Histoire des Trois Royaumes/VII, IV

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 349-361).


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao s’empare de Ky-Tchéou en arrêtant la rivière.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 205 de J.-C. ] Le dixième mois, au solstice d’hiver de la huitième année Kien-Ngan, Tsao-Tsao, abandonnant la ville de Sy-Ping qu’il menaçait, se dirigea avec son armée vers celle de Ky-Tchéou. Craignant que cette retraite ne fût une ruse, Hiuen-Té, au lieu de le poursuivre, revint à King-Tchéou. Le premier ministre passa donc le fleuve ; ce fut alors que Youen-Chang, retournant en toute hâte vers sa capitale, laissa au bord des eaux les deux généraux(que nous venons de voir paraître[1]), afin qu’ils protégeassent ses dernières lignes. Ils avaient menacé Youen-Tan poursuivant son frère dans sa retraite ; arrêté au milieu de sa course, le jeune prince dit en pleurant à ces deux généraux : « Du vivant de mon père, jamais je n’ai eu pour vous de mauvais traitements, pourquoi donc obéissez-vous à mon frère, pourquoi vous acharnez-vous ainsi contre moi ? »

Émus par ces paroles, les deux généraux descendirent de cheval et se soumirent à Youen-Tan qui s’écria : « Ce n’est pas à moi, c’est à son excellence Tsao-Tsao que vous devez faire votre soumission. » Ils se laissèrent donc présenter par lui au premier ministre ; celui-ci, dans sa joie, promit sa propre fille en mariage à Youen-Tan : il accorda aux deux officiers le titre de princes, et les choisit pour remplir les[2] formalités de cette cérémonie.

Cependant, Youen-Tan priait Tsao d’attaquer la capitale de son frère : « Attendez, répondit le ministre ; les provisions ne sont pas encore arrivées dans mon camp et il serait trop difficile de les amener ici. Je ne mettrai mes soldats en marche qu’après avoir ouvert la route à mes convois, et cela en arrêtant la rivière Ky-Chouy[3] qui sort du fleuve Tsy-Ho, pour la faire entrer dans le Pé-Kéou. » Il établit donc Youen-Tan à Ping-Youen et retourna lui-même à Ly-Yang en compagnie des deux généraux qui venaient de se soumettre. « Je crains bien, dit à Youen-Tan le conseiller Kouo-Tou, que Tsao-Tsao en vous accordant sa fille n’ait eu l’intention de vous duper. Voyez ; il emmène avec lui ces deux généraux ;il en a fait des princes ; les habitants des provinces situées au nord du fleuve Jaune, il se les attache par des faveurs, et vous, seigneur, il vous absorbera ! Faites faire un sceau[4], envoyez-le secrètement à Liu-Kwang et à Liu-Tsiang en leur ordonnant avec mystère d’agir d’après vos ordres ; puis, quand le premier ministre aura détruit la puissance de votre frère, nous emploierons quelque stratagème en harmonie avec les circonstances. »

Frappé de la justesse de ces paroles, Youen-Tan suivit le conseil de son fidèle mandarin. Mais quand les deux généraux eurent reçu le sceau envoyé en secret, ils le montrèrent au premier ministre : « Ah ! répondit celui-ci avec un sourire de mépris, Youen-Tan vous adresse ce signe mystérieux de ralliement ; il veut pouvoir compter sur votre coopération. D’abord, il me laisse abattre son frère, et puis après il agira selon les événements... Pauvre stratagème !... Quand j’aurai triomphé de Youen-Chang, il me restera encore assez de provisions pour me maintenir dans ce pays ; quel mal peut-il me faire ? Vous pouvez, en attendant, garder le sceau... » Et depuis lors Tsao résolut de se défaire de son allié.

Au second mois, au printemps de l’année suivante[5], Youen-Chang, demandant conseil à Chen-Pey, lui dit : « Voici que les troupes du premier ministre font entrer par la rivière Pé-Kéou leurs provisions ; c’est une preuve infaillible que notre chef-lieu va être attaqué. Quel parti prendre. ? — Écrire à Yn-Kay (commandant de Wou-Ngan), reprit le conseiller, et lui ordonner de s’établir à Mao-Tching, pour vous faire arriver des vivres par la route de Chang-Tang. Chargez le général de première classe, Tsu-Ko[6], de défendre la ville de Han-Tan et d’arrêter loin d’ici les armées impériales. Vous, seigneur, marchez contre Ping-Youen et attaquez-y votre frère ; vous l’accablerez tout d’abord et ensuite vous viendrez à bout de Tsao. » Youen-Chang, approuvant l’avis de son conseiller, lui confia la garde du chef-lieu ; puis il envoya à la tête du corps d’avant-garde, menacer la ville occupée par son frère, les deux généraux Ma-Yen et Tchang-Kay. Ils avancèrent à marches forcées ; Youen-Tan, instruit de leur approche, en prévint immédiatement Tsao-Tsao. « Bien, répondit le ministre, il me suffit de laisser les choses suivre leur cours pour me rendre maître de Ky-Tchéou ! »

Sur ces entrefaites, Hu-Yéou, qui arrivait de la capitale de l’Empire, ayant appris que Youen-Chang attaquait son frère aîné, vint dire au premier ministre : « Excellence, pourquoi donc attendez-vous sans agir que le tonnerre du ciel ait écrasé ces deux frères[7] ? — Oh ! reprit le ministre, je sais ce que j’ai à faire ! » La-dessus, il chargea son parent Tsao-Hong d’occuper le district de Nié, tandis qu’il allait en personne attaquer Yn-Kay ( établi à Mao-Tching, comme on vient de le voir). Dès qu’il parut auprès des fossés, le commandant sortit pour le combattre : « Où est mon lieutenant Hu-Tou, » demanda Tsao en voyant s’avancer le chef ennemi. — Et du milieu des lignes s’élance un guerrier à cheval qui se tenait à ses côtés. La lutte dura peu ; Yn-Kay ayant été renversé d’un coup de sabre, les siens s’enfuirent en désordre ; la moitié d’entre eux, répondant à l’appel du vainqueur, passa sous les bannières impériales. Tsao s’empresse de faire prendre a ses troupes le chemin de Han-Tan ; le commandant de la place, Tsu-Ko, sort à sa rencontre ; mais, ne pouvant résister au général Tchang-Liéao accouru pour le combattre, il rentre précipitamment dans les lignes. Tchang-Liéao l’y poursuit ; il tend son arc… Sa flèche atteint et renverse le chef déjà vaincu. Les troupes de Tsao, lancées par lui, chargent la division ébranlée qui fuit de toutes parts ; vainqueur des deux généraux qui menaçaient sa marche, le premier ministre se dirige tout droit sur Ky-Tchéou.

Déjà Tsao-Hong arrivait au pied des murailles ; le premier ministre ordonna aux trois corps d’armée d’envelopper la place et d’élever tout à l’entour des montagnes de terre[8], sous lesquelles des chemins souterrains permettraient aux soldats d’attaquer la ville. Chen-Pey, qui se trouvait chargé de la défense du chef-lieu, fut très alarmé de ces préparatifs. Le général Fong-Ly, placé à la porte de l’est, s’étant enivré[9], négligea de faire des rondes, et Chen-Pey, lui fit appliquer sur le dos quarante coups de bâton. L’officier, la rage dans le cœur, ouvrit cette porte de l’est ; il se sauva près de Tsao qui le consulta sur les moyens de réduire la place. Le transfuge conseilla à son nouveau maître de creuser un trou profond sous les murailles, de pénétrer ainsi à l’intérieur de la ville, et de l’incendier, ce qui la ferait immédiatement tomber en son pouvoir. Aussitôt Tsao-Tsao lui confia trois cents hommes robustes qui devaient, à la faveur des ténèbres, mettre ce plan à exécution. De son côté, Chen-Pey (depuis la défection de Fong-Ly) parcourait lui-même toutes les nuits les remparts pour inspecter les postes ; un soir, du haut du pavillon qui domine l’une des portes, il s’aperçoit de l’absence de lumière autour des fossés. Cette circonstance lui fait deviner le plan que médite Fong-Ly ; il appelle des soldats d’élite, leur ordonne, sans plus tarder, d’apporter des pierres et de boucher l’entrée des souterrains ; de cette façon, le transfuge et ses trois cents travailleurs périrent sous la terre qu’ils creusaient.

Découragé par cet échec, Tsao-Tsao fit abandonner les travaux entrepris, et ramena ses troupes sur le bord de la rivière Houan pour y attendre le retour de Youen-Chang. Ce dernier, instruit des événements que nous avons vus s’accomplir[10], se porta vers sa capitale pour la secourir, suivi de la moitié de son armée. Le général Ma-Yen lui conseillait d’éviter la grande route où Tsao ne manquerait pas de lui tendre une embuscade. « Il vaut mieux, disait-il, prendre un chemin détourné qui vous conduira le long des monts Sy-Chan, à l’embouchure de la rivière Fo-Chouy. Vous pourrez assaillir le camp du premier ministre et le forcerez infailliblement à lever le siége. — Cette marche en avant peut m’être funeste, répondit Youen-Chang ; restez avec Tchang-Hy à l’arrière-garde pour me soutenir. » A peine avait-il pris ces arrangements, à peine était-il en marche que des espions vinrent en donner avis à Tsao-Tsao.

« Cet ennemi qui se retire, dit Tsao-Hong, au lieu de le poursuivre, il faut l’éviter ; les soldats de Youen-Chang ont leurs familles dans cette ville, et dans leur retraite ils se battront avec le courage du désespoir. — Si Youen-Chang venait par la grande route, je l’éviterais en effet, répliqua le premier ministre ; mais s’il s’engage dans un chemin détourné, s’il arrive par les montagnes, je l’attaque et il est à moi. Si je ne me trompe, il aura adopté ce second plan... » À ce moment on vient lui annoncer quelle route suivait Youen-Chang. « Ah ! s’écria-t-il en frappant dans ses mains, le ciel me rend maître de Ky-Tchéou ! – Puis il ajouta : Il ne manquera pas en arrivant de faire un signal, d’allumer des feux pour avertir la garnison d’agir de concert avec lui ; je n’ai qu’a diviser mes troupes, frapper sur deux points en même temps et je suis sûr du succès ! »

Déjà Youen-Chang, sortant à l’embouchure de la rivière Fo-Chouy, rassemblait ses troupes à cinq milles environ de sa capitale, dans l’est, au lieu appelé Yang-Ping. Un de ses côtés s’appuyait sur cette même rivière Fo-Chouy. Son premier soin fut d’ordonner aux soldats de former des amas de bois mort et d’herbe sèche, et d’y mettre le feu, afin de préparer un signal de nuit ; en même temps son secrétaire Ly-Fou, prenant le costume d’un inspecteur militaire de l’armée impériale, traversa hardiment le camp de Tsao-Tsao. Répondant à haute voix aux soldats qui gardaient la route, il put arriver jusqu’aux portes de la ville. Quand il demanda à entrer, Chen-Pey, qui reconnut sa voix, n’hésita pas à le laisser pénétrer dans les murs ; il lui apprit que leur maître, arrêté avec ses troupes à Yang-Ping, attendait que la garnison secondât son mouvement. Un feu allumé sur les remparts devait être le signal de la sortie.

Chen-Pey disposa des tas d’herbes destinés à produire le signal qui le mettrait en communication avec son maître. « La ville manque de vivres, dit Ly-Fou ; il faut en faire partir les vieillards, les enfants, les malades, ainsi que les femmes ; c’est le moyen d’éviter la famine. Que ce peuple évacue la place, et les soldats feront ensuite leur sortie. » Chen-Pey se mit en devoir d’obéir ; le lendemain, sur les remparts, il arbora une bannière blanche sur laquelle étaient tracés ces mots : « Le peuple de Ky-Tchéou demande à se soumettre. » Les soldats du camp impérial en avertirent Tsao-Tsao : « La ville manque de vivres, répondit-il ; on nous abandonne les bouches inutiles pour éviter la famine ; certainement la garnison tentera un coup de main après le départ des habitants. » Et il ordonna à deux généraux (Tchang-Léao et Hu-Hwang) d’aller, chacun avec trois mille hommes, s’embusquer aux deux côtés de la route. Lui-même, abrité sous le grand étendard, il déploya toute son armée autour de la ville.

En effet, les portes s’ouvrent ; les habitants qui soutiennent les vieillards et portent des enfants, s’avancent, tenant à la main des bannières blanches. « Je vois bien que ce peuple a beaucoup souffert dans la ville, dit Tsao-Tsao ; s’il ne la quittait pas, il y mourrait de misère ! » Ces malheureux vinrent en masse se jeter à ses pieds, et il leur fit distribuer des vivres par les soldats de son arrière-garde. Il y avait bien la dix mille personnes de tout âge ; quand cette foule eut fini d’évacuer la place, la garnison tenta une brusque sortie. À cette vue, Tsao-Tsao fit signe d’arborer un étendard rouge ; les deux généraux embusqués tombèrent sur la division qui se précipitait hors de la ville, la mirent en désordre, si bien qu’elle dut rentrer dans les murs. Tsao s’élança au galop à sa poursuite : arrivé sur le pont-levis, il est accablé par une grêle de traits qu’on lui lance d’en haut. Une flèche perce son cheval qui tombe mort, deux autres pénètrent dans son casque et lui effleurent le front.

Tous les généraux se précipitent au secours de leur maître qu’ils ramènent au milieu des rangs ; mais Tsao change de vêtements, prend un autre cheval et s’élançant à la tête de ses officiers, les entraîne vers le camp de Youen-Chang. Celui-ci accepte le combat ; complétement battu dans cette attaque générale où trois corps d’armée se sont réunis contre lui, il recule avec ses soldats éperdus jusqu’aux monts Sy-Chan. La, il campe tandis que des courriers vont avertir les deux lieutenants Ma-Yen et Tchang-Hy d’arriver au plus vite. Il ignorait que Tsao-Tsao venait de détacher vers eux les deux Liu, auxquels nous avons vu qu’il avait accordé le titre de princes[11] ; ces deux généraux rencontrèrent à moitié chemin ceux qu’ils cherchaient.

« Youen-Chang est perdu, dit Liu-Kwang ; son excellence Tsao a le cœur large et généreux. Il honore les sages et respecte les hommes de talent ; si vous vous soumettez à lui, le titre de prince ne peut vous échapper. » Et gagnés par ces paroles, les deux chefs allèrent faire leur soumission à Tsao-Tsao, qui leur accorda en effet le titre de prince.

Dès le lendemain, le premier ministre, avant de se mettre en marche pour attaquer le camp de Sy-Chan, chargea ces quatre généraux d’aller intercepter les convois de Youen-Chang. Celui-ci, comprenant que les défilés des montagnes ne lui offraient plus d’asile sûr, se sauva pendant la nuit à Lan-Kéou. A peine y avait-il établi son camp, que de toutes parts il se vit attaqué par les flammes ; des soldats embusqués se montrent inopinément. Ses soldats étaient sans cuirasses ; les chevaux n’étaient point bridés. Cette armée surprise fuit en désordre et recule à cinq lieues de la ; ce qui fut cause que Youen-Chang envoya présenter sa soumission à Tsao-Tsao[12]. Le rusé ministre feignit de l’accepter, puis au milieu de la nuit, il fit attaquer le camp de son adversaire par deux divisions[13]. Contraint d’abandonner le sceau de son petit royaume, la hache, signe de commandement, ses vêtements, sa cuirasse, tout ce qu’il possédait de précieux, Youen-Chang se sauva encore en pleine nuit et se jeta dans les monts Tchong-Chan.

Alors Tsao-Tsao revint attaquer le chef-lieu de la principauté. Son conseiller Hu-Yéou lui ayant donné l’idée de s’emparer de la ville en l’inondant avec les eaux du Tchang-Ho, il s’empressa de la mettre à exécution. Des soldats creusèrent, autour de la place, un fossé de quatre lieues d’étendue ; Chen-Pey, qui du haut des remparts les voyait pratiquer cet étroit canal, se prit à dire en souriant : « Ah ! vous voulez enlever la ville en y faisant entrer les eaux de la rivière ; pour cela, il faut que les eaux puissent s’y précipiter, et avec un canal si peu profond, que comptez-vous faire ?... Vous n’avez qu’a recommencer sur une plus grande échelle !» Aussi, quand ses généraux vinrent lui parler des travaux entrepris par les assiégeants, et le prier de les détruire par une sortie : « Ils perdent leur temps, répondit-il ; qu’ils creusent de toutes leurs forces, tant qu’ils voudront ! »

Cette même nuit, Tsao-Tsao ajouta aux travailleurs dix compagnies de soldats qui firent tant d’efforts[14], chacun pour leur part, que le matin du jour suivant, le fossé avait la profondeur de deux mesures de dix pieds. Les eaux de la rivière y entrèrent, et dans la ville elles s’élevèrent à la hauteur de quelques pouces. Les vivres manquaient aux assiégés ; bien des soldats déjà avaient succombé a la famine ; ce fut dans cette circonstance que le transfuge Sin-Py, attachant au bout d’une pique le sceau, les vêtements, toute la dépouille de Youen-Chang, promena ce trophée autour des murailles pour appeler ces malheureux à la reddition. Exaspéré de cette conduite, le gouverneur (Chen-Pey) fit arrêter quatre-vingts personnes de tout âge et de tout sexe, qui appartenaient à la famille de ce général ; ils furent décapités sur les remparts, et leurs têtes lancées au pied des murailles. Dans sa douleur, Sin-Py poussa des sanglots et des cris que rien ne pouvait arrêter !

Les habitants restés dans la ville en étaient réduits à tuer les chevaux pour se nourrir ; les soldats mourant de faim ne pouvaient plus se tenir à leurs postes. Du haut des remparts, le neveu[15] du gouverneur, jeune homme appelé Chen-Yong, fut profondément ému d’entendre les lamentations incessantes de Sin-Py (pleurant le massacre de sa famille) ; et comme depuis longtemps il était très lié avec celui-ci, il conçut le dessein secret de remettre entre ses mains une des portes de la ville. Il le lui fit connaître au moyen d’une lettre lancée au bout d’une flèche, que les soldats trouvèrent et lui remirent. Sin-Py, après l’avoir lue, la porta à Tsao-Tsao. Le premier ministre assembla ses officiers, et déclara solennellement[16] qu’a leur entrée dans la ville, ils eussent à faire respecter tous les parents de Youen-Chang, et que les habitants, civils ou militaires, ne seraient point mis à mort. Le lendemain, dès que parut le jour, Chen-Yong ouvrit la porte de l’ouest[17]. Les troupes impériales pénétrèrent donc dans la ville, conduites par Sin-Py qui galopait en avant et que suivaient de près les autres généraux.

Ainsi, la ville de Ky-Tchéou était au pouvoir de l’ennemi ; lorsque du haut du pavillon qui dominait la façade sud-est des remparts, le gouverneur Chen-Pey vit les divisions impériales remplir la place, il descendit avec quelques cavaliers pour se battre en désespéré. Mais il se trouva face à face avec Su-Hwang qui le fit prisonnier, le lia et l’emmena hors des murs Sur sa route, le captif rencontra Sin-Py ; celui-ci, grinçant des dents, le frappa sur la tête avec son fouet : « Ah ! brigand, s’écria-t-il, c’est aujourd’hui que tu vas mourir ! »

« Chien, répondit Chen-Pey, c’est toi qui as conduit les troupes ennemies, et consommé la ruine de cette ville, qui était notre patrie à tous les deux[18] ! Oh! que n’ai-je pu te tuer de ma main !.. Mais non, aujourd’hui même, je dois mourir de la tienne ! » On le conduisit devant Tsao-Tsao : « Savez-vous bien, lui demanda le vainqueur, qui m’a livré les portes ? Non, je l’ignore ! »

« C’est votre neveu, répliqua Tsao, en montrant du doigt Chen-Yong. — Il a donc suffi de la trahison d’un homme de rien pour amener tant de maux[19] ! »

« Ces jours derniers, quand je suis venu presser le siége, pourquoi m’avez-vous accablé d’un si grand nombre de flèches ? — Quoi, trop de flèches ?. Hélas ! il y en avait trop peu ! »

« Votre fidélité à la famille des Youen vous poussait à cette résistance obstinée ; vous soumettez-vous à moi ? — Je ne me soumets pas, non, non ! »

Sin-Py vint se prosterner en sanglotant : « Les quatre-vingts personnes qui composaient ma famille ont été toutes égorgées par ce brigand, s’écria-t-il ; je prie votre excellence de l’immoler en sacrifice à leurs mânes. — Durant ma vie, répliqua Chen-Pey, j’ai servi les Youen, et je les servirai encore sous la forme d’une ombre[20] ! Ce n’est pas comme toi, brigand, qui calomnies tes maîtres et flattes tes ennemis. Faites vite tomber ma tête. » Tsao donna ordre qu’on l’emmenât pour le mettre à mort ; s’adressant à ses bourreaux, Chen-Pey leur dit avec fierté : « Mon maître est dans le nord ; je ne veux pas mourir la face tournée vers le sud. » Puis il se plaça dans la direction qu’il indiquait, allongea le cou, et le glaive lui trancha la tête. Il mourut le septième mois de la neuvième année de la période Kien-Ngan (204 de J.-C.) Ce fut le visage tourné vers le nord qu’il reçut le coup fatal, et tous les assistants restèrent consternés ! Par égard pour sa loyauté, pour sa fidélité inébranlable, Tsao le fit enterrer au nord de la ville.

L’armée entra donc tout entière dans la ville, et avec elle le fils aîné du premier ministre, jeune homme du nom de Tsao-Py (son surnom Tsé-Houan), qui entrait dans sa dix-huitième année[21]. A l’époque de sa naissance, un nuage surnaturel de couleur bleue et de forme carrée, développé comme la couverture d’un char, était resté tout le jour suspendu sur la maison, sans se dissiper. Les gens habiles à interpréter les pronostics avaient dit à son père : « Cet enfant jouira d’une destinée que les paroles ne peuvent exprimer ; l’esprit qui s’est manifesté sous la forme de ce nuage, n’est point de ceux qui se montrent à la naissance d’un sujet.. » A l’âge de huit ans, il savait lire, et sa perspicacité l’élevait au-dessus de tous les jeunes gens de son âge. Les King (les livres canoniques) anciens et modernes, les chefs-d’œuvre littéraires[22], les livres des diverses sectes, n’avaient pas de difficultés pour lui ; il savait parfaitement monter à cheval et tirer de l’arc en galopant : il excellait dans l’art de manier le sabre. Sa mère appartenait à une famille (de Lang-Yé) du non de Pien ; c’était la fille d’une simple courtisane, que Tsao avait placée au nombre de ses concubines[23]. Au temps de l’expédition contre la ville de Ky-Tchéou, ce jeune fils l’accompagnait ; après la victoire, il entra dans la place suivi de ses propres troupes et se dirigea tout droit vers le palais qu’habitait la famille de Youen-Chang. Arrivé devant la porte, il met pied à terre, le sabre au poing, et se prépare à pénétrer dans ce palais : « Son excellence a défendu de laisser passer personne, répondit l’officier de garde ; » mais le jeune homme, traitant cet officier avec mépris, continue sa marche. Armé de son glaive, il s’introduit dans les appartements réservés aux femmes, et la, il aperçoit Liéou-Ssé (la mère de Youen-Chang) qui pleurait, en serrant sur son cœur une jeune fille.


  1. Liu-Kwang et Liu-Tsiang.
  2. C’est-à-dire pour remplir le rôle obligé d’entremetteurs.
  3. La rivière Ky coule dans la province du Ho-Nan. L’édition in-18 dit en note : La rivière Ky sort du district Hoay-King, province de Y-Youen. La rivière Pé-Kéou coule dans le district de Pao-Tching, province de Tsiang-Ngan.
  4. La signification et l’usage du sceau envoyé par un souverain à ses généraux, ont déjà été expliqués dans une note du I° vol., page 316, et ailleurs.
  5. Neuvième de la période Kien-Ngan, 204 de J.-C.
  6. Fils de Tsu-Chéou ; voir plus haut, page 312. Chang-Tang est la ville de Lou-Tchouen, dans la province de Tchang-Ping ; Han-Tan est la ville de Kwang-Tchéou, dans la préfecture de Ming-Tan.
  7. Il ne faisait point avec des nuages ce tonnerre (destiné à écraser les frères rivaux) ; mais il allait faire des fossés et prendre l’eau pour arme.(Note de l’édition in-18).
  8. On a vu plus haut que Youen-Chao, à l’attaque de Kouan-Tou, avait élevé des montagnes de terre et creusé des routes souterraines pour agir contre les assiégés. Tsao emploie les mêmes moyens contre la ville de Ky-Tchéou ; il savait bien que ces amas de terre et ces galeries souterraines, ne valent pas des fossés où l’on fait entrer l’eau. (Note de l’édition in-18. )
  9. L’édition in-18 dit en note : Sun-Yu-Kiong (voir plus haut, page 305), ruina les affaires de son maître en s’enivrant ; Fong-Ly fait de même. Par quelle fatalité les généraux des Youen aimaient-ils à boire ? — Sun-Yu-Kiong est resté célèbre parmi les buveurs ; son nom se trouve cité dans le Hao-Kéou-Tchouen, k. IV, page 36, verso.
  10. C’est-à-dire l’occupation de Ping-Youen par le premier ministre, l’attaque de sa capitale cernée par des forces imposantes, et la mort des deux généraux Yn-Kay et Kiu-Kou.
  11. Cette phrase est empruntée à l’édition in-18, qui la développe plus clairement que le texte chinois-mandchou. Ce sont les deux frères Liu-Kwang et Liu-Tsiang.
  12. Il chargea de cette mission Yn-Kouey et Tchin-Lin, commandants de Hu-Tchéou.
  13. Celles de Tchang-Léao et de Ha-Hwang.
  14. D’après une très courte note de l’édition in-18, on devine que Tsao n’avait fait creuser d’abord qu’une fosse étroite pour ne pas trop éveiller la vigilance des assiégés.
  15. C’est-à-dire fils du frère ainé, nuance qui nous importe peu ici, mais que les Chinois n’oublient jamais d’indiquer.
  16. Nous dirions : publia un ordre du jour qui.
  17. L’édition in-18 rappelle que précédemment Chen-Pey a persécuté la famille de Hu-Yéou. Voir plus haut, page 298.
  18. Nous croyons interpréter ainsi la pensée de l’auteur chinois qui dit : Notre Ky-Tchéou.
  19. Ou bien, en suivant la version de l’édition in-18 : La perversité de ce misérable a pu aller jusque là !... Et le même texte ajoute en note : Dans la famille Youen, le frère cadet et le frère ainé s’entre-déchirent ; dans la famille Chen, le neveu s’arme contre son oncle. Ce sont là des révolutions intestines ; littéralement : des révolutions entre la chair et les os.
  20. Littéralement : dans ma vie, j’ai été serviteur des Youen ; mort, je serai mâne des Youen !
  21. Il était né, dit le texte, à Tsiao-Kiun, le dixième mois de la quatrième année Tchong-Ping (187 de J.-C.)
  22. Les King sont les livres canoniques, à savoir : Le Y-King, livre des transformations ; le Chy-King, livre des vers ; le Chou-King, annales impériales ; le Ly-Ky, mémorial des cérémonies ; le Tchun-Tsiéou, chronique du royaume de Lou, au temps où vivait Confucius. — Les chefs-d’œuvre littéraires ou Taï-Tsé, sont dix ouvrages écrits par les plus brillants littérateurs du céleste Empire. L’histoire des Trois-Royaumes de Lo-Kwan-Tchong, tient le premier rang parmi ces monuments de la littérature chinoise. Au second rang, on place le Yu-Kiao-Ly (les deux cousines), que la traduction d’Abel Remusat a rendu populaire en France ; puis vient le Hao-Kiéou-Tchouen (la femme accomplie), traduit en anglais par M. Davis, et en français par M. Guillard-d’Arcy. Le quatrième de ces ouvrages est le Ping-Chan-Ling-Yen (les deux chinoises lettrées), le plus difficile de tous, que M. Stanislas Julien pouvait seul faire passer dans une langue européenne ; le cinquième est le Choui-Hou-Tchouan (histoire des migrations), dont M. Bazin prépare une traduction. Le Si-Siang-Hy (histoire du pavillon occidental), est considéré comme le cinquième ; on y ajoute le Pi-Pa-Ky (histoire du luth), publié en français par M. Bazin ; le Hao-Tsien-Ky (histoire du papier à fleur d’or) ; le Pé-Kouei Tsy (la tablette de jade blanc), et le Ping-Kouei-Tchouen (la pacification des démons).
  23. Le texte ajoute : C’est pourquoi elle lui avait donné un fils ; c’est-à-dire un fils qui devenait son héritier.