Histoire des Trois Royaumes/II, III

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 125-151).


CHAPITRE III.


Mort de Tong-Tcho.


I.[1]


Or Tong-Tcho se trouvait dans la ville de Tchang-Ngan lorsqu’il apprit la mort du général Sun-Kien. « Enfin, s’écria-t-il, me voilà délivré du poids qui m’accablait. » Il demanda alors l’âge de son fils Sun-Tsé. « Dix-sept ans, » lui répondirent ceux qui l’entouraient. « Dix-sept ans ! ce n’est pas la peine d’en parler. »

Dès ce moment Tong-Tcho prit le titre de régent ; et, pour imiter l’empereur, dont il usurpait les droits, il ne sortait jamais sans se faire accompagner d’une escorte nombreuse. Il nomma Tong-Min, son jeune frère, prince de Kho, et général de l’armée de gauche, et donna à son frère aîné, Tong-Hwang, le titre d’intendant du palais et le commandement de la garde impériale. Il faisait des princes suivant son caprice, sans se donner la peine de demander quel était leur âge ni leur famille ; et il conférait à des enfants des deux sexes, que berçaient encore leurs nourrices, les rangs et les dignités que distinguent la robe écarlate et la ceinture d’or. Il envoya deux cent cinquante mille hommes de corvée pour construire la ville de Meï-Ou. Il voulut que ses murs embrassassent une circonférence de plus de vingt milles, et qu’ils eussent la même hauteur et la même épaisseur que ceux de la capitale, qui en était éloignée de sept à huit lieues. Il éleva dans l’intérieur de la ville des palais somptueux et des greniers d’abondance où il rassembla des provisions de grain pour vingt ans. Il choisit parmi le peuple huit cents des plus belles filles entre quinze et dix-huit ans, pour être ses servantes et ses concubines, et accumula dans cette ville une quantité immense d’or et d’argent, de perles, d’étoffes de soie et de pierres précieuses.

Tong-Tcho avait coutume de dire : « Si je réussis dans mes projets, je veux m’emparer de l’Empire ; si je ne réussis pas, je garderai cette ville, et j’y passerai le reste de mes jours. »

Toutes les fois que Tong-Tcho sortait, les présidents des tribunaux suprêmes et les ministres étaient obligés de s’agenouiller au bas de son char, et les magistrats qui avaient rendu d’anciens services à l’État ne pouvaient obtenir d’emplois s’ils n’étaient présentés par Tsay-Yong devenu son favori.

Un jour un moniteur impérial, nommé Hwang-Fou-Song, s’étant prosterné devant le char de Tong-Tcho : « Eh bien ! s’écria-t-il, voilà donc Hwang-Fou-Song qui s’incline devant moi ! — Qui aurait pu prévoir que Votre Excellence arriverait au faîte des grandeurs ?

— « L’aigle est né pour prendre un sublime essor ; le passereau qui s’élève à peine au-dessus de la terre ne peut comprendre sa noble destinée.

— « Jadis, seigneur, nous passions pour deux aigles. Aurais-je pu penser que Votre Excellence se changerait en phénix ? »

Tong-Tcho, riant aux éclats répliqua : « Fou-Song, me crains-tu ?

— « Seigneur, si vous honorez les sages, si vous les traitez avec une noble générosité, quel est l’homme qui ne s’empressera pas de vous rendre hommage ! Mais si vous faites des édits cruels, si vous infligez des supplices qui révoltent l’humanité, non seulement Fou-Song, mais même tout l’Empire tremblera devant vous. » Tong-Tcho sourit une seconde fois.

Le tyran résidait avec toute sa maison dans la ville de Meï-Ou. Il en revenait tantôt au bout de quinze jours, tantôt au bout d’un mois. Les grands dignitaires allaient tous le recevoir en dehors de la porte de la capitale appelée Kwang-Men, et se prosternaient devant son char ; et sur toute la route qu’il devait parcourir on étendait par terre de riches tapisseries. À cette occasion, Tong-Tcho avait coutume d’admettre à sa table les grands dignitaires de l’État. Un jour, on lui annonça l’arrivée de quelques centaines de soldats du nord, qui étaient rentrés dans le devoir. Tong-Tcho alla au-devant d’eux jusqu’à la porte appelée Kwang-Men, et tous les magistrats de la capitale se joignirent à son cortège. Tong-Tcho les ayant retenus à dîner, fit amener devant lui tous les soldats, et exerça sur eux les plus horribles cruautés : les uns eurent les mains et les pieds coupés ; on creva les yeux aux autres. On arracha la langue à ceux-ci ; ceux-là furent jetés dans des chaudières remplies d’eau bouillante. Ces malheureux, sanglants et mutilés, demandaient grâce en luttant contre la mort.

Les magistrats palpitent de crainte et d’horreur ; ils laissent tomber les bâtonnets[2], et oublient les mets qui sont servis devant eux. Tong-Tcho continua de boire et de manger, en riant aux éclats, et comme les magistrats voulaient quitter la salle du festin. « J’ai tué ces révoltés, leur dit froidement Tong-Tcho ; pourquoi avez-vous peur ? — J’ai aperçu une vapeur noire qui s’élevait au ciel, dit le conservateur des archives Tsay-Hong ; c’est un sinistre présage pour les grands officiers de l’État. »

Un jour Tong-Tcho avait réuni dans son hôtel tous les magistrats, et les avait fait asseoir sur deux rangs. Quand le vin eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, Liu-Pou s’approcha de Tong-Tcho et lui dit quelques mots à l’oreille. « Quoi ! est-ce bien vrai ? » lui dit Tong-Tcho en riant. Sur-le-champ il ordonna à Liu-Pou de prendre par les cheveux Tchang-Wen, le ministre des travaux publics, et de l’entraîner hors de la salle. Tous les magistrats changèrent de visage.

Hier, dit Tong-Tcho, le conservateur des archives a annoncé un malheur aux grands officiers de l’État, et c’est à cet homme que se rapportait cette prédiction. » Quelques instants après, un domestique vint lui présenter, dans un plat rouge, la tête de Tchang-Wen. Tong-Tcho ordonna à Liu-Pou de servir du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.

Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés. « Messieurs, dit en riant Tong-Tcho, ne craignez rien. Tchan-Wen s’était ligué avec Youen-Chao pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Liu-Pou. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous, qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du Ciel. Quiconque en veut à mes jours est un homme mort. » Les magistrats gardèrent le silence ; un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir vint, ils se retirèrent sans mot dire.

Le ministre Wang-Yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison. Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-Tan-Ting. Wang-Yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-Tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-Yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-Yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.

Cette nuit-là, Wang-Yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée : « Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? » Tiao-Tchan tomba toute tremblante à ses pieds.

« Seigneur, lui dit-elle, comment votre servante oserait-elle nourrir un amour coupable ? — Si tu n’avais pas quelque intrigue secrète, comment viendrais-tu la nuit pleurer et soupirer dans ce pavillon ? — Permettez-moi de vous découvrir le fond de mon cœur. — Ne me cache rien, je veux savoir toute la vérité.

— « Seigneur, votre humble servante a été comblée de vos bontés ; vous l’avez élevée avec toute la tendresse d’un père ; vous lui avez fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare, et jamais vous ne l’avez traitée comme une esclave ; vous la regardez au contraire comme votre propre fille. Quand même, pour vous servir, mes os seraient réduits en poudre, quand toute ma chair serait déchirée en lambeaux, je ne pourrais pas encore payer la dix-millième partie de vos bienfaits. J’ai vu vos sourcils froncés par la tristesse, et j’ai pensé que vous étiez tourmenté par les grands intérêts de l’État. J’aurais voulu, seigneur, dissiper vos ennuis, mais j’ai craint de vous interroger. Ce soir encore j’ai été témoin de vos inquiétudes ; j’ai vu que vous ne pouviez ni marcher, ni rester un instant en repos. Voilà, seigneur, la cause de mes larmes. Je ne pensais pas que Votre Excellence viendrait épier ma douleur et m’arracher mon secret. Si votre servante peut vous être utile à quelque chose, dussé-je souffrir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-Yun, frappant la terre avec son bâton, s’écria : « Qui aurait pensé que le salut de l’Empire fût entre vos mains ? Suivez-moi dans la salle peinte. » Et elle suivit Wang-Yun, qui fit retirer toutes ses concubines. Quand il fut seul avec Tiao-Tchan, il la fit asseoir au milieu de la salle, et se prosterna devant elle en frappant la terre de son front.

Tiao-Tchan fut remplie d’effroi. « Seigneur, lui dit-elle en se précipitant à ses genoux, pourquoi vous prosterner ainsi devant votre humble servante ? — Prenez pitié de l’Empire des Han et de ses malheureux sujets ! » s’écria-t-il ; et deux torrents de larmes ruissellent le long de ses joues. « Je vous le répète, reprit-elle, si vous avez quelque ordre à me donner, quand il faudrait subir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. » Wang-Yun se prosterna de nouveau à ses genoux et lui dit : « Le peuple est dans un danger qui ne se peut comparer qu’à celui d’un homme suspendu la tête en bas. L’empereur et les ministres de la dynastie des Han sont sur le bord d’un précipice, et il n’y a que vous au monde qui puissiez les sauver. »

Tiao-Tchan se prosterna trois fois devant lui, et le pria de lui révéler ce secret. Wang-Yun lui dit : « Tong-Tcho veut s’emparer du trône ; et, parmi les officiers civils ou militaires qui entourent l’empereur, il n’en est pas un seul qui puisse trouver un stratagème pour se défaire de lui. Tong-Tcho a près de lui un fils adoptif nommé Liu-Pou ; il est doué d’un courage qui résisterait à dix mille soldats. Je pense que ces deux hommes sont amis du vin et de la volupté. Je désire vous offrir d’abord en mariage à Liu-Pou, et ensuite à Tong-Tcho. Profitez de cette occasion pour exciter de la jalousie entre le père et le fils, et les armer l’un contre ; tâchez que Liu-Pou tue TongTcho. Vous nous aurez délivrés du fléau qui pèse sur l’Empire, vous aurez relevé le trône chancelant des Han, et vous l’aurez protégé comme si on l’entourait d’une ceinture de mers et de montagnes. J’ignore quelles sont vos dispositions.

« Seigneur, votre servante est prête à vous obéir. Conduisez-moi promptement auprès de lui : mon plan est tout arrêté. — Si cette affaire venait à transpirer, Tong-Tcho exterminerait toute ma famille. — N’ayez aucune inquiétude. Si votre servante oublie les devoirs que lui imposent la justice et la reconnaissance, puisse-t-elle mourir sous le tranchant de dix mille glaives ! puisse-t-elle, de siècles en siècles, ne jamais transmigrer dans un corps humain ! » Wang-Yun la remercia en se prosternant devant elle, et garda un profond silence sur le projet qu’il méditait.

Le lendemain Wang-Yun prit une escarboucle d’un prix inestimable, et la fit enchâsser au haut d’un bonnet tout rayonnant d’or, qu’il envoya secrètement au fils adoptif de Tong-Tcho. Liu-Pou, transporté de joie, alla droit à l’hôtel de Wang-Yun pour le remercier de ce riche présent. Celui-ci, qui s’attendait à la visite de Liu-Pou, avait préparé un repas magnifique, où étaient étalés avec profusion les fruits les plus rares, les mets les plus exquis, et les vins les plus délicieux. Quand on eut annoncé l’arrivée de Liu-Pou, il franchit le seuil de la porte, pour aller le recevoir lui-même, et le conduisit dans la salle du festin. Il lui céda courtoisement sa place, et lui offrit un siège élevé.

« Seigneur, lui dit Liu-Pou, je ne suis qu’un des derniers chefs qui obéissent à Votre Excellence ; mais vous, qui avez la dignité de ministre d’État, vous êtes un des plus anciens et des plus puissants ministres de l’Empire. Pourquoi vous abaisser ainsi et me rendre des honneurs qui ne me sont pas dus ? — Aujourd’hui, vous êtes le premier et le seul héros de l’Empire. Ce n’est point votre charge que j’honore ; mais, par vos vertus et votre courage sublime, vous avez conquis mes hommages et mon respect. » Liu-Pou était dans le ravissement.

Wang-Yun s’empressait autour de Liu-Pou, auquel il semblait rendre une espèce de culte. À chaque instant il portait sa santé, et ne tarissait point sur ses louanges et sur celles de Tong-Tcho. « J’ose espérer, lui dit Liu-Pou, déjà échauffé par les fumées du vin, qu’au premier jour Votre Excellence me recommandera à l’empereur. — Vous vous trompez, général, vous n’en avez pas besoin. C’est moi, au contraire, qui ose espérer que vous voudrez bien m’appuyer auprès du premier ministre ; de toute ma vie je n’oublierai cet immense bienfait. » Liu-Pou continua de boire, en riant et en faisant éclater les transports de sa joie. Wang-Yun congédia toutes les personnes de sa suite, et ne garda que quelques jeunes servantes pour faire l’office d’échansons.

« Qu’on appelle ma fille, dit alors Wang-Yun, afin qu’elle boive à la santé du général. » Quelques instants après, deux servantes vêtues de bleu amenèrent Tiao-Tchan devant les convives. Liu-Pou demanda qui elle était. « C’est ma fille Tiao-Tchan. Comme je n’ai rien à vous offrir pour vous témoigner tout mon respect, j’ai voulu vous la présenter. »

Tiao-Tchan but avec Liu-Pou et ne cessa de porter sur lui des yeux passionnés. « Ma fille, dit Wang-Yun en feignant un air d’ivresse, je te prie de boire quelques coupes avec le général. Il est le protecteur et l’appui de toute ma maison. Liu-Pou invita Tiao-Tchan à s’asseoir ; mais elle voulut se retirer. « Ma fille, lui dit Wang-Yun, le général m’a comblé de bienfaits ; rien n’empêche que tu t’asseyes un instant auprès de lui. »

Tiao-Tchan obéit, et offrit encore quelques coupes au général. Wang-Yun était tout étourdi par le vin et pouvait à peine se soutenir. Tout à coup il lève la tête d’un air exalté : « Général, dit-il en riant aux éclats, je veux vous offrir ma fille en mariage : daignerez-vous l’accepter ? — Si cette offre est sincère, répondit Liu-Pou en le remerciant, je veux dans la vie suivante passer dans le corps d’un chien ou d’un cheval, pour vous servir et vous témoigner ma reconnaissance. — À la première occasion, je choisirai un jour heureux et je vous conduirai ma fille dans votre hôtel. » répondit Wang-Yun.

Liu-Pou n’était plus maître de sa joie, et dévorait des yeux Tiao-Tchan. De son côté, Tiao-Tchan lui répondait par de gracieux sourires, et se plaisait à allumer sa passion, en fixant sur lui deux prunelles ardentes. « J’aurais voulu, lui dit Wang-Yun, prier le général de passer la nuit dans mon hôtel ; mais je crains que le premier ministre ne conçoive quelques soupçons. En vérité, je n’ose vous faire cette invitation. »

Wang-Yun fit retirer Tiao-Tchan, et accompagna Liu-Pou jusqu’à l’endroit où il monta à cheval. Liu-Pou le remercia. Quand il fut parti Wang-Yun dit à Tiao-Tchan : « Cette entrevue est le salut de l’Empire. Au premier jour, j’inviterai le premier ministre. Tu éveilleras ses désirs par des chants passionnés et par une danse voluptueuse. » Tiao-Tchan le lui promit. Le lendemain, comme Wang-Yun se trouvait dans la salle d’audience de l’empereur, il aperçut Tong-Tcho qui, contre sa coutume, n’avait point Liu-Pou à ses côtés.

« Seigneur, lui dit Wang-Yun en se prosternant à ses genoux, je désirerais que Votre Excellence voulût bien s’abaisser jusqu’à venir dîner dans mon humble maison, mais j’ignore quelles sont ses nobles dispositions. — Seigneur, vous êtes vous-même, reprit Tong-Tcho, un des plus anciens ministres de l’Empire ; puisque vous m’invitez pour demain, comment pourrais-je vous refuser ? »

Wang-Yun le remercia humblement. Dès qu’il fut rentré dans son hôtel, il fit décorer le premier salon avec un luxe éblouissant, placer au milieu un siège étincelant d’or et de pierreries, et étendre par terre, au dedans et au dehors de la salle, des tapis de soie, ornés des plus riches broderies. Le lendemain, vers la sixième heure, on vint annoncer l’arrivée du premier ministre. Wang-Yun alla le recevoir revêtu de ses habits de cérémonie, et se prosterna deux fois devant lui. Quand Tong-Tcho fut descendu de son char, une centaine de soldats armés de lances et de cuirasses l’escortèrent jusque dans la salle et se rangèrent sur deux lignes. Leur armure était blanche comme la neige et brillante comme la gelée du printemps. Wang-Yun se prosterna deux fois devant Tong-Tcho qui lui présenta la main pour le relever et le fit asseoir à sa droite. « Seigneur, lui dit Wang-Yun, la vertu de Votre Excellence est si grande et si sublime, qu’elle efface celle de Y-Yn et de Tcheou-Kong, ces héros de l’antiquité. » Tong-Tcho fut ravi de joie ; il prit une tasse remplie de vin et donna lui-même le signal de la musique. Wang-Yun lui prodigua toutes sortes de marques de déférence et de dévoûment, il lui témoigna plus de respect que s’il eût été l’empereur.

Peu à peu le ciel devint sombre. Wang-Yun, voyant que Tong-Tcho commençait déjà à être étourdi par les fumées du vin, l’invita à passer dans un salon retiré. Tong-Tcho ordonna à ses soldats de rester en l’attendant dans l’intérieur du palais.

Wang-Yun présenta une coupe au premier ministre et lui dit en le félicitant : « Depuis mon enfance, j’ai étudié les lois de l’astronomie ; d’après l’aspect que présentent ce soir les astres qui brillent au ciel, je vois que la dynastie de Han a achevé sa destinée. Tout l’Empire retentit du bruit de vos exploits : vous remplacerez l’empereur des Han comme Chun succéda à Yao, comme Yao lui-même succéda à Chun. Telle est la volonté du Ciel, tel est le vœu de tous les hommes de l’Empire. — Comment pourrais-je concevoir de si hautes espérances ? » répondit Tong-Tcho. — « L’Empire n’appartient pas à un seul individu, il appartient à tous les hommes de l’Empire. De tout temps les hommes vertueux ont renversé les princes corrompus ; de tout temps les souverains ineptes ont cédé leur place aux hommes de mérite. Qui empêche que Votre Excellence ne prenne la succession de l’Empire ? — Vous avez raison, dit Tong-Tcho en souriant, c’est à moi que revient la couronne impériale ; je vous donne le titre de Youan-Hiun » (c’est-à-dire le premier de ceux qui ont rendu de grands services à l’État). Wang-Yun le remercia en se prosternant à ses pieds.

Quand les lampes furent allumées, ils ne gardèrent que les servantes pour présenter le vin et les mets dont la table était couverte. « La musique vulgaire, dit alors Wang-Yun, n’est pas digne de captiver votre noble attention. Daigneriez-vous écouter la musique des comédiennes de ma maison ? — Avec plaisir, » répondit Tong-Tcho. Wang-Yun renvoya les premiers musiciens, et ordonna d’aller chercher Tiao-Tchan, afin qu’elle dansât aux sons de la flûte de bambou[3], devant les fenêtres de la salle.

Quand elle eut fini de danser, Tong-Tcho lui ordonna de s’approcher de lui. Tiao-Tchan vint dans la salle, et le salua deux fois en se prosternant jusqu’à terre. « Quelle est cette jeune fille ? » demanda Tong-Tcho. — Une jeune musicienne nommée Tiao-Tchan. — Sait-elle chanter ? « Wang-Yun ordonna à Tiao-Tchan de prendre ses castagnettes de santal, et de chanter à demi-voix.

Voici les paroles de sa chanson :

 
« Mes lèvres vermeilles ont l’incarnat de la cerise ;
« Mes dents ressemblent à deux rangées de perles ;
« Ma voix résonne comme la douce mélodie du printemps ;
« Ma langue parfumée darde une épée d’acier ;

« Je voudrais tuer les ministres pervers qui bouleversent l’Empire. »


Quand elle eut fini de chanter, Tong-Tcho ne put se lasser de faire son éloge et d’exalter sa grâce et ses talents. Wang-Yun lui ordonna de présenter une coupe au premier ministre.

« Combien avez-vous de printemps ? » lui demanda Tong-Tcho en prenant la coupe. — « J’en compte vingt — En vérité, vous avez l’air d’une jeune immortelle, » s’écria Tong-Tcho.

— « Seigneur, lui dit Wang-Yun, après l’avoir salué deux fois, votre vieux serviteur désire offrir cette jeune fille à Votre Excellence ; mais daignerez-vous l’accepter ? — Si vous daignez me donner cette beauté divine, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance ? — Obtenir la faveur de vous servir, serait pour elle le comble du bonheur. — Permettez-moi de vous remercier une seconde fois, » reprit le premier ministre. — « Le ciel commence à s’obscurcir, dit Wang-Yun ; je vais faire apprêter un char mollement suspendu, pour conduire Tiao-Tchan à votre hôtel. »

Tong-Tcho se leva et lui adressa ses remerciements. Dès que le char fut prêt, Wang-Yun, précédant le char de Tiao-Tchan, accompagna jusqu’à la porte de son hôtel Tong-Tcho qui lui ordonna alors de se retirer. Wang-Yun montait un cheval blanc, et devant lui marchaient cinq ou six hommes qui lui servaient d’escorte. À peine s’était-il éloigné de cent pas de l’hôtel du premier ministre, qu’il découvrit de loin deux files de lanternes qui éclairaient la route. À la faveur de cette lumière, il aperçut un homme à cheval et armé d’une longue lance. C’était Liu-Pou, qui passait à moitié ivre. Ayant tout à coup rencontré Wang-Yun, il alla droit à lui, le saisit d’un bras vigoureux, tira sa riche épée, et, arrondissant des yeux flamboyants : « Vieux scélérat, lui dit-il, tu t’étais donc moqué de moi ! Quoi ! tu m’offrais Tiao-Tchan, et voilà que tu la livres au premier ministre ? »

Wang-Yun l’interrompit brusquement : « Nous ne sommes point ici dans un lieu propre à converser. Venez chez moi, je vous ferai connaître les motifs qui justifient ma conduite. » Liu-Pou suivit Wang-Yun. Arrivé à sa maison, il descend de cheval, et entre avec lui dans un appartement retiré. « Général, lui dit Wang-Yun, pourquoi avez-vous adressé à un vieillard comme moi d’aussi cruels reproches ! — On est venu m’annoncer que vous aviez conduit une jeune femme dans l’hôtel du premier ministre. Si ce n’est pas Tiao-Tchan, qui est-ce ? — Général, vous ignorez ce qui s’est passé. — Comment puis-je savoir le secret de vos affaires ? » répliqua Liu-Pou.

Wang-Yun reprit : « Hier, le premier ministre, se trouvant à l’audience impériale, s’approcha de moi et me dit : « J’ai quelque chose à vous demander ; demain j’irai vous trouver chez vous. » Aussitôt je prépare un petit repas et j’attends son arrivée. Aujourd’hui le premier ministre vient chez moi. « J’ai appris, me dit-il au milieu du repas, que vous êtes père d’une fille nommé Tiao-Tchan, et que vous l’avez promise à mon fils Liu-Pou. Craignant que vous ne pussiez vous décider à ce sacrifice, je suis venu exprès pour vous demander si vous daignerez encore la lui accorder. » Voyant que le premier ministre était venu en personne, je ne pouvais différer un instant de lui obéir. Sur-le-champ je fis appeler Tiao-Tchan, afin qu’elle vînt présenter ses hommages à Son Excellence. « Nous voici dans un jour heureux, me dit le premier ministre ; je désire emmener aujourd’hui ma bru, faire préparer un grand festin, et la marier avec mon fils adoptif. » Réfléchissez vous-même, général. Son Excellence le premier ministre étant venue en personne, comment aurais-je osé repousser sa demande !

— « Seigneur, excusez mon crime, dit Liu-Pou : j’avais mal vu. Je veux venir demain recevoir mon châtiment. » Et Wang-Yun répondit : « Ma fille ne manque pas de robes et d’ornements de tête ; dès qu’elle sera passée dans l’hôtel du général, je me ferai un devoir de vous les envoyer. » Liu-Pou le remercia et prit congé de lui.

Quand la nuit fut venue, Tong-Tcho reçut Tiao-Tchan dans son appartement, et le lendemain à midi il était encore à ses côtés. Liu-Pou vint à l’hôtel du premier ministre pour obtenir quelques éclaircissements ; ce fut chose impossible. Il alla droit à l’appartement du milieu, et demanda à une servante où était le premier ministre. « Le premier ministre est avec sa nouvelle femme ; il n’a pas encore paru. »

Liu-Pou se glissa à la dérobée auprès de la chambre à coucher de Tong-Tcho, afin de l’épier furtivement. Tiao-Tchan venait de se lever, et elle était occupée à se coiffer devant la fenêtre. Tout à coup, ayant regardé au dehors, elle aperçoit l’ombre d’un homme d’une taille élevée, qui se réfléchissait dans une pièce d’eau. Elle lance un œil furtif, et voit Liu-Pou qui se tenait debout au bord du bassin ; aussitôt elle prend un air triste et inquiet, et place un mouchoir devant ses yeux, comme pour cacher ses larmes.

Liu-Pou l’observa longtemps à la dérobée, puis il s’éloigna pour réfléchir en silence, sans être encore sûr de la vérité. Il rentra quelque temps après ; Tong-Tcho déjeunait dans la salle du milieu. En voyant venir Liu-Pou il lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.

« Rien, » répondit celui-ci ; et il resta debout à côté de la table. Et, regardant à la dérobée, il aperçut derrière un rideau brodé une personne qui allait et venait, et semblait l’épier avec curiosité. Un instant après, elle laissa voir la moitié de son visage, et fixa sur lui des yeux passionnés.

Liu-Pou reconnaît Tiao-Tchan ; il se trouble et n’est plus maître de son émotion. Frappé de l’incohérence de ses paroles, Tong-Tcho l’observe et voit qu’il ne songe qu’à plonger ses regards dans l’intérieur de l’appartement. « Mon fils, lui dit-il, puisque aucune affaire ne t’amène ici, retire-toi. » Liu-Pou revint chez lui, l’âme en proie aux plus cruels soupçons. Sa femme, voyant la tristesse et la douleur peintes sur son visage : « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; est-ce que le premier ministre vous aurait grondé ? — Comment le premier ministre pourrait-il me faire la loi ? » répondit-il ; et sa femme n’osa pousser plus loin ses questions.

Depuis ce moment Tiao-Tchan absorbait toutes les pensées de Liu-Pou. Chaque jour il allait à l’hôtel du premier ministre, mais il ne put la voir une seule fois.

Dès que Tong-Tcho fut en possession de Tiao-Tchan, il s’abandonna tout entier à l’aveugle passion qu’elle avait su lui inspirer ; et il y avait déjà plus d’un mois qu’il n’était sorti de son palais pour s’occuper des affaires publiques. On était alors à la fin du printemps. Tong-Tcho ayant eu une légère indisposition, Tiao-Tchan ne déliait point sa ceinture, et se refusait le repos pour lui prodiguer les soins les plus tendres et les plus assidus. Ses attentions délicates, son dévouement de tous les instants, ne firent qu’enflammer davantage la passion de TongTcho. Un jour qu’il dormait sur son lit, Liu-Pou vint se placer à côté de son chevet. Tiao-Tchan se trouvait derrière le lit. Elle avance la moitié de son corps pour regarder Liu-Pou, et, mettant la main sur son cœur, elle attache sur lui des yeux pleins d’amour. Liu-Pou lui répond par des signes de tête. Tiao-Tchan montre de la main Tong-Tcho, et ses joues se baignent de larmes.

Quoique les yeux de Tong-Tcho fussent à moitié obscurcis par le sommeil, il distingua les gestes de Liu-Pou. Il se retourne avec émotion, et voyant Tiao-Tchan placée derrière un paravent, il ne peut contenir sa colère. « Quoi ! dit-il à Liu-Pou, d’une voix foudroyante, tu oses faire la cour à la femme que j’aime ! » À ces mots il appelle ses officiers et le fait chasser de son palais, en lui défendant d’y jamais rentrer.

Liu-Pou s’en revint chez lui bouillant de colère et d’indignation. Son collègue Ly-Jou, ayant appris ce qui venait de se passer, courut en toute hâte à l’hôtel de Tong-Tcho. « Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous grondé Liu-Pou ? — Il regardait furtivement une femme que j’aime ; voilà pourquoi je l’ai chassé. — Si vous désirez, seigneur, devenir maître de l’Empire, devez-vous le gronder pour de légères fautes ? Si vous perdez l’affection d’un héros comme Liu-Pou, c’en est fait de vos grands desseins. — Comment faire ? » demanda Tong-Tcho. — « Invitez-le à venir vous voir demain, donnez-lui de l’or et des étoffes précieuses, et consolez-le, en lui parlant avec votre bonté accoutumée. »

Le lendemain Tong-Tcho appela auprès de lui Liu-Pou. « Avant-hier, lui dit-il, la maladie avait troublé mes esprits ; je ne sentais point la portée de mes paroles. Je t’ai adressé des reproches ; promets-moi de les oublier. Dès ce jour, je veux que tu ne me quittes pas d’un instant. » Aussitôt il lui donna dix livres d’or, et vingt pièces de soie brodée. « Seigneur, lui répondit Liu-Pou, comment oserais-je me formaliser des reproches que Votre Excellence a daigné m’adresser ? » Et dès ce moment Liu-Pou fréquenta de nouveau l’hôtel du premier ministre, sans témoigner de crainte ni de haine. Tong-Tcho se trouva bientôt en convalescence ; mais, comme il avait près de lui Tiao-Tchan, il ne revint pas à la ville de Meï-Ou.

Toutes les fois que Tong-Tcho se rendait à la cour, Liu-Pou, la lance en main, marchait à cheval devant son char. Quand Tong-Tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés, avec le glaive à son côté, Liu-Pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée, Liu-Pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-Tcho.

Un jour Liu-Pou avait conduit Tong-Tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-Ty. Liu-Pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher Tiao-Tchan. La jeune fille, voyant que Liu-Pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit : « Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est dans le jardin du fond ; je vais venir vous trouver. » Liu-Pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-Tchan, belle comme une déesse du palais de la Lune.

« Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-Yun, il me chérit comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu, dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir s’accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait un passion criminelle, et qu’il déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai été assez heureuse pour vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé. » Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang des Nymphæas.

Liu-Pou l’arrête avec émotion, et l’embrassant en pleurant : « Il y a longtemps que je connais vos sentiments, lui dit-il ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous. — Seigneur, répondit Tiao-Tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie suivante. — Et moi, si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.

— « Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années, reprit la jeune fille ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son existence. — J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute hâte… » Et en parlant ainsi, Liu-Pou prend sa lance ; comme il se préparait à sortir : « Seigneur, lui dit Tiao-Tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur ! — Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie, » répliqua Liu-Pou en s’arrêtant. — « Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme ! »

Après avoir prononcé ces paroles, la jeune danseuse verse une pluie de larmes. Les deux amants s’embrassent étroitement, ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-Tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à coup, et, ne voyant plus Liu-Pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il monte sur son char, et retourne à son hôtel ; le cheval de Liu-Pou est attaché à la porte.

Le gardien, interrogé par lui, répond que le général Liu-Pou vient de pénétrer dans l’intérieur du palais.

Tong-Tcho fait retirer les officiers de sa suite, et entre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-Pou, ni Tiao-Tchan. Il interroge une servante, qui lui dit : « Tout à l’heure le général est passé par ici, armé de sa lance peinte ; mais j’ignore où il est allé. » Tong-Tcho, poursuivant ses recherches, arrive enfin dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-Pou appuyé sur sa lance, conversant avec Tiao-Tchan, au bas du pavillon du Phénix. Il court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-Pou retourne la tête, et, apercevant Tong-Tcho, il est saisi de terreur. Tong-Tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-Pou s’échappe en fuyant. Tong-Tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-Pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Frappant du poing la hampe de la lance, Liu-Pou la fait tomber sur l’herbe ; Tong-Tcho ramasse la lance et se met de nouveau à poursuivre Liu-Pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas. Tong-Tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée vint heurter contre la poitrine de Tong-Tcho, et le renversa par terre.

Ly-Jou, étant allé à l’hôtel du premier ministre, vit une personne de sa suite qui lui dit : « Son Excellence est allée chercher Liu-Pou, dont la conduite a allumé sa colère. » Ly-Jou entra précipitamment ; il vit Liu-Pou qui courait d’un air effaré, en criant : « Le premier ministre veut m’assassiner. » Ly-Jou s’élança dans l’intérieur du palais, et ayant heurté contre Tong-Tcho, qui courait dans une direction opposée, il l’avait renversé par terre.

Ly-Jou s’empresse de relever Tong-Tcho, et l’ayant conduit dans sa bibliothèque : « Seigneur, lui dit-il après l’avoir salué deux fois, j’étais emporté par l’ardeur bouillante que m’inspire l’intérêt de l’État, lorsque j’ai renversé Votre Excellence. Je mérite la mort, je mérite la mort. — Ce brigand faisait la cour à la femme que j’aime, j’ai juré de le tuer, » cria Tong-Tcho. — « Excellent seigneur, vous avez tort. Jadis Tchwang-Wang, roi de Tsou, avait invité les vassaux à un festin nocturne ; il ordonna à sa concubine favorite de présenter le vin aux convives. Tout à coup s’éleva un vent impétueux qui éteignit toutes les lampes. Un des convives profita de l’obscurité pour embrasser la favorite. Celle-ci saisit la houppe du bonnet de cet audacieux mandarin et dénonça au roi de Tsou l’injure qu’on venait de lui faire. — « Bah ! s’écria Tchwang-Wang, c’est un badinage sans conséquence, qu’il faut imputer à la folie du vin ! » Sur-le-champ il ordonna à un officier d’apporter un plat d’or et d’ôter les houppes de tous les bonnets, de sorte que personne ne put reconnaître celui qui avait insulté la favorite. Ce festin fut appelé Tsioué-Ing-Hoeï c’est-à-dire le festin des houppes enlevées. Dans la suite, Tchwang-Wang, roi de Tsou, se trouvant étroitement cerné par les troupes du roi de Tsin, un général se précipita au milieu des rangs ennemis, et le délivra. Le roi, voyant qu’il avait reçu une profonde blessure, lui demanda son nom. « Seigneur, lui répondit le guerrier, je m’appelle Tsiang-Hiong. Jadis, à certain festin nocturne, le grand roi qui me parle a daigné me faire grâce de la mort que j’avais méritée. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui pour lui témoigner ma reconnaissance. » Seigneur, ajouta Ly-Jou, imitez la grandeur d’âme de Tchwang-Wang dans cette fête, et profitez de cette occasion pour donner Tiao-Tchan à Liu-Pou ; Liu-Pou sera pénétré de reconnaissance, et en tout temps il sera prêt à mourir pour vous. »

Un sourire de joie brilla dans les yeux de Tong-Tcho, et remplaça la colère qui avait contracté les traits de sa figure. « Allez trouver Liu-Pou, lui dit-il, et annoncez-lui que je lui donne Tiao-Tchan. — Kao-Tsou, de la dynastie des Han, donna vingt mille livres d’or à Tching-Ping, dans une circonstance analogue, reprit Ly-Jou, et son règne s’éleva au plus haut degré de splendeur. Votre Excellence imite aujourd’hui le noble désintéressement de Kao-Tsou. » À ces mots, Ly-Jou le remercia et partit.

Tong-Tcho entra dans l’appartement retiré où était Tiao-Tchan et l’appela. « Pourquoi avez-vous eu des relations secrètes avec Liu-Pou ? — Comme je savais, lui dit Tiao-Tchan, en fondant en larmes, que ce général était le fils de Votre Excellence, j’ai voulu me dérober à ses sollicitations ; mais ce scélérat m’a poursuivie, la lance au poing, jusqu’au pavillon du Phénix. Votre servante voulut se précipiter dans l’étang des Nymphæas ; il m’a retenue et s’est emparé de moi. J’étais entre la vie et la mort, quand Votre Excellence est venue me délivrer. — Je veux vous offrir à Liu-Pou, » interrompit Tong-Tcho. — « Votre servante s’est déjà donnée à vous. Si vous la livrez à un esclave, elle aime mieux mourir que de se déshonorer, » reprit vivement la jeune fille.

Aussitôt elle saisit une épée suspendue à la muraille, comme pour se percer le sein. Tong-Tcho se précipite au-devant d’elle, lui arrache l’épée, et, la serrant tendrement sur son cœur : « Je voulais seulement badiner avec vous ! » lui dit-il. Et Tiao-Tchan tombe en sanglotant dans les bras de Tong-Tcho. « Je suis sûre que c’est un stratagème de Ly-Jou, qui est l’intime ami de Liu-Pou, » reprit la danseuse. — « Comment pourrais-je vous donner à un autre ! » s’écria Tong-Tcho. — « Je ne crains qu’une chose, c’est d’être abandonnée de Votre Excellence. — Je vous défendrai, même au péril de ma vie. — Il n’est pas prudent de rester ici. Tout est à craindre de la part de Liu-Pou. — Demain je retourne avec vous dans la ville de Meï-Ou. Vous y trouverez le bonheur. — Ce séjour offre-t-il une entière sécurité ? — La ville de Meï-Ou renferme des vivres pour vingt ans, et en dehors sont rangés plusieurs millions de soldats. Si je réussis à m’emparer du trône, vous serez impératrice ; si je n’y réussis pas, vous serez la femme de l’homme le plus riche et le plus puissant de l’Empire. Je vous en supplie, bannissez toutes vos inquiétudes. »

Tel fut le dialogue qui eut lieu entre le premier ministre et la danseuse rusée. Le lendemain Ly-Jou se présenta à Tong-Tcho et lui dit : « Nous voici dans un jour heureux ; profitez-en pour conduire Tiao-Tchan à Liu-Pou. »

« Donneriez-vous votre femme à Liu-Pou ? » lui répondit Tong-Tcho changeant de couleur. — « Seigneur, vous ne devez pas vous laisser égarer par une femme. — Quelle femme pourrait égarer mon cœur ? ne me reparlez point de Tiao-Tchan. Si vous en ouvrez la bouche, je vous fais trancher la tête. » Ly-Jou leva les yeux au ciel en soupirant et s’écria : « Nous périrons tous deux de la main d’une femme ! »

Tong-Tcho appela ses officiers et fit chasser Ly-Jou ; puis il réunit ses troupes et retourna dans la ville de Meï-Ou, accompagné de tous les magistrats. Tiao-Tchan était montée sur un char. En plongeant ses regards dans la foule des guerriers, elle aperçoit Liu-Pou qui la cherchait des yeux et cache son visage comme pour dissimuler sa douleur et ses larmes. Liu-Pou lâche les rênes et se dirige rapidement vers un petit tertre qui était devant lui. Comme il était occupé à regarder Tiao-Tchan : « Général, lui dit un cavalier qui le suivait, pourquoi pleurez-vous en regardant dans le lointain ? »

Liu-Pou se retourne et reconnaissant Wang-Yun : « C’est à cause de votre fille que je pleure, » répondit-il ; et Wang-Yun reprit avec un étonnement simulé : « Ce n’est pas d’hier que je vous l’ai donnée en mariage : quoi ! général, elle n’est pas encore votre épouse ! — Hélas ! ce vieux scélérat de Tong-Tcho la possède depuis longtemps. — C’est se conduire comme une bête brute ! » répliqua Wang-Yun en se cachant la figure.

Liu-Pou raconta en détail à Wang-Yun tout ce qui s’était passé. « Venez chez moi, lui dit Wang-Yun, afin que nous causions à loisir. »

Liu-Pou le suivit. Wang-Yun pria Liu-Pou de passer dans un appartement retiré, fit apporter du vin, et traita son hôte avec la plus grande distinction. « Général, lui dit-il ensuite, le premier ministre a déshonoré ma fille ; il a ravi votre femme : voilà de quoi exciter la risée et les sarcasmes de tout l’Empire. Et ce n’est point sur le premier ministre, mais sur moi et sur vous, général, que tomberont ces sarcasmes et ces railleries ! Mais moi, vieillard faible et débile, je suis de ces hommes qu’on ne compte plus pour rien. Que n’ai-je, hélas ! votre jeunesse, votre ardeur bouillante, et ce courage sublime qui vous a fait nommer le héros du siècle ! »

Liu-Pou frémit de rage, ses esprits se troublent et il tombe à la renverse. Wang-Yun s’empresse de le relever et de le rappeler à l’usage de ses sens.

« Général, j’ai laissé échapper des paroles imprudentes ; je vous en supplie, apaisez votre colère. — Je jure que je tuerai ce monstre pour laver mon déshonneur, » répondit Liu-Pou.

Wang-Yun lui ferma la bouche avec sa main. « Taisez-vous, général ! vous allez compromettre un vieillard, et vous exposez toute sa famille à être exterminée ! — Un homme de cœur vit à la face du ciel et de la terre : pourrait-il ramper honteusement sous le joug des autres ? — Avec vos talents, avec votre héroïque courage, vous l’emportez cent fois sur Han-Sin, et cependant Han-Sin s’éleva au pouvoir suprême. Pourriez-vous, général, rester plus longtemps avec le titre obscur de prince de Wen ? — Je suis décidé à tuer ce vieux brigand. Mais pourtant c’est mon père ! et je crains d’appeler sur moi la haine de la postérité. »

Wang-Yun, riant aux éclats : « Général, votre nom de famille est Liu, et celui de Tcho est Tong. Le jour où il a voulu vous percer de sa lance, il a rompu lui-même tous les liens qui attachent un fils à son père. — Seigneur, reprit vivement Liu-Pou, dont la colère s’accroissait par degrés, sans vos excellents avis, j’aurais péri moi-même sous les coups de ce vieux scélérat. — Si vous relevez le trône chancelant des Han, vous agirez comme un fidèle et loyal sujet ; votre nom sera gravé dans les annales de l’Empire, et il traversera dix mille générations, entouré d’une auréole de gloire qui ne s’effacera jamais. Mais, si vous soutenez Tong-Tcho, vous agirez comme un sujet révolté. D’un coup de pinceau, l’inflexible histoire imprimera à votre nom une tache flétrissante, et le conservera jusqu’aux derniers âges du monde, souillé d’un éternel déshonneur ! »

Liu-Pou se prosterna à ses pieds en s’écriant : « Mon parti est pris ; seigneur, gardez-vous d’en douter. — Je crains seulement que, si vous ne réussissez point, vous ne vous attiriez les plus grands malheurs, » répondit Wang-Yun.

Liu-Pou tire son épée, l’enfonce dans son bras, en fait jaillir le sang et jure de se venger. Wang-Yun se précipite à ses genoux, et, après l’avoir remercié : « Puisque tel est votre courage, la dynastie des Han peut se promettre encore un avenir de quatre cents ans, et c’est à vous seul qu’elle devra ce bonheur inespéré. Tenez, général, voici un ordre secret de l’empereur ; gardez-le soigneusement et n’en laissez rien transpirer. Quand le temps sera venu d’accomplir ce dessein, je viendrai vous avertir. » Liu-Pou prend vivement le décret, en donnant sa parole à Wang-Yun, et se retire en silence. Wang-Yun invite le ministre d’état Ssé-Sun-Jouï, l’inspecteur général Hwang-Ouan, et Ssé-Li l’intendant de la cavalerie, à venir délibérer avec lui.

— « Maintenant, dit Sun-Jouï, l’empereur commence à entrer en convalescence ; il faut envoyer à la ville de Meï-Ou un homme habile dans l’art de parler, et inviter Tong-Tcho à venir au conseil. Nous placerons des troupes en embuscade dans l’intérieur du palais, et en arrivant il tombera sous leurs coups. Voilà, je crois, un plan excellent. — Quel homme osera y aller ? reprit Hwang-Ouan.

— Je connais un homme du même pays que Liu-Pou, un intendant de cavalerie nommé Ly-Sou. Ces jours derniers, il était furieux contre Tong-Tcho de ce qu’il ne lui avait pas donné de l’avancement. Ordonnez à Liu-Pou d’envoyer chercher cet officier ; Tong-Tcho, qui ignore sa colère, ne concevra aucun doute. — À merveille ! s’écria Wang-Yun, » et le surlendemain il invita Liu-Pou à venir délibérer avec eux.

— « Lorsque autrefois je tuai Ting-Kien-Yang, leur dit Liu-Pou, ce fut ce même homme qui lui porta la parole. S’il n’y va pas aujourd’hui, je lui fais trancher la tête. » Et là-dessus il fait appeler Ly-Sou. « Autrefois, lui dit-il, grâce à votre éloquence, j’ai tué Ting-Kien-Yang, et je me suis rangé sous les ordres de Tong-Tcho. Mais, aujourd’hui, il a étouffé tout sentiment d’humanité et de justice, il a violé toutes les lois de l’État. Il insulte l’empereur, il tyrannise le peuple, il a comblé la mesure de ses crimes, il a allumé la haine des hommes et le courroux des dieux. Portez ce décret impérial dans la ville de Meï-Ou, et annoncez à Tong-Tcho que l’empereur l’attend au palais. Quand il arrivera, vous fondrez sur lui avec tous vos soldats, et vous le tuerez. Vous aurez relevé l’Empire chancelant des Han, et vous vous serez conduit comme un fidèle et loyal sujet. Quelles sont vos dispositions ? — Il y a déjà longtemps que je voulais exterminer ce monstre, reprit Ly-Sou ; mais jusqu’ici je n’ai pu en trouver l’occasion. Cette circonstance m’est offerte par le ciel ! »

À ces mots, il fit serment en brisant une flèche. « Si vous pouvez accomplir ce grand dessein, lui dit Wang-Yun, les charges et les honneurs n’exciteront plus vos regrets. »

Le lendemain Ly-Sou prit quelques dizaines de cavaliers et arriva avec eux dans la ville de Meï-Ou. Tout à coup on annonça à Tong-Tcho que l’empereur lui envoyait un décret. « Qu’on fasse entrer le messager impérial, s’écria Tong-Tcho. » Quand Ly-Sou eut fini sa double salutation, « quel ordre apportez-vous ? lui demanda Tong-Tcho. — L’empereur commence à entrer en convalescence ; il désire réunir tous les chefs civils et militaires dans le palais de Weï-Yng-Tien, et remettre sa couronne à Son Excellence le premier ministre. C’est là l’objet du décret que voici. Des que j’en ai eu connaissance, j’ai volé vers Votre Excellence pour la féliciter. — Que fait maintenant Wang-Yun ! — Le ministre Wang-Yun a déjà envoyé des hommes pour décorer la salle où vous devez recevoir solennellement la puissance suprême. Le ministre Sun-Jouï a transcrit ce décret dans les archives impériales, et l’on n’attend plus que l’arrivée de Votre Excellence.

— Ah ! s’écria Tong-Tcho riant aux éclats, j’ai rêvé cette nuit qu’un dragon[4] m’entourait de ses replis. Puisque aujourd’hui je reçois cette heureuse nouvelle, il n’y a pas de temps à perdre. » Sur-le-champ il ordonna de préparer les chevaux et les chars avec lesquels il devait retourner dans la capitale. « Seigneur, lui dit Ly-Sou, je souhaite que votre dynastie fleurisse pendant dix mille ans ; les descendants de Ly-Sou trouveront en elle leur appui et leur bonheur. — Si je monte sur le trône, je vous nomme gouverneur du palais et de la capitale. Ly-Sou le remercia en se prosternant devant lui.

Tong-Tcho étant sur le point de partir, « je vous avais promis, dit-il à Tiao-Tchan, de vous faire un jour impératrice ; cette promesse va s’accomplir aujourd’hui. »

Tiao-Tchan le remercia, et il alla faire ses adieux à sa mère, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans. « Où allez-vous, mon fils ! lui dit-elle. — Votre fils part pour Tchang-Ngan, où il doit recevoir solennellement l’héritage de la puissance suprême. Au premier jour, vous porterez le titre de mère de l’empereur. — Depuis quelques jours mon cœur est agité, tout mon corps palpite de crainte ; mon fils, ce n’est pas d’un bon augure… — Votre émotion n’a rien de surprenant, reprit Ly-Sou, elle annonce que vous serez la mère d’une dynastie qui doit fleurir pendant dix mille générations. — Ce que dit mon ami est parfaitement juste, répliqua Tong-Tcho. »

Après avoir fait ses adieux à sa mère, Tong-Tcho monta sur son char, qui était précédé et suivi de plusieurs milliers de soldats ; il sortit de la ville de Meï-Ou et se dirigea vers la capitale. Il n’avait pas fait trois milles, qu’une roue de son char se brisa ; mais les personnes qui l’entouraient le soutinrent et l’empêchèrent de tomber. Tong-Tcho répara le désordre de ses vêtements et s’élança sur un cheval ; mais à peine avait-il parcouru un mille, que son cheval poussa des hennissements furieux et rompit sa bride.

« Que veulent dire ces accidents, que présagent-ils ? demanda le premier ministre à son affidé Ly-Sou ; » et celui-ci répondit : « Votre Excellence doit hériter de l’empire des Han ; un nouveau maître va remplacer l’ancien. » Cette interprétation plut beaucoup à Tong-Tcho, qui vanta la sagacité de son fidèle serviteur.

Le lendemain s’éleva tout à coup un vent impétueux, et le ciel se couvrit de nuages. « Que veulent dire ces présages ? demanda Tong-Tcho. — Votre Excellence monte aujourd’hui sur le trône du dragon (le trône impérial), répliqua le courtisan ; ces nuages rouges, ces vapeurs pourprées, annoncent que le ciel va vous entourer d’une majesté imposante. »

Tong-Tcho étant arrivé aux portes de Tchang-Ngan, tous les magistrats vinrent à sa rencontre. Wang-Yun, Hwang-Ouan, Yang-Tsan, Chun-Yu-Kiong et Hwang-Fou-Song, se prosternèrent devant lui sur le bord du chemin, et se proclamèrent ses sujets. Ils lui dirent que l’empereur devait réunir tous les magistrats dans le palais appelé Weï-Yng-Tien, et qu’il avait l’intention de lui céder sa couronne. Tong-Tcho leur ordonna de se retirer. Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les grands dignitaires vinrent le recevoir. Liu-Pou fut un des premiers à le féliciter.

« Seigneur, lui dit-il, demain vous devez n’entrer dans la ville qu’après vous être baigné et avoir pratiqué une abstinence sévère, si vous voulez recevoir la succession d’une dynastie qui est destinée à fleurir pendant dix mille générations. — Mon fils, répondit le tyran, il paraît certain que je vais monter sur le trône ; je vous nommerai commandant de toutes les troupes de l’Empire. « Liu-Pou le remercia, et s’endormit devant sa tente.

Pendant la nuit, il y eut une troupe d’enfants qui chantaient au dehors de la ville, et le vent apporta jusque sous la tente de Tong-Tcho leur chanson, dont voici les paroles :


« À la distance de cent milles, l’herbe est fraîche et verdoyante ;
« Mais dans dix jours elle ne poussera plus. »


Le ton de cette chanson était triste et plaintif. Tong-Tcho interrogea Ly-Sou. « Que veulent dire ces chants ! Sont-ils d’un présage heureux ou malheureux ? — Ils annoncent simplement que le nom de Liéou s’éteint et que celui de Tong va fleurir à sa place, répondit Ly-Sou. » Et l’usurpateur applaudit à cette interprétation.

Le lendemain matin, Tong-Tcho fit ranger ses troupes sur deux lignes, et entra dans la ville monté sur son char. Il aperçut un Tao-Ssé qui portait un manteau bleu et un bonnet d’étoffe blanche, et tenait dans sa main une longue perche d’où pendait une pièce de toile de dix pieds de long, sur laquelle était écrit en gros caractère le mot Liu. Il demanda à Ly-Sou ce que voulait dire cet homme. « C’est un fou, répondit Ly-Sou ; » et à ces mots il ordonna aux soldats de le faire éloigner. Le Tao-Ssé étant tombé par terre, Li-Sou le fit traîner au bord du chemin.

Comme Tong-Tcho entrait dans l’intérieur du palais, tous les magistrats vinrent à sa rencontre, vêtus de leurs habits de cérémonie. Ly-Sou, tenant dans sa main une épée d’un grand prix, marchait en soutenant le char. Quand on fut arrivé à la porte dite Pié-Yé-Men, toutes les troupes de Tong-Tcho restèrent en dehors, et il entra sur son char, accompagné seulement d’une vingtaine d’hommes. En voyant que Wan-Yun et ses amis gardaient, l’épée à la main, les portes du palais, il fut glacé de crainte et interrogea Ly-Sou. « Que veulent tous ces hommes armés ? » Ly-Sou ne répondit point.

Tout à coup les roues du char furent enlevées. « Le brigand est ici ! s’écria Wan-Yun ; où sont mes soldats ? »

Des deux côtés sortirent une centaine d’hommes qui s’élancèrent sur Tong-Tcho et le frappèrent à coups de lance ; mais sa cuirasse le préserva. Ce tyran, qui craignait toujours d’être assassiné, avait coutume de porter sous ses habits une cuirasse de mailles serrées. À la fin, il est blessé au bras, tombe de son char et appelle Liu-Pou. Celui-ci sort de derrière le char, et s’écrie d’une voix formidable : « Un décret de l’empereur m’ordonne de tuer ce monstre. »

Et aussitôt il lui enfonce sa lance dans la gorge. Ly-Sou lui tranche la tête et l’élève en la tenant par les cheveux.


  1. Vol. I, livre II, suite du chap. IV, p. 59 du texte chinois. Nous reproduisons textuellement la traduction que M. Stanislas Julien a faite de cet épisode.
  2. Petits bâtons dont les Chinois se servent au lieu de fourchettes.
  3. Instrument à vent composé de plusieurs tuyaux de bambou ; espèce de flûte de pan, appelé en chinois Seng-Hwang.
  4. Le dragon est le symbole de la puissance impériale.


Notes


Ce Tsay-Yong avait, comme on l’a vu au commencement du San-Koué-Tchy, dénoncé courageusement à l’empereur les crimes des eunuques. Plus haut (page 62), il a reparu ; intimidé par les menaces de Tong-Tcho, hésitant entre son devoir et la crainte de la mort, il finit par suivre le parti du ministre tout-puissant et se dévoue à sa cause. Cette lâcheté de l’historien Tsay-Yong indisposa contre lui les mandarins fidèles, surtout Wang-Yun qui le fit périr, comme on le verra par la suite. Il jouissait d’une grande réputation comme lettré ; en voici une preuve :

« L’empereur (Han-Ling-Ty), ne voulant pas être regardé comme ennemi des sciences, auxquelles la perte de tant d’habiles gens (les académiciens décimés par les proscriptions) devait nécessairement être fatale, ordonna à Tsay-Yong de faire graver sur quarante-six pierres les soixante King en cinq sortes de caractères, connus sous les noms de Ta-Tchuen, de Siao-Tchuen, de Ly-Chu, de Kiay-Chu et de Ko-Téou-Wen, en choisissant parmi ces derniers ceux qui avaient été en usage sous les trois premières dynasties des Hia, des Chang et des Tchéou ; ce choix était fait sur les soixante-dix sortes de caractères dont on se servait dans ces premiers temps et dont on n’avait presque plus de connaissance... » Histoire générale de la Chine, tome III, page 498.


Tong-Tcho avait en réalité usurpé la place de l’empereur ; le heurter au passage devenait ainsi un crime de lèse-majesté et punissable de la peine de mort ; voilà ce que signifie l’exclamation réitérée de Ly-Fou.


Tchwang-Wang, roi de Tsou, monta sur le trône l’an 613 avant notre ère.


Tching-Ping était un officier du roi de Goey ; dès que le roi de Han, l’aïeul des empereurs de la dynastie de ce nom, eut transféré la cour à Ly-Yang (l’an 205 avant notre ère), il vint se ranger sous ses drapeaux. Le roi des Han, qui lui reconnut de la capacité, lui donna un emploi assez considérable dans ses armées. Les anciens officiers murmuraient de ce qu’on leur préférait un étranger, un nouveau venu. Le roi les écouta avec bonté ; il fit venir Tching-Ping et lui dit : « Vous avez servi le roi de Goey et vous l’avez quitté pour vous donner à Pa-Wang, roi de Tsou ; à peine ètes-vous resté quelques mois sous ses drapeaux, que vous venez vous ranger sous les miens. Une pareille inconstance doitelle me donner de la confiance en vous ?

« Le roi de Goey, répondit Tching-Ping, ne récompense pas le mérite, parce qu’il n’a pas le talent de le discerner. Les liens du sang sont la seule recommandation auprès de Pa-Wang, à qui d’ailleurs on ne peut se fier. Vous seul, prince, savez employer chacun selon sa capacité

Je n’aurais pas accepté vos largesses, si j’eusse cru ne pas vous être utile ; je les ai mises sous le sceau pour être rendues à qui vous l’ordonnerez. Je ne veux pas accepter vos bienfaits si je ne les paie de ma personne… » Histoire générale de la Chine, tome II, page 461.


Ce Han-Sin, auquel il est fait allusion plus loin, fut nommé par Kao-Tsou, le premier des Han, général en chef des armées, l’an 206 avant notre ère.


L’usage de sceller le serment avec du sang a été connu chez beaucoup de peuples de l’antiquité, et il l’est encore d’un grand nombre de peuplades sauvages. En Europe même, dans les derniers siècles, on en retrouve quelques exemples ; le plus remarquable sera sans doute le suivant : Lorsque Henri III entra en Pologne pour prendre possession de ce royaume, il trouva à son arrivée trente mille chevaux rangés en bataille. Le général, s’approchant de lui, tire son sabre, s’en pique le bras, et, recueillant dans sa main le sang qui coulait de sa blessure, il le but, en lui disant : « Seigneur, malheur à celui de nous qui n’est pas prêt à verser pour votre service tout ce qu’il a dans les veines ; c’est pour cela que je ne veux rien perdre du mien. »


Le Ly-Sou est celui même qui a engagé Liu-Pou à égorger son premier père adoptif, Ting-Youen (page 58). Ce dernier est le même qu’on trouve quelques lignes plus bas désigné par les deux noms réunis, Ting-Kien-Yang.