Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 136-150).


CHAPITRE II.


Tsao-Tsao attaque Youen-Chao.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 199 de J.-C] Hiuen-Té l’ayant prié d’exposer son plan, Tchin-Teng répondit : « Ce qui fait peur au premier ministre, c’est Youen-Chao ; pareil à un tigre en son repaire, celui-ci tient sous sa patte quatre provinces[1] ; il a une armée formidable ; un très grand nombre de mandarins civils et de généraux l’entourent. Écrivez-lui pour rengagera vous secourir, et avec son aide vous triompherez de Tsao ! — J’ai eu des rapports avec lui, répondit Hiuen-Té, mais je ne suis pas en avance de bienfaits ; n’ai-je pas dernièrement causé la perte de son jeune frère ? Quelle apparence y a-t-il qu’il consente à me secourir ? »

Tchin-Teng parla d’un vieillard, nommé Tching-Hiuen (ancien président des six bureaux sous le défunt Empereur Hiouan-Ty), et dont la famille, depuis trois siècles, avait été fort liée avec celle de Youen-Chao ; si ce vieux mandarin (retiré dans la ville même de Su-Tchéou) écrivait quelques lignes à Youen-Chao, celui-ci n’hésiterait pas à prêter son appui. À l’instant même Hiuen-Té alla, en compagnie de son conseiller, faire visite au vieillard qui voulut bien écrire la lettre demandée ; Sun-Kien[2] fut chargé de l’aller remettre à Youen-Cliao. Comme ce puissant seigneur l’interrogeait sur l’état des affaires dans le Su-Tchéou, l’envoyé répondit en détail à toutes ses questions, puis lui remit la lettre qui était ainsi conçue :

« J’expose humblement que j’ai entendu dire ceci : La dynastie des Han est à peu près anéantie ; de perfides mandarins usurpent le pouvoir. Au dehors, il n’y a plus un grand qui soutienne l’édifice ébranlé ; au dedans, il n’y a plus un homme dévoué qui l’étaie [3] ; le brigand Tsao-Tsao a transporté l’Empereur dans la nouvelle capitale (Hu-Tou), et non-seulement l’Empire, mais encore la vie des peuples, sont en péril. Vous, seigneur, dans la famille de qui les premières dignités de l’état ont été remplies pendant des siècles, vous êtes l’unique espérance de l’Empire, celui que le peuple attend, comme après une grande sécheresse on se tourne vers les nuages, comme après de longues pluies, on appelle dans le ciel les rayons d’un soleil bienfaisant. Si donc vous vous entendiez avec Hiuen-Té pour jouer ensemble le rôle glorieux de Y-Yn et de Tchéou-Kong [4], et restaurer la dynastie, votre nom inscrit dans les annales de l’Empire, passerait ineffaçable jusqu’aux générations les plus reculées. Veuillez réfléchir dans votre sagesse aux conseils que vous donne votre serviteur. »

Youen-Chao se sentait porté à venger la mort de son frère, plus qu’a soutenir Hiuen-Té : Sun-Kien lui répondit qu’en marchant contre Youen-Chu, son maître n’avait fait qu’obéir aux ordres du premier ministre. Ces paroles le décidèrent à accepter la proposition de Hiuen-Té, que l’opinion publique lui représentait d’ailleurs comme le héros de l’époque. Rassemblant aussitôt ses mandarins civils et militaires, il leur exposa son dessein de lever des troupes pour aller prendre la capitale, anéantir le traître Tsao, et arracher l’Empereur à sa captivité.

Un conseiller (du pays de Kuu-Lou), nommé Tien-Fong, se leva et dit : « Toute l'année nous avons eu des troupes sur pied, le peuple est aux abois. Avec cela, les vivres manquent, les ressources sont épuisées, et si nous levons de nouveaux impôts plus considérables, c’en est fait de ce royaume (à peine établi) ! Envoyez d’abord une dépêche à l’Empereur, pour lui annoncer la ruine et la mort de Kong-Sun-Tsan [5] ; occupez-vous de faire produire les terres et de laisser reposer les populations[6]. Si notre envoyé ne pénètre pas jusqu’auprès du souverain, nous dirons hautement que Tsao-Tsao ferme les avenues du trône. Puis nous rassemblerons des troupes à Ly-Yang, nous réunirons furtivement un grand nombre de bateaux en dedans du fleuve Ho ; nous ferons préparer des armes de toute espèce ; nos troupes bien exercées, répandues le long de la frontière, ne laisseront pas à l’ennemi un instant de repos. Dans trois ans nos grands projets seront mûrs, et vous pourrez enfin fonder un royaume ! »

Un seul mandarin désapprouva hautement ce conseil ; c’était comme le reconnut Youen-Chao, un personnage à la physionomie courageuse, aux traits mâles et robustes (né au pays de Oey-Kiun), du nom de Chen-Pey (son surnom Tching-Nan) : « Dans les traités d’art militaire, s’écria-t-il, il est dit [7] : Si vous êtes dix fois plus fort que l’ennemi, entourez-le ; si vous êtes cinq fois plus fort, attaquez-le ; si de part et d’autre les forces sont égales, risquez le combat !.... Dans la circonstance actuelle, que les vaillantes troupes de votre seigneurie traversent le fleuve Ho, et battre Tsao-Tsao sera la chose la plus aisée. À quoi bon attendre, compter l’un après l’autre les jours et les mois ? Si l’on tarde, de plus grandes difficultés s’opposeront à la réussite de nos projets ! »

« Ramener la paix dans l’Empire troublé, reprit un autre mandarin du nom de Tsu-Chéou, et châtier les ambitieux, c’est se montrer fidèle à son prince ; s’appuyer sur la multitude, s’unir aux ambitieux, c’est mériter le titre de soldat hautain et superbe. Le général fidèle est sûr de vaincre ; l’autre est sûr de périr. Voici que Tsao a mené le souverain à Hu-Tou ; il l’y a établi ; lever des troupes aujourd’hui, ce serait manquer de fidélité à la dynastie et se déclarer rebelle ! Donc ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas se ranger parmi les hautains et les ambitieux. Tsao a pour lui l’apparence de la légalité, ses troupes sont exercées, toutes choses qui manquaient à Kong-Sun-Tsan. Irez-vous abandonner une règle de conduite qui vous assure la paix, et entreprendre une guerre sans motif ? j’en gémirais pour notre maître..... »

Il fut interrompu par le conseiller Kouo-Tou, qui s’écria : « Non ! Jadis Wou-Wang [8] attaqua et détruisit Chéou-Sin ; cependant ce ne fut qu’au nom de la justice qu’il prit les armes. Celui qui ayant sous lui des troupes aguerries, des capitaines intrépides, ne saisit pas l’occasion favorable de fonder sa puissance ; celui-là, comme on dit, refuse ce que le ciel lui donne et ne trouve plus que le malheur ! Ce fut ainsi que le royaume de Youe devint le premier dans l’Empire, et que celui de Ou [9] perdit jusqu’à son nom. Un général qui sait se conduire, saisit le moment favorable à ses desseins sans s’occuper des autres circonstances. Seigneur, suivez les avis du vieillard qui vous a écrit cette lettre ; priez Hiuen-Té de se joindre à vous pour détruire Tsao qui n’est qu’un brigand. D’une part, vous répondrez à l’intention manifestée par le ciel ; de l’autre, vous irez au-devant des désirs du peuple. Seigneur, réfléchissez à ces choses ! »

Les quatre conseillers dissertaient sans que rien pût être conclu, quand tout à coup deux autres mandarins, Hu-Yéou et Sun-Tchin entrèrent dans l’assemblée : « Voila deux personnages qui ont des connaissances plus étendues, des vues plus larges, dit Youen-Chao ; je veux avoir leur avis. » — Quand ils eurent fini leurs respectueuses salutations, il leur expliqua l’affaire en peu de mots. Les deux conseillers, Tien-Fong et Su-Chéou, n’étaient point comme Chen-Pey et Kouo-Tou, des amis des deux nouveaux venus. Chen-Pey et Kouo-Tou suivaient donc du regard ceux-ci qui, d’accord avec eux, répondirent : « Quand le ciel offre, ne pas recevoir, c’est aller au-devant de sa ruine. Si vous ne levez pas des troupes, Tsao l’emportera sur vous ! — Ce que vous dites-la est ce que je pensais moi-même [10] », répliqua Youen-Chao. Décidé à faire la guerre, il renvoya Sun-Kien vers son maître, en le chargeant de lui annoncer sa détermination : « Allez, lui dit-il, et de votre côté tenez-vous prêts à agir ! »

En conséquence, Chen-Pey et Fong-Ky furent mis à la tête de l’armée avec le titre de généraux ; les trois autres mandarins (nommés précédemment) restèrent auprès de Youen-Chao en qualité de conseillers ; Yen-Léang et Wen-Tchéou commandèrent chacun une division. L’armée consistait en vingt mille cavaliers, et quatre-vingts mille fantassins ; en tout cent nulle hommes de bonnes troupes, qui marchèrent vers Ly-Yang.

Cependant Tsao venait d’apprendre qu’après avoir tué le traître Tché-Tchéou [11], Hiuen-Té restait maître du Su-Tchéou et que, d’accord avec lui, Youen-Chao faisait marcher une armée. A cette nouvelle, son premier soin fut d’appeler ses conseillers ; Kong-Yong, qui avait été nommé [12] général de première classe, se trouvant à cette époque dans la capitale, se rendit au palais comme les autres ; il engagea le ministre à ne pas attaquer à la légère un ennemi aussi puissant que Youen-Chao, et à demander la paix. Tsao qui voulait peser les avantages de ces deux partis, consulta les mandarins assemblés ; le conseiller Sun-Yo répondit : « Youen-Chao est un homme sans moyen ; je ne suis pas d’avis qu’on entre en arrangement avec lui ? — Vous vous trompez, docteur, reprit Kong-Yong ; il a sous sa dépendance un grand territoire et une population nombreuse ; il possède des revenus considérables et une armée aguerrie ; autour de lui il compte des conseillers intelligents et prudents, Tien-Fong et Hu-Yéou ; et aussi des serviteurs zélés et loyaux, Chen-Pey et Fong-Ky ; des généraux intrépides [13], qui tous ont acquis de la réputation. Comment donc dites-vous que Youen-Chao est un homme incapable de rien entreprendre ! »

« Ah ! répondit Sun-Yo en souriant, vous n’envisagez qu’un côté de la question. Ses troupes sont nombreuses, c’est vrai, mais indisciplinées ; ce Tien-Fong que vous citez, est un homme violent et opiniâtre ; ce Hu-Yéou se laisse séduire par des présents, et ne montre guère de probité ; Chen-Pey agit plus par caprice que par réflexion ; Fong-Ky est ardent, mais incapable. Tous ces hommes-la ne s’entendent pas trop, et certainement la division se mettra dans le camp ennemi. Yen-Léang et Wen-Tchéou sont de pauvres guerriers que nous battrons à la première rencontre ; les autres ont de pareils défauts et valent tout autant ; fussent-ils un million, que peuvent-ils faire ? Rien, voila pourquoi je juge Youen-Chao incapable de rien mener à bien ! » Et comme Kong-Yong ne répondait pas, Tsao reprit d’un air triomphant : « Rien n’échappe à la sagacité de Sun-Yo ! »

Aussitôt il remit sa bannière à Liéou-Tay et à Wang-Tchéou, en les chargeant d’attaquer Hiuen-Té avec cinquante mille hommes. Lui-même à la tête de sa grande armée, forte de deux cents mille hommes, il se dirigea à la rencontre de Youen-Chao. Le conseiller Tching-Yu craignait que les deux chefs envoyés contre Hiuen-Té, ne fussent pas assez forts pour résister à un pareil ennemi : « Je le sais, répondit Tsao ; quant à présent, je veux déployer une force imposante et voilà tout. Aussi je leur recommande de ne point attaquer avant que je n’aie battu YouenChao ; cela fait, je me tournerai contre cet autre adversaire. » Les deux généraux partirent munis de ces instructions ; Tsao de son côté arriva bientôt près de Ly-Yang ; un espace de huit milles seulement séparait les deux armées. De part et d’autre, on entoura le camp de fossés profonds et de hauts retranchements ; on s’observa sans combattre, depuis le huitième jusqu’au dixième mois.

Cependant, du côté de Youen-Chao, Hu-Yéou et Chen-Pey n’étaient pas d’accord dans le commandement des troupes ; Tsu-Chéou se montrait mécontent de ce que ses plans n’avaient pas été adoptés ; il y avait donc la mésintelligence, et on ne s’occupait pas d’avancer dans cette campagne. Inquiet, ne sachant à qui se fier, Youen-Chao ne songeait pas trop à prendre l’offensive. Aussi Tsao retourna-t-il à la capitale, après avoir dit à Tsang-Pé de surveiller les villes de Tsing et de Su-Tchéou, à Yu-Kin et à Ly-Tien d’établir leurs forces sur les bords du Ho, et à son parent Tsao-Jin, nommé général en chef pendant son absence, de garder le passage même du fleuve.

Arrivés à dix mille de Su-Tchéou, les deux généraux[14] que nous avons vus marcher contre Hiuen-Té, avaient dressé leur camp, et déployé au centre la bannière de Tsao pour imposera l’ennemi ; mais ils se gardaient de combattre. Sur ces entrefaites, des éclaireurs envoyés vers la rive septentrionale du fleuve Ho, vinrent précipitamment leur annoncer qu’un exprès du premier ministre apportait un ordre tout contraire, celui d’attaquer la ville de Su-Tchéou. Là-dessus Liéou-Tay appela son collègue Wang-Tchong, et lui dit : « Son excellence fait attaquer Hiuen-Té dans sa ville, marchez en tête !... — Vous devez marcher avant moi, répondit Wang-Tchong ; son excellence a.... — Mais je suis le commandant en chef ! — C’est-à-dire que nous sommes égaux par le grade et par le rang, et nous devons marcher ensemble ! »

Comme ils se disputaient de cette façon, celui qui avait apporté l'ordre leur conseilla de tirer au sort. Ainsi firent-ils ; le nom de Wang-Tchong sortit le premier, et partageant l’armée en deux divisions, il s’avança vers Su-Tchéou.


II[15].


Cependant, Hiuen-Té renfermé à Su-Tchéou, étant instruit de la marche des généraux ennemis, fit appeler Tchin-Teng : « Mon allié Youen-Chao, lui dit-il, a bien cent mille hommes sous ses ordres, mais ils sont à Ly-Yang ; la discorde s’est mise parmi ses officiers, et il n’a pas fait un pas en avant. Je ne sais où est Tsao ! Sa bannière ne flotte point dans le camp de Ly-Yang, tandis qu’elle apparaît au milieu des tentes dressées ici près de la ville ; comment s’assurer de ce qu’il y a de vrai dans tout ceci ? — Tsao a bien des ruses à son service, répondit Tchin-Teng ; les opérations les plus importantes de cette campagne, se passeront sur la rive septentrionale du fleuve Ho ; c’est là qu’il doit être, et non, certainement, sous ces tentes que nous voyons là-bas. »

Là-dessus Hiuen-Té demanda lequel de ses deux frères d’armes se chargeait de faire une reconnaissance : « Moi ! cria Tchang-Fey. — Non, dit Hiuen-Té ; vous êtes trop emporté, trop fougueux ! — Si Tsao est là en personne, je l’attaquerai, je vous l’amènerai captif, reprit le guerrier ! — Non, non ; bien qu’il soit pour l’Empereur un véritable fléau, le premier ministre a reçu de Sa Majesté l’ordre de soumettre tous les rebelles. A des injonctions si plausibles, si respectables, on ne peut désobéir ; l’attaquer, ce serait nous rendre coupables de rébellion ! — Avec de pareils discours, murmura Tchang-Fey, vous le laisserez venir jusqu’ici les bras croisés ! — Mais enfin, dit Hiuen-Té, rien ne me prouve encore que Youen-Chao veuille nous prêter secours ; dois-je provoquer la colère de Tsao, pour qu’il vienne ici à la tête de sa puissante armée ? C’est alors qu’il ne nous resterait plus qu’à mourir ! »

« Vous vous exagérez les forces de l’ennemi et vous diminuez les vôtres à plaisir, dit Tchang-Fey ! — On lit dans les traités sur l’art militaire [16]  : Connaissez-vous vous-même, connaissez bien les autres, et cent combats fussent-ils livrés, cent fois vous triompherez, répartit Hiuen-Té ; si vous ne connaissez que vous-même, les avantages seront balancés ; si vous ne connaissez ni les autres ni vous-même, vous serez toujours battu. Telle est la règle invariable établie depuis des siècles ; et bien, je réfléchis que peu de vivres me restent dans ces murs, que tous les soldats que j’ai ici ont servi sous Tsao-Tsao ; et j’en conclus que je ne puis lui résister. Notre véritable force, c’est Youen-Chao ; tant qu’il n’a pas remporté la victoire, je regarde comme téméraire de rien entreprendre contre le premier ministre. »

« Cependant, dit Yun-Tchang, nous ne devons pas attendre la mort sans rien faire ! Laissez-moi vérifier ce qui se passe dans le camp ennemi ! — Allez, vous, allez ; de votre part je ne crains pas d’imprudence, » répliqua Hiuen-Té ; et il lui confia trois mille hommes, avec lesquels celui-ci marcha contre Wang-Tchong. Ce dernier [17] s’avançait d’assez mauvaise grâce ; les deux armées se rangèrent en bataille dans une plaine couverte de neige. Le sabre au poing, Yun-Tchang pousse son cheval au galop, sort des lignes et apostrophe le chef ennemi. « Son excellence le premier ministre est ici, s’écrie Wang-Tchong, viens faire ta soumission ! — Dans ce cas, répliqua Yun, que son excellence paraisse hors des rangs ; j’ai deux mots à lui dire. — Sortir des bataillons pour causer avec un homme comme toi, reprit Wang-Tchong, ce serait une inconvenance.... »

À ces mots Yun-Tchang (comprenant que Tsao n’était pas là), se lance au galop tout en colère ; Wang-Tchong vole au-devant de lui la lance au poing ; les deux chevaux se rencontrent. Le premier des deux chefs tourne bride et fait semblant de fuir ; son adversaire se jette sur ses pas, et le poursuit jusqu’au penchant d’une colline. Là, Yun-Tchang pousse un grand cri, et s’arrête ; Wang-Tchong sentant qu’il ne peut lui tenir tête, recule au plus vite ; mais le héros brandissant de la main gauche son cimeterre, avec la droite saisit le fuyard par la ceinture de sa cuirasse, le place en travers sur sa selle et l’emporte.....

L’armée de Wang-Tchong, qui a vu enlever son chef, recule épouvantée ; celle de Yun-Tchang la chasse en avant et lui prend une centaine de chevaux. Le général captif fut donc amené vivant à Su-Tchéou. « Qui êtes-vous, lui demanda Hiuen-Té quand on le lui présenta, vous qui avez osé faire croire à la présence du premier ministre dans vos rangs ? — En agissant ainsi, je ne faisais qu’obéir, répondit le prisonnier ; son excellence m’avait dit d’user de ce stratagème pour effrayer l’ennemi, parce que votre serviteur n’était point capable de combattre un général tel que vous. Tsao n’est pas ici ; mais au camp de Ly-Yang, d’où il m’a envoyé l’ordre d’avancer avec mes troupes ! »

Hiuen-Té lui fit donner des vêtements et offrir à manger ; mais il voulut qu’on le tint sous bonne garde en attendant que les mesures fussent prises pour attaquer l’autre général ennemi, Liéou-Tay. « Si je l’ai enlevé vivant, dit alors Yun-Tchang, c’est que je pensais, frère, que vous aviez l’intention de vous servir de lui pour négocier la paix ! — Et moi, répondit Hiuen-Té, je craignais que Tchang-Fey, emporté par sa nature fougueuse et sa colère, ne le tuât en combattant ; voila pourquoi je ne lui ai pas permis d’attaquer. On ne gagne rien à mettre à mort des hommes de l’espèce de notre prisonnier ; en les traitant bien, au contraire, on prépare les voies de la pacification ! » — Au même instant Tchang-Fey s’écria : « Puisque mon frère Yun [18] a pris vivant ce chef ennemi, laissez-moi aller prendre l’autre ! »

Or, ce Liéou-Tay avait été commandant de Yen-Tchéou [19] ; au combat livré près du passage de Hou-Lao par les grands vassaux ligués contre Tong-Tcho, il marchait de pair avec ces généraux éminents : un pareil ennemi devait donc être attaqué avec prudence. Tels furent les avis que donna Hiuen-Té au fougueux guerrier : « Un homme de sa trempe, répondit celuici, vaut-il la peine qu’on y regarde de si près ! Comme mon frère Yun a pris l’autre vivant, ainsi enlèverai-je celui qui reste. — Je crains que vous ne lui ôtiez la vie, reprit Hiuen-Té, et que vous ne compromettiez par la tous mes grands projets. — Si je le tue, qu’on me tue moi-même », s’écria Tchang-Fey. HiuenTé le laissa partir à la tête de trois mille hommes.

Instruit du désastre de son collègue, Liéou-Tay se gardait bien de sortir de ses retranchements ; il se montrait même insensible aux provocations journalières de Tchang-Fey, qui n’avait pas tardé à paraître devant son camp fortifié. Ce dernier mit à exécution le stratagème que voici : l’ordre fut donné d’attaquer à la seconde veille de cette même nuit, les lignes de défense élevées par Liéou-Tay. Pendanl tout le jour, Fey resta a boire sous sa tente ; il feignit ensuite d’être ivre, fit frapper rudement un soldat coupable de quelque méfait, et dit à haute voix : « Tenez-le dans le camp bien garotté ; dès que je serai sorti pour combattre, vous le mettiez à mort à la vue de tout le monde.» Secrètement, il recommandait à ceux qui le gardaient de lui laisser l’occasion de s’enfuir. Le soldat parvint facilement à s’évader ; quittant son camp, il courut droit à celui de Liéou-Tay, et Tchang-Fey qui guettait l’instant, ne le sut pas plutôt en fuite, qu’il divisa son armée en trois corps. Une trentaine d’hommes reçurent l’ordre d’aller incendier les retranchements ; les flammes donneraient aux deux divisions d’attaque le signal de s’élancer à leur tour de derrière le camp.

De son côté Liéou-Tay, voyant arriver en fugitif ce soldat tout meurtri, ajouta foi à ce qu’il lui rapportait de l’état des choses dans l’aimée ennemie. Il se décida même à laisser son camp sans défense, pour aller hors des retranchements attendre les troupes de Tchang-Fey [20]. Celui-ci, à la tête de ses meilleurs soldats, avait couru en hâte se poster de manière à couper la retraite à Liéou-Tay. Les trente hommes détachés de la division du centre, pénétrèrent dans le camp et y mirent le feu ; Liéou-Tay et les siens, arrivés furtivement près des tentes ennemies, ne virent personne, mais les deux divisions de Tchang-Fey tombant sur eux, ils se troublèrent. Au milieu du désordre, Liéou-Tay, à la tête d’une poignée de braves, cherchait à s’ouvrir la route, quand Tchang-Fey survint qui le serra de près, lui ôta tout moyen de fuir, et le fit prisonnier en un instant. Tous ceux qui l’accompagnaient déposèrent les armes.

Aussitôt Tchang-Fey envoya des courriers annoncer sa victoire à Su-Tchéou : « Notre frère Tchang-Fey, dit Hiuen-Té à Yun-Tchang en apprenant cette nouvelle, est d’une nature grossière ; mais cette nuit il a montré de l’intelligence, et je lui pardonne tout le passé ! » Là-dessus il alla à sa rencontre. « Frère aîné, lui cria le guerrier victorieux, vous m’appelez fougueux et violent ; que dites-vous de moi aujourd’hui ? — Eh ! répliqua Hiuen-Té, si je ne vous avais donné de bons conseils, auriez-vous cherché dans votre tête cette ruse qui vous a si bien réussi ? » Tchang-Fey ne put s’empêcher de rire à cette réponse.

Quand cet autre captif parut devant ses yeux tout garotté, Hiuen-Té descendit de cheval et le délia en lui disant : « Mon jeune frère s’est rendu coupable d’une injure envers vous [21] ! » Puis il le fit entrer dans sa ville (de Su-Tchéou), et donnant aussi la liberté à Wang-Tchong, il leur servit un repas. « Naguères, leur dit-il pendant le festin, Tché-Tchéou [22] voulait m’assassiner, je n’ai pu faire autrement que de le mettre à mort. Son excellence persiste dans cette vaine pensée que je me révolte contre l’Empereur, et vous avez été envoyés pour me demander compte de ce crime prétendu. J’ai reçu de son excellence de grands bienfaits, dont je gémis de ne lui avoir point encore témoigné ma gratitude ; et je songerais à me ranger parmi les rebelles !... Allez donc tous les deux à la capitale, et répétez de ma part à votre maître ce que je viens de vous dire ! »

« Seigneur, répondirent les deux généraux en s’inclinant, nous sommes reconnaissants au plus haut degré de ce que vous nous accordez la vie ; pour gage de votre fidélité, nous laisserons entre les mains de Tsao-Tsao nos propres familles ! » Hiuen-Té accueillit leur réponse avec une respectueuse bienveillance ; le lendemain il leur rendit toutes leurs troupes (qui avaient capitulé) et lui-même, il les accompagna jusqu’aux portes de la ville.

À peine les deux captifs, redevenus libres, avaient-ils fait quelques milles, qu’ils entendirent un grand bruit de tambours ; c’était Tchang-Fey ; il leur barrait la route en criant : « Mon frère aîné ne sait en vérité ce qu’il fait ! Est-il juste de relâcher des brigands qu’on a sous sa main ? » Les deux généraux épouvantés tremblaient sur leurs chevaux ; Tchang-Fey fronçant le sourcil, brandissait sa pique ; mais derrière lui quelqu’un cria : « Y-Té [23], il le faut, cède à la justice ! » Tchang-Fey se retourne et reconnaît son frère d’armes Yun-Tchang ; les deux chefs en le voyant se sentirent renaître.

« Puisque notre frère aîné vient de relâcher ces deux captifs, dit Yun-Tchang, pourquoi ne respectes-tu pas ses ordres ? — Il les a relâchés, reprit Tchang-Fey, et bien ils reviendront en armes ! — S’ils reparaissent ainsi, répliqua Yun-Tchang, cette fois, tu pourras les tuer sans examen ! — Non, dirent les deux officiers en protestant de leurs bonnes intentions, quand son excellence nous menacerait de la mort, nous et nos familles, nous ne marcherions plus contre vous ! Calmez-vous, général, de grâce !.... — Si Tsao lui-même s’avance de ce côté, ajouta Tchang-Fey grommelant encore, je massacrerai tout le monde ; personne n’échappera. Pour cette fois, gardez donc vos têtes sur vos épaules [24]. »

Et il s’en revint avec Yun-Tchang. Celui-ci déclara à Hiuen-Té qu’il regardait comme certaine l’arrivée de Tsao. De son côté aussi, Sun-Kien, ne croyant pas le district de Su-Tchéou capable de résister à une longue attaque, proposa de diviser l’armée et d’occuper à la fois Siao-Pey et Hia-Py, pour faire face à l’ennemi sur deux points et arrêter la marche de Tsao. Ce plan fut adopté par Hiuen-Té ; dans la première de ces deux villes, il s’établit lui-même avec Tchang-Fey (qu’il tenait près de lui pour le surveiller) ; Yun-Tchang garda celle de Hia-Py ; HiuenTé lui confia ses deux femmes, Kan [25] et My. Dans Su-Tchéou restèrent les conseillers et généraux My-Tcho, My-Fang, SunKien et Kien-Yong.

Arrivés près du premier ministre, les deux chefs vaincus (Wang-Tchong et Liéou-Tay) protestèrent de l’innocence de Hiuen-Té : « Des hommes comme vous qui déshonorent leur pays, sont-ils bons à quelque chose ? » s’écria Tsao transporté de fureur ; et il ordonna à ses gardes de faire tomber la tête des deux officiers [26].


  1. Les districts de Ky, Tching, Yu et Pinig-Tchéou.
  2. Ami et conseiller de Hiuen-Té.
  3. Littéralement : « an dehors, il n’y a plus de colonnes ni de pierres qui le soutiennent ; au dedans, il n’y a plus de poutre principale qui l’étaie. » La version mandchou a supprimé l’image et interverti l’ordre de phrase qui est plus logique dans le texte chinois. Tout ce cinquième livre, comme nous l’avons dit plus haut, appartient à un exemplaire différent, fautif par endroits et corrigé ça et là par le pinceau d’un lettré.
  4. Il est très souvent fait allusion à ces deux ministres, qui ont laissé de grands souvenirs en Chine. Voir les notes des pages 309 et 311 du vol. Ier.
  5. Voir plus haut, page 126.
  6. Le cinquième précepte de l’Empereur Yong-Tcheng aux gens de guerre, recommande de cultiver les terres avec soin. « Ouvrez le sein de la terre, préparez-la, ensemencez-la, cultivez-la, recueillez ce qu’elle vous offre, etc. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 27 et suivantes.
  7. Au vol. VII des Mémoires sur les Chinois, article III de Sun-Tsé (page 73) on lit : « Si vous êtes dix fois plus nombreux que ne l’est l’ennemi, environnez-le de toutes parts ; ne lui laissez aucun passage libre, faites en sorte qu’il ne puisse ni s’évader pour aller camper ailleurs, ni recevoir le moindre secours. Si vous avez une fois plus de monde que lui, disposez tellement votre armée, qu’elle puisse l’attaquer par quatre cotés à la fois quand il en sera temps. Mais si de part et d’autre il y a une même quantité de monde, tout ce que vous pouvez faire, c’est de hasarder le combat. » On peut soupçonner le traducteur d’avoir paraphrasé les paroles de Sun-Tsé. Ici, le texte chinois est plus concis ; il y a littéralement : « dix, entourer ; cinq, attaquer, etc. » Ce que la version tartare traduit et développe ainsi : Si vous êtes dix fois plus fort, entourez ; si vous êtes cinq fois plus fort, attaquez la ville ; si vous êtes égal en force, combattez.
  8. Il s’agit du fondateur de la dynastie des Tchéou, surnommé WouWang, l’Empereur guerrier, qui détruisit le dernier des Yn, Chéou-Sin, et monta sur le trône l’an 1134 avant notre ère. Cette dissertation politique n’a rien d’amusant ; elle est écrite en style ancien, concis et difficile, tout à fût dans le goût des lettrés chinois, mais peu intelligible pour le commun des lecteurs ; la preuve, c’est que la petite édition in-18 l’a supprimée à peu près en entier.
  9. Allusion historique au dernier prince de Ou, Fou-Tcha, qui se pendit après avoir été vaincu par le prince de Youe ou Y u-Youe, l’an 473 avant notre ère. Fou-Tcha avait défait les armées de Youe dans une première guerre ; malgré les conseils d’un de ses généraux, il ne voulut point exterminer son ennemi ; celui-ci finit par lui enlever ses états et par se faire proclamer Pa, c’est-à-dire le premier des vassaux. Histoire générale de la Chine, vol. II, page 227 et suivantes.
  10. L’écrivain chinois veut faire ressortir le caractère indécis de Youen-Chao ; embarrassé sur le parti qu’il doit prendre, ce faible personnage recueille les avis de tout le monde, et se contente de joindre le sien à celui du plus grand nombre.
  11. Voir plus haut, page 135.
  12. Descendant de Confucius et gouverneur de Pé-Hay ; voir des détails sur sa vie, vol. Ier, page 180.
  13. Nous faisons grâce au lecteur d’une longue suite de noms propres, énumérés en partie dans la réponse de Sun-Yo.
  14. Liéou-Tay et Wang-Tchong, que suivaient cinquante mille hommes ; ils campaient à une dizaine de milles de Su-Tchéou où se trouvait Hiuen-Té.
  15. Vol. II, livre V, chap. IV, page 38 du texte chinois-mandchou.
  16. Art. 3 de Sun-Tsé : « ....... Si vous joignez à la connaissance que vous devez avoir de vous-même et de tout ce que vous pouvez ou ne pouvez pas, celle de tous ceux qui sont sous vos ordres, eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. Si vous ne connaissez pas, etc.............. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 75. Dans la phrase de notre texte, il vaut mieux, peut-être, opposer l’ennemi à celui qui parle et dire : « Si vous vous connaissez vous-même, et que vous connaissiez bien votre ennemi.» Par respect pour la traduction du passage cité, nous nous rangeons de l’avis du P. Amiol. D’ailleurs, ce savant missionnaire a traduit les livres qui traitent de l’art militaire sur un texte tartare, et ici même l’interprète tartare rend par niyalma, les hommes, autrui, et non par pata ennemi, le mot qui pourrait offrir quelque doute.
  17. Il marchait à contre-cœur, parce que le sort l’avait désigné ; voir plus haut, page 143. L’édition in-18 rappelle au lecteur que ces événements se passaient au solstice d’hiver.
  18. Littéralement : Mon second frère aîné ; on a vu (tome Ier, page 11) que Hiuen-Té, Yun-Tchang (son surnom Kouan Kong), et Tchang-Fey (son surnom Y-Té) avaient échangé le titre de frère dans l’ordre où ils sont désignés ici.
  19. Voir vol. Ier, page 82 et page 92.
  20. Lesquelles, d’après les rapports du transfuge, devaient venir l’attaquer. Cette ruse, qui consiste à maltraiter un soldat, coupable ou innocent, pour qu’il aille dans le camp ennemi porter de fausses indications, est très souvent employée dans le San-Koué-Tchy. On en a vu (vol. Ier, page 851, et la note, page 337), et on en verra dans la suite des exemples fréquents.
  21. Hiuen-Té veut s’excuser devant son prisonnier et lui demander, en quelque sorte, pardon du malheur qui lui est arrivé.
  22. Voir plus haut, page 134.
  23. C’était son petit nom ; il est employé ici pour indiquer de la part de l’interlocuteur un sentiment affectueux.
  24. Dans ce chapitre, l’auteur chinois fait ressortir clairement le caractère éminemment loyal de Hiuen-Té, qui est son héros, les qualités intellectuelles et le courage extraordinaire de Yun-Tchang, et enfin la grossière bravoure de Tchang-Fey, qui ne comprend rien aux sentiments élevés de son maître.
  25. Kan-Fou-Jin était de Siao-Pey. L’autre femme, My-Fou-Jin, était sœur cadette de My-Tcho. (Voir vol. Ier, page 179.)
  26. L’édition in-18, voulant les excuser de leur défaite, cite ces deux vers :

    « Le chien et le sanglier pourraient-ils lutter contre le tigre !
    » Le petit poisson et la crevette essaieraient vainement d’attaquer le dragon ! »