Histoire des Trois Royaumes/VII, VIII
CHAPITRE VIII.
[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 207 de J.-C. ] Cependant Tsé-Long prenait part au festin, quand tout-à-coup il s’aperçoit d’un mouvement d’hommes et de chevaux ; bien vite il entre dans la salle du banquet et n’y trouve plus son maître. Tout éperdu, le jeune guerrier court à l’hôtel ; là on lui apprend qu’on a vu Tsay-Mao à la tête de ses cavaliers poursuivre quelqu’un du côté de l’ouest. Cette nouvelle est pour lui comme un coup de foudre ; il s’arme de sa pique et monte à cheval, suivi de ses trois cents hommes. « Où est mon maître, crie-t-il à Tsay-Mao qu’il rencontre hors des murs ? — Il a quitté le festin comme un fugitif, répond le traître, pour aller je ne sais où ! »
Agir d’une façon inconsidérée, n’était point dans le caractère prudent et réfléchi de Tsé-Long. Il passe au milieu des troupes, regarde et ne recueille aucun indice ; devant lui, du côté de l’ouest, coule la rivière ; c’est la seule voie qui reste libre : « Vous invitez mon maître à un festin, dit-il alors à Tsay-Mao, et vous faites cerner la ville par des soldats ! — C’est tout naturel ; ayant appelé les quarante-deux gouverneurs des neuf districts, j’ai dû, en ma qualité de général en chef, veiller à leur sûreté ! — Et quand vous avez poursuivi mon maître, quelle direction a-t-il prise ? — On m’a dit qu’un cavalier est sorti par la porte de l’ouest, mais arrivé là, il a disparu. »
Plus inquiet encore, Tsé-Long s’approche des bords de la rivière. Il ne voit rien que des traces qui se perdent dans les eaux[1]. La rive opposée était très escarpée ; les trois cents cavaliers dispersés en tous sens, promènent leurs regards sur l’horizon ; c’est en vain, ils ne découvrent point Hiuen-Té.
Déjà Tsay-Mao était rentré dans la ville ; Tsé-Long revient en arrière, saisit les gardes de la porte et les interroge à leur tour. Ils lui répondent aussi que Hiuen-Té a passé au galop sous la porte de l’ouest. Sa première pensée fut alors de pénétrer dans les murs ; mais la crainte de tomber dans une embuscade (qui l’attendait en effet) le décide à se diriger vers Sin-Yé.
Or, après avoir traversé cette dangereuse rivière, Hiuen-Té, tout étourdi, presque sans connaissance, fit route du côté de Nan-Tchang : « Si je suis sorti d’un bond du milieu de ces flots écumeux, se disait-il, en vérité, c’est le ciel qu’il l’a voulu ! » Il marchait donc droit devant lui ; comme le soleil allait se coucher, il aperçut un jeune berger qui venait à sa rencontre, monté sur un bœuf, en jouant de la flûte. « Hélas, pensa le héros en soupirant, que ne suis-je comme lui !... » Puis, arrêtant son cheval, il regarde le petit paysan qui de son côté fait faire halte à son bœuf, ôte la flûte de ses lèvres et s’écrie après l’avoir considéré longtemps : « A n’en pas douter, général, vous êtes Liéou-Hiuen-Té, le vainqueur des Bonnets-Jaunes ! »
« Vous n’êtes qu’un jeune enfant de village, demanda le héros tout surpris, comment donc connaissez-vous mes noms ? — En effet, je ne vous connais pas, répondit le petit pâtre ; mais chez le maître que je sers, il y a toujours des étrangers qui parlent d’un Liéou-Hiuen-Té, haut de sept pieds cinq pouces, dont les grandes mains descendent plus bas que le genou, dont les grands yeux s’ouvrent jusqu’aux oreilles ; ils disent que c’est le héros du siècle : et voila qu’en regardant le visage de votre seigneurie, j’ai été sûr que c’était vous.... »
« Et comment se nomme ton maître ? »
« Son nom est Ssé-Ma-Hoey, son surnom honorifique Té-Tsao ; il s’appelle, dans la secte des Tao-Ssé, le docteur Chouy-King[2]. »
« A-t-il des compagnons, des amis ; où habite-t-il ? »
« Il a pour compagnons Pang-Té-Kong et Pang-Tong, originaires de ce pays de Hiang-Yang, et habite près d’ici une cabane au milieu d’un bois. »
« Et ces deux hommes que tu viens de nommer, que sont-ils ? »
« Le premier est l’oncle du second ; celui-ci est plus jeune de cinq ans ; celui-là plus âgé de dix ans que mon maître[3]. Un jour que mon maître était occupé, dans son enclos, à cueillir des feuilles de mûrier, Pang-Tong le rencontra et s’assit à l’ombre à ses côtés ; depuis le matin jusqu’au soir ils restèrent à converser ensemble, sans se fatiguer, prenant pour texte l’élévation et la chute des dynasties, si bien que mon maître, charmé de ce jeune sage, l’appela son frère cadet. »
La-dessus, Hiuen-Té se fit connaître au petit pâtre et le pria de le conduire vers son maître. A peu de distance de là, ils se trouvèrent devant une chaumière ; le héros, descendu de cheval, entendit le son mélodieux d’un luth, et fit signe à son guide de s’arrêter. Mais, bien qu’il n’eût pas voulu entrer, le luth cessa tout-a-coup de vibrer, puis un homme sortit en souriant : « Mon instrument rendait un son clair et vibrant, dit-il, quand tout-à-coup il a passé dans un mode qui est celui des batailles et du carnage. Certainement il y a la un héros qui m’écoute furtivement[4] ! » Frappé de surprise, Hiuen-Té regarde le sage ; c’était un homme élancé comme le pin, aux membres grêles comme la cigogne, et qui ne ressemblait en rien aux autres mortels. Bien qu’il fût âgé d’un demi-siècle, il avait la physionomie d’un adolescent. Hiuen-T’é, dont les vêtements étaient encore tout humides, se tint debout devant lui et le salua avec la plus grande politesse.
« Ah ! lui dit le docteur, votre seigneurie a échappé aujourd’hui à un grand péril ! » Et comme ces paroles causaient au héros un étonnement extraordinaire, le jeune pâtre s’écria : « Maître, c’est la Liéou-Hiuen-Té ! »
Ce grand non produisit un effet magique sur le solitaire, qui, avec une politesse empressée, fit entrer le héros dans sa chaumière et le fit asseoir à la place d’honneur. Celui-ci remarqua des milliers de volumes rangés le long de la muraille ; par la fenêtre il aperçut des plantations de pins et de bamboux, et sur un banc de pierre, servant de couchette, était déposé le luth : dans cette petite demeure circulait un air frais et pur. « Comme je traversais ce pays, dit alors Hiuen-Té, en se levant par respect, ce petit pâtre s’est rencontré sur mon chemin, et j’ai eu le bonheur inexprimable de pouvoir m’incliner devant votre respectable visage. — Seigneur, reprit le sage, dites la vérité ; vous arrivez ici en fuyant un grand péril ! »
Hiuen-Té lui raconta tous les événements que nous venons de voir se dérouler : « Et moi, continua le docteur, rien qu’à vous regarder, j’ai deviné tout cela ; veuillez me dire quel est votre grade, quels sont vos titres ? »
« Général de la gauche, prince de Y-Tching-Ting, gouverneur de Yu-Tchéou. »
« Depuis longtemps votre réputation est arrivée jusqu’aux oreilles de l’humble solitaire ; et cependant vous allez d’un lieu à l’autre à la recherche d’une position qui vous manque !. Comment cela se fait-il ? »
« Mon heure n’est pas encore venue ; combien d’infortunes traversent la vie ? »
« Ce n’est pas cela ; mais votre seigneurie manque de gens capables qui secondent ses projets ! »
« Si ma capacité est bornée, je compte autour de moi de bons et habiles conseillers, Sun-Kien, My-Tcho et Kien-Yong ; des généraux distingués, Kouan-Kong, Tchang-Fey et Tsé-Long, qui tous me soutiennent avec fidélité. Vous voyez donc que je ne manque pas de gens qui me secondent. »
« Les généraux que vous venez de nommer sont des braves qui tiendraient tête a dix mille hommes, mais ils n’ont point le talent de prévoir les circonstances. Vos conseillers ne sont que des têtes vides, des lettrés, bons a chercher un texte et à ramasser des mots, et non pas des savants capables de redresser le siècle en distinguant et réunissant ensemble (comme des fils de soie) les éléments de reconstruction qui s’offrent à eux[5] ! Est-ce que, avec de pareils hommes, on peut fonder rien de solide ! »
« Si, dans ma détresse, j’avais l’honneur insigne de rencontrer les sages cachés dans les monts et les vallées, ne pourrais-je pas dire que j’ai trouvé ces hommes précieux !... »
« Les lettrés[6] sont des hommes vulgaires qui ne connaissent ni le temps ni l’heure ; cette connaissance n’appartient qu’aux génies supérieurs. »
« Et ces génies supérieurs, voudriez-vous m’indiquer quels ils sont ? »
« Le fondateur de la dynastie des Han avait avec lui Tchang-Léang, Siao-Ho, Han-Sin. Le régénérateur de la même dynastie, Kouang-Wou, avait pour appui Teng-Hiu, Ou-Han, Fong-Y[7] : avec de pareils généraux et de pareils conseillers, ces deux princes ont pu s’élever au rang d’Empereur et de chef des vassaux. Voilà ceux que j’appelle des génies supérieurs ! »
« Mais dans ce siècle, je crains bien qu’il n’y ait pas de personnages de cette trempe ! »
« N’avez-vous jamais entendu prononcer cette parole de Kong-Fou-Tsé : Dans un hameau de dix familles on trouvera certainement un homme fidèle et digne de confiance ! — Pourquoi dites-vous que cela est impossible dans notre siècle ? »
« Hélas ! je ne suis qu’un pauvre homme sans talent ; je ne sais rien, veuillez donc me guider par la main. »
« Sans doute, vous connaissez ces vers prophétiques que chantent partout les enfants :
« Dans la huitième et neuvième année, il a commencé à s’affaiblir ;
» Dans la treizième, il disparait sans laisser de traces ;
» A la fin, le mandat du ciel sera confié à quelqu’un,
» Et le dragon endormi comme un ver au fond du fossé, s’élèvera en volant vers les cieux ! »
« En voici l’explication : Le premier vers s’applique à la période (Kien-Ngan) du règne actuel. C’est la huitième année de cette période que, la première femme de Liéou-Piao étant morte, la division a éclaté dans la famille de celui-ci. Le second vers fait allusion à la mort prochaine de Liéou-Piao ; quand il ne sera plus, ses mandarins civils et militaires, pareils à des feuilles dispersées par le vent, disparaîtront sans laisser de traces. Celui à qui le Ciel confiera alors son mandat, c’est vous, général ! »
À ces mots Hiuen-Té tout interdit s’inclina en disant : « Comment Liéou-Py serait-il digne de ce grand rôle ? » « Les hommes les plus distingués du siècle, reprit le docteur, sont tous les deux dans un même lieu près d’ici ; allez les chercher, général ! — Et quels sont-ils ? — Le Dragon endormi[8], Fo-Long ; et le Phénix dont les ailes sont poussées, Fong-Tsou ; avec ces deux hommes, vous pourrez pacifier l’Empire. »
« Mais enfin, quels sont-ils ces hommes ? » Le docteur frappa dans ses mains avec un grand éclat de rire : « Très bien, très bien ! » Et comme Hiuen-Té réitérait sa question. « Voici la nuit, répliqua le Tao-Ssé, allons nous reposer : Demain je répondrai à votre demande. » Puis il appela le petit pâtre qui, après leur avoir offert à boire et à manger, conduisit Hiuen-Té dans l’appartement destiné aux visiteurs : quant au cheval, on le mit à paître dans l’enclos, derrière la chaumière.
Les paroles du docteur bourdonnaient encore aux oreilles de Hiuen-Té ; aussi ne pouvait-il fermer l’œil, et la seconde veille venait de sonner, quand il entendit entrer un homme à qui son hôte demanda pourquoi Youen-Ky était revenu. Hiuen-Té se leva pour prêter l’oreille ; l’inconnu reprit : « Il y a longtemps que j’entends dire que Liéou-Piao aine les gens de bien et déteste les méchants ; et je suis allé vers lui tout exprès pour m’assurer du fait ; mais j’ai vu qu’on lui faisait une réputation qu’il ne mérite pas, aussi je reviens ! — Aimer les gens de bien et détester les méchants, répliqua le docteur, c’est être homme de bien ; pourquoi donc avez-vous abandonné un maître qui possède ces qualités ! — Il aime les gens de bien et ne sait pas se servir d’eux ; il déteste les méchants et ne sait pas les éloigner. Aussi me suis-je retiré en lui laissant un billet d’adieu. »
« Dans ces temps-ci, où la dynastie des Han périclite, répliqua le docteur d’un ton de reproche, les bons et les mauvais se rencontrent dans le même bourbier ! Le bouclier et la lance se lèvent, les calamités vont naître... Et vous, vous possédez un talent qui honorerait le ministre d’un Empereur ! Il faut que vous sachiez attendre l’heure et paraître à temps. Votre faute, ç’a été de prodiguer le jade comme une vile pierre, de le vendre aux hommes pour n’en retirer que de la honte. Quant à ce que vous dites d’aimer les gens de bien sans savoir se servir d’eux, vous avez parlé juste, car Kong-Fou-Tséa laissé cette parole : Si le beau jade est ici, serrez-le dans l’armoire et cachez-le bien, jusqu’à ce que vienne un bon acheteur qui vous en donne le prix ! — Voila ce qu’a dit le sage par excellence. Le héros, l’homme doué d’un génie supérieur était devant vos yeux, pourquoi donc alliez-vous chercher Liéou-Piao ? »
L’inconnu convint que le docteur avait raison. De son côté, Hiuen-Té rempli de joie par ce qu’il venait d’entendre, réfléchit en lui-même que ce personnage ne pouvait être autre que l’un de ceux dont son hôte lui avait parlé la veille. Il attendit le jour à luire ; alors, sortant de son appartement, il vint demander au docteur Chouy-King quel était l’étranger avec qui il s’était entretenu durant la nuit ?
« Il est parti à la recherche d’un maître intelligent, » répliqua le docteur Tao-Ssé.
« Quel est son nom ? »
« Ah ! Ah ! » fit le docteur...
« Mais n’est-ce pas un de ceux dont vous m’avez vanté les mérites, le Dragon ou le Phénix ? »
« Ah! Ah !... » Cette exclamation fut la seule réponse que Hiuen-Té put obtenir de son hôte. Il le pria donc, en redoublant de politesse, de l’aider par ses conseils à soutenir le trône chancelant des Han.
Le docteur répliqua : « Ce n’est point dans les hommes oisifs, retirés au milieu des montagnes et dans les plaines, qu’il faut que vous placiez votre espérance. Il existe un personnage, qui vaut dix fois plus que moi, et c’est lui qui doit seconder votre seigneurie... Il vous reste à le trouver ! »
« Veuillez me l’indiquer, » dit Hiuen-Té avec insistance.
« Ah ! Ah !.. très bien ! » répliqua de nouveau le docteur, et ils furent interrompus dans leur conversation par l’arrivée du petit serviteur[9] qui vint leur dire qu’on entendait à la porte de la chaumière des voix d’hommes et des hennissements de chevaux. Il ajouta qu’un grand général faisait entourer l’enclos par plusieurs centaines de soldats.
- ↑ Littéralement : les vestiges de quelqu’un qui a traversé la rivière.
- ↑ Il était de Yng-Tchouen. « Chouy veut dire eau ; King, miroir. L’eau étant unie avec le ciel peut alimenter tous les êtres. Elle peut prendre la forme carrée et la forme ronde. Dans un miroir on peut voir les mânes des morts. » Note (très peu satisfaisante) de l’édition in-8o. Il s’agit de la divination au moyen de l’eau, expliquée ainsi dans la Chine de l’abbé Grosier : « Tantôt ils (les Tao-Ssé) font paraitre successivement, sur la surface d’un bassin plein d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font remarquer, comme dans un tableau magique, les dignités futures auxquelles seront élevés ceux qui embrasseront leur secte. » (Tome IV, page 443.)
- ↑ Leurs surnoms Chan-Min et Ssé-Youen.
- ↑ Pour comprendre ces idées sur les propriétés du luth, voir le Luth brisé, dans le recueil de Contes et Nouvelles traduit du chinois. À ce propos, l’édition in-18 donne la note suivante : « Entre le galop des chevaux, le mugissement des flots écumeux qu’il venait d’entendre, et le son de cette flûte, les accents de cet instrument à cordes, quelle différence, quel contraste ! »
- ↑ Cette périphrase ne rend qu’imparfaitement les deux caractères chinois King et Sun, dont le sens est si difficile à préciser.
- ↑ Ce mot est pris ici par opposition aux docteurs de la secte des Tao-Ssé.
- ↑ Tous ces personnages sont fameux dans l’histoire ; la plupart d’entre eux se sont déjà rencontrés et ont donné lieu à des notes.
- ↑ C’est le nom qu’a conservé dans l’histoire le personnage extraordinaire que nous allons voir entrer en scène. Bien qu’il paraisse plus fabuleux que réel, il n’en est pas moins vrai qu’il a doté son pays d’une foule de découvertes et d’inventions que nous noterons chemin faisant.
- ↑ Le petit pâtre que Hiuen-Té avait rencontré dans sa fuite et qui l’avait amené chez le docteur Chouy-King. Voir plus haut, page 403.