Histoire des Trois Royaumes/VII, II
CHAPITRE II.
[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 201 de J.-C. ] Prêt à passer les frontières du Ky-Tchéou avec son armée, Tsao-Tsao disait en soupirant : « J’ai levé des troupes au nom de la fidélité, et combattu les rebelles au nom de l’Empereur ! Les gens des anciens villages (soumis au souverain) ont bientôt tous péri ; à peine, dans un jour, rencontre-t-on un visage connu !... Combien je déplore ces maux dont je suis la cause involontaire[1] ! Voici de plus que les grains sont dans les champs ; je dois donc renoncer à mettre en mouvement mes armées. » Et il en était à prendre cette résolution quand lui arriva la lettre de Sun-Yéou, par laquelle il sut que Hiuen-Té marchant sur la capitale, il lui fallait se porter au plus tôt à la rencontre de cet ennemi. Tsao-Hong eut donc ordre d’établir ses troupes sur le bord du fleuve Ho, et le premier ministre en personne se dirigea vers l’est.
Cependant, Hiuen-Té, averti des mouvements de Tsao-Tsao, alla camper à cinq milles des monts Jang-Chan. Il divisa ses forces en trois corps : celui que commandait Tchang-Yun regardait le sud-est ; vers le sud ouest était tourné celui qui obéissait à Tchang-Fey ; dans le sud même se trouvaient les tentes de Hiuen-Té et de son lieutenant Tsé-Long[2]. A peine eut-on annoncé l’approche de Tsao, que Hiuen-Té fit battre le tambour et sortit des retranchements. Aussitôt les troupes impériales se déployèrent ; le premier ministre appela son adversaire en lui disant de venir répondre à ses interpellations ; et quand Hiuen-Té parut à cheval hors des portes du camp, il lui cria, en le désignant avec son fouet : « Je t’avais reçu avec les plus grands égards, et tu as tourné le dos à la fidélité, tu as perdu le souvenir des bienfaits... »
Hiuen-Té répondit avec colère : « Tu t’appuies sur ton titre de ministre des Han pour usurper en réalité le trône comme un rebelle. Moi, j’appartiens à la famille impériale, et voila pourquoi je me charge de châtier les brigands ! — Et moi, interrompit Tsao, j’ai reçu de Sa Majesté l’ordre écrit de punir les rebelles aux quatre coins de l’Empire ; oses-tu bien parler avec tant d’arrogance ? — Cet ordre dont tu parles, n’est qu’un mensonge : mais moi je possède véritablement ces lignes tracées par Sa Majesté[3], répliqua Hiuen-Té. — Mensonge, mensonge ! » s’écria le premier ministre.
Hiuen-Té voulait lire à haute voix l’ordre impérial caché dans sa ceinture ; Tsao-Tsao plein de rage, lança contre lui son lieutenant Hu-Tchu. Un lieutenant de Hiuen-Té qui se tenait derrière lui sortit au galop, armé de la pique ; c’était Tsé-Long. « Ah ! s’écria le ministre en montrant du doigt le héros, voila le bandit qui a traversé mon camp à la dérobée certain jour[4] ! » Trente fois les deux guerriers s’attaquent sans pouvoir se vaincre ; mais tout à coup dans le sud-est s’élèvent des clameurs tumultueuses ; Tchang-Yun arrive suivi de sa division et renversant tout devant ses pas. A peine Tsao a-t-il partagé ses troupes pour lui opposer résistance, que dans le sud-ouest des cris pareils ont retenti. C’est Tchang-Fey qui arrive avec ses soldats, semant la mort devant lui. Sur trois points, la mêlée est devenue générale ; fatiguée d’une longue marche, l’armée impériale qui vient de loin ne peut résister au choc ; elle fuit complétement vaincue, poursuivie jusqu'à deux milles du champ de bataille par celle de Hiuen-Té.
Revenu a son camp, le héros se réjouit d’une victoire si importante ; dès que ses espions lui ont appris que le premier ministre s’est retiré à plus de six milles, il assemble ses généraux et leur dit : « Quel heureux hasard que nous ayons tout à coup humilié l’orgueil et l’audace de Tsao ! — Gardons-nous de le prendre sur ce ton, interrompit Tchang-Yun ; Tsao a dans la tête bien de mauvaises ruses[5] ; j’en ai peur, et j’en suis sûr, il médite quelque stratagème. — Oh ! dit Hiuen-Té, s’il a battu en retraite, c’est qu’il craint et ne veut pas se battre. » Là-dessus il envoya Tsé-Long provoquer au combat le rusé ministre qui, pendant plusieurs jours, refusa de laisser sortir ses troupes. Il résista également aux provocations de Tchang-Fey, que Hiuen-Té détachait aussi vers lui pour le forcer à livrer bataille.
Hiuen-Té ne savait trop quoi faire, ni quoi penser ; tout à coup on lui annonce que les troupes de Tsao-Tsao arrêtent au passage les vivres et les fourrages conduits par Kong-Tou. Bien vite il charge Tchang-Fey de voler au secours du convoi ; mais un courrier lui apprend au même instant que Tchang-Liéao, avec ses troupes, menace la province de Jou-Nan qui protégeait ses derrières : « Ah ! s’écria-t-il alors, ce qu’avait prévu Tchang-Yun s’est réalisé ! Pendant que je retenais ici mon armée à rien faire, Tsao a envoyé son lieutenant enlever l’asile où se trouvent nos femmes et nos enfants ; courons, volons à leur secours ! » Et il charge Tchang-Yun de cette mission.
Les deux divisions étaient en marche ; avant la fin du jour, on avertit Hiuen-Té que le Jou-Nan, abandonné par Liéou-Py, forcé de fuir, venait de tomber au pouvoir de Tchang-Liéao ; Tchang-Yun se trouvait donc arrêté dans sa marche. Il en était de même de Tchang-Fey que Hiuen-Té, dans son trouble, avait envoyé secourir le général Kong-Tou. La crainte d’attirer sur ses pas l’armée du premier ministre, empêcha Hiuen-Té de se mettre lui-même en mouvement ; il pouvait tenter un coup de main sur la capitale, comme le lui proposait un soldat ; Tsé-Long se montrait prêt à partir, mais il refusa. « Gardons-nous d’attaquer, répondit-il ; sachons ménager nos forces ; et cette nuit nous abandonnerons notre camp, pour fuir vers les monts Jang-Chan. »
Tsé-Long fut donc obligé de rester enfermé sans combattre ; à la nuit, après que les troupes eurent pris leur repas, elles se retirèrent, l’infanterie en tête, la cavalerie à l’arrière. Dans le camp qui se vidait ainsi, on ne cessa pas de frapper les veilles pour tromper l’ennemi. Une fois dehors, Hiuen-Té marcha pendant quelques heures ; mais bientôt il vit que sur les collines échelonnées devant ses pas, l’incendie s’élevait illuminant l’horizon. Au sommet des hauteurs, des voix crièrent : « Ne laissez pas fuir Hiuen-Té... Son excellence est là qui attend. »
De toutes parts les flammes lancent leur clarté vers le ciel ; le tambour ébranle le firmament. Sur la montagne paraît le ministre en personne, et il crie : « Rends-toi, Liéou-Pey[6] ! » Celui-ci, éperdu, cherche par où fuir : « Maître, lui dit Tsé-Long, ne craignez rien, suivez votre serviteur ; » et la lance au poing, le jeune héros poussant son cheval, s’ouvre un passage à travers les rangs ennemis ; Hiuen-Té le suit, armé du double glaive. Au milieu de cette mêlée, survient Tchang-Liéao qui s’attaque à Tsé-Long ; sur les pas des fugitifs arrive précipitamment YuKin, et tandis que Hiuen-Té le combat, (un autre lieutenant du premier ministre) Ly-Tien arrive à son tour.
Se voyant perdu, Hiuen-Té fuit à travers la plaine : derrière lui des cris s’élèvent de nouveau et s’étendent au loin ; il se plonge au milieu des défilés de la montagne, il se sauve tout seul, et galope jusqu’à l’aurore. A ses côtés paraît encore une division de soldats, l’épouvante le saisit ; mais ce sont mille cavaliers environ, reste de la petite armée vaincue de Liéou-Py (à qui Hiuen-Té avait confié la défense de Jou-Nan). Ils ont amené au milieu d’eux la famille entière de leur maître ; là se retrouvent, outre Liéou-Py, Sun-Kien, My-Fang et Kien-Yong[7]. Hiuen-Té apprend d’eux qu’ils ont été contraints d’abandonner la ville devant les forces de Tchang-Liéao, et que, poursuivis par ce dernier, ils ont dû leur salut à l’arrivée de Tchang-Yun. — « Et Tchang-Yun lui-même, mon frère cadet, demanda Hiuen-Té, où est-il ? Vous l’ignorez ?..... — Allons à sa recherche, » répondit Liéou-Py, et ils partirent[8].
A quelques milles de la, le tambour retentit, un détachement se montre ; ils ont devant eux le chef de l’avant-garde ennemie, Tchang-Ho, qui crie à haute voix : « Hiuen-Té, descends de cheval, rends-toi ! » Celui-ci veut battre en retraite, mais sur la montagne flotte un étendard rouge, et derrière lui, du milieu des défilés, s’avance Kao-Lan (autre lieutenant du premier ministre). Des deux côtés la fuite devient impossible, et levant les yeux au ciel : « Pourquoi, s’écrie le héros avec un soupir, pourquoi la volonté divine m’a-t-elle réduit à cette extrémité ? Mieux vaut mourir que de perdre à la fois sa gloire et son honneur !... » Il tirait son glaive pour s’ouvrir le ventre[9], quand Liéou-Py l’arrêta : « Me voila prêt à vous frayer un passage par une lutte désespérée, à vous sauver la vie ; » et en disant ces mots, il retourne en arrière attaquer Kao-Lan. Le combat dura longtemps, mais (le fidèle) Liéou-Py, renversé d’un coup de sabre, tomba mort aux pieds de son cheval. Plus troublé encore, Hiuen-Té veut combattre aussi, quand tout à coup le désordre se met parmi les troupes du chef victorieux qui le harcelait par derrière. Un guerrier traverse ces lignes et abat d’un coup de lance Kao-Lan lui-même ; ce héros vainqueur du général ennemi, c’est Tsé-Long. Quelle joie éprouva Hiuen-Té ! Armé de sa pique, Tsé-Long pousse son cheval et disperse la division qui empêche la retraite, puis attaquant celle qui le menace de front, il court seul à la rencontre de Tchang-Ho. Dix fois ils croisent le fer ; ce dernier ne pouvant soutenir la lutte tourne bride et s’enfuit, harcelé par le jeune héros qui profite de cette occasion pour le serrer de près. Enfin, Tchang-Ho consent a combattre ; Tsé-Long s’aperçoit que les soldats de son adversaire gardent tous les défilés de la montagne ; il ne peut donc plus sortir, si ce n’est en s’ouvrant un passage de vive force. Mais Yun-Tchang paraît accompagné de Kouan-Ping et de Tchéou-Tsang ; trois cents hommes les suivent qui attaquent Tchang-Ho, le contraignent à reculer et balaient l’entrée des défilés. A leur tour ils campent dans les gorges de la montagne dont ils se rendent maîtres.
Alors Hiuen-Té envoie Yun-Tchang à la recherche de Tchang-Fey, qui lui-même était allé au secours de Kong-Tou. Ce dernier ayant péri sous les coups de Héou-Youen, Tchang-Fey veut venger sa mort ; il disperse la division de Héou-Youen, et le poursuit jusqu’à ce qu’il s’arrête devant deux autres généraux du premier ministre (Yo-Kin et Su-Hwang) ; au même instant, Yun-Tchang qui cherchait son frère adoptif, rencontrant ses soldats dispersés, repousse les deux chefs ennemis, et reparaît devant son maître avec le héros qu’il ramène.
Cependant le principal corps d’armée aux ordres de Tsao est sur leurs traces ; on leur en donne avis et Hiuen-Té, après avoir fait partir en avant sa famille sous la garde de Sun-Kien, reste a l’arrière-garde en compagnie de ses deux frères d’adoption et de Tsé-Long. Ils combattent et reculent alternativement ; Tsao-Tsao qui voit le camp abandonné et ses adversaires déjà loin, cesse la poursuite et rassemble ses soldats.
Il ne restait pas mille hommes à Hiuen-Té ; le voilà qui suit sa route et arrive près du fleuve, à un lieu qu’on lui dit être Han-Kiang. Les gens du pays, dès qu’ils surent que le fugitif était Hiuen-Té, vinrent lui offrir de la viande de mouton et du vin[10] ; la petite troupe tout entière prit son repas sur le bord du Kiang. « Hélas, s’écria Hiuen-Té avec chagrin, après avoir vidé sa coupe, vous tous, ô mes frères d’armes, vous avez le talent de remplir auprès des Empereurs l’emploi de ministre, et voila que vous vous êtes attachés à moi ! Quel malheur ! Combien le sort de Liéou-Hiuen-Té, si misérable, attire sur vous de calamités !... En ce jour, au-dessus de moi pas un morceau de tuile qui abrite ma tête ; au-dessous, pas un morceau de terre à piquer une alêne !... En vérité, je me reprocherais de vous retenir plus longtemps près de moi ; abandonnez-moi plutôt, et allez chercher un maître glorieux, qui puisse par des présents et des honneurs, récompenser vos mérites et votre illustration ! »
Tous cachaient leurs visages dans leurs mains et pleuraient : « Maître, reprit Yun-Tchang, vous vous trompez en parlant ainsi. J’ai entendu dire que quand l’aïeul des Han, Kao-Tsou, disputait la possession de l’Empire à Hiang-Yu, il fut plus d’une fois vaincu par son rival, jusqu’a ce qu’enfin il l’emportât à la grande journée de Kiéou-Ly-Chan[11] : alors il commença cette dynastie qui dure depuis quatre siècles. Depuis le jour où je me suis joint à vous pour combattre les Bonnets-Jaunes, jusqu’ici nous avons traversé vingt années ou à peu près, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus.Voila ce qui doit affermir notre courage. Faut-il donc, parce que nous sommes aujourd’hui réduits à cette extrémité, désespérer de l’avenir ? Frère, ne vous laissez point aller à un découragement qui attirerait sur vous la risée de l’Empire ! — Et moi, répliqua Hiuen-Té, j’ai entendu dire que quand le maître est riche, le serviteur avance dans sa carrière. Il ne me reste pas grand de terre comme la plante de mon pied ; je crains donc de causer votre ruine ! »
« Non, dit à son tour Sun-Kien, vos paroles ne nous convaincront pas. Tout homme a son heure pour réussir et ses jours de malheur : cessez donc de vous décourager ainsi. Non loin d’ici dans le King-Tchéou se trouve Liéou-Piao, l’un des héros les plus brillants de notre époque. Il tient sous sa dépendance une grande province[12], il a sous ses ordres des soldats par cent mille, et des montagnes de provisions pour les hommes et les chevaux. De plus, il est comme vous, seigneur, allié à la famille impériale (comme le prouve son nom de Liéou) ; pourquoi ne pas nous jeter entre ses bras ? — C’est que, reprit Hiuen-Té, je crains qu’il ne nous repousse. — Il est maître du Han-Kiang ; à l’est, il confine le Ou-Oey ; à l’ouest, il touche le Pa-Cho ; au sud, il a pour limite l’Océan ; au nord, il s’appuie sur la rivière Han-Mien ; et vous craignez, seigneur, qu’il hésite à vous recevoir ? Laissez-moi me rendre près de lui, et vous le verrez s’avancer jusqu’à la frontière de sa principauté, pour venir au-devant de vous[13]. »
Acceptant cette proposition avec bien de la joie, Hiuen-Té envoya en avant Sun-Kien : celui-ci se présenta respectueusement à Liéou-Piao, qui, après les cérémonies d’introduction, lui demanda par quel hasard, lui, l’un des fidèles serviteurs de Hiuen-Té, il venait le trouver ? « Mon maître, répondit l’envoyé, est comme votre seigneurie, allié à la famille impériale ; tout l’Empire connaît cette circonstance. Aujourd’hui, mon maître voudrait se dévouer pour secourir la dynastie ; mais par malheur, il a trop peu de soldats ; il manque de généraux ; Liéou-Py, de Jou-Nan, qui n’était pourtant ni son parent[14] ni son ancien ami, est mort pour lui en serviteur reconnaissant : il en a été de même de Kong-Tou. Mon maître, sous le coup d’une récente défaite, voulait aller à l’est du Kiang, se jeter dans le parti de Sun-Tsé. Quoi, lui ai-je dit, vous abandonneriez un parent pour courir auprès d’un étranger ? Liéou-Piao est le héros du siècle ; les sages arrivent vers lui comme l’eau coule vers l’est[15] ; à plus forte raison, devez-vous chercher asile près de lui, vous qui êtes de sa famille. Mon maître hésitait à tenter lui-même cette démarche, et voilà pourquoi il a envoyé en avant votre serviteur, vous présenter son humble demande. »
« Hiuen-Té est mon jeune frère, reprit Liéou-Piao enchanté de ce discours ; il y a longtemps que, sans pouvoir y réussir, je désirais ardemment le voir. Ne suis-je pas maître des neuf districts ; et j’hésiterais à recueillir chez moi un parent ? Où est Hiuen-Té, que j’envoie immédiatement quelqu’un pour le recevoir ! — N’en faites rien, dit un mandarin du nom de Tsaï-Mao, en donnant un perfide conseil ; ce Hiuen-Té est un fourbe qui cache de mauvais desseins ; il renie la justice, il se montre ingrat. D’abord, il s’est attaché à Liu-Pou, puis à Tsao-Tsao ; naguère il avait embrassé le parti de Youen-Chao, et jamais il n’a pu rester fidèle jusqu’au bout. Ces exemples suffisent à faire connaître quel homme il est. Si vous l’accueillez aujourd’hui, certainement vous attirerez les armées de Tsao-Tsao, et c’en est fait de la paix dont jouit le peuple dans vos états. Le mieux serait de couper la tête de cet envoyé, de Sun-Kien, et de la présenter au premier ministre qui ne manquerait pas, seigneur, de vous témoigner de grands égards ! »
« Sun-Kien n’est pas un homme qui craigne la mort, répondit celui-ci sans pâlir ; si mon maître a servi successivement trois partis, c’est que, dans aucun, il n’a trouvé un ami auquel il pût s’attacher. Liu-Pou n’avait-il pas tué (deux fois) ses pères adoptifs[16] ; Tsao-Tsao n’est-il pas au fond un tyran qui se joue de la majesté impériale ; Youen-Chao ne refuse-t-il pas d’écouter les avis sincères, n’est-il pas le bourreau des sages et des gens de bien ? Avec des personnages de cette trempe, pouvait-il s’entendre pour marcher dans la voie de l’humanité et de la justice ? Mon maître sert loyalement le souverain ; il est dans ses promesses, d’une fidélité éprouvée ; il se distingue par sa droiture et l’accomplissement des premiers devoirs[17]. Est-il donc fait pour obéir à des hommes grossiers ? Il apprend aujourd’hui que le seigneur Liéou-Piao, rejeton de la famille impériale des Han, et son aîné à lui-même, est généreux et d’un grand cœur, qu’il respecte les vieillards et honore les sages, protége le peuple et étend sa sollicitude à toutes les créatures, qu’il est le héros du siècle, et qu’enfin il règne sur un territoire immense ; il apprend ces choses, il accourt de bien loin se jeter entre ses bras ! Et vous, vous prononcez des paroles perfides et mensongères, qui tendent à perdre les sages et à exciter des soupçons jaloux contre les gens capables... »
À cette réponse, Liéou-Piao, adressant la parole au mandarin Tsaï-Mao, avec l’accent de la colère, s’écria : « Ma résolution est irrévocablement prise ; trève de discours ! » Et le conseiller se retira rouge de honte. « Où est votre maître, demanda Liéou-Piao à Sun-Kien ? — A l’embouchure du Kiang, répondit celui-ci. — Eh bien, dit Liéou-Piao, je vais aller au-devant de lui, hors de ma capitale. » — Ainsi fit-il ; après avoir envoyé Sun-Kien en avant, en compagnie de quelques personnes de sa suite, il[18] marcha trois milles à la rencontre de Hiuen-Té qui, dès qu’il le vit, se précipita à genoux, avec une extrême déférence. De son côté, Liéou-Piao, les larmes aux yeux, le reçut comme un frère cadet, et lui témoigna de grands égards ; après que les deux frères adoptifs de son nouvel hôte (Yun-Tchang et Tchang-Fey) lui eurent présenté leurs hommages, il fit avec eux son entrée dans la ville. Hiuen-Té fut logé dans la propre maison de Liéou-Piao, qui, chaque jour lui offrait un repas. Dans la conversation, on parlait de ce qui s’était passé ; Tsaï-Mao gardait toujours un profond ressentiment contre le nouveau venu, mais comment eût-il osé le manifester !
Ce fut au neuvième mois, à l’automne de la sixième année Kien-Ngan (201 de J.-C), que Hiuen-Té se réfugia à King-Tchéou.
Cependant Tsao-Tsao, instruit de cet événement, voulait aller attaquer Liéou-Piao. « Attendez, dit Tching-Yu en lui donnant un conseil, Youen-Chao n’est pas encore détruit ; si nous attaquons en même temps le King-Tchéou et le Hiang-Yang, Youen-Chao lèvera des troupes dans le nord, et nous nous trouverons entre deux ennemis. Voilà que Liéou-Piao s’est fortifié de la présence de Hiuen-Té ; Youen-Chao a le secours de ses trois fils, nous ne pouvons donc achever notre grande entreprise. Le mieux est de retourner à la capitale ; après que les troupes se seront un peu refaites, quand au froid de l’hiver succédera la chaleur du printemps, nous conduirons nos soldats vers le nord, pour attaquer d’abord Youen-Chao, puis avec nos armées victorieuses, nous nous porterons sur le King-Tchéou et sur le Hiang-Yang. Triompher au nord et au midi, sera alors la chose du monde la plus facile » Ce conseil fut approuvé par Tsao qui revint aussitôt à la capitale ; il y rentra le premier mois, au printemps[19] de (l’année suivante), la septième de la période Kien-Ngan (202 de J.-C.)
Lorsqu’il eut délibéré en conseil sur la campagne qui se préparait, le premier ministre envoya d’abord Hia-Héou-Tun et Man-Tchong surveiller le Jou-Nan, pour tenir en respect LiéouPiao ; puis, il laissa Tsao-Jin et Sun-Yéou dans la capitale pour la défendre. Lui-même, à la tête de l’armée, il alla se placer au passage de Kouan-Tou[20]. Pendant ce temps, Youen-Chao, qui depuis l’année précédente souffrait toujours de ses vomissements de sang, se sentait un peu mieux ; il voulut s’occuper de faire une tentative contre la capitale. Mais Chen-Pey l’en détourna par ses conseils : « Les grandes défaites éprouvées l’année précédente à Kouan-Tou et à Tsang-Ting, avaient abattu le courage des troupes ; il valait mieux, à l’abri de fossés profonds et de murailles solides, attendre que les soldats et le peuple eussent repris de nouvelles forces. »
Ce fut à ce moment qu’on annonça l’arrivée de Tsao-Tsao au passage même de Kouan-Tou, et sa marche sur la capitale du pays[21]. « Si nous attendons que l’ennemi soit au pied de nos murs, s’écria Youen-Chao, et sur les fossés, pour nous défendre, il sera difficile de combattre. Je veux sortir moi-même de la ville à la tête de ma grande armée. — Mon père, répliqua Youen-Chang, vous n’êtes pas encore assez bien remis de votre indisposition, n’allez pas si loin et permettez à votre fils de courir en avant à la rencontre de l’ennemi. » Youen-Chao le lui permit ; il envoya aussi des émissaires auprès de ses deux autres fils et de son neveu, dans leurs[22] districts respectifs, pour que, de quatre points à la fois, les troupes de ses provinces pussent attaquer Tsao-Tsao.
- ↑ Ce qui semble signifier que la postérité, en gardant le souvenir des effets, méconnait les causes ; l’édition in-18 a supprimé ce monologue.
- ↑ Voir plus haut, page 260. Nous continuons de désigner par son petit nom, le personnage important appelé Tchao-Yun.
- ↑ On se rappelle le complot dirigé par l’Empereur lui-même, et auquel Hiuen-Té fait allusion ici. Voir plus haut, page 117.
- ↑ ODu pays de Tchang-Chan.Voir vol. I", page 187.
- ↑ Tchang-Yun connaissait Tsao mieux que personne, lui qui avait eu tant de mal à lui échapper ; voir plus haut, tout le chap. II du livre VI. Tchang-Yun et Kouan-Yu, on ne l’a pas oublié, sont les deux noms d’un même personnage.
- ↑ C’est le nom de famille de Hiuen-Té.
- ↑ Voir plus haut, page 262.
- ↑ Il ne lui dit pas que son frère d’adoption est entouré d’ennemis et serré de près ; il veut lui épargner ce chagrin. (Note de l’édition in-18).
- ↑ On sait que les Chinois et les Japonais, au lieu de se percer de leur épée, à la manière des Grecs et des Romains, s’ouvrent le ventre avec leur large cimeterre.
- ↑ Précédemment, dit en note l’édition in-18, les vieillards ont apporté du vin à Tsao-Tsao ; c’était pour exalter le vainqueur ; maintenant les gens du pays font les mêmes offrandes à Hiuen-Té, c’est pour consoler le vaincu. Présenter la coupe de vin au temps de la victoire, cela se voit volontiers ; mais l’offrir après la défaite, voilà qui est rare ! — Ce qui veut dire que Tsao devait tout à sa puissance, et Hiuen-Té à sa vertu personnelle, ainsi qu’à sa parenté avec l’Empereur.
- ↑ Voir l’Histoire générale de la Chine, vol. II, page 482. L’édition in-18 dit que Hiuen-Té n’était pas alors plus mal dans ses affaires que Kao-Tsou lui-même, après sa défaite aux bords de la rivière Soui-Choui, où plus de deux cents mille hommes périrent dans les eaux.
- ↑ Littéralement : les neuf provinces, le monde, l’Empire tout entier. Voir Morisson au mot Tchéou. Cependant, il s’agit plutôt ici des neuf provinces que les anciens historiens plaçaient en dehors de la Chine proprement dite. L’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 35, déclare que Liéou-Piao régnait sur le King-Tchéou et sur tout le Haut-Kiang.
- ↑ L’édition in-18 admire la délicatesse de ce langage. Hiuen-Té n’aura pas la peine d’aller chercher Liéou-King ; celui-ci viendra au-devant de lui, pour lui éviter la honte de cette démarche ! — D’après l’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 35, Liéou-Piao avait ajouté, à ses premières conquétes, ce qui forme aujourd’hui les deux provinces de Tchang-Cha et de Tchin-Tchéou, dans le Hou-Kwang.
- ↑ Quoiqu’il portât aussi le nom de Liéou.
- ↑ Les plus grands fleuves de la Chine prennent leur source dans les montagnes, à l’ouest ; et vont se jeter, à l’est, dans la mer qui forme de ce côté la limite de l'Empire.
- ↑ Voir vol. I°, page 61, et page 151.
- ↑ Littéralement : par la droiture et la piété filiale. Nous avons déjà expliqué que les Chinois entendent, par cette dernière expression, à peu près toute la morale privée et publique.
- ↑ Liéou-Piao va au-devant de Hiuen-Té, précisément comme Youen-Chao l’avait fait aussi ; mais il y a cette différence entre les deux circonstances analogues, que la première fois Hiuen-Té arrivait seul près de Youen-Chao, tandis que la seconde, en se soumettant à Liéou-Piao, il amenait avec lui ses braves compagnons. (Note de l’édition in-18).
- ↑ On sait que l’année chinoise commence au printemps.
- ↑ Sur la frontière du pays occupé par Youen-Chao.
- ↑ Ky-Tchéou.
- ↑ Voir plus haut, page 315, les noms de ces personnages et des districts qu’ils commandaient.