Histoire des Trois Royaumes/VII, IX

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 410-417).


CHAPITRE IX.


Lieou-Hiuen-Té rencontre Su-Chu à Son-Yé[1].


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 207 de J.-C. ] La frayeur que causa cette nouvelle à Hiuen-Té ne tarda pas à se changer en joie, car en courant à la porte, il reconnut Tsé-Long. Revenu la veille à Sin-Yé, sans y avoir trouvé son maître, celui-ci s’était lancé de ce côté, au milieu de la nuit, quêtant des informations le long de la route. Un passant lui avait dit qu’un cavalier, un officier supérieur, s’était montré dans cette même direction au coucher du soleil, et avait dû trouver asile chez le docteur Tao-Ssé. Grâce à ce renseignement, il avait pu rejoindre son maître ; mais il l’invitait à retourner au plus vite à Sin-Yé, dans la crainte que leurs ennemis n’y commissent quelque violence[2]. Hiuen-Té prit donc congé de son hôte le Tao-Ssé et partit en compagnie de Tsé-Long.

A peine ont-ils fait quelques lieues, qu’ils rencontrent une division de cavalerie, puis bientôt une seconde... Le héros reconnaît successivement, dans ceux qui les commandent, ses deux frères d’armes[3] que l’inquiétude avait poussés à sa rencontre. Il leur raconta son grand exploit du passage de la rivière ; puis, rentré dans sa petite ville, il convint, d’après le conseil de Sun-Kien interrogé sur ce point, d’écrire à Liéou-Piao pour lui dévoiler ce qui s’était tramé contre lui. Sun-Kien chargé de porter le message fut introduit par Liéou-Piao qui lui témoigna sa surprise de ce que Hiuen-Té, honoré de la présidence du banquet, eût brusquement pris la fuite au milieu de la fête. Ce fut alors que Sun-Kien, tout en lui présentant la lettre explicative, lui dévoila les perfides projets de (son beau-frère) Tsay-Mao.

Transporté de colère, Liéou-Piao appela ce dernier et se mit à lui reprocher son crime... Le traître baissait la tête sans rien répondre. « Qu’on l’emmène, s’écria Liéou-Piao, et que sa tête tombe ! »

Mais sa jeune épouse (sœur du coupable) se précipita vers lui en demandant grâce, les larmes aux yeux. « Non, non, répondait Liéou-Piao, pas de grâce. » Il fallut que Sun-Kien lui fit entendre que si Tsay-Mao était puni de mort, son maître n’oserait plus reparaître dans la ville ; — et Tsay-Mao, vertement réprimandé, eut la vie sauve. Cependant Liéou-Piao voulut que son fils aîné[4] s’en allât, de compagnie avec Sun-Kien, porter des paroles d’excuses à Hiuen-Té. Celui-ci, flatté d’une pareille démarche, le reçut avec de grands égards ; et voyant les pleurs du jeune prince couler au milieu du repas, il lui demanda la cause de sa douleur.

« La seconde femme de mon père cherche toujours à se de faire de moi, répondit-il ; et je ne sais comment me mettre à l’abri de ses perfides desseins ! — Rendez-lui tous vos devoirs avec la plus scrupuleuse exactitude, répliqua Hiuen-Té, et vous écarterez ainsi toutes les occasions qui pourraient faire éclater son mauvais vouloir. » Le lendemain, le jeune prince prit congé du héros, en versant bien des larmes, et celui-ci, qui le reconduisait hors de sa ville de Sin-Yé, monté sur son fameux cheval Ty-Lou, lui dit en montrant l’animal : Sans ce coursier, je serais déja un habitant des sombres bords[5] ! — Ce n’est point à l’énergie de cette bête, répartit Liéou-Ky, mais bien à votre heureux génie, que vous devez d’avoir échappé à la mort ! » Et la, il quitta le héros, en donnant les marques de la plus profonde douleur.

Hiuen-Té s’en revenait donc seul, quand tout-à-coup il rencontra dans la grande rue un homme portant un bonnet d’écorce[6], des habits de toile, des souliers noirs, une ceinture de même couleur, et qui chantait à pleine voix la chanson que voici :

« Le Ciel et la Terre sont sens dessus dessous ;
» Le feu est prêt à s’éteindre.
» Quand un grand édifice va crouler,
» Une seule poutre ne suffit pas à l’étayer !
» Entre les quatre mers il y a des sages,
» Qui voudraient bien se rallier au maitre intelligent.
» L’homme au génie supérieur cherche aussi des sages..
» Mais, hélas ! ce maître ne me connaît pas ! »

Et après avoir chanté ce couplet, il se prit à rire en longs éclats. Hiuen-Té qui avait entendu le sens de ces paroles, ne douta point que ce ne fût la l’un des deux sages dont le docteur Tao-Ssé l’avait entretenu. Plein de cette pensée, il met pied à terre, salue l’étranger, et le conduit dans son palais. Ce singulier personnage, interrogé sur ses noms, déclara s’appeler Tchen-Fo[7]. Depuis longtemps il avait entendu dire que Hiuen-Té désirait engager à son service les gens sages et capables ; n’osant l’aborder de lui-même il s’était avisé d’attirer son attention en chantant ces quelques lignes dans la rue. Puis comme Hiuen-Té parut lui témoigner de grands égards : « Je prierai votre seigneurie, demanda-t-il, de vouloir bien me laisser voir de nouveau le cheval qu’elle montait tout à l’heure. »

L’animal fut amené par la bride à l’instant même. « Oui, dit Tchen-Fo, voila un cheval qui doit marcher d’une façon surprenante, mais il portera malheur à son maître ! »

« Je sais déjà a quoi m’en tenir la-dessus[8], » répartit Hiuen-Té ; et il lui raconta ce qui lui était arrivé au passage de la rivière. « Ah ! dit Tchen-Fo, un cheval qui sauve son maître, et un cheval qui porte malheur à son maître, ce n’est pas la même chose !... D’ailleurs quand on possède un animal dont on redoute quelque mauvaise affaire, il y a un moyen de détourner les chances. »

« Et ce moyen, quel est-il ? »

« C’est de le faire monter par un proche parent et d’attendre, pour s’en servir soi-même, qu’il ait tué son homme ! » À ces mots, Hiuen-Té (au lieu de répondre) ordonna à ses gens de servir le bouillon[9]. « Sur la nouvelle que votre seigneurie appelait à son service les gens sages et habiles, reprit Tchen-Fo, je suis accouru, sans calculer la distance, et voilà que je suis éconduit !... »

« A peine arrivé, répliqua Hiuen-Té, vous me donnez des enseignements, des conseils qui blessent l’humanité et les devoirs entre parents ; bien plus, vous venez m’apprendre à sacrifier les autres a mon intérêt personnel !.. Et bien, je vous chasse ! »

Tchen-Fo se mit à rire ; puis il reprit d’un ton plus cérémonieux : « On répète partout que votre seigneurie pousse loin le scrupule sur l’article de l’humanité ; je ne savais s’il fallait ajouter foi à ces propos, et ce que j’ai dit, ç’a été pour m’assurer du fait. »

« Si j’ai dans l’âme quelque sentiment d’humanité, répliqua le héros en se levant à son tour avec politesse, oserais-je prétendre à la trop belle réputation qu’on veut me faire !... Mon but unique serait de répandre la paix et le bonheur parmi le peuple et l’armée, et n’étant pas sûr d’y arriver, je réclame, docteur, vos excellents conseils. »

« Depuis mon pays de Yng-Chang jusqu’ici, j’ai entendu dire que les gens de Sin-Yé chantent un refrain ainsi conçu : Quand sa seigneurie Liéou-Hiuen-Té, oncle de notre Souverain, arrive parmi nous, le peuple est dans l’abondance ! — Voila la preuve que vous êtes bon envers le peuple et que vous répandez autour de vous des consolations ! » Hiuen-Té accorda à Tchen-Fo le titre de conseiller militaire, et le chargea d’exercer les troupes, hommes et chevaux.

Cependant, Tsao-Tsao, rentré dans la capitale[10], nourissait toujours le désir de s’emparer du King-Tchéou. Il tenait donc rassemblés dans la ville de Fan-Tching trente mille hommes commandés par son parent Tsao-Jin ; celui-ci avait sous ses ordres, outre Ly-Tien, les deux frères Liu[11]. Ce devait être comme un camp d’observation d’où le général en chef de ce corps de troupes surveillerait les mouvements (de Hiuen-Té et de Liéou-Piao qui occupaient)le King-Tchéou et le Hiang-Yang. Les deux Liu firent remarquer à Tsao-Jin que Hiuen-Té réunissait des troupes dans sa ville de Sin-Yé, qu’il s’occupait d’acheter des chevaux et de s’approvisionner de grains et de fourrages. Son intention n’était-elle pas de se porter sur la capitale ? et dans ce cas, ne devait-on pas diriger contre lui les premières attaques ? « Depuis que nous avons passé sous les drapeaux de Tsao-Tsao, ajoutaient-ils, nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous signaler ; de grâce, accordez-nous cinq mille hommes de bonnes troupes, pour que nous puissions aller prendre la tête de Hiuen-Té et la présenter à son excellence ! »

Ce fut avec une grande joie que Tsao-Jin accueillit leur proposition. Mais les soldats, chargés de garder les frontières du district de Sin-Yé, vinrent en toute hâte avertir Hiuen-Té qui consulta son nouveau mandarin Tchen-Fo.

« Si l’ennemi vient, répondit le conseiller, ne le laissez pas franchir la frontière : mais, détachez en avant trois corps sous le commandement de vos deux frères d’armes (Kouan-Kong et Tchang-Fey) et de Tsé-Long. Le premier, prenant par la gauche, arrêtera l’ennemi dans sa marche ; le second, s’avançant par la droite, se préparera à lui couper la retraite ; le troisième, guidé par vous, se jettera entre les deux divisions pour charger. Par ce moyen,vous êtes sûr de mettre la main sur les deux chefs ennemis. » Empressé de suivre ce plan, le héros détache aussitôt les deux généraux désignés, après quoi, emmenant avec lui le conseiller Tchen-Fo, ainsi que Tsé-Long, il sort des passages avec deux mille hommes. A peine a-t-il fait quelques pas, qu’il voit une épaisse poussière s’élever derrière la montagne : ce sont les deux frères Liu qui arrivent, suivis de leurs cinq mille soldats. Les deux armées vont en venir aux mains, quand Hiuen-Té, à cheval au pied du grand étendard, s’écrie à haute voix : « Qui êtes-vous donc, vous qui avez osé envahir mes frontières ? »

« Je suis le grand général Liu-Kwang, répond l’aîné des deux frères ; un ordre de son excellence me prescrit de m’emparer de ta personne ! »

« Et quelle faute ai-je commise ? »

« Tu es un traître, rebelle aux Han..., et nous te ferions grâce ! »

Hiuen-Té transporté de colère lance contre lui Tsé-Long. Le combat ne dure pas longtemps ; le jeune guerrier a bientôt fait rouler son ennemi dans la poussière. En vain Liu-Tsiang veut fuir avec sa division ; un corps de troupes se lève près de lui, commandé par un général qui se précipite hors des rangs en brandissant un cimeterre recourbé. On a reconnu Kouan-Kong ! Il fend les lignes ; les soldats de Liu-Tsiang décimés par lui se retirent en pleine déroute. Le guerrier les suit de près, les harcèle, et à quelque distance de là, un autre corps leur barre le chemin. Celui qui le commande se précipite hors des rangs, la pique a la main ; — on a reconnu Tchang-Fey[12] ! Le chef vaincu, menacé par ce héros, perd toute contenance ; la terrible pique l’atteint, le perce, le renverse mort à bas de son cheval. Ses soldats qui fuyaient éperdus, sont faits prisonniers jusqu’au dernier et conduits à Sin-Yé par les troupes de cette même division.

Un succès aussi complet causa une grande joie à Hiuen-Té. Il entoura de respects son nouveau conseiller Tchen-Fo, et n’oublia pas de récompenser les trois petites divisions qui avaient remporté la victoire.

Les fugitifs échappés au massacre vinrent annoncer à Tsao-Jin les détails de cette désastreuse journée. Celui-ci, tout épouvanté, consulta Ly-Tien (le seul lieutenant qui lui restait). « Voila que deux de nos généraux ont péri pour avoir témérairement attaqué l’ennemi…., s’écria Ly-Tien ; tenons-nous ici bien en fermes, et envoyons avertir son excellence de notre fâcheuse position, afin qu’elle vienne avec sa grande armée nous tirer de ce mauvais pas ; c’est ce que nous avons de mieux à faire. »

« Non, répliqua Tsao-Jin ; si j’ai perdu deux de mes lieutenants, si la moitié de leurs divisions est restée au pouvoir de l’ennemi, après tout, ce district de Sin-Yé n’est pas si difficile à réduire qu’il faille avertir son excellence de ce premier échec. Pour égorger une poule, est-il besoin d’un coutelas à tuer les bœufs ? Vous et moi, nous sommes assez forts pour venir à bout de Hiuen-Té ! »

« Ne le traitez pas si légèrement, dit Ly-Tien, c’est un héros de premier ordre ! »

« Bah ! répliqua Tsao-Jin, vous êtes un poltron ! »

« Les règles de l’art militaire établissent ceci : connaissez bien l’ennemi, connaissez-vous bien vous-même, et sur cent batailles vous n’en perdrez pas une ; je ne crains pas de me battre, mais je doute que nous puissions triompher d’un pareil adversaire. »

« Vous n’êtes qu’un traître, » s’écria Tsao-Jin avec colère…

« Ce n’est pas d’aujourd’hui que Ly-Tien sert dans les armées du premier ministre, répliqua l’officier ; il a eu le temps de faire connaître sa loyauté !… »

« Et moi, je vous dis que je suis certain de prendre Hiuen-Té vivant… »

a Partez donc, général ; quant à moi, je garde la ville. » « Et bien, si vous ne me suivez pas, j’en conclus que vous méditez une trahison… »

Ly-Tien redoutait l’issue de cette entreprise ; quant à Tsao-Jin, il rassembla vingt-cinq mille hommes, leur fit endosser leurs cuirasses, leur donna l’ordre de monter à cheval et traversa la rivière pour aller attaquer la ville de Sin-Yé.


  1. Ce titre paraît d’abord fautif, mais on verra dans le huitième livre que le vrai nom de Tchen-Fo, dont il va être question, était Su-Chu.
  2. Dans la crainte que Tsay-Mao n’y massacrât leurs partisans. — Ainsi l’explique une note de l’édition in-18 qui dit : « Il redoutait l’arrivée des troupes de Tsay-Mao, et ce furent les soldats de Tsao-Jin qui l’attaquèrent. » Ceci fait allusion aux événements qui vont suivre.
  3. La première était commandée par Tchang-Fey, la seconde par Kouan-Kong.
  4. Liéou-Ky, celui-là même dont Hiuen-Té avait soutenu les intérêts vis-à-vis de son père. (Voir page 392.)
  5. Littéralement : un homme qui habite au bord des fontaines, ou des neuf fontaines. — C’est ainsi que les Chinois désignent le monde des morts.
  6. L’écorce de la plante appelée Urtica Nivea ; les Chinois prétendent que ses fleurs ont la faculté de réveiller de leur ivresse les gens qui ont trop bu.
  7. Il était originaire de Yng-Chang.
  8. Littéralement : il a déjà répondu à cela ; — ce qui n’irait pas bien avec le récit que fait Hiuen-Té du passage de la rivière. Mais on peut tout accorder au moyen de la note suivante que donne l’édition in-18 : « Oui, ce cheval a répondu au pronostic, puisque son premier maitre Tchang-Hou (voir plus haut, page 387) a été tué ; et ensuite, il n’y a plus répondu, le jour qu’il a sauvé la vie à Hiuen-Té. »
  9. Coutume chinoise qui équivaut à servir le dessert et annonce la fin du repas.
  10. Après avoir triomphé des Youen dans le Ky-Tchéou.
  11. Liu-Kwang et Liu-Tsiang, qui avaient abandonné le parti des Youen. Voir, page 355, ce que le texte chinois exprime par les mots : récemment soumis.
  12. Littéralement : celui qui commande est un grand général ; armé d’une pique, il s’élance à cheval hors des rangs. C’est Tchang-Y-Té, natif du pays de Yen.