Histoire des Trois Royaumes/III, VI

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 262-281).


CHAPITRE VI.


Sun-Tsé fonde un état indépendant.


I.[1]


[Année 196 de J.-C] Cependant Youen-Chu se trouvait à Chéou-Tchun, au milieu d’un banquet offert aux officiers de son armée, quand on lui annonça que Sun-Tsé revenait victorieux d’une expédition contre Lou-Kang (gouverneur de Lou-Kiang). Le jeune héros fut immédiatement admis à présenter ses hommages à Youen-Chu qui l’interrogea sur ses succès et le fit asseoir auprès de lui.

Après la mort de son père (tué sur les bords du fleuve Han), Sun-Tsé s’était retiré à Kiang-Nan. Là, mettant de côté tout orgueil, il avait honoré les sages et tendu la main aux lettrés. Des raisons particulières l’ayant ensuite forcé de quitter cette résidence[2], il s’en alla habiter Kio-Ho avec sa mère, ses frères et toute sa famille ; plus tard, il se rallia à Youen-Chu, qui l’aimait beaucoup, et disait souvent : « Si j’avais un fils comme lui, je mourrais content. » Commandant des troupes de Hoai-Y, il battit d’abord le général en chef du King-Hien, appelé Tsou-Leang. À son retour de cette expédition, Youen-Chu, distinguant ses mérites, l’avait envoyé contre Lou-Kang, et il venait de remporter encore une glorieuse victoire.

Ce jour-là, après le festin, il retourna à son camp, douloureusement affecté de ce que Youen-Chu ne l’eût pas logé dans son palais. Des pensées de tristesse assiégeaient son cœur. La lune brillait cette nuit-là ; Sun pensa à la gloire que son père s’était acquise, aux conquêtes qu’il avait faites seul et sans appui sur la rive orientale du fleuve Kiang. « Maintenant, songeait-il, c’est mon tour ; mais il y a dix à parier contre un que je ne réussirai pas à m’élever si haut. » Et il se mit à sangloter.

Tout à coup un homme qui venait de dehors apparaît et lui dit en riant : « Sun, quel chagrin vous agite ? Jadis votre père m’a consulté, et bien souvent ; si quelque grave pensée vous occupe, pourquoi n’avez-vous pas recours à moi ? Voyons, délibérons ensemble ; quelle est la cause de vos larmes ? » Et Sun-Tsé reconnut dans celui qui lui parlait ainsi Tchu-Tchy (son surnom Kiun-Ly), l’ancien assesseur de son père[3].

« Ce qui me fait gémir, répondit Sun-Tsé en faisant asseoir le mandarin à ses côtés, c’est la crainte de ne pas continuer la carrière glorieuse que m’a tracée mon père. — Empruntez des soldats à Youen-Chu, répliqua Tchu-Tchy, allez dans le Kiang-Tong (à l’orient du fleuve), et là, sous prétexte de secourir le frère de notre mère (Ou-Tching), fondez un état indépendant ; car combattre sous un autre ce n’est pas là la carrière qui convient à un héros.

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un homme s’avança et dit : « Je sais ce que vous méditez ; j’ai sous moi une centaine de bons soldats, et me voilà prêt à vous donner un coup de collier. — Asseyez-vous ici, et dites-moi vos noms, » interrompit Sun-Tsé plein de joie. Cet homme se nommait Liu-Fan (son surnom Tseu-Hong). Né à Sy-Yang dans le Jou-Nan, il se faisait remarquer par la fraîcheur de son visage autant que par la grâce parfaite de toute sa personne. Sun-Tsé délibéra avec enthousiasme en compagnie de ces deux personnages distingués. « Quant à des troupes, dit Liu-Fan, je doute que Youen-Chu consente à vous en céder. — Oh ! s’écria Sun-Tsé, je possède le sceau héréditaire des empereurs, le cachet de jade que mon père m’a légué[4] ; je le lui laisserai en gage. — Et depuis longtemps celui-ci le convoite, répliqua Liu-Fan.

Le lendemain, Sun-Tsé va trouver Youen-Chu. « Pourquoi ces larmes ? » lui demanda Youen-Chu en le voyant pleurer ; et le jeune ambitieux répondit : « La mort de mon père n’est pas vengée encore. Le frère cadet de ma mère, poursuivi par Liéou-Yao, gouverneur de Yang-Tchéou, se trouve dans une position bien critique. Ma mère, mes jeunes frères, toute ma famille retirée à Kio-Ho, est exposée à la vengeance de notre ennemi ; vous, mon père adoptif, me prêteriez-vous volontiers un secours de mille soldats avec lesquels je pourrais traverser le Kiang, rejoindre ma vieille mère et aller délivrer son frère à Yang-Tchéou ?… Me croirez-vous si je vous promets de vous les ramener ? Je crains que non… Tenez, voici le sceau des empereurs que je vous laisse en dépôt. »

À ce mot de sceau des empereurs, Youen-Chu avança la main, saisit le joyau précieux, le regarda, et répondit transporté de joie : « Je ne vous le prends pas ; laissez-le-moi ici, en dépôt, je vous prête trois mille fantassins, cinq cents chevaux. Après l’expédition, revenez au plus vite avec ces troupes auxiliaires. Votre réputation n’est pas assez faite encore pour que je vous confie une grande armée, mais recevez le titre d’inspecteur des troupes et de général. »

Au jour fixé, Youen-Chu fit tenir prêts les trois mille hommes qu’il prêtait à Sun-Tsé ; le jeune héros prend congé de son chef en le remerciant, et aussitôt, désignant pour le suivre les deux officiers dévoués à sa fortune, Tchu-Tchy et Liu-Fan, les anciens lieutenants de son père, Tchang-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang, il choisit un jour heureux et se mit en campagne.

À peine la petite troupe était-elle arrivée à Ly-Yang, qu’à la tête d’un corps armé se présente un personnage qui met pied à terre devant Sun-Tsé. Celui-ci voit un guerrier au visage éclatant comme le jade, aux lèvres brillantes comme le vermillon ; son air est imposant, distingué ; dans son esprit il y a assez de capacité pour embrasser à la fois le ciel et la terre. Dans sa pensée, il y a toutes les ressources dont un héros a besoin pour pacifier l’Empire et établir l’ordre parmi le peuple. Né à Chu-Tching dans le Lou-Kiang, cet homme s’appelle Tchéou-Yu (son surnom Kong-Tsin). Il descendait de Tchéou-King, ministre sous les Han ; son père, Tchéou-Y, avait été gouverneur de Lo-Yang. Au temps où Sun-Kien attaqua le tyran Tong-Tcho, il s’était retiré à Chu-Tching : Tchéou-Yu étant du même âge que Sun-Tsé, ils se traitaient tous les deux comme frères ; seulement ce dernier, plus vieux de deux mois, avait sur son ami le droit d’aînesse. La famille de Yu habitait près de la grande route, du côté du midi, dans une grande maison ; là, Sun-Tsé et lui vivaient sous le même toit ; celui-ci venait régulièrement rendre ses devoirs à la mère de son ami. Ce n’était, à vrai dire, qu’une même maison ; une intimité fraternelle unissait les deux jeunes gens. L’oncle de Yu, Tchéou-Chang, étant gouverneur de Tan-Yang, il allait lui faire une visite quand Sun-Tsé le rencontra.

Après s’être salués amicalement et interrogés réciproquement sur leurs familles, Tchéou-Yu dit à Sun-Tsé : « Mon plus grand désir est de me dévouer à votre service, de me joindre à vous dans une si importante entreprise (265). — Avec un homme comme vous, répliqua Sun-Tsé, je ne puis manquer de réussir dans mes projets. »

Aussitôt Sun-Tsé présente son ami à Tchu-Tchy et à Liu-Fan ; ils délibèrent ensemble ; Tchu et Fan sont au comble de la joie. « Écoutez, dit Yu, vous voulez fonder un état indépendant ; pour réussir, il faut que vous connaissiez deux sages qui habitent à l’est du fleuve Kiang. — Et quels sont ces hommes si nouveaux pour moi ? demanda Sun-Tsé.

— L’un est Tchang-Tchao (son surnom Tseu-Pou) ; éminent par son savoir, habile écrivain, il excelle dans l’art de connaître le langage des astres et les mystères de la terre ; il a refusé de se rendre près de Tao-Kien (l’ancien vice-roi de Su-Tchéou) qui l’appelait dans sa petite cour ; voilà pourquoi il est allé vivre en paix à l’est du Kiang. L’autre, Tchang-Hong (son surnom Tseu-Kang), versé dans l’intelligence des quatre livres de Kong-Fou-Tseu et des cinq ouvrages classiques, profondément instruit dans toute espèce de littérature, s’est réfugié aux mêmes lieux pour fuir les troubles du siècle. Pourquoi ne pas les inviter à se rallier au parti que vous voulez former[5] ? »

Un messager fut envoyé vers ces deux sages, et comme ils se refusaient à quitter leur solitude, Sun-Tsé lui-même se rendit près d’eux. Il passa tout le jour à s’entretenir avec ces hommes supérieurs dont les paroles coulaient comme la source qui sort du flanc d’un rocher. Au premier, Sun-Tsé accorda les titres de premier secrétaire et de conseiller supérieur chargé de veiller à la direction de l’armée ; au second, il donna le rang de conseiller militaire et de moniteur en chef de sa cour future.

La résolution fut prise immédiatement dans une première assemblée d’aller déposséder Liéou-Yao[6] (son surnom Tching-Ly) ; chassé de sa province par Youen-Chu, il occupait à l’est du Kiang la ville de Kio-Ho. Déjà deux commandants (Hoai-Ly de Fang-Tching et Tso-Yong de Hia-Pey) venaient à son secours. Averti que Sun-Tsé, après avoir traversé le fleuve, rassemblait ses forces à Ly-Yang, Liéou-Yao réunit son conseil ; là se trouvaient Fan-Neng, Tchin-Hong, Kan-My et Tchang-Yng.

« Sun-Tsé est un général de cavalerie légère dangereux à affronter, dit Fan-Neng. — Laissez-moi conduire ma division à Niéou-Tchu, répliqua Tchang-Yng ; notre armée comptera un million de soldats. Ne craignez donc pas que l’ennemi nous aborde. »

Et tout à coup une voix l’interrompit en criant : « Donnez-moi l’avant-garde à commander ! » Celui qui parlait ainsi était un officier du nom de Tay-Ssé (son surnom Tseu-Y, de Hwang-Hien dans le Tong-Lay). Après avoir fait lever le siége de Pé-Hay, il était venu offrir ses services à Liéou-Yao qui l’accueillit fort bien. Mais quand il manifesta le désir de commander l’avant-garde, le gouverneur lui répondit : « Cela ne se peut, vous n’êtes pas général de première classe, vous devez rester dans les rangs à mes côtés. » Là-dessus, Tay-Ssé se retira très-mécontent.

La division commandée par Tchang-Yng s’établit donc à Niéou-Tchu ; un million de boisseaux de grains était accumulé dans les greniers de la ville de Té-Kou. Dès que Sun-Tsé s’approcha, Tchang marcha à sa rencontre ; les deux armées se trouvèrent en présence près de cette même ville de Niéou-Tchu. Tchang sortit des rangs pour provoquer les généraux ennemis ; mais un lieutenant de Sun-Tsé (Hwang-Kay) le mit bientôt en fuite lui et les siens. Alors aussi le feu se déclara dans son camp, et tout fut consumé. En revenant vers les tentes, Yng rencontra Sun-Tsé, qui profitant de ce désordre tomba sur lui et acheva la déroute. Tchang, forcé d’abandonner la ville de Niéou-Tchu, se sauva vers les montagnes. On ne savait quels étaient les auteurs de l’incendie qui s’était déclaré derrière le camp.

Deux officiers, suivis d’environ trois cents cavaliers, vinrent encore saluer Sun-Tsé. L’un avait le visage noir, les cheveux roux, le corps robuste ; c’était Tsiang-Kin (son surnom Kong-Y, de Chéou-Tchun dans le Kiéou-Kiang). L’autre se nommait Tchéou-Tay (son surnom Yeou-Ping) ; il était de Hia-Tsay dans le Kiéou-Kiang) ; terrible comme un tigre, il se faisait remarquer par ses yeux brillants et ses sourcils épais. Ces deux officiers, au milieu des désordres d’un temps d’anarchie, avaient rassemblé quelques soldats à Yang-Tseu-Kiang. Après s’être procuré des vivres à main armée dans ce pays, ils résolurent de se joindre à Sun-Tsé, dès qu’ils apprirent que ce général était le plus important personnage des provinces situées à l’est du Kiang, dès qu’ils connurent que ce jeune ambitieux appelait à lui les sages et donnait de l’emploi aux hommes recommandables.

De son côté, Sun-Tsé, heureux de les avoir rencontrés, leur donna le rang de généraux dans l’avant-garde ; maître de toutes les provisions et de tous les objets d’équipement entassés tant à Niéou-Tchu qu’à Té-Kou, il se vit à la tête de quatre mille hommes et marcha en hâte sur Chen-Ting.

Cependant, furieux de la défaite de son général Tchang-Yng, Liéou-Yao l’eut fait décapiter sans les remontrances de ses deux conseillers. Pour arrêter l’ennemi qui le menace, il va camper au pied de la colline de Chen-Ting, du côté du midi. Au versant septentrional de cette même colline s’élèvent les retranchements de Sun-Tsé. Celui-ci apprit d’un homme du voisinage que le temple élevé à la mémoire du grand empereur Kwang-Wou (le treizième de la dynastie des Han) se trouvait bien, comme il le croyait, sur le sommet de la petite montagne ; mais l’édifice tombait en ruines et personne n’y offrait plus de sacrifices.

« Cette nuit, dit aussitôt le jeune héros, le défunt empereur m’est apparu en songe ; il faut que j’aille le prier dans le temple. — N’en faites rien, répliqua son premier secrétaire Tchang-Tchao ; l’ennemi campe de l’autre côté de la colline ; si vous alliez donner dans une embuscade ? — L’âme de l’empereur Kwang-Wou m’est apparue ; c’est un heureux augure ; que pourrais-je craindre ? »

Après cette réponse, Sun-Tsé revêt sa cuirasse, prend son casque, ceint son glaive et s’élance à cheval, la lance au poing. Ses généraux le suivent au galop ; ce sont Tching-Pou, Hwang-Kay, Han-Tong, anciens lieutenants de son père Sun-Kien ; Tsiang-Kin et Tchéou-Tan, ses fidèles compagnons ; derrière eux marchent douze à treize cavaliers. Sorti du camp, Sun-Tsé gravit la colline ; arrivé au temple, il met pied à terre, brûle des parfums et s’incline à plusieurs reprises. Après ces cérémonies, il s’agenouille et fait la prière suivante : « Si je puis, moi, Sun-Tsé, fonder un royaume indépendant à l’est du Kiang, continuer la glorieuse carrière que mon père m’a tracée, je jure de relever ce temple détruit et d’y offrir des sacrifices aux quatre saisons de l’année. »

Cette prière achevée, ce vœu prononcé, il sort du temple et remonte à cheval, et, se tournant vers ses généraux, il leur exprima le désir d’aller de l’autre côté de la montagne observer le camp et la position de l’ennemi. Tous s’empressent de le suivre, car leurs avis n’ont pu le détourner de cette course téméraire, et du haut de la petite montagne ils voient la partie méridionale de la vallée couverte de villages et de forêts.

Quelques éclaireurs vont avertir Liéou-Yao que le chef de l’armée opposée vient de s’aventurer avec une faible escorte jusqu’au sommet de la colline d’où il observe le camp. Celui-ci craint un piége, il se défie de l’esprit prudent et rusé qu’il suppose au jeune héros et hésite à le faire poursuivre. Mais Tay-Ssé, hors de lui, s’écrie : « L’occasion est favorable, ne la laissez pas échapper ; en retrouverons-nous jamais une pareille ? »

Et à ces mots il monte à cheval, armé de pied en cap, la lance au poing, en disant à haute voix : « Qui a du cœur me suive ! » Ses généraux restent immobiles, à l’exception d’un officier, commandant d’une petite division. « Tay-Ssé est un héros, dit-il hardiment, et je veux m’associer à ses exploits. » Et il lança son cheval au milieu des rires de tous les chefs de l’armée.

Cependant Sun-Tsé avait examiné longtemps, du haut de la colline, le camp ennemi, et Tching-Pou lui conseillait de revenir à ses retranchements. Comme ils doublaient la petite montagne, une voix qui partait du sommet leur crie : « Sun, arrête, arrête ! » Sun-Tsé se retourne et aperçoit deux cavaliers qui descendent vers lui à bride abattue. Avec ses treize hommes d’escorte, il leur barre la route, et la lance en arrêt, il attend ses adversaires au pied de la colline. »

« Tu es bien Sun-Tsé, lui crie le chef ennemi. — Et toi, qui es-tu ? demande le jeune héros. — Je suis Tay-Ssé de Tong-Lay, et je viens pour te tuer. — Oh ! répond Sun avec un sourire de mépris, vous êtes deux ; me voici, attaquez-moi ensemble, car je ne vous crains guère. Si j’avais peur je ne serais pas un héros digne de renommée.

— Prends avec toi tout ton monde, répliqua Tay-Ssé, je n’aurai pas peur non plus. » Et lançant son cheval, il se jette, la lance au poing, sur Sun-Tsé.

Celui-ci se précipite à sa rencontre. Les deux chevaux se heurtent ; cinquante fois les deux champions s’attaquent sans pouvoir se vaincre. Tching-Pou et les autres généraux s’émerveillent de la bravoure du chef ennemi et l’applaudissent intérieurement.

Le combat durait toujours ; voyant que Sun ne se lasse point de manœuvrer sa lance, Tay-Ssé a recours à la ruse ; il feint de prendre la fuite et gagne le cœur de la montagne, puis tout à coup tourne bride ; Sun le poursuit, et Tay-Ssé triomphe du succès de son stratagème. Au lieu de suivre la route par laquelle il est venu, il fait le tour derrière la montagne. À peine Sun-Tsé s’est-il jeté sur ses traces qu’il lui crie : « Si tu es vraiment un héros, battons-nous à outrance. — Tu as fui, répliqua Sun, ce n’est pas là se conduire en brave. » Et trente fois ils se choquent de nouveau.

« Il a treize hommes avec lui, se dit enfin Tay-Ssé, et je suis seul. Si je le prends vivant, ils me l’arracheront d’entre les mains. Essayons une nouvelle ruse pour l’entraîner loin de son escorte et le tuer à mon aise. » Et il s’enfuit encore en criant : « Sun, ne me poursuis pas ! — Et toi, ne t’esquive pas ainsi, répond Sun-Tsé, viens me trouver en rase campagne. »

Tay-Ssé a fait volte face ; le combat recommence avec la même fureur. À chaque coup de lance que lui porte son adversaire, chacun d’eux se dérobe habilement. L’un après l’autre, ils saisissent par le fer la pique dont ils ont paré la pointe, et tous les deux ils se battent avec tant de force que, dans une de ces attaques, ils tombent de dessus leur selle, et leurs chevaux effrayés galopent à travers la plaine. Démontés tous les deux, ils quittent la lance et se battent corps à corps.

Tay-Ssé avait trente ans et Sun-Tsé atteignait sa vingt-unième année ; dans cette lutte, ils se saisissent si fortement que leur tunique est en lambeaux. D’une main rapide, celui-ci arrache la pique suspendue aux épaules de son adversaire, celui-là enlève le casque dont son ennemi se couvre la tête ; au moment où Sun-Tsé va percer Tay-Ssé, celui-ci se fait un bouclier du casque enlevé au héros. Mais tout à coup des cris retentissent derrière les deux champions. Ce sont les troupes de Liéou-Yao qui arrivent au secours de Tay-Ssé, et soutenu par mille hommes il redouble ses attaques. Des deux côtés des divisions arrivent ; Sun-Tsé se sent perdu. Son lieutenant Tching-Pou se précipite avec douze cavaliers et se fait jour à travers les rangs.

Forcé d’abandonner l’ennemi qui lui échappe, Tay-Ssé va dans les lignes prendre un cheval, il reparaît armé d’une lance ; Sun, à qui son lieutenant a présenté un cheval, se jette en avant muni d’une pertuisane ; il décime les soldats accourus au secours de son adversaire. Mille hommes d’un côté, de l’autre douze cavaliers se battent avec acharnement. Mais bientôt, au pied du mont Chen-Ting, de nouveaux cris s’élèvent ; ce sont cette fois des renforts pour Sun ; c’est Tchéou-Yu qui arrive.


II.[7]


Dès que les troupes auxiliaires de Tchéou-Yu s’étaient montrées, Liéou-Yao avait fait un mouvement avec le gros de l’armée ; il descendait donc la montagne comme un furieux. Mais le jour baisse, le vent et la pluie troublent la sérénité du ciel ; de part et d’autre on se retire dans ses retranchements.

Le lendemain, Sun-Tsé se présente avec toutes ses forces devant le camp de Liéou-Yao. Quand les deux armées sont rangées en bataille, il suspend à une lance la pique enlevée la veille à Tay-Ssé et la montre devant les lignes en faisant dire par un hérault : « Tay-Ssé, si tu n’es pas las de fuir, viens de nouveau te mesurer avec moi. » Alors aussi Liéou-Yao suspend devant ses lignes le casque perdu la veille par Sun-Tsé, et fait crier par un soldat : « La tête de Sun-Tsé est là dedans[8]. »

Des deux côtés, les combattants poussent des cris de victoire ; aussitôt Tay-Ssé s’avance au galop, décidé à lutter jusqu’à la fin avec Sun. Celui-ci se jette en avant pour lui tenir tête, mais Tching-Pou le retient. « Il n’est pas nécessaire que vous preniez la peine de le vaincre, lui dit-il, laissez-moi cet honneur, général. » Et il sort des lignes. « Tu n’es point mon égal, lui crie Tay-Ssé, tu n’es pas un digne adversaire pour moi ; dis à ton maître qu’il vienne. »

Transporté de colère, Tching se précipite sur lui la lance en arrêt ; la lutte se prolonge… Mais Liéou-Yao fait sonner la retraite.

Ce rappel exaspéra Tay-Ssé. « J’allais prendre ce brigand, s’écria-t-il ; pourquoi faire cesser le combat ? » Liéou-Yao lui apprit qu’une nouvelle lui était arrivée, et la voici : « Tchéou-Yu est parti avec ses troupes pour se rendre maître de Kio-Ho. Un homme de cette ville, nommé Tchin-Wou (de Song-Tsé dans le Lou-Kiang, son surnom Tseu-Lie), lui en a livré les portes. Ainsi, toute ma propre famille est prisonnière. Il faut en grande hâte aller à Ling-Ling prendre les troupes de Hoai-Ly et de Tso-Yong pour tâcher de ressaisir la place. »

Tay-Ssé se retira avec les soldats de Liéou-Yao, sans que Sun le poursuivît ; et comme il tenait son monde renfermé dans le camp, son premier secrétaire, Tchang-Tchao, lui dit : « Tchéou-Yu est maître de Kio-Ho ; Liéou n’a plus de cœur à combattre, il recule, cette nuit faites une attaque et enlevez-lui son camp. » Le conseil plut à Sun-Tsé ; cette nuit-là, avec son armée divisée en cinq corps, il envahit les retranchements de Liéou-Yao et met ses soldats en déroute, si bien qu’ils fuyaient au hasard.

Après avoir fait des prodiges de valeur, Tay-Ssé, resté à peu près seul, s’enfuit avec une dizaine de cavaliers et se jeta, à la faveur des ténèbres, dans la ville de King-Hien. Pendant ce temps, Liéou-Yao allait se réfugier dans Mo-Ling, en compagnie d’un conseiller militaire du nom de Hu-Tseu-Tsiang. Un général de première classe, du nom de Tchin-Wou, passa encore dans les rangs de Sun-Tsé ; c’était un guerrier de haute taille, au visage jaune, aux yeux rouges ; tout son aspect causait la surprise. Rempli d’admiration à la vue de ce personnage extraordinaire, Sun-Tsé le nomma général et lui donna l’avant-garde à commander. Quand son armée attaqua Hoay-Ly, Tchin-Wou se précipita avec dix cavaliers dans les lignes et coupa une cinquantaine de têtes. Dès lors les portes de la ville ne s’ouvrirent plus, les assiégés n’osèrent plus faire de sorties.

Tandis que Sun-Tsé serrait la place de près, il apprit par des éclaireurs que Liéou-Yao, réuni à Tseu-Yong, marchait sur la ville de Niéou-Tchu. Cette nouvelle le transporta de colère, et aussitôt, à la tête de sa grande division, il courut au-devant de l’ennemi. Les deux armées se rencontrèrent près de la ville. « Me voici, crie Sun-Tsé à Liéou-Yao et à Tsou-Yong qui s’élancent hors des rangs ; me voici, rendez-vous ! » De derrière Liéou-Yao, il voit un guerrier du nom de Kan-My galoper vers lui la lance au poing. Après une courte lutte, Sun l’enlève et l’entraîne vivant, sur son cheval, vers ses bataillons. Un autre guerrier, Fan-Neng[9], se précipite avec sa pique contre le général qui se retire emmenant son prisonnier, et menace de le percer par derrière. « Prenez garde, crie une voix du milieu des rangs, Sun-Tsé, une lance va vous frapper, détournez-vous ! » Sun se détourne, il voit Fan-Neng sur ses talons et l’épouvante tellement avec sa voix de tonnerre, que celui-ci tombe à bas de son cheval et roule mort dans la poussière.

Arrivé sous les murs de la ville, Sun-Tsé lâche Kan-My qu’il avait fait prisonnier ; mais celui-ci était mort pendant que le vainqueur l’entraînait. Tuer un général en l’entraînant ainsi, tuer un autre général rien que par le bruit de sa voix, c’est renouveler les exploits de Pa-Wang lui-même ! Liéou-Yao et Tseu-Yong éprouvèrent une grande défaite ; plus de la moitié de leurs soldats déposa les armes ; les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers.

Les deux chefs vaincus s’enfuirent près de Liéou-Piao, gouverneur de Yu-Tchang ; plus tard, s’étant réfugiés dans des montagnes où ils vivaient de brigandages, la population se souleva contre eux et les massacra.

Sun-Tsé étant allé ensuite attaquer la ville de Mo-Ling, s’approcha des fossés, et cria à Youay-Ly de venir se soumettre ; du haut des murs Tchang-Yng lui lança une flèche qui le blessa légèrement au pied gauche et le fit tomber de cheval. Ses généraux le transportèrent dans sa tente pour lui prodiguer des soins ; on arracha la flèche et on versa dans la plaie quelque chose qui en hâta la guérison.

Cet incident fit naître dans l’esprit de Sun-Tsé l’idée de répandre le bruit de sa mort ; ses troupes poussèrent des cris lamentables. « Levons notre camp, dit-il aux généraux, retirons-nous en ordre ; l’ennemi nous poursuivra, et des troupes embusquées sur la route s’empareront de la personne même de Youay-Ly. » Ce plan fut adopté ; au milieu de la nuit, on décampa ; les deux chefs assiégés, Youay-Ly et Tchang-Yng, croyant à ce faux bruit de la mort du jeune héros, mirent en mouvement, cette nuit-là même, les troupes enfermées dans la ville, et se lancèrent dehors avec elles à la poursuite de l’armée qui se retirait. Les divisions embusquées derrière le camp se démasquèrent en masse, et le général blessé cria lui-même à haute voix : « Sun-Tsé n’est pas mort ! » Ce cri sema l’épouvante parmi les soldats qui le poursuivaient ; tous ils jetèrent bas les armes en demandant grâce ; ils se prosternaient aux pieds du vainqueur ; celui-ci ordonna de leur laisser la vie sauve.

Arrêté dans sa fuite, Tchang-Yng, qui avait lui-même blessé Sun, fut renversé et tué par Tchin-Wou ; un autre général, Tchin-Hong, périt d’une flèche que lui lança Tsiang-Kin, et Youay-Ly mourut au milieu de ses troupes révoltées. Tout le long du chemin, Sun-Tsé encourageait le peuple à se soumettre et à reprendre ses travaux. Les troupes victorieuses arrivèrent jusqu’à King-Hien et y attaquèrent l’intrépide général Tay-Ssé, qui, faisant un appel aux plus braves, réunit bientôt deux mille hommes avec lesquels il résolut de venger la défaite de Liéou-Yao.

Ce que voulait Sun-Tsé, c’était prendre vivant ce formidable adversaire, et il s’entendit avec son lieutenant Tchéou-Yu. Celui-ci enveloppa la ville de trois côtés, laissant aux assiégés la porte de l’est pour qu’ils pussent se retirer. Sur les trois routes qui conduisaient à la ville, il y eut des soldats embusqués à la distance de quelques milles ; on espérait que Tay-Ssé, arrivé là avec des hommes harassés et des chevaux hors d’haleine, serait pris infailliblement.

Or, parmi les gens appelés dans la ville par cet officier réduit aux abois, il y avait un très-grand nombre de montagnards. Épouvantés à l’approche du vainqueur, ils s’étaient jetés tout tremblants entre ces murs que Sun-Tsé bloquait par trois côtés. Dès que le siège commença, Tay-Ssé, en se retirant, fit pleuvoir des flèches sur ceux qui le tenaient assiégé ; mais cette même nuit, Tchin-Wou, armé à la légère, escalada les murs et mit le feu à la ville. Tay-Ssé n’eut plus qu’à se sauver au galop par la porte de l’est, restée ouverte, avec toute son armée. Sun-Tsé se lança à sa poursuite et le harcela pendant trois milles sans pouvoir l’atteindre ; lui, il courut l’espace de deux milles encore, mais le cavalier et le cheval ne purent aller au delà.

Dans ce pressant péril, Tay-Ssé entend des cris et il fuit de nouveau ; des deux côtés des soldats font tomber son cheval avec des cordes, le prennent vivant lui-même et le conduisent vers Sun-Tsé qui, instruit de cette importante capture, sort de sa tente. Aussitôt il crie à ses gens de se retirer, détache de ses mains les liens du prisonnier, le revêt de sa propre tunique brodée et l’introduit au milieu de son camp.

« Le général vaincu attend la mort, dit Tay-Ssé. — Je sais que vous êtes un héros plein de droiture et de loyauté, répondit Sun ; votre ancien chef est un étourdi qui n’a pas su tirer parti de vous en vous mettant à la tête de toutes ses troupes, et il a été battu. » Alors Tay-Ssé se voyant traité en frère aîné, avec égard et respect, demanda à servir sous le vainqueur. Celui-ci lui prit la main et dit : « L’autre jour, sur le mont Chen-Ting, si je fusse tombé en votre pouvoir, m’eussiez-vous fait périr ?

« Non, assurément. — Eh bien ! ajouta-t-il avec un sourire, dans la circonstance présente, je dois vous traiter comme vous eussiez fait vous-même ! » Et l’ayant prié de s’asseoir sous sa tente à la place d’honneur, il lui fit servir un excellent repas.

« Maintenant que nous sommes amis, reprit Sun-Tsé, consolez-vous du malheur de cette journée, et dites-moi, je vous prie, par quels moyens je puis arriver à fonder un royaume indépendant. — À quoi peuvent servir les avis d’un général vaincu ? répondit Tay-Ssé.

— Jadis Han-Sin a interrogé Kwang-Wou dans des circonstances analogues, dit Sun-Tsé ; je demande les conseils dictés par l’humanité, me les refuserez-vous ? — Liéou-Yao vient d’être ruiné, dit Tay-Ssé ; ses troupes n’ont pas d’affection pour lui. Si elles se dispersent, il ne peut guère en rassembler d’autres ; laissez-moi aller près de lui pour le rallier à vous, ce sera un faible service rendu à Votre Excellence, et j’attends sa réponse. »

— Cet avis est le mien, » répondit Sun-Tsé en s’agenouillant, et il fit promettre au prisonnier de revenir près de lui avec la réponse de Liéou-Yao.

« Il ne reviendra pas, » disaient les généraux quand le captif fut parti, et Sun-Tsé leur parlait en vain de la réputation d’équité et de bonne foi dont jouissait le prisonnier dans la province de Tsing-Tchéou ; ils ne voulaient pas y croire. Le lendemain ils furent convaincus, lorsque Tay-Ssé reparut devant les retranchements avec mille hommes : son arrivée fut un triomphe pour Sun, et tous les officiers avouèrent qu’ils avaient mal jugé cet homme loyal.

Dès lors, se voyant à la tête de dix mille soldats, Sun-Tsé arrive à l’est du fleuve Kiang, tranquillise et console le peuple et la multitude ; de toutes parts on se soumet à lui. La population de la contrée le nomma désormais Sun-Lang.

Il est vrai que son armée n’était pas là, et, quand elle parut, tous les habitants furent épouvantés ; tous les magistrats abandonnant les villes s’enfuirent dans les montagnes. Mais ces soldats, soumis à une bonne discipline, n’osèrent sortir du camp pour aller piller ; rien ne fut volé dans les maisons ; aussi bientôt la population se montra de nouveau ; chacun s’empressait d’emmener et d’apporter en présents, à l’armée victorieuse, des bestiaux et du vin. En échange, Sun-Lang donna de l’argent et des étoffes ; le peuple enchanté, abandonna le désert où il était allé chercher un asile.

Parmi les vieux soldats de Liéou-Yao, ceux qui reprirent du service furent bien accueillis et ils restèrent au camp ; ceux qui voulurent retourner dans leurs foyers reçurent des grains en gratification, et, rentrés chacun chez eux, ils continuèrent leurs travaux. Le peuple qui habitait au sud du fleuve Kiang ne tarda pas à accourir au bruit d’une si généreuse conduite, et ainsi s’accrut l’autorité du nouveau chef devenu indépendant.

Sun-Lang alla chercher et amena dans Kio-Ho sa mère, son oncle et ses jeunes frères ; le plus âgé des trois, Sun-Kiuen, fut chargé, avec Tchéou-Tay, de garder la ville de Hiuen-Tching, et Sun-Lang lui-même marcha vers Ou-Kiun, place située au sud, pour s’en emparer. Dans ce temps, elle était occupée par Yen-Pé-Hou, qui se faisait appeler le roi du Ou oriental. Celui-ci, confiant à deux de ses lieutenants, Tchéou-Tay et Wang-Tching, la défense des villes de Ou et de Kia-Hing, envoya son jeune frère Yen-Yu à la tête du pont de Fong-Kiao avec toutes les troupes. Il s’y tenait donc à cheval, le sabre en main, tandis que des éclaireurs venaient dans le camp de Sun avertir leur maître de son approche.

Déjà Sun-Tsé voulait combattre, mais Tchang-Hong mit pied à terre et lui donna quelques avis. « Ce n’était pas à lui qui méditait de si grandes choses, à lui général de trois corps d’armée dont le sort dépendait de sa propre existence, d’aller s’exposer en attaquant un petit chef de rebelles ; il devait songer au grand rôle que lui réservait le ciel, répondre à l’attente de la terre entière, et ne pas alarmer le cœur du peuple en courant un danger inutile. »

« Vos paroles, noble conseiller, dit Sun-Tsé, me pénètrent comme le métal et la pierre ; seulement je crains que les généraux et les soldats soient moins prompts à se dévouer. »

Il ordonna donc à Han-Tang de partir avec sa cavalerie vers le pont, et il y arriva lorsque Tsiang-Kin et Tchen-Wou descendant le fleuve chacun dans un petit bateau, le traversaient en face de ce même point. De là, ils accablèrent de traits l’armée déployée sur le rivage, et tous les deux gravirent le bord à la course, renversant tout sur leur passage, si bien que Yen-Yu recula et s’enfuit battu, avec les siens, jusque dans la ville de Ou-Tching, que Han-Tang, vainqueur, menaçait déjà. Sun-Tsé la cernait par eau et par terre. Enfin, après trois jours de siège, il mena ses troupes près des portes et fit signe qu’il voulait parlementer.

Du haut des murs, un des lieutenants de Yen-Pé-Hou prit de la main gauche un bouclier, et de la droite il montra par raillerie le pied des remparts. Aussitôt Tay-Ssé, qui était là à cheval, prit une flèche, la plaça sur la corde de l’arc en criant : « Regardez, je vise la main gauche de ce bandit ! » Et la flèche, traversant la main gauche de l’officier, alla se fixer dans le bouclier.

Sur le mur et au pied des murs, dans les deux armées, ce furent des cris désordonnés. Tous les assiégés emmenèrent dans la ville leur chef blessé pour le secourir. « En vérité, s’écria Yen-Pé-Hou frappé d’épouvante, il y a dans cette armée qui nous assiège un archer d’une habileté surnaturelle ! » Et aussitôt il songea à sauver sa vie en faisant la paix. Le lendemain, il envoya son autre frère Yen-Yu au camp de Sun-Tsé, qui le fit entrer sous sa tente et le régala de son mieux.

Au milieu du festin il tira son sabre, et d’un coup vigoureusement appliqué, fendit du haut en bas le siège sur lequel Yen-Yu était assis ; celui-ci tomba de frayeur. « C’est une plaisanterie, dit Sun-Tsé, n’ayez pas peur. » Et il lui demanda quelles étaient les intentions de son frère. « Le partage des provinces à l’est du Kiang, répondit Yu ; voilà ce qu’il veut. »

Ces propositions exaspérèrent Sun-Tsé. « Quoi ! s’écria-t-il, ce stupide animal qui ne sait où fuir ose m’offrir de pareilles conditions ! »

Yen-Yu se leva tout effrayé de la colère de Sun-Tsé ; mais celui-ci le frappa si rudement de son sabre qu’il l’abattit au moment où il voulait sortir, et sa tête, coupée d’un second coup, fut envoyée dans la ville.

Pé-Hou, ne sachant que devenir, quitta les remparts et prit la fuite. Sun le poursuivit ; son lieutenant Hwang-Kay fit Wang-Tchang prisonnier. L’intrépide Tay-Ssé, se jetant dans la ville, monta le premier sur les remparts et y tua à coups de flèches le chef de la garnison ; dès lors tout le canton fut pacifié. Dans sa retraite vers Yu-Hang, Yen-Pé-Hou, qui se frayait la route le sabre à la main, se vit serré de près par un chef de village nommé Ling-Tsao et contraint de se sauver à Oey-Ky. Ling-Tsao vint avec son père se présenter au vainqueur. Sa physionomie avait une expression distinguée ; Sun leur donna à tous les deux un grade dans son armée.

À la tête de ses troupes, Sun-Tsé traversa le fleuve ; Pé-Hou, qui avait rassemblé les rebelles des deux côtés d’un gué, à l’ouest, essuya une seconde défaite à la suite d’une rencontre avec Tchang-Pou, et n’échappa qu’à la faveur des ténèbres en fuyant vers Oey-Ky. Le commandant de cette place, Wang-Lang, avait voulu le secourir, mais quelqu’un lui fit observer que d’une part l’équité et l’humanité régnaient dans l’armée victorieuse, tandis que Pé-Hou n’avait avec lui que des brigands indisciplinés ; il valait donc mieux qu’il s’emparât du fugitif pour le livrer à Sun-Tsé, obéissant ainsi aux volontés d’en haut. Lang refusa de suivre ce conseil peu généreux, et celui qui l’avait donné, Yu-Fan[10], voyant cette détermination, retourna chez lui en soupirant.

Le fugitif et son allié réunirent leurs troupes à Chan-Yn ; là, attaqués par toute l’année de Sun-Tsé divisée en deux corps, ils furent complètement battus. Wang-Lang se sauva du côté de la mer et Pé-Hou dans Yu-Hang. Un soldat, nommé Tong-Sy[11], qu’il avait trouvé dans sa route et accueilli de grand cœur sous sa tente, le tua pendant qu’ils buvaient ensemble, et mit à mort une dizaine des siens ; après cet exploit il vint trouver Sun-Tsé. Cet homme se faisait remarquer par sa haute taille, sa figure était large et sa bouche énorme ; il reçut le grade de commandant de cavalerie.

Tout le pays à l’est du Kiang se trouvant pacifié, Sun-Tsé en confia la garde à son oncle Sun-Tsing. Lui-même revint avec ses troupes à Ou-Kiun, dont il nomma Tchu-Tchy gouverneur militaire. À peine était-il de retour dans les provinces orientales qu’on lui apprit que son frère Sun-Kiuen et Tchéou-Tay, chargés de garder la ville de Hiuen-Tching, venaient d’être surpris par les brigands de la montagne. Au milieu de la nuit, Tay avait enlevé Sun-Kiuen sur son cheval dans ses bras ; mais serré de près par dix soldats ennemis, il s’était vu contraint de mettre pied à terre. Sans cuirasse, sans armes défensives, rien qu’avec le secours de son sabre, il avait pu renverser les rebelles. Un de ceux qui le poursuivaient à cheval, l’ayant harcelé à coups de lance, allait mettre la main sur lui ; mais Tchéou-Tay l’avait à son tour renversé, et devenu maître de l’arme et du coursier, semant sur sa route une longue trace de sang, il venait enfin d’enlever Sun-Kiuen. Les bandits fuyaient de tous côtés ; couvert de vingt blessures, Tchéou-Tay arrivait au camp de Sun-Tsé, prêt à rendre l’âme par suite des coups dont il était criblé.

Sun-Tsé se troubla à la vue du héros expirant, et l’un de ses officiers, Tong-Sy (qui venait de se rallier à sa cause), lui dit : « Je n’ai aucun talent, mais dans le temps où je combattais contre les pirates, je fus blessé de plusieurs coups de flèches, et un mandarin de Oey-Ky, Yu-Fan, me procura un médecin qui me guérit en quinze jours. — Cet homme, n’est-ce pas celui qu’on appelle Yu-Tchong-Kiang ? — C’est lui-même. » Aussitôt Sun le fit appeler, lui donna le grade de promoteur aux emplois et le pria d’amener son médecin pour soigner les blessures de Tchéou-Tay ; lui-même, à la tête de ses troupes, il alla rendre visite à ce brave officier qui avait sauvé son frère.

Enfin, le mandarin Yu-Fan, amené par Tong-Sy, vint dans la ville de Hiuen-Tching se présenter à Sun-Tsé, qui lui dit : « Je n’oserais traiter un habile docteur comme un petit mandarin, et je désire aujourd’hui même me trouver avec lui. »

Yu-Fan introduisit le médecin ; il avait les cheveux longs comme un adolescent, mais d’une entière blancheur ; sa démarche était majestueuse comme celle d’un homme qui s’est élevé au-dessus des passions humaines. Né dans le Pey-Koué, à Tsiao-Kiun, il exerçait la médecine à l’est du fleuve Kiang et se nommait Hoa-To (son surnom Youen-Hoa). Ce docteur, traité avec égards par Sun-Tsé, et prié par lui d’aller voir le malade, dit, en voyant les blessures nombreuses : « Ce n’est rien, dans un mois je l’aurai guéri. »

Déjà Sun-Tsé, content de voir son ami hors de danger, avait envoyé des soldats châtier les rebelles des montagnes, et toute la rive méridionale du fleuve fut bientôt pacifiée. À chaque défilé il plaça des troupes ; car déjà il comptait sous les drapeaux, dans la contrée soumise, environ cent mille hommes aguerris. Les magistrats civils, les plus distingués d’entre les généraux, se rallièrent tous fidèlement à sa cause. Alors, il pensa à ceux qui étaient contemporains de son père, et il les fit tous avancer de deux grades. D’un côté il écrivit une lettre à l’empereur, et de l’autre il fit alliance avec Tsao. Un courrier fut expédié aussi à Youen-Chu pour lui redemander le sceau impérial ; mais celui-ci, qui songeait intérieurement à prendre le titre d’empereur, ne donna que des réponses évasives et se garda bien de rendre ce précieux gage ; au lieu de cela, il se mit à délibérer avec ses trente mandarins et généraux. Parmi ses conseillers, on comptait son premier secrétaire, Yang-Ta-Tsiang ; les inspecteurs des provinces, Tchang-Siun, Ky-Ling et Kiao-Souy ; les généraux de première classe, Louy-Pou, Tchin-Lan et d’autres.

« C’est avec les soldats empruntés à ma propre armée que Sun-Tsé a conquis tout le pays au sud du Kiang, leur dit-il ; il compte cent mille hommes sous ses drapeaux ; je voudrais le détruire, mais comment faire ? » Le premier secrétaire, Yang, répondit : « Le jeune ambitieux s’appuie sur un fleuve profond, il a trop de soldats, il est trop bien approvisionné pour qu’il y ait moyen de rien entreprendre contre lui. » Et Youen-Tchu s’écria : « J’en veux à Hiuen-Té pour m’avoir attaqué sans motif, et je me vengerai. — Eh bien ! répliqua Yang, si vous voulez vous défaire de cet ennemi, je vous en donnerai le moyen ; seulement, je ne sais si vos nobles intentions seront d’accord avec ce que je propose. »


fin du tome premier

  1. Vol. I, liv. III, suite du ch. IX, p. 140 du texte chinois.
  2. L’ancien gouverneur de Su-Tchéou avait eu des querelles avec Ou-King, gouverneur de Tan-Yang, oncle de ce même Sun-Tsé.
  3. Il était de Kou-Tchang dans le Tan-Yang. Autrefois il avait suivi Sun-Kien (père de Sun-Tsé) à Tchang-Chao, à Ling-Ling et à Kouay-Yang. Dans ces trois districts, il s’était acquis une grande renommée en battant les Bonnets-Jaunes ; après avoir défait Tong-Tcho, à Yang-Tching, il avait aidé Tao-Kien à se délivrer des rebelles qui l’assiégèrent. Voir p. 172, liv. II.
  4. Voir liv. II, p. 105.
  5. Le premier était de Pang-Tching ; le second de Kwang-Ling.
  6. Arrière-petit-fils des Han, dont le nom de famille était Liéou. Ce Liéou-Yao, né à Méou-Ping, dans le Tong-Lay, avait pour père l’ancien ministre d’état, Liéou-Tchong ; son frère aîné, Liéou-Tay, gouvernait le Yen-Tchéou. Yao lui-même avait été jadis gouverneur du Yang-Tchéou.
  7. Vol. I, livre III, chap. X, p. 155 du texte chinois.
  8. L’éditeur chinois avertit en note que des historiens postérieurs aux temps où l’ouvrage a été écrit ont réclamé contre cette supposition gratuite que Sun-Tsé eût perdu son casque. (271)
  9. Ce sont des lieutenants de Liéou-Yao, cités plus haut.
  10. Son surnom Tchong-Kiang ; il était de Yu-Yao, dans la province de Oey-Ky, où il occupait un petit emploi.
  11. Il était de la même ville que Yu-Fan ; son surnom Youen-Tay. — Il s’était rallié à Pé-Hou avec quelques soldats.


Notes


Si on veut remonter au chapitre I du livre II, page 99, et comparer le caractère de Sun-Kien avec celui de Sun-Ssé, son fils, on sera frappé de la ressemblance qui existe entre ces deux personnages. Sun-Kien, rempli d’ambition, se sépare de la ligue, rêve la fondation d’un royaume indépendant, et meurt victime de sa témérité ; Sun-Tsé reprend les desseins de son père, expose sa vie avec la même imprudence, triomphe de tous les obstacles, et finit par rétablir l’ancien état de Ou.


Mot à mot : « Je veux faire tous mes efforts à votre service, comme le cheval et le chien. » Cette phrase, qui se rencontre fréquemment, n’est point expliquée dans les dictionnaires, où l’on ne trouve guère la solution de ces genres de difficulté. Le mandchou rend le sens plus clair en mettant le mot comme, kesé, que le chinois supprime.


L’orthographe du’nom serait Tay-Tsé ; nous avons écrit Ssé pour ne pas faire de confusion avec Sun-Tsé qui figure dans ce chapitre.


Cette note de l’éditeur chinois prouverait, ce dont on doute trop généralement, que le San-Koué-Tchy s’écarte rarement de la vérité quant aux faits et suit le plus souvent la tradition reçue, même dans les récits invraisemblables et fabuleux. Vrai ou non, cet épisode animé jette quelque intérêt sur ces deux héros, qui sont aux yeux des Chinois des personnages épiques.


Le texte dit que les soldats des deux armées en voyant Sun-Tsé accomplir ce double exploit l’appelèrent « un petit Pa-Wang… » Pa-Wang (son vrai nom Hiang-Yu) « avait une taille gigantesque et une force de corps prodigieuse ; ses bras étaient inflexibles ; l’on eût plutôt ébranlé une montagne que de les lui faire plier malgré lui ; il avait huit pieds de hauteur (c’est-à-dire environ six de nos pieds modernes) ; il pouvait lever, sans s’incommoder, jusqu’à mille livres pesant. Il avait le son de voix terrible ; par sa force et par sa valeur, il eût pu résister à une armée entière. ». Mémoires sur les Chinois, vol. III, page 56.


Sun-Tsé rappelle au guerrier vaincu que son chef n’avait pas consenti à le laisser conduire l’avant-garde, parce qu’il n’était pas général de première classe. Voir page 267.


Ce Han-Sin est le personnage déjà cité page 196. Il fut un grand général et le principal appui du premier empereur des Han qui lui dut de l’emporter sur son compétiteur Hiang-Yu. Kwang-Wou doit être le général Ly-Sou-Tché, vaincu par Han-Sin dans la bataille fameuse à laquelle il est fait allusion dans le passage mentionné ci-dessus ; ce qui nous le fait croire, ce sont les phrases de L’Histoire générale de la Chine, tome II, page 467. « Il prévint l’affront de se laisser prendre et vint de lui-même présenter la corde au cou à Han-Sin. Ce général, après la lui avoir ôtée, lui rendit toutes sortes d’honneurs et le fit asseoir à la première place. Il voulut le consulter sur le projet qu’il avait de soumettre à son maître les royaumes de Tsy et de Yen ; mais Ly-Sou-Tché s’excusa de lui en dire son sentiment, parce qu’il était prisonnier… »


Il est dit à l’article 2 du traité de Sun-Tsé : « Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut, qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leur propre camp ou dans le sein même de leur patrie… Conduisez-vous comme s’ils étaient des troupes qui se fussent enrôlées librement sous vos étendards… » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 67. Dans une note, le traducteur ajoute : « Il était facile au vainqueur d’employer ses prisonniers aux mêmes usages que ses propres soldats, parce que ceux contre lesquels on était en guerre ou plutôt parce que les parties belligérantes parlaient un même langage et ne formaient qu’une seule nation ; je parle ici des guerres les plus ordinaires. » On doit considérer comme prisonniers les vaincus qui se soumettaient, et que le vainqueur pouvait, d’après l’usage, faire décapiter.


Ce Tchéou-Tay, lieutenant de Yen-Pé-Hou, ne doit pas être confondu avec le général du même nom qui est au service de Sun-Tsé. Peut-être y a-t-il une faute dans le texte.


Le texte mandchou traduit les deux caractères chinois qui nous ont semblé signifier « bouclier » par une expression que le dictionnaire traduit « paravent ». Il s’agit sans doute d’une espèce particulière de bouclier, de celle désignée au vol. VIII. page 369 des Mémoires sur les Chinois, et représentée à la planche XXIV, sous le n° 185. Sous ce bouclier, on se met à l’abri des traits de l’ennemi, mais on ne s’en sert point pour combattre ; ce qui rendrait assez bien les deux mots chinois Hou-Liang, planche qui abrite et défend.


Le trait d’adresse rapporté quelques lignes plus haut rappelle la flèche lancée par un Olynthien « qui s’appelloit Aster, et y avoit ce vers en escrit dessus la flesche :

» Philippe, Aster ce traict mortel t’envoye. »

(Plutarque, traduction d’Amyot). Le coup de sabre si vigoureusement appliqué par Sun-Tsé offre quelque rapport aussi avec la prouesse de Richard brisant avec son sabre, en présence de Saladin, une barre d’acier qui roula sur le sol en deux morceaux « comme un bûcheron eût tranché avec sa serpe la pousse d’un jeune arbre. » Walter Scott, le Talisman, chapitre XXVII.



fin des notes.