
Hiuen-Té l’ayant perdu à l’âge de dix ans, servait sa mère avec une vertueuse tendresse.
La pauvreté l’avait réduit à tendre des souliers et à faire des nattes pour vivre. À l’angle
oriental de sa maison, s’élevait un beau mûrier, haut de cinquante pieds, dont les
branches s’étendaient gracieusement par étages, comme le dessus d’un char. Les passants prétendaient que cet arbre était surnaturel.
Un certain physionomiste, appelé Ly-Teng, avait dit : « Certes, il sortira de cette maison un homme illustre. » Hiuen-Té, tout jeune encore, jouant un jour avec les enfants du village, sous cet arbre, se prit à dire : « Si j’étais empereur, je monterais sur un beau char pareil à ceci, bien orné de couleurs variées. — Point de ces imprudentes paroles, lui dit son oncle en le grondant ; elles pourraient coûter la vie à toute notre famille. »
À l’âge de quinze ans, sa mère l’envoya à l’école pour étudier ; il avait pour compagnons et amis son parent Liéou-Té-Jen et Kong-Sun-Tsan, de Leao-Sy. Son oncle Liéou-Youen-Ky le voyant si pauvre, venait toujours à son secours, et sa femme lui reprochant cette générosité, il lui répondit : « Dans notre famille, il n’y a que cet enfant, et cet enfant ne sera point un homme ordinaire. »
- ↑ Vol. I, livre I, chap. II, p. 21 du texte chinois.
- ↑ Près de lui, Hiouan-Kong, roi de Tsy, et Wen-Kong, roi de Tsin, n’entendaient rien
à soutenir le fardeau d’un État : Tchao-Kao et Wang-Mang étaient inhabiles à tracer un
plan de conduite. Ce grand homme savait disposer une armée comme Sun-Tche et comme
Ou-Tche, qui tous les deux ont écrit sur l’art de la guerre ; il connaissait par cœur les
ouvrages de Lou-Tao et de Sun-Lio, sur le même sujet. Il était né à Tsiao-Kun, dans le
Pei-[?]oue, et occupait le grade de commandant de cavalerie. Tsao-Tsan, son aïeul à la vingt-quatrième génération, avait été ministre de l’un des empereurs de la famille régnante. Son
bisaïeul Tsao-Tsie (son nom honorifique Youen Hoei) était un homme plein d’humanité,
d’une magnanimité sans bornes ; au point qu’un de ses voisins ayant perdu un animal
de sa basse-cour, fit semblant de reconnaître chez lui la bête égarée, et vint la réclamer ;
au lieu de se quereller avec ce malheureux, Tsao-Tsie la lui laissa emmener. Deux jours
après, l’animal rentra de lui-même, et le voisin tout honteux ramena celui qu’il avait
pris, en demandant pardon. Mais Tsao-Tsie, loin de se fâcher, le renvoya en souriant ;
voilà un bel exemple de sa générosité.
Tsao-Tsie eut quatre fils ; le dernier, appelé Tsao-Teng (son surnom Ky-Hing), fut, sous l’empereur Hiouan-Ty, intendant du palais, puis prince de Fey-Ting. Il adopta pour fils Tsao-Song, qui appartenait à la famille Hia-Heou, et cette adoption fut cause que ce dernier prit le nom de Tsao. C’était un homme loyal, intègre ; après avoir été inspecteur de la cour et des provinces, il fut sous Ling-Ty président de l’agriculture, puis enfin maître des cérémonies. Ce fils adoptif de Tsao Tsong fut le père de Tsao-Tsao, à qui l’on donna dans son enfance le surnom de Ho-Man, puis celui de Ky-Ly. Dans ses premières années, il aimait à lancer les faucons et à chasser avec les chiens ; il se plaisait aux chants et à la danse, comme aussi à jouer des instruments. Ingénieux, fertile en expédients, le jeune Tsao savait se plier aux circonstances ; il se conduisait entièrement d’après son caprice, et son oncle se plaignit de ces précoces dérèglements à son père. Le père fustigea sévèrement son fils, et celui-ci résolut de se venger. Un jour, voyant venir cet oncle, il se laissa tomber à terre, se décomposa le visage, et feignit d’avoir des convulsions. L’oncle accourut tout effaré, et l’enfant s’étant plaint d’avoir été pris d’un vertige, il en avertit le père. « Eh bien, mon enfant, dit celui-ci à Tsao-Tsao, qui s’était relevé furtivement, tu as donc été pris d’un vertige ! — Hélas, répondit celui-ci, ces convulsions ne sont point en moi un mal naturel ; mais comme je n’aime plus mon oncle, sa vue me cause ces tristes attaques ! » Le père crut ce mensonge, et n’écouta plus les paroles de l’oncle quand il lui dénonçait les fautes de son fils. Dès lors, le jeune Tsao s’abandonna à une vie moins réglée encore ; il ne prit aucune carrière, et ne s’attira l’estime de personne.Cependant un certain Kiao-Hiuen dit un jour en le désignant : « Dans l’empire il y aura de grands troubles ; ceux qui se chargeront d’arrêter les désordres et de ramener la paix, doivent être doués d’une capacité supérieure que le ciel leur aura donnée ; sinon, ils ne réussiront pas dans leur entreprise ! Mais voilà celui qui a reçu cette mission ! » Un certain Ho-Yong de Nan-Yang dit aussi en regardant Tsao : « La dynastie des Han va succomber ; celui qui pacifiera l’empire, assurément c’est ce jeune homme ! »
Une autre fois, Tsao étant allé voir un nommé Hu-Chao de Jou-Nan, homme de grande réputation, pour lui demander son horoscope, celui-ci refusa d’abord de répondre ; interrogé de nouveau par Tsao, le devin dit enfin : « Vous serez celui qui dirigera le monde ! Au milieu des désordres qui se préparent, vous brillerez comme un héros ! » Tsao, enchanté de ces prophéties, remercia beaucoup le physionomiste. À l’âge de vingt ans, sa bonne conduite et sa probité lui valurent le rang de membre d’un tribunal, et plus tard celui de chef de la police d’un des quartiers de la capitale.
Dès son entrée en fonctions, il fit placer aux quatre coins de la ville dix bâtons de cinq couleurs, et quiconque transgressait les lois, il le faisait châtier sans égard pour sa naissance. L’oncle d’un certain Kien-Cho, eunuque de l’empereur Ling-Ty, et fort aimé de Sa Majesté, s’étant promené la nuit dans les rues avec un sabre, contre la défense qu’en avait faite Tsao, les gens de patrouille envoyés par celui-ci pour veiller au repos de la ville, lui amenèrent le délinquant ; Tsao lui fit donner la bastonnade. Depuis lors, personne dans la ville ou hors des murs ne fut assez hardi pour mépriser ses ordres. Dans l’empire, sa sévérité était proverbiale.
Bientôt Tsao reçut le grade de commandant de Tun-Keou.
- ↑ Vol. I, livre I, chap. III, p. 34 du texte chinois.
- ↑ Il était de Lin-Tao dans le Long-Sy.
- ↑ Son surnom Wen-Tay ; Il était de Fon-Tchun dans le Ou-Kun. À l’âge de dix-sept ans, étant secrétaire d’un chef de district, il s’en alla demeurer avec son père à Tsien-Tang. Là, une dizaine de pirates, après avoir volé des marchands, partagèrent le butin sur le bord de la mer ; aussi personne n’osait se hasarder avec des barques dans le voisinage de leur retraite. « Si nous mettions la main sur ces brigands ? dit Sun-Kien à son père. — Ne tente pas l’entreprise, répondit celui-ci. » Le jeune homme se jette à l’instant sur son sabre, gravit le rivage en poussant des cris, et épouvante les pirates qui, se croyant attaqués par les troupes du gouverneur, s’enfuient en abandonnant leur butin. Sun-Kien en tua un. Cet exploit le fit connaître dans le canton ; il lui valut le grade d’officier dans l’armée.
Téou-Wou était le père de l’impératrice Téou-Tchy, mère du jeune empereur Hiao-Ling-Ty. Tchin-Fan, président du tribunal des censeurs, avait été en butte aux persécutions des eunuques dans les dernières années du règne de Hiao-Hiouan-Ty ; rappelé à la cour par l’impératrice Téou-Tchy qu’il avait aidée à élever son fils sur le trône, il s’associa Hou-Kwang. Ce dernier prit le titre de Ssé-Tou, commandant de l’infanterie, qui correspondait à celui de ministre d’état. (Morrison, Diction. ch., partie anglaise.) Voici, en peu de mots, les détails de la conjuration dont ces trois grands dignitaires périrent victimes ; nous l’empruntons à l’Histoire générale de la Chine du père Mailla.
Tchin-Fan et Téou-Wou étaient liés d’une étroite amitié : tout leur désir était de rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits, et pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. Pendant qu’on s’occupait à prendre ces mesures pour rendre au gouvernement son premier lustre et sa première vigueur, Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, et toutes les filles du palais, se joignirent aux eunuques Tsao-Tsié, Ouang-Fou et autres, pour captiver les bonnes grâces de l’impératrice et s’insinuer dans sa confiance ; ils y réussirent… Tchin-Fan et Téou-Wou virent avec peine l’ascendant que les favoris prenaient sur l’esprit de la régente. Résolus à arrêter les progrès du mal, ils voulurent procéder dans les formes et présentèrent à l’impératrice le placet suivant :
« D’après les lois de la dynastie régnante et d’après l’usage ancien, les eunuques ne doivent être employés qu’au service intérieur du palais… Les élever, de même que leurs parents, à des postes qui leur donnent de l’autorité dans le gouvernement, c’est exposer l’état à des troubles, c’est les exposer eux-mêmes, avec leurs familles, à se perdre. N’avons-nous pas des exemples récents des murmures qu’ils ont excités et du désordre qui en est résulté ? Pour prévenir ces maux avant qu’il soit impossible d’y remédier, il est absolument nécessaire de les exterminer tous. C’est le moyen de procurer la paix au peuple, qui sera toujours dans l’inquiétude de retomber sous leur tyrannie et dans la volonté de se révolter pour s’y soustraire. »
L’impératrice répondit que de tout temps il y avait eu des eunuques dans le palais, et s’étonna qu’on voulût changer une si ancienne coutume. Elle ajouta que s’il y avait des eunuques coupables il fallait les punir, mais qu’il n’était pas juste de confondre avec eux ceux qui étaient innocents.
Téou-Wou jugea par cette réponse que l’impératrice ne le seconderait pas ; cependant, comme elle avait dit qu’il fallait faire mourir les coupables, il fit arrêter l’eunuque Kouan-Pa, qui était l’âme de leur cabale, comme ayant le plus de souplesse et de ressource dans l’esprit. Il fit aussi mettre en prison Kou-Kan ; le tribunal des crimes, chargé d’instruire leur procès à tous les deux, les ayant condamnés à mort, la sentence fut exécutée. Téou-Wou voulut faire subir le même sort à l’eunuque Tsao-Tsié, mais l’impératrice refusa d’y consentir. Tchin-Fan lui présenta à cette occasion un placet dans lequel il accusait les eunuques et la nourrice de l’empereur de s’être ligués ensemble pour bouleverser le gouvernement. Il avertissait cette princesse qu’elle avait tout à craindre de leur part, et que, si elle voulait avoir une certitude de ce dont il la prévenait, elle n’avait qu’à rendre public son placet, et qu’il ne doutait pas que tout le monde, même ceux qui approchaient de sa personne, ne lui rendissent témoignage que le seul zèle pour le bien de l’état l’animait, en cherchant à écarter du gouvernement ceux dont une expérience funeste n’avait que trop fait connaître les mauvaises intentions. Liéou-Yu (autre académicien de la famille impériale) présenta aussi un placet dans lequel il exposait les mêmes griefs contre les eunuques et demandait, comme Tchin-Fan, qu’on en fît un exemple. La régente ne voulut jamais abandonner ses favoris aux rigueurs de la justice ni entrer dans le plan de les détruire entièrement. Cependant, peu de temps après, Tchin-Fan et Téou-Wou firent arrêter l’eunuque Tching-Ly, accusé de concussion… Celui-ci, dans ses réponses, chargea ses collègues Tsao-Tsié et Ouang-Wou, que les juges décrétèrent de prise de corps, et ils en donnèrent avis à l’impératrice… De son côté, Téou-Wou lui présenta un nouveau placet par lequel il la sollicitait de prévenir les troubles que les eunuques étaient sur le point d’exciter.
Un des gardes de la porte, ayant découvert qu’il se tramait quelque chose contre eux, en donna avis à Tchu-Yu qui était de ses amis. Cet eunuque ayant été sur-le-champ dans l’appartement de l’impératrice, y vit le placet de Téou-Wou qu’il saisit adroitement, et, après l’avoir lu, il le remit à sa place sans que cette princesse s’en aperçût. Tchu-Yu, furieux contre Tchin-Fan et Téou-Wou, jura leur perte, et dans le trouble où la lecture de ce placet l’avait jeté, il disait… que ces grands dignitaires avaient formé avec l’impératrice le complot de détrôner l’empereur. Kong-Pou, un de ses amis, lui fit sentir l’imprudence de ces propos, et lui dit qu’il fallait prendre des mesures pour parer le coup terrible qu’on voulait leur porter. Dès la même nuit, ils s’assemblèrent, au nombre de dix-sept, dans un endroit écarté du palais. Là, après s’être juré de se soutenir mutuellement, ils en firent le serment le plus solennel en buvant du sang, suivant l’ancienne coutume. Ils déterminèrent encore, dans cette assemblée nocturne, de supposer un ordre de l’empereur qui déclarerait Tchin-Fan, Téou-Wou et leurs adhérents coupables de trahison et qui les condamnerait à mourir. Pour l’exécution de ce complot, ils devaient avoir des troupes prêtes à les secourir en cas de besoin.
Dès le lendemain matin, Tsao-Tsié proposa à l’empereur de venir dans la salle du trône pour lui voir faire l’exercice du sabre dans lequel il excellait. Ce jeune prince, qui aimait beaucoup ces sortes de divertissements, s’y rendit avec sa nourrice et les autres femmes du palais. Les eunuques avaient eu soin de fermer toutes les portes et de faire entrer dans l’intérieur des gens armés. Après avoir fait asseoir l’empereur sur son trône, ils firent écrire sur une tablette un ordre supposé qui donnait le commandement de la garde du palais à Ouang-Fou… et portait qu’il irait au tribunal des crimes arrêter les académiciens inculpés pour les mettre à mort sur-le-champ.
Les eunuques coururent en tumulte à l’appartement de l’impératrice et lui enlevèrent le sceau de la régence ; ils conduisirent ensuite cette princesse au palais du midi, où ils l’enfermèrent. Ce complot fut exécuté avec tant de promptitude, que tous ceux à qui on en voulait furent arrêtés, à l’exception de Tchin-Fan et de Téou-Wou qui firent quelque résistance. Cette scène se passa, tandis que Tsao-Tsié amusait le petit empereur en jouant du sabre… Téou-Wou, se voyant presque abandonné des siens, se donna lui-même la mort pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis.
L’eunuque Tsao-Tsié et Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, firent entendre à ce prince que Tchin-Fan et Téou-Wou, Téou-Yu et Fong-Sou (qu’on venait d’immoler avec toute leur famille) avaient comploté avec l’impératrice de le détrôner, et que, si on n’y eût apporté la plus grande diligence, il était à craindre qu’ils n’eussent réussi. L’empereur, encore trop jeune pour avoir de l’expérience, ajouta foi à ce récit : il fut si irrité, qu’il donna les ordres les plus rigoureux contre les auteurs de cette prétendue conspiration et contre leurs complices. Une infinité de gens vertueux et irréprochables furent enveloppés dans cette proscription. — Histoire générale de la Chine, tome III, pages 483 et suiv.
Tel est, en abrégé, le drame sanglant auquel les premières phrases du San-Koué-Tchy font allusion.
Il faudrait traduire plus littéralement : « Ils périrent sous les coups des deux eunuques Tsao-Tsié et Wang-Fou. » La lutte n’existait cette fois qu’entre les trois ministres et les deux principaux officiers du palais.
L’Histoire générale de la Chine mentionne aussi ces présages surnaturels qui ne sont point une fiction du romancier. De plus, elle parle d’une éclipse de soleil qui eut lieu le trentième jour de la dixième lune de l’an 168. À la douzième lune de cette même année, les historiens placent une invasion des Sien-Pi (peuple de la famille coréenne, d’après Klaproth : Tableau ethnographique de l’Asie intérieure et moyenne). Ils ravagèrent les départements de Yeou-Tchéou et de Ping-Tchéou et se retirèrent chargés de butin ; tant que dura l’anarchie, ils continuèrent leurs brigandages. Deux autres éclipses de soleil eurent lieu vers ce même temps ; l’une l’an 171, l’autre 178 de notre ère.
Ces pronostics étranges, placés au commencement du San-Koué-Tchy, peuvent déplaire au lecteur et le mal disposer à l’égard d’un livre qui n’est pas une chronique, mais où l’histoire suivie en tous points passe avant les fantaisies du romancier. On nous permettra de rappeler ici que tous les peuples anciens, sans exception, ont cru aux présages. « Quand une nation ou une ville doit éprouver quelque grand malheur, dit Hérodote, ce malheur est ordinairement précédé de quelques signes. » Nous ajouterons même que quand les nations plus éclairées ont cessé de croire en masse à ces prodiges, les hommes en particulier et parfois les plus grands n’ont pu se défendre tout à fait de ces faiblesses.
On sait que les requêtes, les discours remplis d’allusions historiques ou d’expressions empruntées au style ancien sont toujours plus difficiles que le reste du texte dans les ouvrages chinois. C’est donc avec une extrême timidité, un embarras réel que nous avons abordé ces passages, dans lesquels la version mandchou nous a été d’un grand secours. Au lieu de « ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents », nous croyons qu’il faut dire, en coupant la phrase : « Ils élèvent bien haut ceux qui leur font des présents, et se les recommandent les uns aux autres. »
Au lieu de « Hy-Kien, Liang-Ko, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs », il faut lire : « Un Hy-Kien, un Liang-Ko, et tant d’autres sont appelés aux charges, élevés aux dignités ; cet avancement, ils le doivent à la faveur et non au mérite. » On voit qu’il s’agit ici de rectifier un véritable contre-sens.
Ou plus littéralement : « Ont été rejetés avec mépris et laissés sans emploi ».
Cette manière de mesurer le temps (les cycles) est très-ancienne à la Chine. Quelques-uns en attribuent l’invention à Fou-Hy ; d’autres, en plus grand nombre, en font honneur à Hwang-Ty. Le cycle de soixante se forme par la combinaison de deux autres cycles, l’un de dix, l’autre de douze. Les deux caractères du premier s’appellent kan ou troncs ; les douze caractères du second sont nommés tché ou branches. Si l’on joint successivement un des caractères du cycle de dix avec un des caractères du cycle de douze, il se trouve que les mêmes caractères ne reviennent ensemble qu’après que le nombre de soixante est accompli. Ainsi, dans cette période, les dix kan sont chacun réunis six fois à quelqu’un des tché, et chaque tché est réuni cinq fois à quelqu’un des kan. Le cycle s’applique aux jours, aux mois et aux années. On se sert aussi des douze tché pour compter les heures. Afin d’aider la mémoire à retenir l’arrangement de ces derniers caractères, on a donné à chacun d’eux le nom d’un animal — Description de la Chine, livre XIII. — Hérodote, en parlant de la division du jour en douze parties, usitée chez les Grecs, dit qu’il la tenait des Babyloniens. — Euterpe, § 109. Les Hindous employaient aussi un cycle formé par la révolution de la planète Jupiter dans l’espace de soixante ans. Cette planète se nomme, en sanscrit, Vrihaspati ; voilà pourquoi ils ont donné le nom de Vrihaspati Tchakra, révolution de vrihaspati, à ce cycle de soixante années. Dans ce cycle, chacune des soixante années porte un nom particulier, afin d’être plus facilement distingué. (Voir les Tables de Prinsep, et pour de plus amples explications, les Fragments arabes et persans inédits, relatifs à l’Inde, recueillis et publiés par M. Reinaud, page 140, à la note.)
Ou plutôt : « Ce n’était qu’un simple bachelier ».
Le texte mandchou dit simplement : « Il tenait à la main un bâton ». Le dictionnaire de Kang-Hy dit que cette plante, semblable à celle que l’on nomme pong (Bas. 9127), sert à faire des bâtons. Il cite cet exemple tiré du livre intitulé : Tsin-Chou-Chan-Tao-Fou. « Wen-Ty fit présent à Tao-Mou-Lao d’un bâton fait d’une tige de la plante appelée Ly. » Il est à croire que le personnage dont le dictionnaire donne le nom dans cet exemple était un Tao-Ssé. L’empereur Wen-Ty des Han eut un certain penchant pour les Tao-Ssé ; il alla (163 avant notre ère) visiter dans sa retraite un docteur de la secte, Lo-Tchin-Kong, qui lui présenta son commentaire sur le Tao-Té-King. Peut-être même s’agit-il de ce même commentateur qui est connu dans l’histoire littéraire sous divers noms et surnoms. (Voir la traduction du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien.)
Les Tao-Ssé, ou disciples du philosophe Lao-Tseu, jouent un grand rôle dans le San-Koué-Tchy. Le Tao-Té-King, dont on doit la traduction à M. le professeur Stanislas Julien, contient tout l’exposé de la doctrine du maître ; c’est à ce précieux ouvrage qu’il convient de renvoyer le lecteur désireux de connaître à fond le système philosophique du saint docteur qui vint au monde six siècles avant notre ère. Quant aux pratiques de ses disciples, voici ce qu’en dit l’abbé Grosier dans sa description de la Chine :
« Les disciples de Lao-Tseu altérèrent dans la suite la doctrine qu’il leur avait laissée. Comme l’état passif, le calme parfait de l’âme auquel ils voulaient parvenir était sans cesse troublé par la crainte de la mort, ils publièrent qu’il était possible de trouver la composition d’un breuvage qui rendît l’homme immortel. Cette idée folle les conduisit d’abord à l’étude de la chimie, ensuite à la recherche de la pierre philosophale, et bientôt ils se livrèrent à toutes les extravagances de la magie. Le désir et l’espérance d’éviter la mort par la découverte de ce précieux breuvage attirèrent une foule de partisans à la nouvelle secte ; les grands, les particuliers riches, les femmes surtout, naturellement plus curieuses et plus attachées à la vie, furent les plus empressées à s’instruire de la doctrine des disciples de Lao-Tseu. La pratique des sortiléges, l’invocation des esprits, l’art de prédire l’avenir en consultant les sorts firent des progrès rapides dans toutes les provinces. Les empereurs eux-mêmes accréditèrent l’erreur par leur crédulité, et bientôt la cour fut remplie d’une foule innombrable de ces faux docteurs auxquels on avait décerné le titre honorable de tien-ssé, docteurs célestes.
« Les Tao-Ssé actuels sacrifient à l’esprit qu’ils invoquent trois sortes de victimes ; un cochon, une volaille et un poisson. Les cérémonies dont ils font usage dans leurs sortiléges varient selon l’imagination et l’adresse de l’imposteur qui les opère. Ceux-ci enfoncent un pieu en terre, ceux-là tracent sur le papier des caractères bizarres… Un grand nombre de ces Tao-Ssé font le métier de devins. Quoiqu’ils n’aient jamais vu celui qui vient les consulter, ils l’appellent d’abord par son nom, lui font le détail de toute sa famille, lui disent comment sa maison est située, combien il a d’enfants, leur nom, leur âge, et d’autres particularités qu’ils ont l’adresse de savoir d’ailleurs. Quelques-uns de ces devins, maîtres dans l’art des prestiges et des tours de subtilités, font apparaître en l’air, au milieu de leurs invocations, la figure du chef de leur secte ou celles de leurs divinités. D’autres ordonnent à leur pinceau d’écrire de lui-même, et ce pinceau, sans qu’on y touche, trace aussitôt sur le papier la réponse aux demandes et aux consultations qui ont été faites. Tantôt ils font paraître successivement, sur la surface d’un bassin rempli d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font remarquer, comme dans un tableau magique, les dignités futures auxquelles seront élevés ceux qui embrasseront leur secte.
« Le chef des Tao-Ssé est toujours décoré par le gouvernement de la dignité de grand mandarin, et réside dans un bourg de la province de Kian-Sy, où il habite un riche palais. La confiance superstitieuse des peuples y entretient un grand concours ; on s’y rend de toutes les provinces. Les uns y viennent pour solliciter des remèdes à leurs maux, les autres pour pénétrer dans l’avenir et faire consulter les sorts sur leurs futures destinées. Le docteur céleste distribue à tous des billets remplis de caractères magiques, et ils s’en retournent satisfaits, sans regretter ni la fatigue ni les dépenses qui sont la suite de ce pieux pèlerinage. »
Dans ces prestiges des Tsao-Ssé, on retrouve en grande partie ceux qui sont en usage chez les Samoyèdes, en Laponie, au Japon ; on y reconnaît aussi les évocations auxquelles se livrent les harvis de l’Égypte, et les jongleries célèbres des sorciers de l’Inde.
La véritable doctrine de Lao-Tseu est clairement exposée dans la traduction savante du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien, et dans le livre des Récompenses et des Peines, dont on doit la version française à cet habile professeur.
Les mages se vantaient aussi de calmer les tempêtes et d’apaiser les orages en offrant à la mer et aux vents des sacrifices accompagnés de cérémonies magiques. Dans ce passage, le texte mandchou, plus explicite que le texte chinois, dit : « S’il parlait aux vents et à la pluie, les vents et la pluie lui obéissaient aussitôt en soufflant et en tombant. »
Le texte mandchou développe encore cette phrase et dit : « Tchang-Kio n’avait qu’à coller (le long des maisons) des papiers sur lesquels il avait écrit des paroles magiques, faire boire de l’eau (consacrée), lire les formules tracées sur les papiers, la maladie cédait aussitôt. »
L’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, à propos de ces trois pouvoirs, la remarque suivante :
« Le ciel, la terre et l’homme sont ce que les Chinois appellent San-Tsay, ou les trois bases de l’univers, qui ont un rapport direct avec les trois puissances, Tien-Hoang, Ti-Hoang et Gin-Hoang, ou les trois monarques du ciel, de la terre et de l’homme, dont plusieurs historiens très-postérieurs ont voulu faire trois monarques qui auraient gouverné la Chine pendant quatre cent trente-deux mille ans. Ce sont des idées mystagogiques des Tao-Ssé qui n’ont aucun fondement. Mais comme, tout extravagantes qu’elles soient, ces idées doivent leur origine à un certain Po-Chy qui fleurissait sous la dynastie des Tsin dans le IIIe siècle avant l’ère chrétienne, il est tout probable que Tchang-Kio et ses deux frères avaient en vue ces trois puissances imaginaires lorsqu’ils en prirent les dénominations, et qu’ils se regardaient déjà comme les maîtres de toute la Chine. » — Tome III, page 540.
Voir pour plus de détails la préface du père Mailla, au même ouvrage, page 21 à 25, et aussi Mémoires sur les Chinois, tome II, pages 12 et suiv.
Au lieu de « avait pénétré, » il faut lire « allait pénétrer… » Et plus loin, rectifier la phrase ainsi : « Le commandant militaire du district de Yen, nommé Tséou-Ting, alla trouver le gouverneur de la province, nommé Liéou-Yen. »
Il faut ajouter qu’après avoir perdu son titre de prince (Heou), Liéou-Ching se retira à Tcho-Tchéou. Ce vin du sacrifice s’appelait, comme nous l’apprend en note l’éditeur chinois, Tchéou-Tsieou ; on le versait dans le sacrifice qui se célébrait au grand temple des ancêtres. Les vassaux l’achetaient de leurs deniers.
Pour bien exprimer ce que les Chinois entendent par la piété filiale, il faut reproduire ici les premières lignes du Mémoire des missionnaires (tome IV) sur cette vertu si honorée à la Chine. « La piété filiale est à la Chine, depuis trente-cinq siècles, ce que fut à Lacédémone l’amour de la liberté, à Rome l’amour de la patrie. Il faudrait écrire l’histoire entière de ce grand empire pour faire voir jusqu’où la piété filiale y a perpétué de génération en génération ce respect universel pour l’antiquité, cette beauté de morale, cet ascendant irrésistible de l’autorité légitime, cette noblesse d’administration, ce zèle pour la chose publique, enfin ces vertus sociales et patriotiques qui l’ont conservé au milieu des ruines de tous les autres empires, et l’ont conduit à ce haut degré de grandeur, de puissance et de richesse où nous le voyons aujourd’hui. » D’où il faut conclure que, par le mot piété filiale, les Chinois entendent l’ensemble des vertus privées et publiques qui reposent toutes sur le respect de la tradition, dans l’état et dans la famille.
Il vaut mieux traduire : « Comme la couverture d’un char. » Et plus bas, au lieu de « si j’étais empereur, » on peut entendre, pour plus de précision « quand je serai empereur. »
Il faut lire : « Qui poussait devant lui une charrette à bras ; » arrivé devant la porte, il y laisse sa petite charrette, entre dans la taverne, s’assied sur un banc fait de bois de mûrier, et dit : « Garçon, à boire… de bon vin ! J’arrive tout exprès pour aller dans la ville me joindre aux troupes du district ; versez, je n’ai pas de temps à perdre ! »
Les missionnaires qui discutent si savamment sur la religion des Chinois, sur l’esprit de leurs sectes diverses, donnent très-peu de détails sur les sacrifices. On trouve incidemment, tome I, page 261 des mémoires, que Chun, ainsi qu’il est dit dans le Chou-King, offrait un sacrifice toutes les fois qu’il sortait pour faire la visite de l’Empire, et à son retour il immolait dans le temple de Y-Tsou un taureau.
Après « ils déposèrent les morceaux des victimes sur la terre », il faut sous-entendre « par ordre, par rang d’âge ».
Les armes des deux amis de Liéou-Hiuen-Té sont décrites dans le texte avec des détails que nous avons cru devoir omettre dans la traduction ; nous les plaçons ici : « Le sabre recourbé de Kouan-Mo, pesant quatre-vingt-deux livres, s’appelait Ling-Yen-Kin, la scie froide et brillante, ou bien la faux du pur dragon. La pique de Tchang-Fey avait un large tranchant d’acier de la longueur de près d’un pied. »
Ces provocations, ces combats singuliers étaient défendus dans l’article 7 de Sun-Tsé. « Si quelque brave veut sortir des rangs pour aller provoquer l’ennemi, ne le permettez pas ; il arrive rarement qu’un tel homme puisse réussir. Il périt d’ordinaire ou par trahison ou accablé par le grand nombre. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 97. Mais le traducteur ajoute cette note qui peut convenir parfaitement au San-Koué-Tchy. « Il était permis, autrefois, dans les armées chinoises, à quiconque voulait se faire un nom, de sortir du camp, armé de pied en cap, et d’aller se présenter devant l’armée ennemie. Lorsqu’il était à portée de se faire entendre, il défiait à un combat corps à corps. Les deux champions se battaient en présence des deux armées qui restaient spectatrices. » Il fallait, dans ces luttes particulières, que le rang fût à peu près égal entre les deux héros.
Pour les Kouas, nous renvoyons le lecteur à l’explication donnée par les missionnaires, vol. I des Mémoires sur les Chinois.
Il faut lire plutôt en prenant le discours direct : « Je viens d’apprendre que le commandant Lou-Tchy est aux prises à Kwang-Tsong avec le chef de l’insurrection, avec Tchang-Kio lui-même. Autrefois, Kong-Sun-Tsan et moi nous honorions ce commandant comme un maître : allons vite, courons l’aider à battre les brigands ! » Et plus loin, ligne dernière, il y a un contre-sens à rectifier. Tséou-Tsing répondit : « Envoyons-lui des vivres et des provisions, voilà le secours que je peux lui fournir ; quant à faire marcher mes soldats sans ordre, sans utilité pressante, je n’ose ! »
À propos de cette ruse de guerre, l’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, en note, l’observation suivante : « Ce stratagème a souvent été employé par les Tartares, qui, prenant l’avantage du vent, allumaient des tourbes et des herbages, dont la fumée épaisse, couvrant l’armée ennemie, leur donnait la liberté de manœuvrer sans être aperçus. Ils s’en servirent dans leurs expéditions en Europe et se firent passer pour des sorciers qui avaient le pouvoir d’élever des brouillards. » Tome III, page 512.
Sun-Tsé a écrit sur l’art militaire un ouvrage en quatre-vingt-deux chapitres ; il n’en reste que treize. L’empereur Wou-Ty, de la dynastie des Wey, qui vivait l’an 424 de J.-C., en a fait un commentaire très-estimé.
Ou-Tsé, appelé aussi Ou-Ky, vécut vers l’an 425 avant J.-C. Il a laissé un traité en six articles, traduit, ainsi que le précédent, au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.
Les ouvrages intitulés : San-Lio et Lou-Tao (c’est par erreur que nous avons dit les ouvrages de Lou-Tao et de San-Lio) sont le sixième et le dernier des sept ouvrages fondamentaux sur l’art militaire des Chinois. Le premier a été composé par Hwang-Ché-Kong, qui vivait sous les Tsin, avant notre ère ; le second est attribué à Liu-Wang, le même qu’on nomme aussi Tay-Kong, et qui vivait 1122 ans avant notre ère, au commencement de la dynastie des Tchéou. Le Lou-Tao est traduit également au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.
Nous voyons dans la suite que les Hia-Heou sont alliés de Tsao-Tsao, et qu’ils gardent leurs noms, ce qui prouve que nous nous sommes trompé ici ; il faut lire : « Un fils adoptif de Tsao-Teng, qui portait d’abord le nom de Hia-Heou, et c’était celui de sa famille, le changea en celui de Tsao-Tsong, lorsqu’il passa dans la maison de son second père. Ce fut là Tsao-Tsong lui-même, père de Tsao-Tsao. » Plus bas , ligne 23, pour plus de précision, il faudrait dire : « Il aimait le chant, la danse, la flûte et la guitare ». Les mots tchong et tan du texte signifiant musicis instrumentis canere et instrumenta musica pulsare, représentent les deux espèces d’instruments.
Il y a deux espèces de tambour ; le lo, ou tambour de métal, est un grand bassin d’airain d’environ trois pieds de diamètre sur six pouces de profondeur. On le frappe avec un bâton de bois. Le bruit de cet instrument s’entend de très-loin ; on l’emploie à battre les veilles qui divisent la nuit en cinq parties. La première veille se bat au coucher du soleil, la dernière à l’aurore. Le tambour de peau, kou, est assez semblable aux nôtres.
Les mots que nous avons traduits par « litière fermée » semblent exprimer plutôt une cage roulante, un char fermé par des barreaux à travers lesquels on peut reconnaître la personne qui y est assise.
Le ly chinois est une mesure de distance qui équivaut à peu près à un dixième de lieue. Peut-être sera-t-on étonné que nous ayons traduit ce mot tantôt par lieue, tantôt par mille ; nous l’avons fait ainsi, selon qu’il nous a paru vraisemblable de prendre au propre ou au figuré l’expression chinoise. Les Orientaux, sujets à l’exagération, ne savent guère compter ; ainsi, plus bas, il est question d’un cheval qui fait mille lys en un jour, ce qui donnerait cent lieues ; cent milles est déjà une distance raisonnable.
Il s’agit ici des Tartares Kiang-Hou qui parurent à l’est de la Chine vers l’an 450 avant notre ère. Voici ce qu’en dit Klaproth, Tableaux historiques de l’Asie, page 131. « Les descendants des San-Miao reçurent plus tard le nom de Kiang, qui devint chez les Chinois la dénomination générale de toutes les peuplades tibétaines. Ils menaient la vie nomade et avaient des troupeaux nombreux ; ils cultivaient aussi quelques champs. Leurs mœurs et leurs usages étaient les mêmes que ceux des Barbares du nord. Leur pays portait également chez les anciens Chinois le nom de Sy-Jong, Barbares occidentaux, et celui de Koue-Fang, région des démons. » Les Tartares Mongols ne furent connus sous cette dénomination qu’au XIe siècle de notre ère ; en traduisant ainsi, nous avions suivi la version mandchou qui donne mongou. Ce mot paraît désigner en général les Tartares ou Barbares occidentaux, et se rapproche assez par le sens du Sy-Fang des Chinois.
Au lieu de « s’appuie sur son sabre, » il faut lire, en suivant la version tartare : « Il agite, il fait voltiger son glaive. » Le mandarin dit : Loho elkimé, ayant fait les évolutions, l’exercice du sabre. Le Chinois donne simplement : Tchang-Kien, expression qui ne semble pas impliquer l’idée d’un maniement d’arme.
Remarquons en passant que le mot chinois jin-ma, hommes et chevaux, est toujours rendu en mandchou par l’expression simple tchouoha, troupes, c’est-à-dire troupes à cheval ; ces Tartares ne connaissaient que la cavalerie, ainsi que les autres hordes ennemies de la Chine qui désolèrent si souvent ce pays par leurs incursions.
Les Chinois ont encore recours au sang des animaux pour rompre le charme magique dont ils redoutent l’influence, et cela, dans des circonstances qui intéressent l’Europe à un assez haut degré. Quand un missionnaire catholique, déjà brisé par la torture, est amené devant le juge pour subir un interrogatoire, celui-ci, ne pouvant attribuer le courage du confesseur qu’à la magie, craint sur son tribunal les effets de la puissance occulte de la victime gisante à ses pieds. Dans ces cas-là, il fait avaler au patient le sang chaud d’un chien qui vient d’être mis à mort. Ceci s’est passé dans les plus récentes persécutions dont les lettres écrites de Chine nous aient donné les détails.
Voir plus bas, la note de la page 114 sur l’usage du canon.
Il faut lire : « Il attendait Tchu-Tsuen avec des soldats d’élite rangés en bon ordre à l’ouest et au sud de la ville. »
Littéralement : « Les instants du ciel ne se ressemblent pas ; les événements que fait naître le ciel ne se présentent pas deux fois sous un même aspect, » ou plus simplement : « La circonstance actuelle n’est pas semblable à celle à laquelle vous faites allusion. » Il est souvent très-difficile en chinois de savoir si certaines phrases doivent être regardées comme des sentences absolues ou si elles se rattachent à ce qui précède et à ce qui suit.
Il faut lire : « Il gravit le rivage en poussant des cris, en faisant signe à droite et à gauche, comme s’il eût appelé des soldats à sa suite. »
Il faut, pour comprendre ce siége, se figurer une place forte chinoise sous la forme d’un carré de murailles dont les côtés correspondent aux quatre points cardinaux. Au milieu de chacune de ces faces est une porte surmontée d’un pavillon, d’une galerie propre à contenir des combattants, chaque porte ouvre intérieurement sur une grande rue qui se prolonge jusqu’à la porte opposée en traversant une place où elle coupe à angle droit une rue pareille qui partage la ville dans l’autre sens.
Littéralement : « Tchu-Tsuen mit sous les yeux de l’empereur, dans un rapport, les belles actions de Sun-Kien et de Liéou-Hiuen-Té. Sun-Kien, qui avait des antécédents (et non des amis à la cour), qui s’était déjà fait connaître, avait occupé des grades, fut promu à celui de chef de la cavalerie d’un district autre que celui qu’il habitait. » Hiuen-Té n’avait encore aucun rang dans l’armée ; il servait en qualité de volontaire, ainsi que ses deux frères adoptifs ; aussi le voit-on aller où il lui plaît, combattre ou se retirer, selon qu’il lui convient de se mettre aux ordres d’un général ou de l’abandonner.
Le mandchou dit : « En dehors de la porte du sud ; » le texte chinois met « à Nan-Kiao. » Nan-Kiao est, d’après le dictionnaire de Kang-Hy, le lieu où l’on offrait en hiver des sacrifices au ciel ; en été, on sacrifiait à la terre, à Pé-Kiao. De là l’expression Kiao (Bazile, 11214) sacrifier au ciel et à la terre.
Au lieu de « faites l’appel des familles, » il vaut mieux lire : « Refaites à l’instant même une enquête et passez en revue tous les noms ; voyez quels sont les titres de ceux à qui vous avez accordé des récompenses, et si, parmi ceux qui les méritent, il n’y en a pas eu d’oubliés. »
L’expression chu-tay, en chinois, veut dire littéralement : laver le sable pour en retirer les parcelles d’argent qu’il renferme ; par suite, épurer, élaguer, enlever ce qui est de trop ; enfin, effacer, retrancher de la liste, comme le comprend le mandchou, qui traduit par : Nakaboumbi, casser quelqu’un de son emploi, lui enlever sa place.
Au lieu de « lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu, » il faut lire : « Se contenta de lui faire avec son fouet un léger salut. »
Avec la différence qu’ils sont dans les villes, ces hôtels des postes rappellent les stathmes, ou maisons royales des rois de Perse qui servaient à loger les envoyés du souverain.
Après « quelle est votre famille », il faut lire : « Quels sont vos titres ? »
Littéralement : « Je n’ai pas fait tort au peuple de l’épaisseur d’un cheveu, » comme l’explique le texte mandchou ; le chinois dit : « Je n’ai pas fait le plus léger tort au peuple à l’époque des moissons ; je ne lui ai rien extorqué. » Il s’agirait donc plutôt ici d’un mandarin qui commet des exactions que d’un administrateur infidèle.
Au lieu de « je vous fais grâce, » on pourrait entendre en coupant la phrase : « Je n’y tiens plus, » le mot chinois pou-jin voulant dire, d’après les dictionnaires : Suarum calamitatum impatiens, etiam aliorum et sic misericors ; on peut l’appliquer à la personne qui parle.
On pourrait ajouter après « par égard pour un descendant des Han, » à la famille desquels il appartenait lui-même. Le texte dit : « Voyant que Hiuen-Té était aussi allié à la famille des Han. »