Histoire des Trois Royaumes/VI, III

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 241-253).


CHAPITRE III.


Yun-Tchang retrouve Tchang-Fey.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Quand il vit Hia-Héou-Tun arriver sur ses pas, le héros fit partir les chars en avant sous la garde de Sun-Kien, et retournant aussitôt en arrière, le sabre à la main  : « En me poursuivant ainsi, lui cria-t-il, vous allez tout à fait contre les intentions du premier ministre ! — Son excellence n’a pas manifesté ses volontés par un ordre écrit, répliqua Hia-Héou-Tun ; vous, vous avez commis des meurtres sur votre chemin et assassiné mon lieutenant ; j’accours exprès pour vous saisir ; mettez pied à terre et livrezvous comme un coupable !... »

« Quant aux actes de violence dont je me suis rendu coupable avant de me soumettre aux Han, vous n’avez pas à m’en demander compte ; et quant aux officiers qui cherchaient à m’arrêter sur la route, oui, je les ai tués ! — Et moi, je veux venger la mort de Tsin-Ky, mon lieutenant. » En prononçant ces mots, Hia-Héou-Tun fouette son cheval, assure sa lance...., mais au moment où il va frapper, un cavalier arrive au galop derrière lui  : « N’attaquez pas le seigneur Yun-Tchang !..., s’écria l’inconnu, et comme le héros arrêtant son coursier, restait immobile, il lui remit un écrit qu’il tira de sa tunique, puis ajouta à haute voix  : « Son excellence conserve une affection sincère pour le général Yun-Tchang qu’elle regarde comme un modèle de loyauté et d’honneur ; dans la crainte qu’il ne fût mis obstacle à sa retraite, elle m’a envoyé lui porter cet écrit qui ouvrira le chemin devant ses pas ! »

« Cet homme a tué les commandants des passages qui voulaient l’arrêter, répliqua Hia-Héou-Tun ; son excellence le sait-elle ? »

« Pas encore, dit l’envoyé[1]. »

« Eh bien, je veux le prendre vivant et l’amener devant son excellence qui le relâchera, si bon lui semble. » « Ah ! s’écria le héros avec colère, j’ai bien peur que tu ne sois au-dessous d’un pareil exploit ! » Et il s’élança sur son adversaire qui se précipitait à sa rencontre. La lutte se prolongeait, quand une seconde fois un cavalier parut qui disait à haute voix  : « Cessez le combat ! »

Ils s’éloignent l’un de l’autre  : « Quel sujet vous amène ? » demanda Héou-Tun. — La réponse de cet envoyé fut à peu près la même que celle de celui qui l’avait précédé. — « Son excellence sait-elle que cet homme a tué les commandants des passages tout le long de son chemin, dit encore Héou-Tun ! Non ! — Eh bien, je ne le laisserai pas s’en aller ainsi !… »

Dix fois encore ils s’attaquent ; un troisième émissaire survient qui les sépare[2]. « Son excellence vous envoie-t-elle ici pour saisir Yun-Tchang, demanda Héou-Tun ? — Non, reprit l’officier ; je suis le troisième émissaire que son excellence a fait partir pour empêcher qu’on arrête ce général sur sa route et pour lui remettre un laisser-passer… — Oh ! reprit Héou-Tun, le ministre ne sait pas quels meurtres cet homme a commis ! » Aussitôt il ordonna à ses soldats de se serrer autour du héros et de l’envelopper de toutes parts ! Ceux-ci obéirent ; mais Yun-Tchang, sans éprouver la moindre crainte, rompit leurs lignes en faisant entendre sa voix pareille au bruit de la foudre ; HéouTun s’élança vers lui.

« Yun-Tchang, cessez de combattre ! » s’écria derrière eux un quatrième émissaire qui arrivait au galop. Tous regardent. ; c’était Tchang-Liéao[3]. Les deux champions lèvent leurs armes, et l’officier s’approchant d’eux, annonce que le ministre Tsao ayant appris la mort du commandant du premier passage (Kong-Siéou), en avait conclu que Yun-Tchang éprouverait des obstacles sur sa route : « C’est pour les lever, ajoutait-il, qu’il m’a chargé de venir ici. »

« Tsin-Ky était le neveu de Tsay-Yang que j’estime grandement, répliqua Héou-Tun, que j’ai moi-même présenté a son excellence comme un homme capable ; Tsay-Yang m’avait confié ce jeune fils de sa sœur, et vous dites que ce fugitif n’a commis aucune faute en le tuant de sa main ! Non ; cela ne peut être admis ! »

« Quand je verrai Tsay-Yang, je lui expliquerai l’affaire, répondit Tchang-Liéao ; son excellence, dans sa générosité, permet à ce général de se retirer et vous ne devez pas aller contre les nobles intentions de son excellence. »

La-dessus, Hia-Héou-Tun rappela ses soldats ; T’chang-Liéao ayant demandé au héros vers quel lieu il dirigeait ses pas, celui-ci répliqua : « Mon frère aîné n’est plus auprès de Youen-Chao et je le cherche sous la voûte des cieux[4]. — Si vous ne savez où le rejoindre, que ne revenez-vous auprès du premier ministre ? — Je lui ai fait mes adieux ; serait-il raisonnable de retourner vers lui ? Allez, allez à la capitale et excusez mes fautes près de son excellence. »

Après avoir ainsi parlé, Yun-Tchang rejoignit le char et raconta ce qui venait de se passer à Sun-Kien. Ils marchèrent ainsi pendant une journée; mais une pluie abondante ayant gâté les bagages et les provisions, ils dûrent chercher un gîte. Une petite maison se présenta, vers laquelle Yun-Tchang se dirigea pour demander un abri. Quand il se fut fait connaître, le maître du lieu, qui était venu poliment à sa rencontre, répondit : « Je m’appelle Kouo-Tchang ; bien que toute ma vie se soit écoulée dans cette retraite, depuis longtemps le bruit de votre nom est arrivé jusqu’à mes oreilles. Quel bonheur pour moi de m’incliner devant vous ? »

Le vieillard ayant donné asile d’abord aux dames, tua pour elles un mouton et leur servit, au fond des appartements retirés, un repas dans lequel le vin ne fit pas faute ; puis, dans la grande salle de sa maison, il se mit à boire lui-même, en compagnie de Yun-Tchang et de Sun-Kien : pendant ce temps on faisait sécher les bagages ; les bêtes de somme réparaient leurs forces. A la nuit, entra, en compagnie de quelques hommes, un jeune garçon à qui Kouo-Tchang dit d’aller présenter ses devoirs au héros. « Quel est ce nouveau venu, demanda Yun-Tchang ? — Mon fils, seigneur. — Et d’où vient-il ? — De la chasse, » répondit le vieillard ; puis il ajouta les larmes aux yeux : « Toute ma vie, je me suis voué à l’étude ; les troubles survenus dans l’Empire m’ont contraint de me retirer dans la campagne et de m’adonner à l’agriculture. Je n’ai que ce fils qui s’obstine à ne rien apprendre ; courir après les bêtes sauvages, tel est son seul plaisir. Quel chagrin pour moi ! »

« Dans ces temps de guerres civiles, répliqua Yun-Tchang, on peut abandonner les livres pour embrasser la carrière des armes ; exceller dans l’art de lancer des flèches et de conduire un cheval, c’est un moyen d’acquérir des mérites et d’arriver à la gloire. Qu’y a-t-il donc la de si triste ! »

« Oh ! reprit le vieillard, s’il s’adonnait noblement à la profession des armes, j’en serais heureux ! Mais cet enfant se plaît dans le vagabondage ; il n’y a pas d’action mauvaise qu’il ne commette ! » Et la conversation ayant continué pendant une heure sur ce ton de confidence, chacun s’en alla prendre du repos ; le vieillard souhaita le bon soir à ses hôtes.

« Ce vieillard est un sage, dit Yun-Tchang à Sun-Kien, et son fils n’est qu’un insensé ! Le ciel n’a pas voulu qu’ils se ressemblassent ! » Ils causèrent ainsi quelque temps, après quoi ils songèrent à dormir. Mais tout à coup, dans le jardin situé derrière la cabane, le hennissement d’un cheval appela leur attention ; des voix d’hommes se faisaient entendre… Le glaive en main, Yun-Tchang s’avance et voit le fils de son hôte rudement jeté à terre par un cheval ; ses propres compagnons se battaient avec les garçons de la ferme.

« Qu’y a-t-il ?… demanda le héros aux gens de sa suite. — Seigneur, répondirent-ils, cet homme avait volé votre coursier, le Lièvre-Rouge ; il l’emmenait et voulait lui mettre la selle ; l’animal l’a renversé d’une ruade ; il a crié, et c’est ce qui nous a fait connaître toute l’affaire. Nous nous sommes levés pour le poursuivre ; nous ramenions le cheval..., puis les garçons de la ferme ont voulu nous le reprendre et nous en sommes venus aux coups. »

Sun-Kien pressait Yun-Tchang de tuer le voleur : « Quoi ! s’écria le héros d’un ton de reproche ; je suis seul sur cette terre que je parcours en tous sens, je n’ai pour tout bien que ce cheval, et tu me le voles ! C’est m’arrêter au milieu de ma course. » Et il allait le frapper de son glaive, quand le vieux Kouo-Tchang lui dit en suppliant : « Notre fils indigne a commis un crime odieux, qui mérite dix mille fois la mort ; sa mère et moi ne l’avons que trop aimé ! Si vous le tuez, général, nous, les auteurs de ses jours, nous mourrons de chagrin ; oh ! de grâce, montrez-vous humain et généreux ! »

Yun-Tchang était un homme de cœur ; touché des supplications du vieillard dont il avait reconnu la sincérité, il renvoya le coupable sans le punir, puis attendit que le jour parût pour continuer sa marche. Au moment où il allait se mettre en route, Kouo-Tchang et sa femme s’inclinant devant lui au seuil de l’appartement, lui dirent avec reconnaissance : « Ce fils, qui nous déshonore, s’est conduit comme un brigand ; dans votre bonté, général, vous l’avez épargné… Quels remercîments !… — Faites-le venir, que je le rappelle à lui-même par de bonnes paroles, dit le héros ! — Hélas, répondirent les vieux parents, il est parti à la quatrième veille, emmenant avec lui ses compagnons ; il nous fait expier les fautes d’une existence précédente ! »

Prenant congé de ses hôtes, Yun-Tchang fit monter les deux dames dans le petit char et partit de la ferme ; il cheminait côte à côte avec Sun-Kien. Après une marche de quelques heures, ils étaient arrivés dans un lieu où aucune maison ne s’offrait à leurs regards, quand deux cavaliers, suivis d’une centaine d’hommes, débouchèrent de derrière une montagne. Le chef de cette troupe portait un bonnet jaune et une tunique de guerre ; derrière lui se montrait le fils du vieux Kouo-Tchang ; les bandits ayant d’abord barré le chemin, celui qui les commandait s’écria : « Je suis un des lieutenants de Tchang-Kio, général du Ciel[5] ! Mon nom est Youen-Chao ; voyageur, abandonnez-nous ce cheval rouge, et la route vous sera ouverte. »

« Ah ! répliqua le héros en riant aux éclats, bandit arrogant, tu es un des adeptes du grand chef des Bonnets-Jaunes ! Eh bien, tu dois connaître Liéou-Hiuen-Té et ses deux frères, au moins de nom ? — J’ai bien entendu parler de l’un d’eux, de celui qui a le visage rouge et la barbe si longue, de celui qu’on nomme Yun-Tchang ; mais je ne l’ai jamais vu. Qui es-tu, toi ? »

Pour toute réponse, le héros, remettant le cimeterre dans la gaîne, délia sa longue barbe. À cette vue, le brigand sauta à bas de son cheval et saisit le fils de Kouo-Tchang qu’il conduisit devant le guerrier ; puis il s’inclina respectueusement et dit : « Après la mort du grand chef des Bonnets-Jaunes, ne sachant plus à quel maître obéir, je me suis jeté dans les montagnes, dans les forêts, pour me cacher. Ce matin, ce scélérat est venu m’avertir qu’un étranger, possesseur d’un cheval infatigable, passait la nuit sous le toit de son père, et que je ferais bien de venir lui enlever cet animal précieux. J’ignorais que cet étranger, ce fût vous, seigneur[6] ! Tuez ce bandit qui est le vrai, le seul coupable, car pour moi, votre serviteur, je ne suis rien dans tout ceci. »

« Non, dit Yun-Tchang ; le père de ce jeune homme m’a traité avec de grands égards, je ne veux pas le tuer.... » Et relâchant le coupable qu’on tenait la devant la tête de son cheval, il reprit  : « Vous ne m’aviez jamais vu ; comment donc saviez-vous mon nom ? »

« A quelques milles d’ici, répondit l’ancien Bonnet-Jaune, dans la montagne appelée Ngo-Niéou-Chan, demeure un homme du nom de Tchéou-Tsang, capable de porter sur ses épaules un poids de mille livres, à la barbe hérissée comme celle du dragon, au visage extraordinaire. Il a servi, lui aussi, parmi les Bonnets-Jaunes, sous les ordres de Tchang-Pao ; après la mort de son chef, il s’est caché dans les monts et dans les bois ; maintes fois, seigneur, il m’a parlé de vos exploits, et je désirais de pouvoir vous rencontrer. — Dans les montagnes, dans les forêts, reprit Yun-Tchang, avec un sourire flatteur, on a vu des gens honnêtes mener la vie de bandits ; à partir de ce jour, abandonnez la mauvaise voie pour suivre la bonne  : ne vous perdez plus ainsi ! »

S’inclinant avec reconnaissance, le chef des partisans allait prendre congé du héros, quand, à la vue d’une autre troupe armée qui se montrait à l’horizon, il s’écria : « Certainement, voici Tchéou-Tsang ! » Et il attendit à la même place. C’était bien Tchéou-Tsang ; ce dernier mit pied à terre et s’agenouilla à côté de[7] Yun-Tchang qui le pria de se relever en ajoutant  : « « Guerrier, vous m’avez donc vu quelque part ? — Oui, répondit l’ancien brigand, quand je servais sous Tchang-Pao,(chef du troisième corps) des Bonnets-Jaunes, j’ai vu votre illustre visage. Enrôlé à la suite de ces bandits, je n’ai pu m’attacher à vous ; mais aujourd’hui que le ciel m’accorde le bonheur de me prosterner à vos pieds, je vous en prie, général, ne me repoussez pas !Je demande à être votre serviteur, à vous présenter le fouet et l’étrier soir et natin ; et dussé-je mourir à ce poste, ce sera avec joie ! »

« Bien, dit Yun-Tchang ; mais vos compagnons se soumettront-ils aussi ? — Je les laisse libres de se décider, répartit Tchéou-Tsang ; et s’adressant à ses soldats, il s’écria  : « Que ceux qui veulent se soumettre, me suivent ! » A cet appel, ils répondirent tous ; Yun-Tchang descendit de cheval pour rejoindre le char, annoncer aux deux dames ce qui venait de se passer et demander leur avis  : « Beau-frère, répondit Kan, l’une d’elles, vous êtes heureusement venu seul, depuis la capitale jusqu’ici, à travers beaucoup de périls, sans recruter ni soldats ni compagnons ; vous avez même, au début du voyage, renvoyé de bien loin Liéou-Hoa (qui s’offrait de vous suivre) ; et voila que vous accepteriez une escorte de bandits ? Que de mauvais discours ne ferait-on pas à cette occasion ? Telle est l’humble observation que vous adressent de pauvres femmes ; frère, réfléchissez !...

« Respectables sœurs, vos raisons sont excellentes, » reprit le héros, et s’adressant à Tchéou-Tsang, il lui dit : « Je suis très reconnaissant de votre bonne volonté, mais les deux dames n’acceptent pas vos offres. Ainsi, retournez dans les montagnes ; prenez patience ; quand j’aurai rejoint mon frère aîné, je ne manquerai pas de vous appeler sous nos drapeaux. »

L’ancien bandit s’inclina respectueusement  : « Je ne suis qu’un homme grossier, répliqua-t-il ; j’ai commis la faute de me faire brigand, et aujourd’hui, en rencontrant votre seigneurie, il me semblait que j’avais vu reparaître le soleil dans le ciel! Si un héros comme vous ne manque, se trouvera-t-il pour moi une nouvelle occasion de revenir au bien ? Général, que mes compagnons, si vous refusez de les admettre a votre service, s’en aillent avec mon collègue ; quant à moi, je marche à pied sur vos traces, prêt à vous suivre jusqu’au bout du monde ! »

Cette réponse de Tchéou-Tsang, le héros la fit connaître aux deux dames, et Kan elle-même ayant admis qu’il n’y aurait rien de compromettant à ce qu’un ou deux étrangers se joignissent à l’escorte, il fut convenu que Tchéou-Tsang les suivrait, tandis que Pey-Youen-Chao se retirerait avec le reste de la bande. Ce dernier à son tour témoignait le désir de s’attacher, aussi bien que celui qu’il appelait son frère aîné, à la fortune de Yun-Tchang  : « Si vous nous suivez, lui dit Tchéou-Tsang, tous ces gens se disperseront ; ne vaut-il pas mieux que vous les teniez un peu de temps encore rassemblés sous vos ordres ? Moi, j’accompagnerai le général, mais non sans être convenu avec vous du lieu où nous devons nous réunir un jour. » La-dessus, Pey-Youen se retira assez triste, tandis que Tchéou-Tsang s’en allait avec son nouveau maître.

Après avoir marché plusieurs jours encore dans la direction du Jou-Nan, la petite troupe arrivée sur la frontière de la province, aperçut au milieu des montagnes une ville que les gens du pays déclarèrent se nommer Kou-Tching. « Un mois auparavant, ajoutaient-ils, un général du nom de Tchang-Fey, accompagné d’une dizaine de cavaliers, en avait chassé le gouverneur et s’y était établi. Dans cette place forte, où il rassemblait des hommes et des chevaux, des vivres et des fourrages, quatre à cinq mille soldats s’étaient déjà réunis autour de lui ; personne n’osait l’aborder en ennemi, et il y aurait même imprudence a passer par ce lieu. »

« Ah, s’écria Yun-Tchang avec joie, depuis six mois que nous avons été séparés sous les murs de Su-Tchéou, pouvais-je espérer de rejoindre ici mon jeune frère adoptif ? » Et il chargea Sun-Kien d’aller vers celui-ci, pour l’avertir de se porter au-devant des deux danes. Or, après avoir mené dans les monts Mang-Tang une vie errante, Tchang-Fey cherchait à passer dans les provinces situées au nord du fleuve Jaune ; cette ville de Kou-Tching se trouva sur sa route et il voulut y entrer pour prendre des vivres, ce à quoi s’opposa le gouverneur. Le guerrier, sans plus de façon, arracha au mandarin le sceau de sa dignité, et les autres magistrats ayant fui, il s’installa dans cette place. Quand Sun-Kien, parvenu jusqu’à lui et interrogé sur le but de sa mission, eut raconté comment Hiuen-Té, quittant Youen-Chao, s’était rendu dans le Jou-Nan auprès de Liéou-Py, comment Yun-Tchang, sorti de la capitale et emmenant les deux dames confiées à sa garde, était arrivé devant ces murs en le cherchant lui-même, quand il eut ajouté  : « Général, je vous en supplie, venez recevoir le fugitif !. » Tchang-Fey, au lieu de répondre, se couvrit de sa cuirasse, saisit sa pique et s’élança à cheval, suivi de mille hommes, hors de la porte du nord[8].

Quand il le vit paraître, Yun-Tchang, transporté d’une indicible joie, confia son cimeterre à Tchéou-Tsang et se précipita au galop vers lui ; mais le rude guerrier, roulant des yeux ronds pleins de colère, la barbe hérissée comme le tigre, pousse un cri qui retentit comme la foudre. La lance en arrêt, il attaque Yun-Tchang, et celui-ci tout épouvanté, s’écrie, après avoir évité le coup par un mouvement rapide : « As-tu donc oublié le serment que nous avons fait dans le jardin des Pêchers[9] d’être unis comme des frères ?–Tu as manqué à cette fidélité jurée, répliqua Tchang-Fey ; oses-tu bien paraître devant moi ! »

« Non, non, s’écria le héros ; je n’y ai pas manqué ! — Ne t’es-tu pas soumis à Tsao-Tsao ; n’as-tu pas reçu de lui un titre de prince, des présents, des honneurs ?... Va, tu crois me tromper aujourd’hui ? Combattons à outrance ; que l’un de nous deux reste sur la place ! »

« Tu ne sais pas ce qui s’est passé, répondit Yun-Tchang ; il est difficile pour moi de m’expliquer maintenant. Les femmes de notre frère aîné sont ici toutes les deux ; viens, viens les interroger ! »

« Beau-frère, s’écrièrent les deux dames en relevant les portières du char, car elles avaient entendu le dialogue, beau-frère, que signifie cette indignation ? — Pardonnez-moi, répondit le guerrier, il faut que je tue ce traître qui a violé ses serments ; vous, entrez dans la ville[10].

Kan, l’une des deux dames, lui expliqua par quelles circonstances Yun-Tchang, ne sachant où le rejoindre, avait été réduit à se soumettre à l’Empereur des Han et non au ministre Tsao. « A peine averti que Hiuen-Té avait cherché un asile près de Youen-Chao, ajouta-t-elle, il nous a amenées jusqu’ici, tout seul, à travers une grande étendue de pays ; cessez donc de lui reprocher des fautes dont il est innocent. »

« Celui qui est vraiment un héros sur la terre ne sert jamais deux maîtres, lui répliqua Tchang-Fey ; ne vous laissez point éblouir par ses mauvaises excuses !.... — En sortant de Hia-Pey après sa défaite, reprit Kan, que pouvait-il faire ? — Mourir, mourir plutôt que se déshonorer !... Tu t’es soumis à Tsao et tu reparais effrontément devant mes yeux. — Frère, dit Yun-Tchang, cesse de m’accuser ainsi ! — Il est venu jusqu’ici tout exprès pour vous chercher, » ajouta Sun-Kien.

« Vaines paroles, cria Tchang-Fey d’une voix irritée ; ah ! il a de bonnes intentions ! oui, il vient ici, j’en suis sûr, tout exprès pour me combattre (d’après les ordres de Tsao) ! — Si tel eût été mon dessein, interrompit le héros, j’eusse au moins amené des soldats avec moi ! » Tchang-Fey, à ces nots, fit un geste qui signifiait  : « Les voila qui viennent, tes soldats !.. » Et Yun-Tchang ayant tourné la tête, aperçut à l’horizon un tourbillon de poussière ; en effet, des troupes arrivaient, portant au milieu d’elles la bannière de Tsao. « Ah ! reprit Tchang-Fey, transporté de fureur, combattons !... — Frère, calme-toi, dit le héros ; tu vas me voir décapiter le chef de cette troupe, et tu jugeras alors de la sincérité de mes intentions. — Si tes intentions sont sincères, répliqua Tchang-Fey, il faut qu’au troisième coup que je frapperai sur le tambour, tu abattes le commandant de cette division. »

Déjà elle était rangée en bataille ; au pied de la bannière paraissait le commandant, à cheval, le sabre en travers sur la selle ; Yun-Tchang, en le voyant, rajuste sa cuirasse, fouette son coursier, et s’élance hors des rangs pour lui demander son nom. « Je suis Tsay-Yang, répond le général ; toi, tu es l’assassin de mon neveu Tsin-Ky, tu t’es réfugié ici après ton crime ; mais j’ai obtenu de son excellence l’ordre de te poursuivre, et si je puis te prendre, le titre de prince de Chéou-Ting (que tu portais) sera ma récompense ! »

Le tambour a retenti ; c’est le signal du combat. Déjà Yun-Tchang a joint son adversaire ; le premier choc durait encore qu’il avait abattu la tête de Tsay-Yang. Les soldats s’étant retirés en désordre, le héros les poursuit et fait prisonnier le porte-étendard du détachement. Son premier soin fut de questionner le captif, qui lui répondit  : « Instruit du meurtre de son neveu, Tsay-Yang, transporté de colère, voulait vous attaquer jusque sur la rive septentrionale du fleuve Jaune, tant il était impatient de se venger. Son excellence s’opposa à ses desseins, et (pour l’en détourner), nous envoya de ce côté, dans le Jou-Nan, combattre Liéou-Py qui occupe la province. Là, le hasard nous a fait vous rencontrer. » Ce récit, Yun-Tchang voulut que l’officier le répétât à Tchang-Fey comme une preuve de sa sincérité. Tchang-Fey l’interrogea sur ce que Yun-Tchang avait fait à la cour pendant son séjour dans la capitale, et les réponses du captif furent si complètes et si satisfaisantes, qu’il reconnut la vérité des paroles de Yun-Tchang.

Il allait donc enfin vers le petit char présenter ses respects aux deux femmes de leur frère commun, quand des courriers arrivés de la ville lui annoncèrent qu’on voyait s’avancer du côté du sud une dizaine de cavaliers suspects ; ils s’approchaient avec une extrême rapidité. Cette nouvelle causa une vive inquiétude à Tchang-Fey qui se porta, à la tête de ses soldats, au-devant de l’ennemi supposé.


  1. L’édition in-18 fait l’observation suivante  : « La première fois, quand Yun-Tchang décapita le commandant d’un passage, il y a tout lieu de croire que des émissaires partirent au galop vers la capitale pour en avertir TsaoTsao ; et cinq commandants auraient ainsi succombé sous les coups du fugitif, sans que le premier ministre l’eût appris ?.. Quand l’envoyé répond  : « Pas encore, » c’est d’après les propres instructions du ministre, qui craignait, s’il laissait partir Yun-Tchang librement après avoir eu connaissance deses actes violents, de passer pour agir d’une façon trop contraire aux idées reçues.
  2. Ces passages ont été un peu abrégés ; les répétitions qui plaisent assez aux écrivains orientaux n’étant pas trop du goût des lecteurs européens.
  3. Officier au service de Tsao-Tsao, ami de Yun-Tchang ; voir plus haut, livre V, chap.V ; et livre VI, chap. II.
  4. Littéralement  : sous le ciel, c’est-à-dire dans l’Empire et par suite à travers le monde, au hasard, l’Empire étant le monde des Chinois.
  5. Tchang-Kio, qui se nommait lui-même le Général du Ciel, avait été le chef des premiers Bonnets-Jaunes ; voir vol. I°, livre I°. — Il ne faut pas confondre ce Youen-Chao, qui ne fait qu’apparaître sur la scène, avec Youen-Chao, maître des provinces situées au nord du fleuve Jaune, ancien chef de la ligue contre Tong-Tcho, et près de qui Hiuen-Té avait d’abord cherché un refuge. En chinois, le mot youen présente à l’œil une différence que la transcription phonétique ne peut pas reproduire.
  6. Littéralement  : mon père Yun-Tchang ; il emploie ce mot de père par respect.
  7. On ne dit pas en chinois s’incliner devant la personne que l’on rencontre, mais s’incliner à côté, le long de la route ; le cérémonial ne permettant pas d’aborder en face un supérieur. Il y a en sanscrit une locution analogue  : Parikrama, circumambulatio, l’action de tourner autour d’un supérieur pour le saluer.
  8. Quelle étrange chose ! — dit en note l’édition in-18 ; — quatre chefs de partisans, campagnards et officiers, qu’il a rencontrés dans sa fuite, sont venus au-devant de lui, se sont prosternés à ses pieds ; et ce frère bien-aimé ne l’a pas plutôt aperçu, qu’il saisit sa pique. Ah ! le brutal et violent tueur d’hommes ! — Et plus bas, à propos de leur dialogue  : — Autrefois, ils s’appelaient frère ainé et frère cadet, maintenant voici que tout à coup (Tchang-Fey) dit simplement moi et toi, locution fort irrégulière entre frères (véritables ou adoptifs). Tu as manqué à la foi jurée (s’écrie-t il), c’est-à-dire, toi et moi nous faisons deux, nous sommes deux êtres distincts ; et tu ne peux plus me regarder en face, c’est-à-dire, je ne puis plus supporter ton visage.Ses paroles sont écrites avec des caractères où se peignent l’agitation et prononcées avec l’accent de la colère.
  9. Voir vol. I°, page 11.
  10. Dans ces dernières paroles, il y a une nuance de sentiments que l’édition in-18 fait connaitre par cette note : Ces deux dames étaient ses belles-sœurs aînées. Tuer devant elles un homme coupable d’infidélité envers un aîné, c’eût été commettre ce meurtre devant le frère ainé lui-même, — Se soumettre à Tsao, c’eût été manquer au serment qui le liait à Hiuen-Té. Manquer au serment qui le liait à Hiuen-Té, c’eût été manquer à la fidélité. Tant qu’il a été fidèle, il a été pour lui un frère ainé ; en cessant de l’être, il n’est plus qu’un homme ! Ce guerrier était vraiment un saint personnage ! — Et plus loin quand les deux dames prennent la défense de Yun-Tchang, une note ajoute  : Une première fois, Tchang-Fey (voir vol. I°, page 258), après sa défaite, abandonna entre les mains de Liu-Pou ces mêmes belles-sœurs ; Yun-Tchang lui fit de graves reproches, et Hiuen-Té l’excusa. Cette fois Yun-Tchang, après sa défaite, se retire avec les deux dames près de Tsao-Tsao ; Tchang-Fey l’accable de reproches et les deux femmes de Hiuen-Té l’excusent à leur tour. Entre ces deux passages fort éloignés, il y a un rapprochement à faire.