Histoire des Trois Royaumes/VII, VI

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 373-383).


CHAPITRE VI.


Kouo-Kia s'empare par ruse du Liao-Tong.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 205 de J.-C. ] A peine Kao-Kan arrivait-il sur le camp impérial, que des cris retentissent derrière lui, et de toutes parts se montrent des soldats embusqués ; il comprend qu’il a donné dans un piége. Son premier mouvement est de retourner vers le passage, mais Yo-Tsin et Ly-Tien l’occupent déjà. Tsao-Tsao en gardait l’entrée à la tête de ses troupes ; il lance ses soldats à la poursuite de Kao-Kan, qui, s’ouvrant un chemin en combattant, allait chercher un refuge près du tartare Tchen-Yu.

Arrivé en dedans des frontières de la Tartarie, le fugitif rencontre un chef de horde, du nom de Tso-Hien-Wang, devant lequel il se prosterne après s’être jeté à bas de son cheval. « Tsao-Tsao a envahi mon territoire, lui dit-il, et maintenant il voudra attaquer votre propre pays ; je vous en supplie, en grâce, tendez-moi une main secourable, réunissons nos efforts pour défendre de nouveau les pays situés au nord de la Chine. — Jusqu’ici, reprit le chef tartare, je n’ai eu aucun démêlé avec Tsao-Tsao ; pourquoi donc aurait-il l’audace d’envahir mon royaume ? C’est vous qui voulez ne faire prendre part à vos guerres !... » Et il le repoussa sans pitié. Kao-Kan avait beau réfléchir, il ne savait où donner de la tête ; enfin, il se décidait à demander asile à Liéou-Piao, quand, à moitié route, un de ses plus intimes officiers (nommé Wang-Yen ) l’assassina. Le traître lui coupa la tête et la porta à Tsao-Tsao, qui l’honora du titre de prince.

Le Ping-Tchéou se trouvait donc entièrement conquis[1] ; humilier les Tartares Ou-Hoan, et mettre la main sur Youen-Hy pour couper le mal dans sa racine, tel était le double projet sur lequel Tsao-Tsao consulta son conseil. Tsao-Hong et les autres disaient : « Les deux fils de Youen-Chao ont été battus ; leurs généraux sont morts ; leur puissance est anéantie, et il ne leur reste plus d’armée. Les voila réfugiés chez les Barbares, hors des limites de l’Empire ; mais ces étrangers sont plus avides de butin que bienfaisants ; que feront-ils pour eux ? Rien. Aujourd’hui si vous conduisez vos troupes sur le territoire de la Tartarie, sans doute Hiuen-Té et Liéou-Piao se porteront, avec leurs forces réunies, contre la capitale ; il ne sera guère facile de la secourir. Et voila que de grandes calamités surgiront ! Retirez vos armées et n’allez pas au-delà ; c’est le plus sage parti ! »

« Vous êtes tous dans l’erreur, objecta Kouo-Kia ; la puissance de notre maître ne rencontre rien qui lui fasse obstacle, j’en conviens ; mais ces habitants du désert[2], comptant sur la distance qui les sépare de nous, ne sont point prêts à la résistance. S’ils ne sont pas sur la défensive, il suffit de les attaquer vivement pour les battre. D’ailleurs, il y a eu entre eux et Youen-Chao, échange de bons procédés ; deux des fils de celui-ci ont trouvé un refuge chez ces Tartares. Si donc nous abandonnons les Ou-Hoan, que l’occasion nous livre, pour marcher au sud contre d’autres ennemis, les deux Youen sauront trouver dans ces alliés un point d’appui. Youen-Chang rassemblera les serviteurs de son père et de ses frères. Le chef des Tartares[3] deviendra plus ambitieux ; il épiera l’occasion de satisfaire sa convoitise, et je crains bien que nous ne perdions les provinces de Tsing et de Ky. Liéou-Piao est un hôte qui sait bien[4] entretenir un convive ; mais, il le sent lui-même, ses talents ne le mettent point au-dessus de Hiuen-Té. S’il s’agit de confier à celui-ci une affaire importante, il craindra de lui laisser prendre trop de pouvoir ; d’autre part, Hiuen-Té ne peut pas être confiné dans un emploi inférieur ; donc, bien que l’Empire soit dégarni de troupes, et qu’il s’agisse de porter la guerre très loin, votre excellence peut être tranquille. »

« Les paroles de Fong-Hiao[5], s’écria le premier ministre, ont tout à fait tranché la grande question qui nous occupe. » Sans plus tarder, il mit en marche son armée et un millier de chariots ; il franchit la palissade qui défend le pays de Lou-Long pour examiner les lieux, et n’aperçoit qu’une immensité de sables jaunes et mouvants, balayés par un vent impétueux, des ravins offrant au sein des montagnes d’étroits et impraticables sentiers. À cette vue, il eut envie de faire rétrograder ses troupes ; cependant il voulut interroger encore Kouo-Kia. En ce temps-la, ce mandarin, que le climat avait rendu malade, était couché dans un char. « Hélas ! lui dit le premier ministre en pleurant, cette fantaisie que j’ai de soumettre les Barbares du nord, est cause que vous m’avez suivi dans ces courses lointaines et pénibles, où votre santé s’est altérée ! — J’ai reçu tant de bienfaits de votre excellence, répliqua le mandarin, qu’en mourant à son service, je n’acquitterais pas la dix-millième partie de la reconnaissance que je lui dois ! »

« J’ai vu ce pays du nord plein de montagnes presque impossibles à franchir, reprit Tsao-Tsao, je suis tenté de revenir sur mes pas avec l’armée ; dites, que dois-je faire ? — Dans une campagne, dit le mandarin, la rapidité de la marche est un point fort important. Dans celle-ci, vous traversez des distances infinies pour dompter une nation ; si vous êtes trop pesamment chargé, il vous sera difficile de réussir. Le mieux est donc d’alléger le soldat, afin que, par une marche rapide, il puisse tomber à l’improviste sur un ennemi qui ne l’attend pas, et remporter la victoire. Mais n’oubliez pas de vous procurer un homme versé dans la connaissance des chemins, qui vous serve de guide. » Et Tsao-Tsao, laissant le mandarin malade à Y-Tchéou, pour qu’il pût s’y soigner, s’occupa de chercher le guide dont son armée avait besoin. On lui recommanda, comme fort habile dans la connaissance des localités, un ancien officier de Youen-Chao, nommé Tien-Tchéou.

Quand il fut arrivé à l’appel du premier ministre, il lui dit : « Dans cette route (que vous suivez maintenant), il y a, en été et en automne, beaucoup d’eau, c’est-à-dire, assez pour arrêter la marche des chariots et des cavaliers, et trop peu pour permettre d’y employer des bateaux et des pirogues ; il est donc impossible de s’en servir. Jadis il existait au lieu nommé Ping-Kang (dépendant du district de Pé-Ping) une route qui partait de Lou-Long et aboutissait à Liéou-Tching ; mais depuis le temps de l’Empereur[6] Kouang-Wou, et il y a de cela près de deux cents ans, elle a été détruite et ruinée. Toutefois, il reste un chemin détourné que vous pouvez prendre. Dans ce moment, le chef des Tartares est allé avec son armée à Ou-Tsong ; persuadé que loin de marcher en avant, vous ne pouvez que reculer, il néglige toute espèce de précautions et ne se tient point sur la défensive. Faites rétrograder furtivement vos divisions, en suivant les défilés de Lou-Long jusqu’aux escarpements de Pé-Tan ; arrivé la, vous déboucherez sur un terrain plane. Dégagé de tout obstacle, vous vous approcherez de Liéou-Tching, et en attaquant à l’improviste, vous êtes sûr, à la première charge, de venir à bout du chef des Ou-Hoan. » Ce conseil plut à Tsao-Tsao ; il donna au mandarin le titre de général chargé de la pacification des provinces du nord, et lui confia la direction de l’avant-garde ; Tchang-Léao eut ordre de se joindre à lui. Le premier ministre, en personne, se réservant l’arrière-garde, partit à la tête de la cavalerie légère.

On était alors en automne, au septième mois de la onzième année Kien-Ngan (206 de J.-C.) Tien-Tchéou avait conduit son collègue Tchang-Léao et le premier corps jusque dans les monts Pé-Lang-Chang ; de leur côté, les deux frères Youen s’étaient réunis au chef des Tartares, accompagnés d’environ dix mille cavaliers. Sans plus tarder, Tchang-Léao en donna avis au premier ministre, qui se lança au galop sur les hauteurs pour faire une reconnaissance ; il vit que les troupes du roi tartare ne formaient pas des rangs distincts, qu’elles étaient dispersées pêle-mêle et en désordre : « Ces barbares ne sont pas en ligne ; attaquons-les à l’instant ! » s’écria-t-il en s’adressant à son général ; puis il lui remit une bannière.

Tchang-Léao s’adjoignit trois divisions[7], et descendant du sommet des montagnes par quatre colonnes, les troupes impériales chargèrent l’ennemi avec ardeur et impétuosité. La déroute des Tartares fut complète ; leur chef, atteint dans sa fuite par Tchang-Léao, tomba sous les coups de celui-ci ; tout le reste des vaincus se soumit : depuis le chef (qui avait le titre de roi), jusqu’aux simples combattants, Tartares ou Chinois, on en compta bien deux cents mille. Quant aux frères Youen, ils s’enfuirent vers le Léao-Tong, suivis de mille cavaliers à peine[8].

Des courriers envoyés vers Kouo-Kia pour s’informer de sa santé, rapportèrent à Tsao-Tsao que le mandarin était mourant. Le premier ministre venait de rassembler son armée dans la ville de Liéou-Tching, et voulant confier cette place à Tien-Tchéou, il la lui donna à titre de principauté : « Je ne suis qu’un transfuge, répondit celui-ci ; n’ai-je pas tourné le dos à mon premier maître ? Après avoir reçu tant de bienfaits, je serai heureux de jouir de la vie que vous m’avez accordée ; mais ai-je donc vendu le passage de Lou-Long pour obtenir en récompense l’apanage que vous m’offrez ? Tout ce que je puis faire, c’est de mourir, si vous l’ordonnez, mais je refuse la principauté... » Et en achevant ces paroles, il fondit en larmes. Vainement Tsao-Tsao le fit-il presser par Hia-Héou-Tun d’accepter ses offres ; il persista dans son refus, et n’accepta que le titre de conseiller impérial.

Tsao-Tsao traita les Tartares vaincus avec beaucoup de douceur ; aussi lui envoyèrent-ils dix mille chevaux de bonne race. Alors il commença sa retraite ; le temps était très froid, et la terre si sèche que l’armée eut à faire plus de deux cents lys dans un pays dépourvu d’eau. Les soldats furent réduits à creuser des puits d’une profondeur de trente à quarante[9] pieds pour s’en procurer ; les vivres manquèrent aussi, et les troupes tuèrent pour se nourrir un millier de chevaux. Arrivé à Y-Tchéou, le premier ministre récompensa généreusement ceux d’entre ses généraux qui lui avaient donné d’abord le conseil de ne pas entreprendre cette campagne : « Dans le principe, leur dit-il, j’abordais une guerre pleine de périls en allant si loin châtier des rebelles. Par bonheur, j’ai réussi ; mais ce succès, je le dois à la protection du ciel ! La conduite que j’ai tenue en cette circonstance ne doit donc pas servir d’exemple. Ainsi, à vous tous qui me conseillez de rentrer dans la capitale et d’y rester en repos, je décerne des récompenses, afin qu’a l’avenir vous ne craigniez point de me donner vos avis ! »

Quand Tsao-Tsao arriva à Y-Tchéou, Kouo-Kia était mort ; depuis quelques jours son corps restait déposé dans le palais du gouverneur. Il lui rendit les derniers devoirs, et tombant à terre, dans l’excès de sa douleur, il s’écria : « Fong-Hiao[10] est mort !... Le ciel m’a frappé au cœur. » — Et se tournant vers les mandarins civils et militaires présents à cette cérémonie, il ajouta : « Vous êtes tous de mon âge, lui seul était plus jeune que moi ! J’espérais dans l’avenir lui confier le fardeau des affaires.... Mais avant qu’il eût atteint le milieu de sa carrière le ciel a tranché le fil de ses jours. Hélas ! mon cœur est déchiré ! » Alors ceux qui avaient assisté le mandarin dans ses derniers moments présentèrent à Tsao-Tsao une lettre que le fidèle conseiller avait écrite et cachetée de sa main, en lui disant : « Voici un billet tracé par Kouo-Kia à son lit de mort ; si votre excellence se conforme aux instructions qu’il renferme, le Léao-Tong sera conquis sans coup férir. — Ah ! répliqua Tsao-Tsao, il s’est dévoué de la sorte a mon service, et je ne suivrais pas ses conseils ! » Il brisa le sceau de la lettre, et la lut avec un mouvement de tête affirmatif accompagné d’un soupir ; mais les mandarins qui l’entouraient ne comprirent point sa pensée.

Le lendemain donc, Hia-Héou-Tun, suivi des autres généraux, vint dire à Tsao-Tsao : « Le commandant de Léao-Tong, Kong-Sun-Kang, tarde bien à se soumettre ; voici que déjà les deux Youen ont trouvé refuge près de lui ; très certainement il nous viendra de ce côté de nouveaux embarras. Pourquoi ne pas profiter de ce qu’ils n’ont pas encore fait un mouvement vers nous pour marcher contre eux ? par-là cette province tomberait entre nos mains. — Il n’est pas besoin pour cela de recourir a votre bouillante ardeur, répliqua Tsao-Tsao en souriant ; avant peu de jours, Kong-Sun-Kang m’aura envoyé les têtes des deux fugitifs. » Les officiers n’ajoutaient guère foi à ces paroles ; aussi le lendemain firent-ils de nouvelles observations auxquelles le premier ministre répondit comme la première fois ; de leur côté, ils continuaient à ne point partager sa confiance. Or, voici ce qui se passait.

Youen-Hy et Youen-Chang s’étant enfuis avec mille cavaliers dans le Léao-Tong, Kong-Sun-Kang[11], commandant du lieu, instruit de leur arrivée, assembla ses subordonnés, afin de conférer avec eux sur ce qu’il devait faire. « De son vivant, dit Kong-Sun-Kong[12], Youen-Chao avait le désir bien arrêté d’envahir cette province ; l’occasion seule lui a manqué. Maintenant ses deux fils arrivent ici, après avoir perdu leur armée ; leurs officiers ont été tués, ils n’ont plus ni feu, ni lie-égorgo,su. Leur pensée, en venant ici, est donc de jouer le rôle de l’épervier qui s’établit dans le nid de la pie. Si nous leur donnons l’hospitalité, ils ne manqueront pas de mettre leur dessein à exécution. Le meilleur parti à prendre, c’est donc de les inviter à entrer dans nos murs ; puis de les égorger et d’envoyer leurs têtes à son excellence, qui ne laissera pas que de nous en témoigner son obligation. — D’un autre côté, je crains, répliqua Kong-Sun-Kang, que Tsao-Tsao ne profite de l’occasion qui s’offre à lui de s’emparer de notre province. Appelons plutôt les deux fugitifs pour qu’ils nous aident, et faisons avec eux une alliance envers et contre tous ! »

« Si Tsao-Tsao a l’intention d’usurper cette province, il ne manquera pas d’arriver ici à marches forcées, objecta Kong-Sun-Kong ; si telle n’est pas sa pensée, certainement il restera tranquille avec ses troupes. Ainsi, tâchons de savoir ce qu’il fait ; s’il est en mouvement, laissons vivre près de nous les deux Youen ; s’il n’avance pas,... tuons les fugitifs et livrons-lui leurs têtes.»

Kong-Sun-Kang, partageant cet avis, envoya au plus vite des espions vers les troupes impériales. D’un autre côté, Youen-Hy disait à son frère : « Cette province de Léao-Tong renferme plus de dix mille soldats ; elle est assez forte pour résister à Tsao-Tsao. Entrés dans la place, égorgeons le commandant et toute sa famille ; le chef-lieu tombera ainsi en notre pouvoir. Après nous y être remis de nos défaites, nous pourrons porter la guerre dans le Tchong-Youen[13] et reparaître dans nos provinces du nord. » Ce projet, Youen-Chang avoua à son frère qu’il le formait lui-même depuis longtemps. Tous les deux, ils allèrent se présenter au commandant de la ville, qui les fit descendre à l’hôtel des Postes, et les entoura de gens chargés de les servir, nuit et jour, avec les plus grands égards. Quant à lui, il prétexta une indisposition pour ne pas les visiter personnellement. Alors arrivèrent les espions ; d’après leurs rapports, les troupes impériales restaient cantonnées à Y-Tchéou, sans manifester la moindre intention d’attaquer la province. À cette nouvelle, Kong-Sun-Kang cacha derrière la tenture de la muraille des sicaires armés de coutelas et de haches, puis il invita les deux jeunes princes à venir recevoir ses hommages.

Quand il eut fait asseoir les deux conviés, le commandant entraîna hors de la salle les gens qui les avaient accompagnés, sous prétexte qu’il s’agissait de traiter des affaires secrètes. Youen-Chang voyant que le froid du soir se faisait sentir, et qu’on n’étendait pas de coussins sur les lits, ne put s’empêcher de dire à son hôte : « Va-t-on apporter ce qu’il faut pour s’asseoir ? »

« Vos deux têtes vont partir pour une longue route, répondit le commandant avec colère ; il s’agit bien de coussins ! » Terrifié par ces paroles, Youen-Chang perdit contenance... « Frappez donc ! » cria le traître, et les sicaires sortant de leur retraite, décapitèrent dans la salle même les deux jeunes princes. Les têtes enfermées dans des coffres de bois furent aussitôt expédiées à Y-Tchéou.

Le premier ministre y restait dans l’inaction avec ses troupes. Hia-Héou-Tun et Tchang-Léao lui disaient : « Si nous ne marchons pas contre la ville, au moins retournons à la capitale, de peur que Liéou-Piao ne tente quelque entreprise. — J’attends les têtes des deux Youen, » répondait gravement le ministre, et les officiers riaient tout bas de ces paroles. Mais tout-à-coup la nouvelle se répand que des envoyés du gouverneur de Léao-Tong apportent en effet ces sanglantes dépouilles. Tous les mandarins sont frappés d’une surprise mêlée de trouble. « Je n’ai fait que suivre les instructions posthumes de Kouo-Kia, » répondit Tsao-Tsao en souriant ; puis il remit aux gens qui lui avaient apporté le message de Kong-Sun-Kang des récompenses pour eux, et pour leur maître un sceau avec le titre de prince de Hiang-Ping ; il y ajouta le grade de général de la gauche.

Quand les envoyés furent partis, les généraux demandèrent au premier ministre ce que signifiaient ces mots : « Je n’ai fait que suivre les instructions de Kouo-Kia. » Pour toute réponse, il leur montra le billet qu’avait laissé le mandarin et qui contenait ceci : « Voici ce que j’ai appris : Les deux Youen ont cherché un refuge dans le Léao-Tong ; gardez-vous de mettre vos troupes en mouvement. Il y a longtemps que Kong-Sun-Kang craint les projets ambitieux de Youen-Chao et de ses fils. L’arrivée de ceux-ci lui causera des alarmes ; si vous marchez précipitamment contre lui, certainement il s’unira aux fugitifs pour vous résister ; vous devez donc plutôt attendre quelque temps avant d’agir ; car si vous tardez un peu, les deux fugitifs et leur hôte chercheront réciproquement à se détruire... »

A la lecture de ce papier, les officiers laissèrent éclater leur admiration ; Tsao-Tsao les emmena tous devant la tombe du mandarin sur laquelle il lui offrit un sacrifice. Kouo-Kia était mort à l’âge de trente-huit ans ; il en avait passé onze à combattre dans les guerres de ce temps, où il s’était acquis une grande gloire. En se retirant vers Ky-Tchéou, Tsao-Tsao envoya le cercueil du fidèle mandarin en avant et sous escorte à la capitale, pour qu’on l’y ensevelît. Tcheng-Yu et les autres conseillers lui proposèrent, puisque les provinces du nord se trouvaient pacifiées, de revenir auprès de l’Empereur, et de former là de nouveaux plans pour soumettre les rebelles de la rive méridionale du Kiang. « J’ai ce désir moi-même, répliqua-t-il en souriant ; vous avez exprimé cette pensée avant moi, mais elle est d’accord avec mes propres intentions. »

Cette même nuit, comme il s’était retiré dans un pavillon situé à l’angle oriental de la ville de Ky-Tchéou, le ministre tout puissant, appuyé sur la balustrade, examinait l’aspect du ciel, et Sun-Yéou se trouvait près de lui ; il montra le firmament et s’écria : « Une grande clarté se montre du côté du midi[14] ; je crains qu’il ne me soit pas possible d’accomplir mes projets... — Le ciel prête son appui à votre excellence, répondit le courtisan ; qui pourrait lui résister ! » Et voila que tout-à-coup, élevant leurs yeux, s’élève une traînée de lumière couleur d’or. « Sans aucun doute, dit Sun-Yéou, la terre renferme la, dans son sein, des métaux précieux ! »

Tsao-Tsao descendit du pavillon et fit fouiller le sol : les hommes employés à ce travail trouvèrent un petit oiseau de cuivre jaune.


  1. Tsao-Tsao se trouvait maître des quatre provinces soumises naguère aux Youen et qu’il avait gagnées successivement ; c’étaient les Tchéou ou provinces de Tsing, de Ky, de Yéou et de Ping.
  2. Cette expression appartient à l’édition in-18, plus moderne et par conséquent plus portée à placer indistinctement, dans le désert de Cha-Mo ou Kobi, ces hordes que la Chine eut l’occasion de bien connaitre au temps des premières dynasties, mais dont le territoire, dans son ensemble, n’était point encore fixé par des cartes exactes.
  3. Le chef de cette horde se nommait Me-Tha. Dans son tableau ethnographique de l’Asie intérieure et moyenne, Klaproth dit : « An 209 avant J.-C., Me-Tha, chef des Hiong-Nou, dispersa les Tong-Hou des montagnes, qui se divisèrent en deux branches, dont une se retira dans les monts appelés OuHouan, qui se trouvent dans le pays de la tribu mongole d’Arou-Kortsin de nos jours, à 140 li de leur campement.
  4. On se rappelle que Hiuen-Té s’était réfugié près de lui ; voir plus haut, page 262.
  5. C’est le petit nom de Kouo-Kia.
  6. L’empereur Kouang-Wou des Han, l’un des plus grands princes de cette dynastie, monta sur le trône l’an 25 de l’ère chrétienne. Sous son règne, les Sien-Py, les Hiong-Nou et les Ou-Houan, eurent entre eux et avec la Chine, de fréquents démêlés qui tournèrent à l’avantage du céleste Empire.(Voir l’Histoire générale de la Chine, page 320 et suivantes, volume III.)
  7. Commandées par Hu-Tcho, Yu-Kin et Su-Hoang.
  8. Voir l’Histoire générale de la Chine, volume IV, pages 44 et 45, le récit succinct de cette campagne hors des frontières chinoises. Le roman et la chronique sont parfaitement d’accord sur tous les points principaux et même sur beaucoup de détails.
  9. Littéralement : trente à quarante mesures de dix pieds chinois.
  10. C’est le petit nom de Kouo-Kia.
  11. Né à Siang-Ping, dans cette même province ; il était fils de Kong-Sun-Tou, commandant militaire de Wou-Wey.
  12. Oncle de Kong Sun Kang, comme l’apprend le texte mandchou.
  13. Littéralement : la plaine du milieu, c’est-à-dire la Chine, les provinces soumises à l’Empereur.
  14. L’histoire rapporte que cette même année, au dixième mois, il parut une comète dans la constellation Chun-Vey.