Histoire des Trois Royaumes/IV, IV

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 47-60).


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao marche contre Youen-Chu.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C] Sun-Tsé voulait marcher contre Youen-Chu ; mais son premier secrétaire, Tchang-Tcbao, l’arrêta par ses représentations. Quoique sous le coup d’une défaite, l’ennemi avait encore bien des soldats et des généraux ; bien des vivres pour les hommes et des fourrages pour les chevaux. L’attaquer, serait courir le risque de se voir repoussé, exposer la province à de grands périls. Il valait mieux écrire à Tsao-Tsao, pour qu’il menaçât Youen-Chu du côté du midi et agir de concert avec lui. Pris entre ces deux armées, Youen-Chu serait infailliblement vaincu, et dans le cas d’un revers à peu près impossible, on aurait Tsao sur qui s’appuyer. L’avis plut à Sun-Tsé, qui se hâta d’envoyer un émissaire au premier ministre.

Or celui-ci, depuis son retour dans la capitale, songeant encore au fidèle Tien-Wei[1], fit élever à sa mémoire un temple dans lequel on devait offrir des sacrifices aux quatre saisons, donna à son fils Tien-Man un grade militaire, et le prit à sa charge dans son propre hôtel. Sur ces entrefaites, on lui annonça l’arrivée de l’émissaire chargé de lui présenter, de la part de Sun-Tsé, des présents et une lettre ; il voulait à l’instant même marcher contre Youen-Chu, quand des courriers lui apprirent que ce rebelle, commençant à manquer de vivres, avait envoyé des soldats fourrager dans le Tchin-Liéou. Confiant la garde de la capitale à son parent Tsao-Jin, le premier ministre partit avec tous ses généraux ; il emmena trois cents mille hommes ; mille chariots suivaient l’armée portant les vivres et les fourrages. On était alors au neuvième mois de la deuxième année Kien-Ngan.

À peine ses troupes furent-elles disposées, que Tsao écrivit a Sun-Tsé, à Hiuen-Té et à Liu-Pou de le joindre, puis il marcha vers les frontières du Yu-Tchéou. Hiuen-Té, étant venu au-devant de lui, entra dans son camp et lui présenta deux têtes. « Quels sont ces deux hommes que vous avez décapités, demanda Tsao tout surpris ? — Han-Sien et Yang-Fong ! — Et qu’avaient-ils fait ? — Chargés par Liu-Pou de gouverner deux districts, ils se servaient de leurs troupes pour opprimer et piller le peuple, qui n’a pu supporter ces violences sans murmurer. Je les ai invités à un banquet sous prétexte de parler d’affaires, fait saisir et punir de mort. Leurs soldats sont sous mes ordres, et me voilà prêt à subir mon châtiment ! — Vous avez débarrassé l’Empire d’un grand fléau, reprit Tsao, et bien mérité du souverain ; en quoi donc seriez-vous coupable ? » Il récompensa Hiuen-Té, et ayant réuni ses troupes aux siennes, s’achemina vers les confins du Su-Tchéou.

Quand Liu-Pou vint à sa rencontre, il le flatta par de belles paroles, le nomma commandant de la gauche, et ce qui le combla de joie, il lui promit de changer son ancien sceau dès qu’il retournerait à la capitale. Le commandement de la droite, il le donna à Hiuen-Té, se réservant à lui-même celui de la principale division ; l’avant-garde obéissait à Héou-Tun et à Yu-Kin.

Instruit de l’approche des troupes impériales, Youen-Chu dirigea contre elles son général en chef, Kiao-Jouy, à la tête de cinquante mille hommes. Les deux armées se rencontrèrent près d’un lieu nommé Chéou-Tchun. Kiao perdit la vie presque à la première attaque, en combattant hors des lignes avec Héou-Tun ; Youen-Chu, mis en pleine déroute, alla s’enfermer dans la ville. De toutes parts on vint l’avertir que Sun-Tsé, ayant traversé le Kiang sur des bateaux[2], menaçait déjà la partie occidentale de la place, tandis que vers l’orient Liu-Pou arrivait avec ses divisions ; Liéou-Py paraissait déjà dans le midi ; suivi de trois cents mille hommes[3], Tsao marchait du côté du nord. Dans son trouble, Youen-Chu appela au conseil tous ses mandarins civils et militaires.

« Cette année, dit l’un des officiers (nommé Yang-Ta-Tsiang), les pluies ont manqué et la récolte est mauvaise ; le peuple n’a rien à manger. Entrer en campagne aujourd’hui, c’est vouloir mettre le comble aux calamités qu’il souffre. Si les habitants murmurent et se soulèvent, si des soldats arrivent de toutes parts, comment résisterons-nous à l’ennemi ? Voilà ce qu’il y a de mieux à faire : laissons ici des troupes pour garder la ville ; allons de l’autre côté du fleuve Hoey[4] chercher un refuge contre les assaillants, qui d’ailleurs, une fois leurs vivres épuisés, se retireront d’eux-mêmes. » Youen-Chu adopta ce plan ; il emmena sur des chars ses richesses, son or, ses pierres précieuses, et passa sur l’autre rive du Hoey avec deux cents mille hommes, laissant la ville de Chéou-Tchun sous la garde d’une division de cent mille soldats, aux ordres de quatre de ses lieutenants[5], promus au grade de généraux de première classe.

Cependant, les trois cents mille hommes de Tsao consommaient une grande quantité de vivres ; la disette devint si affreuse dans le pays, que les habitants se mangeaient les uns les autres. Les maisons abandonnées par leurs maîtres morts de faim tombaient en ruines, et les troupes ne trouvaient rien à piller. Combattre, porter un coup décisif, tel était le plus ardent désir de Tsao ; mais Ly-Fong et les autres chefs se tenant enfermés dans leurs murailles, après un mois de blocus, les troupes impériales n’eurent bientôt plus un grain de blé. Tsao en envoya emprunter à Sun-Tsé cent mille boisseaux, quantité insuffisante pour tant de monde. Ce que Liu-Pou et Hiuen-Té purent en fournir, était bien loin de répondre aux besoins de l’armée. L’intendant des vivres, Wang-Héou, fit aussitôt le relevé des provisions disponibles, et les ayant divisées par ration de chaque jour, il vint annoncer à Tsao qu’il n’y avait pas de quoi subvenir à la nourriture de chaque homme. — « Eh bien, répondit le premier ministre, prenez un boisseau plus petit ; c’est un moyen de se tirer d’affaire dans un cas si pressant. — Mais, si les soldats murmurent ?… — Je sais ce que je ferai ! »

L’intendant obéit ; Tsao de son côté, ayant envoyé des espions dans le camp, sut par eux qu’il n’y avait pas un soldat qui ne se plaignît, et n’accusât le premier ministre de les tromper indignement. Ils éclataient tous en murmures, parce qu’on ne distribuait pas à chacun la ration convenue. Aussitôt Tsao appela en secret l’intendant et lui dit : « Je veux vous emprunter une certaine chose dont j’ai besoin pour calmer l’irritation des troupes ; vous avez une femme, des enfants, je les prends à ma charge. — Seigneur, quelle est cette chose ?….. — Votre tête ! il faut que je la montre à l’armée. »

« Seigneur, quel crime ai-je donc commis ? — Aucun, et je ne vous accuse de rien ; mais si je ne vous sacrifie pas, voila trois cents mille hommes armés tout disposés à la révolte. » L’intendant balbutiait quelques mots ; Tsao le fit prendre, emmener hors de la tente et décapiter. Au-dessous de sa tête exposée à tous les regards, sur la pointe d’un bambou, on lisait cette inscription : « Mis à mort pour avoir employé une fausse mesure ! »

Trompés par ce faux acte de justice, les trois cents mille hommes cessèrent leurs plaintes[6].

Quand il vit les provisions entièrement consommées, Tsao publia dans le camp que si, sous trois jours, la ville n’était pas enlevée, il décimerait les troupes. S’étant lui-même approché des remparts, il ordonna aux soldats d’apporter des pierres et de la terre pour combler les fossés. Deux officiers subalternes qui arrivaient au pied même de la muraille, effrayés de la grêle de traits et de cailloux qu’on leur lançait d’en haut, s’enfuirent précipitamment ; Tsao leur abattit la tête, sauta à bas de son cheval et se mit à jeter lui-même de la terre dans les fossés. À cette vue tous les officiers, quel que fût leur grade, rivalisèrent de zèle ; l’armée reprit courage, tandis que du haut du mur les assiégés regardaient ces préparatifs avec terreur. La nuit suivante, les soldats attaquant la place à l’envi les uns des autres, elle fut prise. Trois des généraux chargés de la défendre (Ly-Fong, TchinKy et Liang-Kang), tombèrent vivants entre les mains du vainqueur qui les fit décapiter devant toute l’armée, et livra aux flammes le palais du faux Empereur.

Sans plus tarder, Tsao voulait poursuivre Youen-Chu sur l’autre rive du Hoey ; mais son conseiller Sun-Yo l’arrêta par les représentations suivantes : « Dans cet espace étroit[7] où tant de gens sont réunis, la famine se fait sentir ; une seconde campagne harassera les troupes et ruinera le peuple. En cas de revers, nous ne pourrons battre en retraite commodément ; retournons donc à la capitale ; au printemps prochain, une récolte plus abondante nous permettra d’approvisionner l’armée et d’accomplir de nouveaux projets. » Tsao hésitait encore à prendra ce parti, quand il y fut décidé par des événements imprévus que des courriers lui annoncèrent.

Tchang-Siéou s’étant intimement lié avec Liéou-Piao (qui lui avait prêté asile après sa défaite, comme on l’a vu plus haut), toutes les villes des provinces de Nan-Yang et de Tchang-Ling venaient de lever l’étendard de la révolte. Tsao-Hong (parent du premier ministre), plusieurs fois battu et hors d’état de se maintenir dans ces pays dont il était gouverneur, craignait que la capitale ne fût menacée, et il suppliait Tsao-Tsao de revenir. Celui-ci écrivit à Sun-Tsé de retraverser le Kiang, afin de tenir Liéou-Piao en respect, tandis que lui-même il attaquerait Tchang-Siéou pour couper le mal dans sa racine. Sans attendre au lendemain, il mit ses troupes en marche, après avoir recommandé à Hiuen-Té et à Liu-Pou de vivre en frères, de s’entre-secourir et de cesser tout empiétement sur le territoire l’un de l’autre ; puis quand ce dernier fut parti pour Su-Tchéou, il dit en secret à Hiuen-Té : « Je veux que vous occupiez la ville de Siao-Pey avec vos soldats ; creusez une fosse autour du tigre pour l’empêcher de sortir[8], et, en toute occasion, concertez-vous avec Tchin-Kouey. Soyez prudent ; au premier appel, je suis prêt à vous aider. » Et il se retira ; (Hiuen-Té de son côté rentra donc à Siao-Pey).

À peine arrivé à la capitale avec son armée, Tsao-Tsao apprit que Ly-Kio et Kouo-Ssé[9] venaient d’être mis à mort. Les généraux Touan-Œy et Ou-Sy, après avoir abattu les têtes de ces rebelles, avaient arrêté tous leurs parents au nombre de deux cents personnes ; le premier ministre les fit tous périr[10] sans distinction d’âge ni de sexe, à la grande satisfaction du peuple. Dès que ces brigands eurent été exécutés, il alla faire visite à l’Empereur. Tous les mandarins civils et militaires furent convoqués et réunis dans un festin de réjouissance. Touan-Oey et Ou-Sy, élevés au rang de commandants de districts, s’en allèrent avec leurs troupes garder l’ancienne capitale, Tchang-Ngan. Alors Tsao représenta au jeune souverain que, Tchang-Siéou portant la désolation parmi les habitants de la campagne et tyrannisant le peuple, il allait marcher contre lui ; Sa Majesté en personne, montée sur le char impérial, reconduisit le premier ministre hors du palais.

On était alors au quatrième mois de la troisième année de la période Kien-Ngan.

[Année 198 de J.-C.] Laissant dans la capitale son conseiller intime Sun-Yo, Tsao-Tsao se mit en campagne ; sur sa route, il vit que les moissons étaient jaunes ; mais le peuple qui voulait sauver ses vivres, se cachait et disparaissait dans les montagnes à l’approche des troupes. À peine Tsao eut-il dressé son camp, qu’il appela autour de lui tous ses généraux, fit venir tous les chefs de villages[11], tous les mandarins chargés d’administrer les petites villes, et leur dit : « Un ordre de Sa Majesté m’enjoint de châtier les rebelles qui oppriment la population ; voici le temps de la récolte, mais je dois obéir et marcher. Si l’un de mes officiers, quel que soit son grade, foule les moissons en traversant les champs, dérobe quoi que ce soit dans les maisons, il sera puni de mort. Les lois impériales n’ont égard ni aux rangs ni aux personnes ; on devra les respecter. Ainsi, que les habitants bannissent toute crainte et qu’ils ne prennent plus la fuite ; que chacun revienne à ses travaux habituels. » Dès ce moment, partout où passait le premier ministre, la population accourait se jeter à genoux devant lui, en l’appelant le saint, le vertueux ! Tout soldat qui traversait une terre ensemencée, mettait pied à terre et écartait les épis avec ses mains.

Un jour, Tsao passant dans un champ, une tourterelle partit tout à coup devant son cheval ; l’animal qui était ombrageux se jeta à l’écart et foula la moisson. Aussitôt il ordonna de camper, et, appelant le premier secrétaire chargé d’enregistrer ses proclamations, il lui dit : « N’ai-je pas établi une peine contre ceux qui gâtent les récoltes ? — Les paroles de votre excellence sont des ordres, reprit le mandarin, qui donc oserait ne pas s’y conformer ? — Moi, j’ai méconnu les lois que j’ai faites ; serais-je digne encore d’en dicter aux autres ? Non !… » Et il allait se couper la gorge avec son sabre. Ses officiers l’arrêtèrent, et le conseiller Kouo-Hia lui cita un texte du Tchun-Tsiéou[12] ainsi conçu : « La peine de mort et la torture ne sont jamais infligées aux gens de distinction. » Son excellence, qui commandait à toutes les années de l’Empire, ne pouvait donc elle-même se punir d’un pareil supplice ! « Puisque ce livre vénérable m’autorise a ne pas me donner la mort, répondit Tsao, cependant il faut que je conserve un souvenir de ma faute ! » Coupant ses cheveux avec son sabre, il les jeta à terre et s’écria : « Cette chevelure, prenez que c’est ma tête[13] qui tombe ! » Émus et effrayés par cet exemple, les soldats et les officiers ne firent pas tort d’un grain de blé aux gens dont les habitations se trouvaient sur leur route.

Cependant Tchang-Siéou, averti de l’approche des armées impériales, appela à son secours Liéou-Piao ; puis, vaincu une première fois, il alla se jeter dans la ville de Nan-Yang que Tsao assiégea[14]. Du haut des remparts, les machines de guerre et les arbalètes, lançaient en abondance des pierres et des flèches ; un fossé large et profond entourait la place, et tous ces moyens de défense en rendaient les approches fort difficiles. Les soldats eurent ordre de combler les douves avec de la terre ; ils l’apportaient dans des sacs, en y jetant pèle mêle des fascines et de l’herbe, et préparaient des échelles pour l’assaut ; enfin, à l’aide d’une tour d’observation, on put voir ce qui se passait dans les murs[15]. Depuis trois jours déjà, Tsao faisait sans cesse à cheval le tour des remparts pour en découvrir l’endroit faible ; il hâtait surtout les préparatifs du siège le long des côtés du nord et de l’ouest. Le général assiégé interrogea son conseiller Hia-Hu ; celui-ci répliqua qu’il devinait les intentions de Tsao, et savait un moyen de le forcer à la retraite.


II[16].


Tchang-Siéou désira connaître le plan qu’il méditait ; Hia-Hu répondit : « Du haut des murs, je vois depuis trois jours Tsao tourner autour de la ville ; il a découvert que sur les côtés de l’est et du sud, nous avons des palissades[17] inégales, vieilles, mal disposées et à moitié pourries. Cette nuit, il va donner l’assaut, et c’est pour détourner notre attention qu’il fait semblant de préparer l’attaque sur un autre point. — En ce cas, que devons-nous faire, demanda Tchang-Siéou ? — Quelque chose de très facile : déguiser en soldats les gens du peuple ; les placer, pour tromper l’ennemi, sur le côté des murailles qu’il feint de menacer, et mettre en embuscade, là où se dirigera véritablement son attaque, de vrais soldats et des meilleurs. Au milieu de la nuit, cette populace travestie en combattants poussera de grands cris, une fois arrivée au lieu convenu ; l’ennemi donnera l’assaut et au signal, qui sera un coup de canon, les troupes cachées se démasqueront ; un homme en vaudra cent dans cette embuscade, et Tsao sera infailliblement battu ! »

Tchang-Siéou approuva cette ruse. Les hommes du peuple, revêtus d’armures, furent rangés sur les parapets des murailles. Ceux qui veillaient sur la tour des signaux vinrent dire à Tsao que des soldats se dirigeaient vers les côtés du nord et de l’ouest ; il crut que le chef assiégé avait donné dans le piège. Gardant près de lui ses troupes d’élite, il dit à celles qui devaient feindre une attaque de préparer leurs armes. Au jour, l’assaut commença vers la partie du nord et de l’ouest ; à la seconde veille, dans les murs et hors des murs, c’étaient des cris assourdissants, et Tsao, profitant de ce que le combat paraissait vivement engagé sur ce point, se porta avec les siens sur l’autre, où les palissades moins solides présentaient une défense incertaine. Il a bientôt traversé les fossés et renversé le faible obstacle ; son armée se jette en masse dans la ville…., aucun ennemi ne parait. Seulement, là où se donnait la fausse attaque une grande clameur s’élève ; dans la partie que les troupes impériales occupent déjà, un feu subit répand une immense clarté. Les gens de Tsao se précipitent en avant ; menacés à droite et à gauche par les troupes embusquées qui se démasquent, ils veulent rétrograder au plus vite ; mais Tchang-Siéou arrive par derrière suivi de ses divisions et les arrête. Les portes de l’est et du sud étaient ouvertes ; les soldats choisis que Tsao avait entraînés sur ses pas s’y lancent pour échapper à l’ennemi ; culbutés et mis en pleine déroute, ils tombent dans les fossés et y trouvent la mort.

Le carnage dura jusqu’à la cinquième veille ; Tsao battit en retraite à un mille de la ville ; après lui avoir enlevé des armures, des chevaux, des vivres et des fourrages en abondance, Tchang-Siéou ramena dans les murs ses divisions victorieuses. Quand le premier ministre rassembla ses troupes mises en fuite, il reconnut qu’il avait perdu environ cinquante mille hommes ; deux de ses généraux étaient blessés[18].

À peine Tsao fut-il rejeté en désordre hors de la ville, que Hia-Hu écrivit à Liéou-Piao, pour l’avertir qu’il eût à lui couper la retraite ; celui-ci allait partir quand la nouvelle arriva que Sun-Tsé (d’après les ordres de Tsao, comme on l’a vu plus haut) occupait déjà l’embouchure de la rivière Hao[19]. Liéou-Piao n’osait se mettre en campagne ; cependant, son conseiller Kouay-Léang l’exhorta à profiter de l’affaiblissement que causait à Tsao une récente défaite, pour tomber sur lui et prévenir les maux que ce puissant ministre leur ferait un jour. « Son projet d’ailleurs n’avait-il pas toujours été de nous intimider par cette diversion, disait Léang ; il est battu lui-même, on peut le vaincre maintenant, lui porter le dernier coup. »

Sur cet avis Liéou-Piao, laissant son lieutenant Kouang-Tchong à l’entrée des défilés pour arrêter Sun-Tsé, se dirigea vers un lieu nommé Ngan-Tsong ; de son côté Tchang-Siéou, instruit de ce mouvement, s’élança avec Hia-Hu et ses propres divisions sur les pas de Tsao, espérant compléter sa victoire.

Tsao-Tsao se retirait lentement ; arrivé au bord de la rivière Yu, il se mit à pousser des sanglots sur son cheval, et comme ses officiers lui demandaient la cause de cette douleur : « Je me souviens que l’an passé, dans ce même lieu, j’ai perdu mon fidèle Tien-Wei[20], répondit-il ; et à cette pensée je n’ai pu retenir mes larmes ! » Tous ses capitaines pleurèrent aussi ; il fit faire halte, sacrifia sur le bord de cette fatale rivière un bœuf[21] et un cheval aux mânes du héros, s’inclina respectueusement à plusieurs reprises, versa des larmes abondantes et tomba évanoui dans l’excès de sa douleur. Ses officiers le relevèrent ; dans tout le camp il n’y avait pas un général, pas un soldat qui ne gémît à son exemple. Le premier sacrifice achevé, il en offrit un second et un troisième à la mémoire de son neveu et de son fils, morts dans la même circonstance, puis un autre[22] à l’ombre de son cheval qui avait péri en ce lieu d’un coup de flèche ; enfin il fit des cérémonies pareilles en souvenir de tous les soldats que l’ennemi avait tués dans cette déroute. Le camp entier retentit des gémissements sans fin de l’armée ; les troupes attristées ne pouvaient s’arracher de ce lieu funèbre.

Ce fut alors qu’un courrier[23] vint annoncer les mesures prises par Tchang-Siéou et Liéou-Piao, pour empêcher la retraite de l’armée impériale. À ce message Tsao répondit « que bien que l’ennemi l’eût laissé se retirer paisiblement pendant quelques milles, il savait qu’il serait poursuivi ; en conséquence ses plans étaient déjà arrêtés, et il promettait de battre Tchang-Siéou, dès qu’il arriverait à Ngan-Tsong. Il n’y avait donc rien à craindre. »

A peine Tsao arrivait-il sous les murs de Ngan-Tsong, que Liéou-Piao s’y trouvait déjà à la tête de ses troupes, gardant le défilé, tandis que Tchang-Siéou paraissait derrière l’armée impériale qu’il poursuivait. Au milieu de la nuit, le ministre envoie ses soldats ouvrir des passages dans les lieux fourrés ; dès que la route est libre, il y place du monde en embuscade. Le jour commençait vaguement à poindre, quand les deux généraux ennemis, voyant Tsao avec une petite armée, supposèrent qu’il allait fuir devant eux ; ils se lancèrent en même temps dans l’étroit passage. Les gens placés en embuscade se précipitèrent sur eux ; Tsao se trouva maître du défilé et campa. Au même instant, un autre courrier, dépêché de la capitale par Sun-Yo, lui remit une lettre ainsi conçue :

« Les gens arrivés tout récemment du Ky-Tchéou m’ont appris ce qui suit : Tien-Fong a dit à Youen-Chao[24] : Général, vous avez des vivres en assez grande abondance, de fortes armées ; profitez de l’instant où Tsao-Tsao est allé soumettre les rebelles du sud pour enlever la capitale ; vous contraindrez le jeune prince à vous céder la direction de toutes les affaires de l’Empire ; voilà un plan merveilleux ! Si vous perdez cette occasion de détruire l’influence de Tsao, il vous détruira lui-même un jour ; vous vous repentirez, mais trop tard ! Youen-Chao hésite encore à suivre les avis de son conseiller. Je pense que les deux ennemis qui vous occupent maintenant ne peuvent pas être bien dangereux[25], et j’espère que votre excellence rentrera au plus vite dans la capitale pour sauver l’état en péril. »

Troublé par cette nouvelle, Tsao s’empressa de faire rentrer ses troupes ; Piao et Siéou avaient rassemblé leurs armées à Ngan-Tsong ; quand ils surent par leurs éclaireurs que le premier ministre venait de battre en retraite, ils se disposèrent à le poursuivre. Hia-Hu leur dit : « N’en faites rien, car vous seriez certainement repoussés avec perte ! — L’occasion est trop belle pour n’en pas profiter, » répondit Piao, et les deux chefs se lancèrent avec dix mille hommes sur les pas de Tsao qu’ils atteignirent à environ une lieue de là. Ils furent battus complètement ; au milieu du chemin Siéou rencontra le prudent conseiller suivi d’une dizaine de cavaliers, et lui dit : « Pour avoir méconnu vos avis, nous voilà en déroute) — Eh bien, reprit ce dernier, remettez vos troupes en bon ordre et recommencez la poursuite. — Quoi, après avoir reçu cette leçon, nous irions… — Oui ; les soldats ennemis n’ont plus maintenant la même ardeur ; attaquez vite et la victoire est à vous ; j’en réponds sur ma tête ! »

Siéou suivit ce conseil que rejetait Liéou-Piao, et les prédictions de Hia-Hu se réalisèrent ; les troupes de Tsao, battues à leur tour, jetaient en fuyant leurs cuirasses, leurs habits militaires, leurs lances et leurs sabres. Emporté sur leurs traces, Siéou se vit arrêter tout à coup par une division qui débouchait de derrière une montagne ; il lui fallut rappeler ses soldats. De retour à Ngan-Tsong, il récompensa ses divisions victorieuses et témoigna sa reconnaissance à l’habile conseiller en lui offrant un splendide repas. Pendant le festin il lui dit : « Quand j’ai attaqué avec des troupes triomphantes une armée en fuite, vous m’avez présagé une défaite ; quand j’ai attaqué avec des troupes déjà repoussées une armée triomphante, vous m’avez promis la victoire ; et vos prédictions se sont réalisées. Expliquez-moi comment cela a pu arriver ainsi, contre toute probabilité. — C’est facile à comprendre, répondit Hia-Hu ; tout habile que vous êtes dans les combats, général, vous n’êtes pas de force à lutter contre Tsao ; celui-ci qui fuyait a deviné que vous le poursuiviez ; il est resté à l’arrière avec ses meilleurs soldats pour vous arrêter. Ceux que vous lanciez en avant étaient bons sans doute, mais ceux qu’il vous opposait valaient mieux encore ; j’en ai conclu que vous seriez défait sans aucun doute. Très certainement Tsao a quelque affaire pressante qui le rappelle à la capitale ; après nous avoir repoussés il ne pouvait manquer de hâter sa retraite, laissant à l’arrière-garde qu’il abandonnait, d’autres généraux incapables de vous tenir tête. Donc cette fois, j’ai deviné que vous auriez l’avantage. » Les deux chefs admirèrent la sagacité du mandarin ; toujours unis d’intérêt et prêts à se secourir, ils se retirèrent l’un (Liéou-Piao) dans le Hing-Tchéou, l’autre (Tchang-Siéou) dans la capitale du Hiang-Tchéou.

Voyant son arrière-garde en déroute, Tsao-Tsao se porta immédiatement de ce côté avec ses généraux. Les soldats mis en fuite lui dirent que sans l’arrivée inattendue d’une division rencontrée sur le chemin, c’en était fait d’eux. Comme il demandait avec empressement le nom de celui qui la commandait, un officier, sautant avec légèreté à bas de son cheval, se présenta devant lui.


  1. Voir plus haut, page 23.
  2. Le texte mandchou dit plus explicitement : Sun-Tsé a pris des troupes d’eau, et traversant le Kiang, il attaque notre coté occidental.
  3. L’édition in-18 porte le nombre des soldats de Tsao-Tsao à 700.000, dans tous les passages où il est fait mention de son armée.
  4. Fleuve de la province du Kiang-Nan, dans laquelle Youen-Chu s’était déclaré Empereur. — Nous avons suivi, pour cette phrase, la construction plus logique de la version tartare. L’édition in-18 la développe mieux, et dit : « Au lieu de combattre, attendons que l’ennemi ait consommé tous ses vivres ; alors il se retirera de lui-même. Et vous, sire, vous traverserez le fleuve Hoey avec votre propre corps d’armée, ce qui vous procurera le double avantage de trouver des provisions et d’éviter les coups qui vous menacent. »
  5. C’étaient Ly-Fong, Yo-Tsiéou, Liang-Kang et Tchin-Ky. Il est utile de les nommer, au moins en note, parce qu’ils reparaîtront plus tard.
  6. À ce propos, l’édition in-18 fait l’observation suivante : « Sun-Tsé a prêté des vivres ; ce n’est pas assez, il faut que l’intendant prête sa tête ! Des vivres, oui, cela se prête, mais une tête !… »
  7. Littéralement : dans ces dix districts…., etc.
  8. L’intention de Tsao était de détruire l’un par l’autre ces deux hommes qui, sous des rapports bien différents, lui portaient ombrage. Liu-Pou passait pour l’un des héros de son temps à cause de sa bravoure, de sa témérité, et de sa force extraordinaire ; Hiuen-Té avait une grande influence sur les populations, parce qu’il était de la famille impériale des Han. Tsao cherchait à les réunir, quand il avait besoin d’eux, puis à les diviser pour les vaincre plus facilement ou les porter à s’attaquer l’un l’autre.
  9. Voir vol. Ier, livre III, chapitre III.
  10. Quand il s’agit de rébellion et de crime de lèse-majesté au premier chef, on punit de mort en Chine les parents du coupable jusqu’au neuvième degré.
  11. Ces chefs de villages sont des vieillards qui jouissent d’une certaine autorité parmi leurs concitoyens.
  12. De Confucius. — Il faut sous-entendre ici : excepté dans le cas de lèse-majesté ou de rébellion. Le texte chinois dit seulement fa, la loi criminelle ; l’interprète tartare ajoute le mot eroun, qui correspond au chinois hing, supplice de toute sorte, torture, etc.
  13. Littéralement : couper mes cheveux, c’est comme si je coupais ma tête. À ce propos, l’édition in-18 dit en note : « Plus haut il a fait tomber la tête de l’intendant des vivres pour sauver la sienne ; maintenant il coupe ses cheveux au lieu de sa tête ; il a toujours quelque chose à mettre à la place de ce qu’il veut garder !… C’est ce qui fait dire à un poète :

    Cent mille soldats féroces et affamés, ce sont autant de volontés différentes ;
    Un seul homme qui commande à cette multitude a bien de la peine à la maintenir !
    En coupant ses cheveux avec son sabre au lieu de sa tête,
    Tsao-Tsao a fait voir qu’il était passé maître dans l’art d’éblouir et de tromper la multitude.

      Ce même texte paraît croire dans une autre note, que Tsao met lui-même les paroles du Tchun-Tsiéou dans la bouche de son conseiller, pour éviter cette peine de mort qu’il faisait semblant de s’infliger de sa main.

  14. On a supprimé le détail du combat ; pour la centième fois, c’était une armée en bataille, une provocation, une lutte entre deux chefs, etc.
  15. Littéralement : échelle à escalader les nues. D’après le dessin qu’en ont donné les missionnaires, elle ressemble à une échelle de bibliothèque, faite sur des proportions gigantesques ; on employait aussi une espèce de mât garni de barreaux, pour arriver à une hune posée au sommet ; cet appareil portait, comme tous ceux de ce genre, sur quatre ou six roues en bois. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VIII, aux planches, les numéros 47, 50, 52, 140.
  16. Chapitre V, page 79, du texte chinois-mandchou.
  17. En chinois, lo-kio, cornes de cerfs ; ce qui signifie aussi quelquefois chevaux de frise. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VIII, planche XXIV.
  18. Liu-Kien et Yu-Kin.
  19. Elle sort de Tao-Lin (la forêt de Pêchers), à l’est des monts Koua-Chan.
  20. Voir plus haut, page 23.
  21. Le chinois ne dit pas immoler un bœuf et un cheval, mais bien égorger un bœuf et tuer un cheval. Pour ce dernier animal il emploie un mot plus noble, le même dont il se servirait à l’égard d’un homme. La langue tartare, moins riche, n’a pas cette distinction.
  22. Cimon, père de Miltiade fit enterrer, devant sa propre tombe, ses chevaux qui avaient gagné trois fois les prix aux jeux olympiques. On connaît l’attachement d’Alexandre-le-Grand pour son cheval de bataille Bucéphale, en l’honneur duquel il fonda dans les Indes la ville de Bucéphalie ; un empereur romain fit son cheval consul, mais c’est une idée toute chinoise d’offrir un sacrifice aux mânes d’un animal.
  23. Il était dépêché par Sun-Yo qui gardait la capitale.
  24. Voir vol. Ier, page 118.
  25. Littéralement : sont comme des démangeaisons vives, mais peu à craindre, qui ne suffisent pas à inquiéter beaucoup.