Histoire des Trois Royaumes/VI, VII

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 300-312).


CHAPITRE VII.


Tsao-Tsao brûle les vivres rassemblés à Ou-Tchao.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 221 de J.-C. ] Hu-Yéou emmenant avec lui quelques fantassins s’éloigna donc à l’instant du camp de son maître pour aller trouver Tsao-Tsao. Une patrouille embusquée sur le chemin l’arrêta : « Je suis un ancien ami du premier ministre, répondit-il en se faisant connaître, allez lui apprendre que je suis ici. » Or, Tsao-Tsao, débarrassé de ses vêtements, dormait quand les soldats arrivèrent au camp principal ; ce que les gardes lui dirent de la venue de Hu-Yéou lui causa une joie extrême. Sans prendre le temps de chausser ses souliers, il courut pieds nus au-devant de son ancien ami, et le voyant à une certaine distance : « Ah! s’écria-t-il avec l’accent de la gaité, en frappant dans ses mains, celui-là revient de loin ; mes affaires sont en bonne voie ! » Et conduisant le transfuge par le bras, depuis la porte du camp, il le fit asseoir sous Sa tente.

Pour honorer le souvenir d’une ancienne liaison, Tsao, le premier, s’inclina jusqu’à terre ; Hu-Yéou s’empressa de le relever  : « Vous êtes le ministre des Han, et moi je ne suis rien[1] ; seigneur, pourquoi vous abaisser ainsi devant moi ?... — Quoi, reprit Tsao, en riant, vous êtes l’ancien ami de celui qui vous reçoit ; quelle différence le rang et la gloire pourraient-ils mettre entre vous et moi ? — Mes yeux, répliqua le transfuge, étaient comme fermés à la lumière, et je me suis rangé dans le parti de Youen-Chao ; mais il refuse les avis qu’on lui donne, et rejette les plans qu’on lui suggère ; voici que je l’ai quitté, pour rejoindre un ancien ami. J’espère que votre excellence ne suspecte point ma sincérité !. — Comment donc ? dit Tsao, je sais bien que vous êtes plein de droiture et de loyauté. Voyons ! Expliquez-moi un peu ce que je dois faire pour triompher de ce rival ! »

Le transfuge continua  : « J’engageais Youen-Chao à lancer des cavaliers sur la capitale, à profiter du moment où elle était dégarnie de troupes, à vous attaquer ainsi en tête et en queue... Il ne m’a point écouté ; la-dessus, je l’ai fui pour passer sous vos drapeaux. — S’il eût adopté ce plan, s’écria Tsao épouvanté, c’en était fait de moi, je périssais misérablement[2]. Et s’inclinant devant le conseiller, il reprit : — Youen-Chao est bien puissant, je ne puis l’attaquer de vive force, veuillez m’enseigner quelque ruse.... »

« Excellence, pour combien de temps votre armée est-elle approvisionnée ? »

« Pour un an ! »

« Je n’en crois rien... »

« Pour six mois ! »

« Je vous parle à cœur ouvert, s’écria Hu-Yéou en se levant pâle de colère, pourquoi cherchez-vous à me tromper ? » Et il allait sortir de la tente ; Tsao le pria de rester près de lui « Mon ami, calmez-vous. Je vais vous parler avec sincérité, il me reste encore des vivres pour trois mois. — Ah ! répliqua Hu-Yéou, en souriant, on vous tient dans ce monde pour un rusé menteur, et c’est avec raison ; j’en ai la preuve ! — C’est que, dit Tsao, en riant aussi, on peut bien mentir quand on parle des choses de la guerre ; — Et s’inclinant vers son oreille, il ajouta à voix basse : — Il ne me reste plus dans le camp de quoi nourrir mes troupes au-delà de ce mois-ci !.... — Et vous n’en avez pas même pour jusqu’a la fin de ce mois, dit Hu-Yéou ; vos provisions sont entièrement épuisées. »

« Comment le savez-vous, » demanda Tsao un peu troublé ? Le transfuge tira sa propre lettre (adressée à Sun-Yo, et saisie sur le courrier), et la lui montra en ajoutant : « De qui est ce message ? »

« Et comment est-il tombé entre vos mains, » dit le ministre tout effrayé ? — Hu-Yéou le lui expliqua en quelques mots. « Au nom de l’ancienne amitié qui nous lie, répondit Tsao en lui prenant la main, je vous en conjure, donnez-moi un moyen de sortir de cette fâcheuse position ! »

« Excellence, dit Hu-Yéou, vous comptez peu de troupes, et vous avez affaire à forte partie. Si un plan qui vous donne une prompte victoire ne vous vient en aide, (votre perte est certaine.)Vous êtes sur le chemin de la ruine ! Mais j’ai un moyen à vous proposer, par lequel, en moins de trois jours, l’innombrable armée de Youen-Chao sera forcée de se retirer sans combattre, et dès aujourd’hui, la famille de ce redoutable adversaire tombera entre vos mains. Excellence, suivrez-vous ce conseil ? — Oui, oui, et avec joie, répondit Tsao ! — Les approvisionnements de l’armée de votre ennemi sont tous rassemblés à Ou-Tchao, ville située à quelques milles au nord derrière son camp. Celui à qui la défense en a été confiée, pour l’instant, est un certain Sun-Yu-Kiong qui aime à boire et néglige toute sorte de précautions. Faites prendre à une division de vos meilleurs soldats le costume de ceux de Youen-Chao ; ils iront dire à ce gouverneur qu’ils viennent garder les blés entassés dans la place, de la part de Tsiang-Ky, et une fois entrés, ils détruiront par le feu ces immenses magasins. En moins de trois jours, l’armée ennemie se sera dispersée. »

Tsao-Tsao, fut si content de ce stratagème, qu’il fit servir du vin à son hôte pour le traiter dignement ; dès le lendemain il choisit lui-même cinq mille soldats, fantassins et cavaliers, qui furent vêtus comme les soldats ennemis, et portèrent des bannières aux couleurs de Youen-Chao. « Seigneur, lui dit le général Tchang-Liéao, comment se fait-il que Youen-Chao, après avoir réuni tant de provisions en un même lieu, n’ait pas pris plus de précautions pour les garder ?... Ne vous fiez pas si facilement à ce conseil. Peut-être est-ce un piége que vous tend ce transfuge ? — Non, reprit Tsao ; l’arrivée de ce mandarin dans mon camp est un signe que le ciel veut la ruine de mon rival. D’ailleurs, nous n’avons plus de vivres ; nous ne pouvons plus tenir ici, et si je ne suis ce conseil (qui vous semble dangereux), que nous reste-t-il à faire ? Attendre, dans l’inaction, que nous soyons réduits à la dernière extrémité ! Et si cet homme était un traître, demeurerait-il au milieu de nous ? Il y a longtemps que je voulais assaillir les retranchements de Youen-Chao. Je vous en prie ; dissipez vos soupçons ! »

« Mais, répliqua Tchang-Liéao, n’est-il pas à craindre que l’armée ennemie ne profite de l’occasion pour nous attaquer de son côté ? — Non, dit Tsao, avec un sourire ; ma résolution est irrévocablement arrêtée. »

Laissant la garde du camp principal à Sun-Yéou, à Hu-Siéou, à Kia-Hu et à Tsao-Hong, il fit embusquer à la gauche des retranchements, avec un corps d’armée, Hia-Héou-Tun et son frère Hia-Héou-Youen ; à la droite se postèrent Tsao-Jin et Ly-Tien, avec un second corps. A l’avant-garde marchaient Tchang-Liéao et Hu-Tchu ; à l’arrière-garde, Su-Hwang et Yu-Kin ; Tsao était au centre avec ses autres généraux. Les soldats avaient le bâillon à la bouche, et les chevaux le frein qui les empêche de hennir[3]. Cinq mille hommes en tout, composant l’expédition, sortirent du campement de Kouan-Tou au crépuscule du soir.

On était au vingt-troisième jour du dixième mois de la cinquième année Kien-Ngan (221 de J.-C.) Les étoiles illuminaient tout le firmament : « Voyez, dit Tsou-Chéou au milieu de l’armée à celui qui le gardait à vue[4], cette nuit tous les astres brillent et se montrent en ordre ; allons les consulter ; emmenez-moi hors des rangs. » Il s’éloigne donc, regarde le ciel et voit que la planète Vénus croise dans sa route le Capricorne et Hercule. Tout épouvanté de cette remarque, il demande à paraître devant Youen-Chao. Celui-ci passait la nuit à boire ; quand on l’informe que le mandarin a quelque chose de secret à lui communiquer, il le fait entrer. « Cette nuit, dit Tsou-Chéou, comme j’examinais l’aspect du ciel, j’ai remarqué que l’étoile Tay-Pé (Vénus), arrivée au milieu des constellations Liéou (l’Hydre) et Kouey (le Cancer), lançait sa lumière contre les constellations Niéou (le Capricorne) et Téou (Hercule). Le pronostic est infaillible ; nos troupes seront battues ; le camp va être attaqué par derrière. Il est indispensable d’assurer la défense des provisions rassemblées à Ou-Tchao. Envoyez vite des généraux expérimentés et des troupes d’élite occuper les défilés des montagnes, afin de déjouer les ruses de Tsao-Tsao ! »

« Retire-toi d’ici, s’écria Youen-Chao ; toi, déjà condamné à mourir, tu oses, par de folles prédictions, jeter l’alarme dans le cœur des soldats. Gardes, je vous avais ordonné de veiller sur lui avec soin, pourquoi l’avez-vous laissé sortir et répandre ses ridicules pronostics ? » Et ayant abattu d’un coup de sabre la tête de l’officier chargé de la garde du captif, il dit à un autre de l’emmener en prison. « Hélas, répliqua le mandarin avec un soupir, nos troupes vont bientôt être détruites, et mes os pourriront je ne sais où !» Après ces paroles, il se retira plein d’indignation[5].

Cette nuit-la, le gouverneur Sun-Yu-Kiong, ayant achevé de compter et de passer en revue les grains reçus nouvellement, assembla ses généraux, leur offrit un repas et se coucha sous sa tente, gorgé de vin. Pendant ce temps-là, Tsao avait fait prendre à ses soldats des paquets d’herbes sèches et des fascines ; à la seconde veille, ils arrivèrent sous la partie gauche du camp de Youen-Chao, et répondirent aux sentinelles des autres divisions qui s’avançaient pour les reconnaître : « Nous sommes envoyés par le général Tsiang-Ky, pour augmenter la garnison destinée à défendre les grains de Ou-Tchao. » À ces mots, les soldats de l’armée du nord regardent les bannières ; ce sont bien celles de Youen-Chao. Prenant un chemin détourné, les troupes déguisées traversent plusieurs postes en répétant le même mot d’ordre et pénètrent, sans obstacles, vers la quatrième veille, dans la ville même. Tsao avait recommandé à ceux qui portaient les matières inflammables, de mettre le feu aux quatre coins des magasins ; officiers et soldats entrent tambour battant... Le gouverneur ne s’était pas encore éveillé de son ivresse. Au bruit, il se lève précipitamment, demande la cause de ce tumulte et retombe assoupi, avant d’avoir une réponse[6].

Deux officiers ( Koué-Youen-Tsin et Tchao-Jouy ) revenaient de chercher des grains ; quand ils voient la flamme dévorer les magasins, ils accourent pour arrêter l’incendie. Les gens de l’arrière-garde avertissent Tsao du danger ; celui-ci crie à haute voix : « L’ennemi est derrière nous ; c’est là qu’il faut organiser la résistance ! » Tous ses généraux se précipitent vigoureusement de ce côté ; les cadavres jonchent le sol, la flamme illumine tout l’horizon, la fumée remplit les airs. Déjà les deux officiers ennemis tombent sous les coups des soldats de Tsao qui s’est retourné contre eux ; les autres périssent au milieu de leurs troupes. Au gouverneur et aux autres chefs surpris dans la ville, Tsao-Tsao fait couper le nez et les oreilles, mutiler les pieds et les mains, puis il les lie sur des chevaux, et les renvoie en cet état à Youen-Chao pour lui témoigner son mépris.

Cependant Youen-Chao apprenait par ses propres soldats que dans le nord les flammes emplissaient le ciel ; il reconnut que la ville de Ou-Tchao était perdue, et demanda conseil à ses mandarins civils et militaires. « Laissez-moi courir avec Kao-Lan et arrêter l’incendie, s’écria Tchang-Ho ; laissez-moi exterminer les brigands ! — Mauvais plan, interrompit Kouo-Tou ; aujourd’hui qu’il est venu pour détruire nos grains, Tsao-Tsao n’aura pas manqué de se porter en personne sur la ville attaquée avec tout son monde. Son camp doit être à peu près dégarni ; marchons de ce côté, et sans aucun doute nous pourrons enlever ses retranchements. Au bruit de notre départ, il reviendra précipitamment sur ses pas (et l’incendie cessera) ; tel est le stratagème que jadis employa Sun-Pin, pour triompher du royaume de Goey et sauver celui de Yen[7]. — Et moi, s’écria

Tchang-Ho, je désapprouve votre projet. Tsao sait bien comment on fait la guerre ! S’il a quitté son camp, il ne l’a pas laissé à la merci d’une attaque ; si nous attaquons ses retranchements, et que notre tentative échoue, c’en est fait du gouverneur de Ou-Tchao et des siens, nous voilà nous-mêmes exposés à périr, et la perte de cette ville pleine d’approvisionnements, retombera sur le général en chef ! »

« Si Tsao attaque la place en personne, répliqua Kouo-Tou, peut-il avoir laissé du monde dans son camp ? Non ! Je vous en supplie avec instance, permettez-moi d’attaquer ses retranchements ! »

Youen-Chao donna cinq mille hommes à Tchang-Ho et à Kao-Lan, en leur recommandant de se porter sur le camp ennemi, tandis que Tsiang-Ky, avec dix mille soldats, irait au secours de la ville menacée. Ce dernier s’approchait des murs ; Tsao averti à temps, dit aux siens  : « Arborez les bannières enlevées à l’ennemi, et faites-vous passer pour les troupes déjà battues du gouverneur, qui retournent à leur camp. » Ainsi firent-ils ; au milieu des défilés ils rencontrèrent Tsiang-Ky, et traversèrent ses lignes en disant que la ville était prise, et qu’après avoir été battus ils regagnaient les camps de Youen-Chao, suivis de près par les troupes victorieuses.

Quand ils furent au milieu de cette division, les deux généraux (Tchang-Liéao et Hu-Tchu) se mirent tout à coup a crier  : « Tsiang-Ky, ne fuis pas ! » Paralysé, interdit, celui-ci ne put faire un mouvement ; Tchang-Liéao le renversa d’un coup de sabre, ses troupes tombèrent décimées ; un courrier dépêché par Tsao courut porter à Youen-Chao cette fausse nouvelle « Tsiang-Ky a déjà dispersé et mis en pleine déroute les brigands qui occupaient la place. » Ce qui fut cause que Youen-Chao n’envoya plus personne au secours de la ville qu’il croyait sauvée.

Cependant Tchang-Ho et Kao-Lan attaquaient le camp de Tsao ; assaillis en même temps, les trois généraux[8] qui le défendaient parvinrent à repousser l’ennemi. À ce moment arrivèrent d’autres divisions envoyées par Youen-Chao ; mais Tsao se montra derrière ses lieutenants. Les deux généraux de l’armée du nord, serrés de près en tête, en queue et sur les côtés, s’esquivent à grand’peine en se faisant jour au travers des lignes. Après ces derniers combats, le ministre rallie ses troupes pour les ramener à leur camp ; Youen-Chao rassemble ses divisions maltraitées et regagne avec elles ses retranchements. Ce fut alors qu’il vit venir le gouverneur Sun-Yu-Kiong et ses compagnons d’infortune, horriblement mutilés ; quand il apprit par les réponses des soldats que ce mandarin, ivre au moment de l’attaque, n’avait pas pu défendre la ville de Ou-Tchao confiée à sa garde, il se laissa aller à sa colère et le fit décapiter avec les malheureux qui l’accompagnaient.

Cependant Kouo-Tou (qui avait proposé l’attaque contre le camp de l’ennemi), craignant les rapports que feraient Tchang-Ho et Kao-Lan, au retour de cette malencontreuse expédition, courut tout d’abord trouver Youen-Chao et lui dit : « Ces deux généraux ont paru enchantés de la déroute des troupes et de la mort de leurs collègues ! — Pourquoi cela, demanda Youen-Chao avec une surprise mêlée de crainte ? — Parce que, depuis longtemps ils ont envie de passer à l’ennemi ; ils se sont battus très mollement, et leurs soldats ont beaucoup souffert. »

Dans sa fureur, Youen-Chao donna ordre de les arrêter comme coupables de trahison, à leur arrivée au camp ; de son côté le conseiller Kouo-Tou leur envoya dire : « Notre maître veut vous faire prendre et décapiter. » L’envoyé de Youen-Chao s’étant approché d’eux, ils lui demandèrent quel sort les attendait. — « Je n’en sais rien, » répondit celui-ci ; à ces mots Kao-Lan l’abattit d’un coup de sabre. « Où irons-nous, après ce que vous venez de faire, s’écria son collègue Tchang-Ho épouvanté ? — Youen-Chao n’a point la générosité qui convient à un maître, répliqua Kao-Lan ; il n’écoute que les calomnies. Soyez-en sûr, il périra dans sa lutte contre Tsao. Et nous, resterions-nous ici à attendre paisiblement la mort ? Non ; le meilleur parti que nous puissions prendre, c’est de passer sous les drapeaux du premier ministre, »

Tchang-Ho avoua qu’il avait la même pensée ; tous les deux, avec leur monde, ils se mirent en devoir d’exécuter ce dessein. Hia-Héou-Tun en annonçant à Tsao leur soumission, l’engageait à les accueillir avec quelque défiance  : « Ah ! répondit l’heureux ministre, j’aurai le talent de les convertir ! S’ils ont le cœur mauvais, je les changerai et j’en ferai des gens de bien. »

Aussitôt il ouvrit les portes et reçut les deux transfuges qui, déposant les armes, se prosternèrent le visage contre terre : « Si votre maître vous eût écoutés, leur dit-il, il n’aurait pas essuyé cette défaite. Jadis Tsé-Sou de Ou périt par sa faute, pour avoir manqué de prévoyance. Aujourd’hui que vous venez tous les deux vous soumettre à moi, je retrouve en vous Oey-Tsé quittant le royaume de Yn, et Han-Sin embrassant la cause du prince de Han[9]. » Il leur donna à l’un et à l’autre le rang de général (sans commandement de district), et le titre de prince.

Le surnom honorifique de Tchang-Ho était Tsun-Y ; il descendait d’une famille originaire de Hou-Kien-Fou ; Kao-Lan venait de Long-Sy. Tsao les traita avec beaucoup d’égards ; les troupes de Youen-Chao, privées de ces deux officiers, affligées de la perte des vivres entassés à Ou-Tchao, perdirent tout courage, et ne songèrent plus qu’à se cacher. Ce fut alors que le transfuge Hu-Yéou pressa Tsao-Tsao d’attaquer vivement son ennemi.

Cette même nuit, les trois corps d’armée se mirent en marche pour assaillir le camp de Youen-Chao ; le transfuge Kao-Lan avait obtenu de Tsao, d’après les conseils de Hu-Yéou, le commandement de l’avant-garde. Le combat fut acharné et se prolongea jusqu’au jour ; les soldats se rendirent par milliers ; quant aux généraux, ils eurent la tête tranchée. Youen-Chao faisant une revue de ses troupes, les trouva diminuées de plus de la moitié.

« Faites courir dans l’armée le bruit que vous divisez vos soldats en deux colonnes, dit alors Sun-Yéou qui suggérait à Tsao les plans de la campagne ; l’une traversant le fleuve Jaune, destinée à s’emparer de Soén-Tsao, et à marcher sur Nié-Kiun ; l’autre se portant sur Ly-Yang afin de couper le chemin a Youen-Chao qui bat en retraite. Dans son trouble, cette rumeur lui inspirera l’idée de partager son armée en deux corps. Profitons du moment où il se mettra en marche, et il ne pourra nous échapper. »

Tsao suivit ce conseil ; il fit répandre à haute voix dans toutes les parties du camp, l’ordre de partager l’armée en deux corps, si bien que dans les retranchements ennemis on eut connaissance de ce plan, qui fut rapporté à Youen-Chao avec tous les détails possibles. Il en résulta que celui-ci, épouvanté d’une pareille nouvelle, donna à son fils Youen-Chang cinquante mille hommes pour qu’il allât secourir la ville de Nié-Kiun, et une division pareille à Sin-Ming pour qu’il allât, à marches forcées, se jeter dans les murs de Ly-Yang. Tsao, informé de cette circonstance par ses espions, fit un mouvement à la tête de ses troupes formées en huit divisions, et vint se ruer sur le camp de Youen-Chao. Les gens de celui-ci qui commençaient à se mettre en marche, ne se battirent point avec courage. Les côtés de l’est et de l’ouest ne purent se porter secours ; la confusion fut extrême, et Youen-Chao qui n’avait pas eu le temps de revêtir sa[10] cuirasse, monta à cheval, coiffé d’un simple bonnet et couvert de sa tunique de dessous ; son fils Youen-Tan se tenait derrière lui.

Quatre généraux de Tsao s’étaient lancés à sa poursuite[11] ; à peine eut-il précipitamment traversé le fleuve, que de toutes parts les soldats l’enveloppaient. De part et d’autre, on combattait avec acharnement, et Youen-Chao se vit réduit à abandonner ses papiers, ses plans, ses trésors, ses effets précieux, pour sauver sa vie. Il ne lui restait plus que huit cents hommes avec lesquels il continua de fuir. En vain les cavaliers de Tsao voulurent-ils le poursuivre. Derrière lui, il laissa un butin immense ; ceux d’entre les vaincus qui feignaient alors de se rendre, furent tous décapités ; il en périt bien quatre-vingt mille dans cette mêlée. Le sang remplissait les fossés, les cadavres embarrassaient et souillaient les eaux du fleuve comme des tas d’herbes marécageuses.

Cette armée de sept cent cinquante mille hommes que Youen-Chao avait amenée la, y périt tout entière.

Tsao distribua à ses soldats l’immense butin de cette journée ; parmi les papiers de son ennemi il trouva des lettres secrètes qui trahissaient des intelligences entre les gens de cette armée et des habitants de la capitale. Hu-Yéou lui conseilla de prendre les noms de ces traîtres et de les faire mettre à mort.

« Youen-Chao était puissant, répondit Tsao, et moi je ne l’étais guère ; j’avais grand’peine à me défendre ; pouvais-je donc inspirer beaucoup de confiance aux autres ; » et il brûla tous ces papiers[12].

Au milieu de l’armée vaincue, Tsou-Chéou restait, car il n’avait pu fuir. On le prit donc, et comme le premier ministre le connaissait de longue date, il se le fit amener. Mais arrivé devant la tente, le captif s’écria  : « Je ne me soumets pas, je suis prisonnier !... — Votre ancien maître, répondit le vainqueur, a été assez fou pour ne pas écouter vos conseils. Aujourd’hui que l’Empire n’est pas encore affermi, aidez-moi de vos lumières. – Mon père, ma mère, mes frères sont entre les mains de Youen-Chao, reprit le captif ; si vous avez pitié de moi, seigneur, tuez-noi au plus vite, c’est ce qui peut m’arriver de plus désirable. — Non, répliqua Tsao, si j’avais eu plutôt près de moi un homme comme vous, l’Empire n’eût pas éprouvé tant de malheurs. »

Tsao le traita avec beaucoup d’égards ; le lendemain, il vola un cheval dans le camp pour retourner vers Youen-Chao ; et cette audace irrita le vainqueur qui le punit de mort. Jusqu’au dernier soupir, il conserva tant de sang-froid que Tsao dit en soupirant  : « Je fais périr un homme aussi fidèle que loyal ! » Il en gémit jusqu’au soir, et voulut que le corps de Tsou-Chéou fut enseveli près d’un gué du fleuve Jaune. Sur sa tombe, il mit cette courte inscription :

« Ici repose Tsou-Chéou, qui fut un sujet loyal[13] ! »


  1. Littéralement  : un habit de toile, un homme qui ne porte les insignes d’aucune dignité, qui est habillé comme les gens du peuple. Tsao-Tsao l’appelle toujours par son petit nom de Tsé-Youen, ce qui implique l’idée de la familiarité et de la condescendance. Nous ne pouvons mettre ces nuances dans la traduction ; les noms propres y sont trop nombreux déjà, pour que nous allions les doubler.
  2. Littéralement : je périssais sans avoir un lieu où l’on m’enterrât. — Expression consacrée et qui a en chinois un sens de plus que chez nous, la sépulture d’un habitant du céleste Empire étant pour la famille, pour les enfants surtout, l’objet d’une espèce de culte domestique.
  3. A l’article 4 de Ssé-Ma sur l’art militaire, au chapitre intitulé De la majesté des troupes, on lit le passage suivant : S’il arrive que pendant la nuit on veuille faire quelque coup de main, ou s’il est à propos d’aller surprendre l’ennemi dans son camp, il faut que les hommes mettent dans leur bouche le bâillon qui est destiné à cet usage et qu’ils portent toujours pendu à leur cou, pour s’en servir dans l’occasion ; il faut aussi qu’on mette à celle des chevaux (à leur bouche) le frein qui les empêche de hennir. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 283. — Les Tartares plus braves ignoraient sans doute ces précautions, car le texte mandchou se contente de dire : On ne laissa pas parler les hommes, ni hennir les chevaux.
  4. Ceci se passait dans l’armée de Youen-Chao, comme l’édition in-18 a soin d’en avertir le lecteur. Tsou-Chéou (voir plus haut, page 290) était gardé à vue et condamné à mourir, pour avoir déplu à son maitre en lui donnant de bons conseils.
  5. Dans la suite, dit l’édition in-18, on a fait à ce propos les vers suivants :

    « Il a fermé l’oreille aux conseils loyaux, et les a crus sortis d’une bouche ennemie.
    » Ce Youen-Chao n’était qu’un pauvre homme aux vues étroites !
    » Bien des provisions avaient été amassées dans Ou-Tchao au commencement de la campagne,
    » Et il sembla se borner uniquement à défendre sa ville de Ky-Tchéou. »
  6. Youen-Chao buvait et dormait, le gouverneur de Ou-Tchao buvait et dormait ; tel maitre, tel serviteur. (Note de l’édition in-18).
  7. Sun-Pin fut un des grands capitaines du roi de Goey, Hoey-Wang. L’an 354 avant notre ère, Pang-Kiuen, général comme lui au service du prince de Goey, ayant été nommé au commandement supérieur des armées, on dit que c’était un passe-droit ; Pang-Kiuen pour se venger de ces discours, fit couper les pieds et meurtrir le visage de Sun-Pin, qui passa au service du prince de Tsi et le dirigea dans ses expéditions contre celui de Goey. Si c’est bien ce Sun-Pin dont il est ici question, il faudrait au lieu de Yen, lire Tsi ; l’histoire ne faisant point intervenir le pays de Yen dans les querelles qui divisèrent à cette époque les princes feudataires. (Voir l’Histoire générale de la Chine, tome II, page 276, l’événement auquel ce passage semble faire allusion). Au reste, l’édition in-18 dit le royaume de Hân (distinct de celui de Han d’où sortait la dynastie régnante), et le dictionnaire chinois de Kang-Hi, au caractère Yen (Basile, 5,544), cite l’ode 7° du Chy-King, section Ta-Ya, qui commence par ces mots  : « Elle est vaste cette ville de Hân, que les habitants de Yen ont achevée. » Ce qui explique comment la même ville, et par suite le petit royaume dont elle était le chef-lieu, peut avoir deux appellations distinctes.
  8. C’étaient à la gauche Hia-Héou-Tun, à la droite Tsao-Jin, et au centre Tsao-Hong ; ces deux derniers, parents du premier ministre.
  9. Oey-Tsé était fils naturel de Ty-Y, Empereur de la dynastie des Yn (1168 avant notre ère). Voyant les crimes de Chéou-Sin, il se rendit en suppliant vers Wou-Wang, roi de Tchéou, qui fonda la dynastie de ce nom, l’an 1122 avant notre ère. (Voir sur Han-Sin, vol. Ier, les notes des pages 145 et 196). Tsé-Sou est probablement le prince de Ou qui, pour venger son fils tué par l’héritier présomptif dans une querelle, se révolta contre les Han et périt avec ses partisans, l’an 154 avant notre ère, dans une attaque imprudente sur le camp impérial. L’Histoire générale de la Chine (tome II, pages 580 et suivantes), raconte ces événements sans désigner le prince de Ou par son nom.
  10. Lui qui, au commencement de la campagne, dit en note l’édition in-18, s’était montré devant les lignes avec un casque d’or, une cuirasse d’or, une tunique de brocard et la ceinture de jade ; quel contraste ! Voir plus haut, page 291.
  11. A savoir  : Tchang-Liéao, Hu-Tchu, Su-Hwang et Yu-Kin, chacun avec mille hommes.
  12. L’éditeur du texte in-18 ne pouvant ôter au ministre usurpateur le mérite de cette belle action, n’oublie pas de dire en note que l’Empereur Kwang-Wou-Ty, restaurateur de la dynastie des Han, lui en avait donné l’exemple. Voir l’Histoire générale de la Chine, tome III, page 270.
  13. L’édition in-18 cite à ce propos les vers qui suivent :

    « Au nord du fleuve Ho, il y avait bien des mandarins célèbres ;
    » Le plus loyal fut Tsou-Chéou ;
    » Il connaissait à fond les lois de l’art militaire,
    » Et savait, en regardant le ciel, y lire l’avenir.
    » Jusqu’à la mort, il garda un cœur inflexible comme l’acier,
    » En face du danger, son esprit s’éleva comme la nuée.
    » Tsao-Tsao honora son inviolable fidélité,
    » Et voulut élever une tombe à ce mandarin abandonné de son maître ! »