Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 95-115).


CHAPITRE PREMIER.[1]


Guerre des grands contre Tong-Tcho.


[Année 190 de J.-C.] Tchang-Fey était donc arrivé au galop jusqu’au pied du passage, mais on faisait pleuvoir d’en haut tant de flèches et de pierres qu’il revint sur ses pas. Au camp, Hiuen-Té, Kouan-Yu et lui reçurent les félicitations de tous les confédérés au milieu d’un festin d’honneur. La nouvelle de cette victoire fut portée au généralissime Youen-Chao, qui, plein de joie, écrivit bien vite à Sun-Kien de marcher ; celui-ci se mit en route la nuit avec ses troupes et deux de ses fidèles compagnons (Tching-Pou et Hwang-Kay).

Cependant l’ordonnateur de l’armée, Youen-Chu, s’avança au milieu du camp pour le saluer ; mais, tout en traçant des lignes sur la terre avec son bâton, Kien lui dit : « Je n’ai avec Tong-Tcho aucune inimitié personnelle, et voilà que je vais encore, sans me ménager, exposer ma vie à travers une grêle de traits et de pierres ; celui qui brave ainsi la mort sert l’État dont il attaque les ennemis, et aussi l’ambition particulière du général sous lequel il combat : or, le général, écoutant de perfides conseils, m’a refusé les vivres, les provisions dont j’avais besoin, et j’ai été battu par sa faute ! pourquoi a-t-il agi ainsi ? » Troublé par ces paroles, Youen-Chu ne répondit rien ; mais, pour se remettre avec Sun-Kien, il fit décapiter l’homme qui lui avait donné ce conseil.

Ils buvaient donc ensemble, quand on vint dire à Sun-Kien que deux cavaliers, arrivés au camp, désiraient lui parler. Sun-Kien prend congé de Youen-Chu. C’était Ly-Kio, l’un des favoris de Tong-Tcho, qui venait de la part de son maître. « Le premier ministre, dit-il à Sun-Kien[2], plein d’estime pour vous, est attristé du chagrin qu’a pu vous causer la défaite essuyée à Ky-Chouy. Il voudrait vous attacher à lui par des liens de parenté : il s’agit donc de marier sa propre fille avec votre fils aîné ; vos autres fils, vos jeunes frères ne seront pas oubliés ; chacun d’eux aura le gouvernement d’un canton. Donnez vous-même leurs noms ; le premier ministre veut étendre les récompenses à tous ceux qui les méritent. » Mais Sun-Kien l’interrompit avec colère en se répandant en injures contre Tong-Tcho. « C’est un rebelle qui viole les lois divines, qui usurpe la puissance impériale. Je voudrais exterminer sa famille, ajouta-t-il, et que la tête du tyran, coupée de ma main, fut promenée dans tout l’Empire pour réjouir le peuple. Si je ne puis réussir dans ce dessein, j’accepte la mort sans regret… Et je pourrais me lier ainsi avec les pervers ! Je ne vous fais pas décapiter vous-même, mais allez vite me livrer le passage que vous gardez : à cette condition, je vous laisse la vie sauve, et ne me trompez pas, car vous seriez coupé en morceaux ! »

L’envoyé s’esquiva furtivement sa tête dans ses deux mains ; et Tong-Tcho, fort irrité du mauvais succès de sa mission, consulta Ly-Jou : ce dernier fut d’avis de ramener les troupes à Lo-Yang : la défaite de Liu-Pou les avait découragées. Il valait mieux transférer l’empereur à Tchang-Ngan, pour accomplir les paroles énigmatiques prononcées vers ce même temps par un jeune garçon qui disait en chantant par la ville : « À l’ouest un Han, à l’est un autre Han ! le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, aucun danger prochain ne l’y menace. » Le sens de ces paroles, que Ly-Jou rapportait à Tong-Tcho, était que douze empereurs (de Kao-Tsou à Kwang-Wou), appartenant à cette dynastie des Han, avaient régné heureux à Tchang-Ngan ; puis douze autres, de Kwang-Wou à Hien-Ty (prince régnant), avaient habité Lo-Yang ; cette succession d’empereurs, cette révolution d’années ainsi égalisées, Tong-Tcho, en se retirant à Tchang-Ngan, évitait tout péril prochain, c’est-à-dire recommençait une nouvelle série de princes auxquels était promis un avenir prospère. Il remercia donc Ly-Jou de lui avoir expliqué le sens de ces paroles qu’il n’avait pas comprises, et revint en hâte à Lo-Yang avec Liu-Pou pour régler dans le conseil cette grande question.

Là, devant les mandarins civils et militaires assemblés dans la salle d’audience, il annonça que la veine de bonheur dont, pendant deux cents ans, avaient joui les Han dans l’est, étant épuisée, il voulait la renouveler en transférant la cour dans l’ouest. « Je veux donc, disait-il, prier l’empereur de se mettre en route ; préparez tout pour le départ. — Après de grandes pertes éprouvées à la défense des passages, objecta le général de l’infanterie, Yang-Piéou, nous allons, sans motif, abandonner les temples des Aïeux, les sépultures de nos empereurs. J’ai peur que le peuple, agité par l’inquiétude, ne se soulève ; il est facile de l’exciter, mais difficile de le calmer ensuite ; j’espère que Votre Excellence réfléchira ! »

Mais Tong-Tcho, dans sa colère, accusa le mandarin d’entraver la marche des grandes affaires de l’État. « Ce qu’a dit le général de l’infanterie est juste, « répliqua le commandant des gardes Hwang-Ouan. Après avoir rappelé les désastres que causa l’incendie de Tchang-Ngan (par les Keng-Ky et les Tchy-Mei, l’an 23 de l’ère chrétienne), lors de l’usurpation de Wang-Mang ; après avoir fait allusion à cette époque où la capitale était restée un amas de ruines, où, sur cent personnes, une ou deux seulement avaient pu se sauver, il ajouta que, quitter la cour pour habiter un pareil désert, ce serait une folie !

« Non, répondit Tong-Tcho ; à l’est des passages, il y a des rebelles, des troubles qui agitent l’Empire. Dans la capitale de l’ouest (à Tchang-Ngan) on est protégé par les défilés Hiao et Han ; on est près du mont Long-Yeou, où abondent le bois et la pierre, où l’on trouve de quoi fabriquer des tuiles. Le palais peut y être bâti, et la cour installée en moins d’un mois. Donc, trêve de paroles inutiles.

— « Hélas ! que de maux vont accabler le peuple de Lo-Yang, reprit le mandarin préposé aux impôts des terres, Sun-Choang. — Je pense à l’Empire, s’écria rudement Tong-Tcho : et qu’importe le petit peuple ! — Le peuple est la base des États, répliqua le mandarin civil : quand la racine est solide, l’État prospère. Si nous transférons ailleurs le gouvernement, le peuple de Lo-Yang mourra de misère ; alors l’Empire sera en danger !

— « Folles raisons ! » interrompit Tong-Tcho. Et, ce même jour, après avoir destitué les deux mandarins opposés à son projet, il les fit rentrer dans la classe du peuple. Comme il sortait sur son char, deux grands personnages, le président des six Cours suprêmes, Tchéou-My et le chef militaire du palais, Ou-Kiong se jetèrent à genoux sur son passage pour le supplier de ne pas émigrer à Tchang-Ngan. « Ah ! s’écria Tcho hors de lui, si j’écoute ces deux mandarins, tous mes subordonnés vont se tourner aujourd’hui contre moi ! vous êtes tous d’accord pour me désobéir ; si je ne commence pas par faire tomber vos têtes, je me prépare de grandes inquiétudes ! » Aussitôt, à sa voix, les soldats entraînèrent les deux mandarins pour les décapiter aux portes de la ville.

Le peuple en masse versait des larmes ; mais insensible à la douleur publique, Tong-Tcho fixa le départ au lendemain. « Seigneur, lui dit alors Ly-Jou, l’argent est rare, mais les hommes riches ne manquent pas dans la capitale. Pourquoi ne pas faire entrer au trésor ce qu’ils possèdent ? Accusez-les d’être complices de Youen-Chao et des autres confédérés ; qu’ils soient mis à mort, et leurs biens confisqués rapporteront à l’État des sommes immenses. » Le conseil plut à Tong-Tcho ; il envoya cinq mille cavaliers arrêter dans la ville les gens les plus connus pour leur grande fortune. On leur attacha au-dessus de la tête un petit étendard avec cette inscription : « Traître et rebelle ! » Et par milliers on les décapita hors des murs. Les femmes, les enfants, ainsi que les richesses des suppliciés furent distribués aux soldats.

Deux officiers, Kouo-Tsé et Ly-Kio (qui jouèrent plus tard un si grand rôle), chassaient devant eux, vers Tchang-Ngan, l’immense population de la capitale : il y avait une compagnie de soldats par troupe d’émigrants, et la foule ainsi pressée s’en allait comblant de morts les profondes vallées. Les soldats traitaient les femmes et les filles avec la dernière brutalité et arrachaient aux hommes leurs provisions. Les cadavres de ceux qui avaient péri par la famine couvraient la plaine. C’était un concert de larmes et de gémissements à émouvoir le ciel et la terre. Il ne fallait pas rester en arrière, car un corps de trois mille soldats, l’épée nue, fermait la marche et massacrait les traînards.

Au moment du départ, Tong-Tcho incendia les portes de la ville, les maisons des habitants ; quand le jeune empereur et les femmes furent montés sur leurs chars, il fit mettre aussi le feu au temple des Ancêtres et au palais des souverains ; les deux harems du nord et du sud, le palais de Tchang-Lo, tout fut consumé jusqu’aux fondements. Déjà Liu-Pou était allé, par ordre de Tong-Tcho, fouiller les sépultures des empereurs et des princesses, en extraire l’or et les pierreries, tandis que les soldats, profitant de ces exemples, violaient celles des mandarins et des particuliers : aucun tombeau ne fut respecté. Les perles, l’or, les étoffes de soie, les étoffes peintes, toutes les choses de quelque valeur, Tong-Tcho les fit charger sur un millier de chars et se dirigea vers Tchang-Ngan avec son butin.

Pendant ce temps, l’un de ses généraux, Tchao-Tsin, livra (ainsi qu’il l’avait promis) le passage de Ky-Chouy aux confédérés ; Sun-Kien y poussa ses soldats, tandis que Hiuen-Té et ses deux compagnons enlevaient de vive force celui de Hou-Méou ; les seigneurs ligués entrèrent après eux, successivement, avec leurs divisions. Le premier dans la ville, Sun-Kien s’avançait au galop, quand il voit les tourbillons de flamme s’élever jusqu’au ciel, et la fumée couvrir la terre. À dix milles, à vingt milles à la ronde on n’entend pas un cri d’oiseau, pas un aboiement de chien, pas une voix d’homme ! Sun-Kien précipite ses troupes en avant pour sauver le palais déjà en proie à l’incendie ; les chefs ligués font faire halte à leurs troupes sur une terre désolée.

« Tong-Tcho est parti pour la capitale de l’ouest, dit Tsao-Tsao au généralissime ; profitons du moment pour l’attaquer à l’improviste dans sa retraite ; pourquoi restez-vous ainsi sans agir ? — Les troupes sont épuisées, dit Youen-Chao ; la poursuite serait inutile. — Quoi ! repartit Tsao, l’usurpateur a incendié le palais, enlevé de force notre jeune empereur, toute la population de l’Empire est bouleversée et ne sait que devenir ; au milieu de tant de calamités, quand un seul combat peut tout rétablir, vous, vassaux héréditaires, vous hésitez, vous restez immobiles ! » Les seigneurs répondirent tous qu’il serait téméraire de se jeter sur les traces de Tong-Tcho ; et Tsao reprit avec colère : « Eh bien, je ne veux plus délibérer avec vous ! » Et, là-dessus, prenant un corps de dix mille hommes, il se lança à la poursuite de Tong-Tcho, suivi de six autres généraux[3].

Cependant, lorsque Tong-Tcho parut devant Hing-Yang, le commandant de ce chef-lieu, Su-Yong, vint à sa rencontre, et Ly-Jou lui ordonna d’arrêter la marche de ceux qui pourraient les poursuivre dans leur retraite. « Placez vos troupes, en embuscade hors de la ville, lui dit-il, de chaque côté des chemins tortueux de la montagne ; quand vous verrez des soldats accourir sur nos traces, laissez-les s’engager dans les défilés jusqu’à ce que nous puissions les y battre, et ils seront écrasés dans le piége ; ceux qui viendront après agiront avec plus de réserve et n’oseront s’aventurer jusqu’à Tchang-Ngan. » Tong-Tcho récompensa le commandant de sa soumission ; et les soldats ayant été placés en embuscade, ce fut Liu-Pou qu’il chargea d’arrêter l’ennemi avec des troupes de choix. « Je ne ferai pas échouer les plans de Ly-Jou, » répondit celui-ci en riant ; et déjà Tsao arrivait dans le chemin, suivi de son armée. Liu-Pou l’attend et ils se provoquent par des injures, préludes ordinaires des combats. « Brigand, criait Tsao, tu arraches l’empereur à son palais, le peuple à ses foyers ; tu fuis nos coups ! — Homme lâche et pusillanime, répondit Liu-Pou, tu tournes le dos à ton maître, voilà ce que tu fais de bien ! »

Tout à coup l’un des seigneurs confédérés court sur Liu-Pou au galop, la lance en arrêt ; celui-ci vient à sa rencontre, et à peine ils ont croisé le fer que Ly-Kio, avec toutes ses forces, attaque en flanc. Tsao appelle un second général à la tête des siens, et vers l’ouest des cris de guerre se font entendre ; c’est l’autre lieutenant de Tong-Tcho, c’est Kouo-Tsé qui arrive ; déjà Tsao lui oppose une autre division aux ordres de Tsao-Jin ; mais ces trois corps d’armée ne peuvent faire reculer les trois corps ennemis. Liu-Pou décide encore de la victoire ; Tsao essuie une grande défaite qui l’oblige à se replier sur la ville de Yng-Yang ; c’est à peine si sur tous ses soldats qui fuyaient pour échapper à la mort, il en rassemble trois ou quatre mille. Heureusement Liu-Pou s’abstenant de le poursuivre, il réunit sa petite troupe au coin d’une montagne déserte où elle peut respirer et prendre quelque nourriture.

Vers la deuxième veille, la lune éclairait comme s’il eût fait jour ; les soldats mangeaient encore, quand des cris tumultueux retentissent tout autour de la montagne ; c’étaient le commandant de Yng-Yang (rallié à Tong-Tcho) et les siens qui sortaient de leur embuscade. Tsao monte précipitamment à cheval ; se jetant au galop dans les sentiers de la montagne, il se trouve en face du chef ennemi, qui lui lance une flèche et l’atteint à l’épaule ; alors il se sauve avec le trait dans la blessure et gravit une colline couverte d’herbes. Dans cette herbe, à droite et à gauche, sont cachés les soldats de la ville ; dès que le cheval paraît, deux lances se dressent et l’animal tombe mort ; renversé lui-même, Tsao est saisi par deux soldats qui l’entraînent au bas de la colline. À la clarté de la lune un cavalier reconnaît Tsao ; de deux coups de sabre il tue les deux fantassins, saute à bas de son cheval ; mais, tandis qu’il aide Tsao à monter à sa place, ce général, que sa blessure fait souffrir, tombe à terre évanoui.

En revenant à lui, il reconnaît qu’il doit la vie à un de ses parents, à Tsao-Hong, qui servait dans sa division. « Je vais mourir ici, lui dit-il, mais vous, fuyez. — Restez à cheval, répond Tsao-Hong, je veux aller à pied. — Mais les brigands vont nous poursuivre, et qu’allez-vous devenir ? — L’Empire peut se passer de moi, répliqua Tsao-Hong, mais non d’un homme comme vous ! — Si je me sauve, je vous devrai la vie, » ajouta Tsao-Tsao. Déjà Hong a ôté sa cuirasse ; le sabre sur l’épaule, il suit le cheval en courant à pied. À la quatrième veille d’autres cris se font entendre derrière les fugitifs ; des cavaliers sont sur leurs traces, ils hâtent le pas. Devant eux se présente un fleuve large et profond ; derrière eux l’ennemi s’approche. « Ma dernière heure est venue, s’écrie Tsao ; je n’échapperai pas ! — Descendez de cheval, répond Hong ; débarrassez-vous de votre armure, et je vous ferai traverser le fleuve sur mes épaules. »


II.[4]


Ils passèrent ainsi ; dès qu’ils gravissent la rive opposée, les soldats, arrivés sur le bord qu’ils viennent de quitter, lancent des flèches au-delà de la rivière qui les arrête à leur tour ; Tsao, tout mouillé, fuit encore. Quand le jour parut, ils avaient fait deux lieues ; à peine ont-ils pris quelque repos au pied d’un monticule, que de nouveaux cris arrivent jusqu’à eux. C’étaient le commandant de Yng-Yang et les siens qui recommençaient la poursuite, après avoir traversé le fleuve plus près de sa source. Par bonheur aussi, les deux chefs alliés, Heou-Youen et Heou-Tun arrivent avec quelques cavaliers : « Ne tue pas notre général, » crient-ils au commandant ennemi ! Celui-ci prend la fuite ; Heou-Tun s’élance sur ses pas ; ils se heurtent, se chargent ; et bientôt après avoir renversé son adversaire d’un coup de lance, Tun sème le désordre et la mort dans les rangs de cette division privée de son chef.

Trois autres officiers du corps de Tsao-Tsao (Tsao-Jin, Ly-Tien et Yo-Tsin) paraissent aussi sur le lieu du combat avec leurs troupes : à peine l’ont-ils aperçu qu’ils se rassemblent autour de lui, heureux de l’avoir trouvé, et affligé de sa blessure. Cinq cents cavaliers environ se sont ralliés à Tsao ; il monte à cheval et rentre dans la province du Ho-Neuy (en dedans du fleuve) ; là, il rassemble les siens, impatient de venger cette défaite.

Pendant la retraite de Tong-Tcho (que Tsao a seul poursuivi avec sa division), les chefs ligués campèrent au milieu des débris de la capitale incendiée. Après avoir préservé des flammes l’intérieur du palais, Sun-Kien s’était établi sur l’emplacement qu’occupait la partie appelée Kien-Tchang-Tien, et il avait ordonné à ses soldats de déblayer ces amas de briques et de pierres brisées. Comme aussi les tombeaux avaient été ouverts et violés par Tong-Tcho et par les siens, il les fit refermer et éleva sur les ruines du temple des Ancêtres une maison de paille à trois salles dans laquelle il invita les confédérés à offrir aux mânes des empereurs un bœuf et un mouton en sacrifice. Après la cérémonie, Sun-Kien revint à son camp ; cette même nuit, la lune brillait, une brise caressante traversait les airs ; le général prend son sabre et va s’asseoir sur les degrés du palais en ruines ; les yeux tournés vers le firmament, il regarde et voit en face de l’étoile polaire une vapeur blanche qui couvre la lumière de l’astre. « L’étoile des empereurs a pâli ! se dit Kien en soupirant ; un ministre pervers a mis l’anarchie dans l’Empire ; le peuple a péri dans des calamités, comme s’il eût été attaqué par l’eau et par le feu ; dans la capitale il règne un silence de mort ! » Et il versait des larmes abondantes en parlant ainsi, quand un soldat placé à ses côtés lui fit remarquer une petite lumière étincelante, qui s’élevait du milieu d’un puits, dans la partie méridionale du palais en ruines. Kien fait allumer un flambeau, et dit au soldat de descendre dans la citerne, en y promenant sa lumière.

Ce que le soldat en retira, ce fut un cadavre de femme qu’un assez long séjour dans les eaux n’avait point décomposé ; il semblait être celui de l’une des servantes du harem. À son cou était attaché un petit sac de soie brodée ; dans ses deux mains elle tenait serré un morceau d’une étoffe précieuse de couleur violette, aux armes impériales. Cette étoffe cache un coffret de bois rouge fermé avec un cadenas d’or ; Sun-Kien l’ouvre ; il y trouve un sceau de jade carré, de l’épaisseur d’un peu plus d’un pouce, sur la poignée duquel sont gravés cinq dragons enlacés ; l’un des coins, brisé jadis, a été réparé avec de l’or, et on y lit les mots suivants écrits en caractères antiques, pareils à ceux qui sont tracés sur les cachets : « La mission confiée par le Ciel durera éternellement. »

C’était le sceau impérial que le jeune souverain avait perdu en revenant du palais, après avoir fui vers le mont Pé-Mang, lors du massacre des eunuques. Puisque le Ciel l’avait donné à Sun-Kien, c’était pour qu’il arrivât à l’Empire ; il devait donc s’éloigner de Lo-Yang au plus vite et retourner à l’est du fleuve Kiang, afin d’y préparer de grandes entreprises ; tel était l’avis de son fidèle compagnon Tching-Pou, qui lui raconta toute l’histoire de ce merveilleux cachet[5].

« La seule vue de ce précieux joyau avait fait naître en moi la même pensée, répondit Sun-Kien ; demain, sous prétexte d’une maladie, j’irai prendre congé du chef de la confédération, et je retirerai mes troupes. » Lorsque ce projet de fuite fut bien arrêté, il défendit, sous peine de mort, à ses soldats de rien faire connaître de ce qui s’était passé ; mais il y en eut un qui s’esquiva la nuit par dessus les retranchements et alla tout dévoiler à Youen-Chao. Ce traître était un militaire qui n’avait point de raison pour espérer de l’avancement, un soldat né au même village que le généralissime ; celui-ci le récompense, le cache près de lui, et le lendemain, lorsque Sun-Kien vient demander la permission de se retirer pour se rétablir de ses fatigues. « Je connais parfaitement votre maladie, lui répondit-il, c’est que vous avez détourné le sceau impérial ! »

Sun-Kien pâlit, veut s’excuser… Youen-Chao l’accable de reproches. « Aujourd’hui il s’agit de grandes choses, lui dit-il ; des soldats sont sous vos ordres pour châtier les rebelles au nom du prince légitime ; ce sceau, c’est celui de l’empereur ! si vous le possédez, déposez-le, devant tous les seigneurs assemblés, entre les mains du chef de la confédération. Après qu’on aura tué Tong-Tcho, nous le restituerons au souverain ; mais le dérober ainsi dans une retraite clandestine, c’est méditer une rébellion ! » En vain Sun-Kien essaie de nier ; Youen-Chao lui fait voir qu’il sait tout. « Je ne possède pas ce sceau, reprit enfin le général infidèle, et si vous le demandez avec tant d’instances, c’est que vous songez à tourner vos armes contre l’empereur ! — Montrez-le, s’écria Youen-Chao, donnez-le vite, si vous voulez éviter de bien grands malheurs ! »

Alors, prenant le Ciel à témoin de son innocence, Sun-Kien dit devant tous les grands vassaux assemblés : « Si j’ai en ma possession ce sceau précieux, et que je le garde pour moi, je veux mourir de la mort des traîtres, périr percé de flèches et de coups de poignards ! — Après un pareil serment sorti de votre bouche, répondirent les chefs ligués, nous croyons que le cachet des empereurs n’est pas entre vos mains ! »

Youen-Chao fait paraître le soldat qui a tout dévoilé. « Quand vous avez retiré le sceau du puits, dit le généralissime, cet homme n’était-il pas avec vous ? » Transporté de fureur, Sun-Kien se jette sur le transfuge pour lui trancher la tête. « En tuant un soldat, dit Chao, vous usurpez mes droits ! » Et, le sabre en main, il allait décapiter Sun-Kien lui-même, qui le menaçait à son tour. Deux généraux s’avancent derrière le chef de la confédération, et les trois fidèles compagnons du parjure (ses trois lieutenants, Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang qui ont si bien combattu à ses côtés) sortent du milieu de l’assemblée ; leurs cimeterres brillent, mais tous les grands vassaux se mettent entre eux pour empêcher l’effusion du sang. « Après avoir juré d’être unis, après avoir teint leurs lèvres du sang de la même victime, après avoir ainsi scellé le lien de fidélité qui leur a fait prendre les armes, iraient-ils se dévorer les uns les autres ? »

À ces mots les chefs irrités se séparent ; Sun-Kien monte à cheval, emmène ses soldats et s’éloigne de Lo-Yang. « Il emporte le cachet impérial, s’écria le généralissime en colère, quand il le vit partir ; il veut être le premier parmi les vassaux ! ordonnons à Liéou-Piéou (gouverneur de Hing-Tchéou) de l’arrêter au passage ; envoyons-lui, par des hommes dévoués, l’injonction de barrer la route à ce parjure ! »

Au même instant on annonça dans le camp des confédérés la défaite essuyée par Tsao-Tsao dans sa poursuite imprudente ; le généralissime envoya des hommes au-devant de lui, et, dans un grand banquet, auquel se réunirent les seigneurs de l’armée, les deux amis se firent part de leurs chagrins.

« Au commencement, dit Tsao, nous étions pleins d’une fidèle ardeur pour détruire les ennemis de la dynastie ; le même zèle a rassemblé les grands vassaux, et voilà qu’on ne suit pas mes plans ! Écoutez mon projet pour l’avenir : Vous, prince de Pou-Hay (titre honorifique de Youen-Chao), conduisez les gens du Ho-Neuy de l’autre côté du fleuve, et approchez-vous de Meng-Tsin ; les officiers du Soen-Tsao garderont le pays de Tching-Kéou, et s’établiront à Ngao-Tsang ; Ouan-Youen et Tay-Kou sont les deux principaux points de toute la contrée ; conservons-les. Vous, Chao, avec les troupes de Nan-Yang, occupez le Tan-Sy, et pénétrez dans le passage de Wou-Kouan, tenant ainsi en respect les trois districts de San-Fou ; c’est un pays de gorges et de collines ; retranchés là, au lieu de combattre, nous inquiéterons l’ennemi, et, en déployant ainsi notre puissance aux yeux du monde, en domptant les rebelles avec ceux qui sont fidèles aux lois, nous rétablirons la paix. Aujourd’hui l’esprit des soldats est ébranlé, il ne faut pas les mener au combat, car nous avons commis de grandes fautes à la face de tous, et j’en rougis pour les chefs de cette armée ! »

Les grands vassaux, les chefs et Youen-Chao lui-même ne répondirent rien ; pendant le banquet, Tsao-Tsao comprit que tous ils avaient des desseins particuliers, et qu’à cause de cela rien de grand ne pouvait être accompli. Il se retira donc avec ses troupes dans le Yang-Tchéou. De son côté Kong-Sun-Tsan disait à Hiuen-Té : « Youen-Chao est un homme sans moyens ; à la fin il y aura quelque révolution ; allons-nous-en dans nos districts, » et après avoir enlevé leurs tentes, ils prirent la route du nord. Arrivé à Ping-Youen, Sun-Tsan choisit Hiuen-Té pour gouverneur de la ville ; il lui confia l’administration du pays, et s’en alla lui-même du côté de Ty-Yang. Un autre chef, Liéou-Tay, marcha contre un des principaux généraux de la ligue, Kiao-Mao, qui ne lui avait pas rendu des vivres prêtés par lui ; il l’attaqua de nuit dans son camp, le tua et fit déposer les armes à ses soldats. La confédération était presque dissoute ; le généralissime, voyant ces défections, dut s’éloigner de Lo-Yang et se retirer à Kouan-Tong.

Mais revenons à Liéou-Piéou (gouverneur du Hing-Tchéou) chargé d’arrêter Sun-Kien. Né au pays de Kao-Ping (dans le Chan-Yang), lié dès l’enfance avec les sept plus célèbres personnages de la fin des Han[6] (on les appelait les huit lettrés de Kiang-Hia), doué d’une haute taille, remarquable par la majesté de son visage, ce grand homme, arrière-petit-fils de Liéou-Ching de la famille régnante, était arrivé au grade où nous le trouvons parvenu. Trois assesseurs, Kouay-Lang, Kouay-Youe et Tsay-Mao, le secondaient dans les affaires de son gouvernement. Quand il reçut du généralissime, avec lequel il était uni par les liens de l’amitié, la lettre qui dénonçait la trahison de Sun-Kien, et lui enjoignait de l’arrêter dans sa fuite, Liéou envoya dix mille hommes sur sa route, aux ordres des deux derniers assesseurs que nous venons de nommer.

La petite armée de Sun-Kien approchait du chef-lieu, et bientôt il apprit de la bouche des deux commandants qui, à la tête de dix mille soldats, se préparaient à le combattre, la cause de cette rencontre menaçante. « Qui êtes-vous donc pour m’accuser ainsi ? » cria-t-il à ces généraux qui lui reprochaient son parjure ; un combat se livre entre l’un des lieutenants de Sun-Kien et Tsay-Mao. Ce dernier est blessé à l’épaule ; sa cuirasse se brise par la moitié ; il fuit ; Sun-Kien profite du succès pour rompre les ennemis qui l’arrêtent, et il entre sur le territoire de la ville qui lui fermait ses portes. Au soir, derrière la montagne, une troupe de soldats se démasque tout à coup ; leur chef s’avance, c’est Liéou-Piéou en personne. En vain Sun-Kien l’aborde poliment, le prie de ne pas croire aux paroles du généralissime ; en vain il répète le terrible serment prononcé déjà devant l’armée. « Si vous voulez que j’ajoute foi à vos paroles, répond Liéou-Piéou, laissez-moi fouiller vos bagages. » Mais Sun-Kien, loin d’y consentir, s’élance au galop en injuriant Liéou, qu’il accuse de le couvrir de mépris ; celui-ci recule, l’attire derrière la montagne où sont embusqués des soldats ; Sun-Kien se trouve cerné au fond d’un ravin par les trois commandants ennemis qui se réunissent.


III.[7]


Les trois amis[8] qui se sont associés à la fortune de Sun-Kien le dégagent de ce péril, et ils se fraient un chemin en semant la mort autour d’eux. Ses troupes étant réduites de plus de moitié, Sun-Kien profita de la nuit pour se jeter avec elles dans le Kiang-Tong (à l’est du fleuve Kiang) ; telle fut la cause de l’inimitié qui s’éleva entre Liéou-Piéou et Sun-Kien.

Lorsque Liéou, cessant de poursuivre le fugitif, écrivit à Youen-Chao, généralissime des confédérés, pour lui rendre compte de la manière dont il avait obéi à ses ordres, celui-ci, retiré dans le Ho-Neuy après tant de défections, voyait son armée manquer de vivres et de fourrages. Heureusement, Han-Fou (petit prince de Ky-Tchéou) lui envoya des provisions ; mais l’un des chefs, Fong-Ky, fit sentir à Youen-Chao combien il était inconvenant qu’un héros comme lui, désormais le premier dans l’Empire, le généralissime des confédérés, fût à la merci de ceux qui voulaient bien lui fournir des vivres. La province de Ky-Tchéou suffirait, par ses richesses et sa fertilité, à tous ses besoins ; que ne s’en emparait-il ? « Hélas ! répliqua Youen-Chao, je n’ai point encore de plan bien arrêté ! — Écoutez, répliqua Fong-Ky ; envoyez secrètement à Sun-Tsan l’ordre de s’emparer de ce pays si abondant ; promettez-lui, à tout hasard, de le seconder ; il marchera, j’en suis sûr. Han-Fou lui-même cédera volontiers au général la direction de la province ; c’est un pauvre homme sans moyens. Jetez-vous à la traverse, et voilà une conquête bien facile à faire. »

Le conseil plut à Youen-Chao ; de son côté Kong-Sun-Tsan, en recevant l’ordre d’occuper le Ky-Tchéou, se promit bien d’avoir sa part dans le résultat de l’entreprise, et il assembla gaiement ses troupes le jour même. Déjà Youen-Chao avait envoyé prévenir Han-Fou du danger (feignant ainsi de lui donner un avis charitable), et le pauvre gouverneur, tout effrayé, consulta ses deux assesseurs, Sun-Tchin et Kouo-To. Le premier fit observer que Sun-Tsan approchait à la tête des troupes du Yen-Tay ; ses forces étaient considérables ; on ne pouvait lutter contre une pareille armée ; d’ailleurs il avait avec lui Hiuen-Té, le vainqueur des Bonnets-Jaunes, et ses deux compagnons. Le Ky-Tchéou devait donc se rendre à jour nommé ! « Le chef de l’expédition, Youen-Chao, ajouta-t-il, est un héros supérieur à tous par sa capacité ; il a sous lui des chefs renommés ; d’un bout à l’autre de l’Empire il a répandu ses bienfaits ; la terre entière le respecte ; il est le modèle des grands hommes du siècle. Partagez avec lui le gouvernement de la province ; certainement il vous traitera avec égard, et regardera cet ambitieux Kong-Sun-Tsan comme un enfant étourdi. »

Déjà le gouverneur avait dépêché un commandant de cavalerie, Kouan-Ky, à Youen-Chao pour lui offrir l’investiture de la principauté. Mais Keng-Wou, le gardien des archives, s’opposait à cette démarche. « Ce chef, abandonné de ses alliés, cette armée épuisée, qui se jette entre nos bras, ne peut-on pas, disait-il, les comparer à des enfants qui meurent de faim après avoir tari le sein qui les nourrit ? et c’est à de pareilles gens qu’on veut abandonner le gouvernement de la province ! Ce serait ouvrir au tigre la porte de la bergerie ! » En vain Han-Fou se déclara le client de Youen-Chao et fit un éloge pompeux de ses qualités ; en vain il cita l’exemple des anciens, par lesquels il apprenait à abdiquer entre les mains d’un plus digne, et accusa d’envie le fidèle mandarin. Celui-ci résista toujours, et s’écria avec un soupir : « C’en est fait du pays ! » Tout le conseil partagea ses alarmes ; et, au nombre de trente, les mandarins donnèrent leur démission.

Cependant l’opiniâtre dignitaire Keng-Wou, associant à ses idées le général de cavalerie Kouan-Chun, cacha des troupes hors des murs de la ville, et ils attendirent l’arrivée de Youen-Chao, qui parut bientôt : les deux mandarins, comme s’ils fussent allés prier celui-ci de répondre aux vœux de leur maître, sortirent en armes à sa rencontre pour l’assassiner ; mais ils furent tués eux-mêmes ; le premier, par le chef des gardes, le second, par un officier de celui qu’ils venaient attaquer.

Devenu maître du pays, Youen-Chao laissa à l’ancien gouverneur un titre militaire. Après avoir tranquillisé le peuple, il appela les gens de bien aux emplois, et confia l’administration de la province à quatre des siens (Tien-Fong, Tsou-Chéou, Hu-Yeou et Fong-Ky). Privé de son autorité, indigné contre Chao, Han-Fou quitta sa famille et son pays ; il monta à cheval et alla se réfugier près de Tchang-Miao, commandant du Tchin-Liéou. De son côté, Sun-Tsan ayant appris ce qui se passait, envoya son jeune frère (Sun-Youe) près du généralissime pour réclamer sa part de la province occupée. — « Qu’il vienne lui-même conférer avec moi sur cette affaire, » répondit Youen-Chao ; et comme Sun-Youe retournait porter cet ordre à son frère, à quelques lieues de là, il fut arrêté par une troupe de cavaliers qui le percèrent de flèches, en se faisant passer pour des soldats de Tong-Tcho. Les hommes de sa suite accoururent vers Sun-Tsan lui faire part de la trahison dont son frère avait été victime. — « Quoi ! s’écria celui-ci dans sa colère, on me dit de lever des troupes pour soumettre une province que l’on occupe, dont on distribue les emplois à mon insu, et voilà qu’on égorge mon frère en se couvrant du nom de notre ennemi ! et je ne me vengerais pas ! » Avec toutes ses troupes il partit pour saccager cette ville de Ky-Tchéou.

Averti de sa rébellion, Youen-Chao marcha contre lui. Les deux armées se rencontrèrent près du fleuve Pan-Ho ; celle de Tsan était rangée à l’ouest, l’autre à l’est du pont jeté sur la rivière. Le chef rebelle, à cheval aux abords de ce pont, adressa à son ancien général des reproches sanglants : il l’accusa d’avoir agi contre toute justice. Youen-Chao, resté sur la rive opposée, prétendait n’avoir pas mal acquis une ville qui s’était donnée à lui. — « Vous que naguères, dit enfin Sun-Tsan, on avait, à Lo-Yang, choisi pour chef d’une confédération, à cause de votre loyauté, de votre fidélité, vous n’êtes au fond qu’un chien hypocrite, un loup voleur ! Rougissez donc à la face du ciel et de la terre. — Qui veut me l’arrêter ? cria Youen-Chao plein de rage. » À ces mots, Wen-Tchéou s’élance sur le pont, la lance au poing. Sun-Tsan croise le fer avec lui ; mais, au dixième assaut, il a déjà vu que son adversaire est trop redoutable ; il fuit au milieu des siens. Wen-Tchéou l’y poursuit, enfonce les rangs comme si sa lance n’eût rencontré aucun obstacle, sème la mort à ses côtés. Quatre officiers qui entourent Sun-Tsan le défendent avec courage : l’un tombe percé de coups, trois autres fuient ; Wen-Tchéou va trouver enfin l’ennemi qu’il cherche, mais le chef rebelle a quitté ses troupes pour se sauver au galop de monts en collines. Il se précipite à sa poursuite, l’interpelle avec colère et lui crie : « Saute à bas de ton cheval, rends-toi ! » Sun-Tsan se trouble ; son arc, ses flèches lui échappent des mains ; son casque tombe ; les cheveux épars, il fuit vers les hauteurs lorsque son cheval manque des pieds de devant et il roule à terre au pied d’une colline. La lance en main, Wen-Tchéou va le frapper, quand un des trois officiers qui ont fui sort de derrière un monticule ; lui-même, sans casque ni cuirasse, il veut percer Wen-Tchéou de sa lance. Pendant que Sun-Tsan a gravi la hauteur, les deux adversaires s’abordent ; mais celui qui s’est jeté si inopinément dans la mêlée est un jeune officier inconnu ; il lutte sans reculer pendant longtemps, jusqu’à ce que Sun-Tsan étant secouru par ses troupes, l’ennemi se retire. Wen-Tchéou fuit en paix ; le vainqueur ne le poursuit pas.

Descendu de la hauteur sur laquelle il avait cherché un refuge, Sun-Tsan demande le nom de ce libérateur inattendu. C’est un jeune homme aux sourcils épais, aux yeux larges, au visage carré, au menton double, à l’aspect imposant et majestueux, un guerrier athlétique nommé Tchao-Yun (son surnom Tseu-Long), né au pays de Tchin-Ting, dans la province actuelle de Pé-King. — « Pourquoi es-tu venu à mon secours, lui demanda Sun-Tsan, et qui es-tu ? — Je suis, répondit l’officier, un des hommes de la suite de Youen-Chao, ton ennemi ; j’ai vu que mon maître ne songeait plus ni à soutenir la dynastie ni à sauver le peuple. Je venais pour me donner à vous et j’ai pu vous trouver dans ce moment heureux. — Tous les habitants de votre ville, répondit Sun-Tsan en lui serrant la main, se rallient avec empressement autour de Youen-Chao, comment vous êtes-vous seul tourné vers moi ? — L’Empire est livré à l’anarchie, répliqua Tseu-Long ; le peuple environné de dangers est dans l’inquiétude : général, vous qui brillez par des sentiments humains et loyaux, veuillez pacifier l’Empire, et je ne serai plus seul à déserter la cause de Youen-Chao pour suivre la vôtre. »

Plein de joie, Sun-Tsan retourne à son camp pour remettre l’ordre parmi ses soldats ; et le lendemain, il déploie à l’entrée du pont une division menaçante de deux mille hommes, tous montés sur des chevaux blancs ; ensuite il partage son armée en deux ailes ; à droite et à gauche de son infanterie il développe une ligne de cinq mille cavaliers, dont la plus grande partie monte aussi des chevaux de la même couleur[9]. À la voix de Youen-Chao, leur chef, Wen-Tchéou et Yen-Liang commencent l’attaque avec chacun mille archers qui harcèlent les deux ailes ; au centre se tient Kio-Y avec huit cents autres archers et quinze mille fantassins, qui forment au milieu de l’armée un cercle parfait ; Youen-Chao les soutient en personne avec environ dix mille hommes. Ne sachant trop jusqu’à quel point il doit compter sur le jeune officier passé sous ses drapeaux, Sun-Tsan le met à l’arrière-garde ; l’avant-garde est commandée par Yen-Kang, son premier lieutenant ; lui-même il est au centre, en tête du pont, à cheval. Un étendard de soie rouge, sur lequel sont inscrits ses noms en caractères d’or, flotte devant lui. Toute la matinée, il fait résonner les tambours, mais les soldats ennemis n’ont pas fait un mouvement.

Les huit cents archers du centre avaient eu l’ordre de se cacher derrière de grands boucliers qui parent les flèches, et de ne pas remuer. Le lieutenant de Sun-Tsan se jette sur eux au bruit du tambour ; mais leur chef le laisse venir sans démasquer le piège : seulement, quand ceux-ci ne sont plus qu’à dix pas, un canon donne le signal ; les huit cents arcs lancent tout à coup leurs flèches, et le lieutenant de Sun-Tsan bat précipitamment en retraite ; puis il tombe sous les coups de Kio-Y, qui s’est lancé à sa poursuite. La déroute est complète du côté de Sun-Tsan ; les deux ailes de son armée sont attaquées par les deux ailes de celle de Youen-Chao ; la division du centre arrive près du pont en masse le sabre à la main ; l’officier qui portait l’étendard rouge est tué par le chef des archers, Kio-Y. La mort de son porte-enseigne est pour Sun-Tsan le signal d’une nouvelle attaque ; mais ses efforts sont vains ; il redescend sur le pont et prend la fuite ; son arrière-garde est culbutée. Tout à coup, un de ses lieutenants se tient ferme dans la mêlée avec cinq cents hommes. À son tour Kio-Y se trouve harcelé, serré de près par ce chef, qui n’est autre que Tseu-Long. Le jeune héros l’attaque à plusieurs reprises, le renverse mort de dessus son cheval, et va seul porter le carnage dans l’armée de Youen-Chao. Il sème la mort autour de lui, traverse les rangs ennemis comme des lignes fictives de combattants ; et, pendant ce temps, Sun-Tsan, qui a conduit de nouveau ses troupes au combat, demeure à la fin victorieux. C’est lui alors qui se lance à la poursuite de Chao, dont les soldats se dispersent de toutes parts.

Instruit du premier succès remporté par ses archers et de la mort du porte-étendard ennemi, Youen-Chao, loin de s’attendre à ce revers, était accompagné d’une centaine de fantassins de ses gardes et d’une dizaine de cavaliers ; il s’amusait avec Tien-Fong, l’un de ses officiers supérieurs, à rire et à causer de la défaite certaine de Sun-Tsan, quand parut Tseu-Long, culbutant ses lignes. Les flèches pleuvent, l’armée ennemie les enveloppe de plus en plus. » Il ne fait pas bon ici, dit Tien-Fong, allons nous cacher dans cette maison déserte. — Non, répondit Chao en jetant son casque ; un héros doit affronter l’ennemi et combattre jusqu’à la mort, plutôt que de se sauver ainsi ! » Ranimées par sa présence, ses troupes se défendent avec désespoir ; Tseu-Long ne peut plus rompre leurs rangs, il revient sur ses pas avec Sun-Tsan. Les phalanges de Youen-Chao se sont rassemblées, les deux ailes se replient, elles luttent sur trois points contre Sun-Tsan, contre le vaillant capitaine qui accompagne celui-ci, et l’aide à s’ouvrir enfin un passage au plus épais de la mêlée. C’est au milieu du pont que les deux armées se confondent ; combien de soldats périrent dans les eaux !

Youen-Chao a poursuivi les fuyards un demi-mille au-delà du fleuve ; et de derrière la montagne sort une troupe de cavaliers que conduisent trois chefs accourant au galop : celui du milieu brandit une double épée, c’est Hiuen-Té ; en tête du premier corps brille le cimeterre de Kouan-Yun ; en tête du troisième, la lance redoutée de Tchang-Fey. La nouvelle de cette guerre entre les deux généraux alliés était parvenue au district de Ping-Youen, et les trois héros arrivaient pour prendre part à la bataille en faveur de Kong-Tsan, leur ami.

Dès qu’il se voit attaqué par eux, Youen-Chao troublé sent ses forces qui l’abandonnent ; il laisse tomber son glaive, fouette son cheval à outrance et fuit au plus vite.


  1. Vol. I, livre II, chap. I, p. 1 du texte chinois.
  2. Voir livre I, page 87.
  3. C’étaient Hia-Heou-Tun, Hia-Heou-Youen, Tsao-Jin, Tsao-Hong, Ly-Tien et Yo-Tsin.
  4. Vol. I, livre II, chap. II, p. 17 du texte chinois.
  5. Voici la légende racontée par Tching-Pou : Ce cachet était le sceau héréditaire des empereurs ; jadis, au temps de la chronique de Tchun-Tsieou, écrite par Confucius, un homme appelé Pien-Ho vit, au pied du mont Hing-Chang, un phénix se poser sur une pierre ; il mit cette pierre sur son char et la porta à Wen-Wang, roi de Tsou, qui la dégagea des matières étrangères : c’était un morceau de jade. La vingt-sixième année de la dynastie des Tsin (229 ans av. J.-C), ce jade, confié à un très-habile ouvrier, devint un sceau sur lequel Ly-Sse (ministre de Tsin-Chy-Hwang-Ty, celui-là même qui provoqua l’incendie des livres et la proscription des lettrés) écrivit les huit mots qui le désignaient comme le cachet héréditaire des empereurs ; et on le nomma : « le cachet de l’empire qui se transmet. » — Deux ans plus tard, Chy-Hwang, étant en tournée chez ses vassaux, fut surpris sur le lac Tong-Ting par une tempête ; le bateau allait chavirer ; alors l’empereur jeta le cachet au milieu des flots, ce qui apaisa l’orage. Huit ans s’écoulèrent ; le prince se trouvant en tournée au pays de Hoa-Yn, un homme arrêta les gens de sa suite pour leur remettre ce sceau, qu’un dragon, disait-il, lui avait donné, et il disparut aussitôt. À la mort de ce prince, Tseu-Yng, dernier rejeton de la dynastie, légua le cachet au fondateur de celle des Han, l’empereur Kao-Tsou ; ensuite, au temps de l’usurpation de Wang-Mang (neuvième année de J.-C.), l’impératrice Youen-Yeou en frappa Wang-Tsun-Sou-Tien ; de là, ce petit morceau brisé et remplacé par de l’or. Plus tard, Kwang-Wou-Ty, régénérateur de la dynastie régnante, en recouvra la possession, et le transmit à ses fils ; il se conserva dans la famille des Han jusqu’au prince régnant.

    Pien-Ho habitait au pied du mont King-Chan, au royaume de Tsou. Cette pierre, trouvée par hasard, il la donna au roi Ly-Wang, qui la montra à un joaillier ; celui-ci répondit : « C’est une pierre ; » on tint Pien-Ho pour un imposteur, et on lui coupa le pied gauche. Quand Wou-Wang monta sur le trône, Pien-Ho lui apporta cette même pierre, et le joaillier dit encore : « C’est une pierre ; » on tint Pien-Ho pour un imposteur, et on lui coupa le pied droit. Quand Wen-Wang monta sur le trône, le pauvre supplicié remporta cette pierre au pied du mont King-Chan, et là il pleura trois jours et trois nuits ; il pleura tant, qu’il répandit des larmes de sang. Wen-Wang en fut informé, et il envoya vers le vieillard des gens qui lui dirent : « Dans l’Empire, il y a bien des hommes à qui l’on a coupé les pieds ; pourquoi vous lamentez-vous donc ainsi ? » Le joaillier alors ouvrit cette pierre ; il y trouva le jade ; voilà pourquoi en appelle ce jade : pierre précieuse de Pien-Ho.

  6. Puisqu’ils sont célèbres dans l’histoire, il faut bien donner leurs noms ; les voici : Liéou-Piéou, lui-même (son surnom, King-Chen) ; Tchin-Tsiong (Tchong-Lin) ; Fan-Pang (Ming-Pou) ; Kong-Yo (Ky-Youen) ; Fan-Tchin (Tchong-Tchin) ; Tan-Fou (Wen-Yo) ; Tchang-Kien (Youen-Tsie) ; Tsen-Ky (Kong-Hiao).
  7. Vol. I, liv. II, chap. III, p. 51 du texte chinois.
  8. On se rappelle ses quatre lieutenants, dont l’un, Tchong-Meou, lui avait sauvé la vie en se dévouant. Voir page 88.
  9. Dans un combat contre les peuples pasteurs du nord-ouest de la Chine il avait choisi les chevaux blancs pour commencer l’attaque ; on l’avait même surnommé le général des cheveux blancs. Les barbares fuyaient rien qu’à la vue de ces cavaliers renommés ; il avait donc un grand nombre de chevaux de cette couleur dans son armée.


Notes


LIVRE II.


Bien que le texte parle de deux cavaliers envoyés près de Sun-Kien, il n’en nomme qu’un, Ly-Kio. L’autre doit être Tchao-Tsin, qui livra aux confédérés le passage de Ky-Chong, comme il est dit plus bas, page 99, ligne 29.


Courir le cerf signifie, dans les anciens auteurs, obtenir le pouvoir ; par les mots : « Le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, » on peut entendre : L’autorité, la puissance impériale s’est retirée dans Tchan-Ngan...


La capitale des Han était d’abord Sy-Ngan-Fou (appelé aussi Tchang-Ngan, le repos durable, dans le Chen-Sy). L’an 25 de notre ère, l’empereur Kwang-Wou-Hwang-Ty alla s’établir à Ho-Nan-Fou (autrement Lo-Yang) dans le Ho-Nan.


Il est fait allusion, dans ce passage, à l’usurpation de Wang-Mang et aux guerres civiles qui désolèrent la Chine à cette époque. Lorsque Wang-Mang se fut rendu maître du pouvoir, le mécontentement du peuple et la misère à laquelle on n’apportait aucun soulagement, réunirent un grand nombre de sujets fidèles autour d’un chef partisan nommé Fan-Tchong. Wang-Mang fit marcher contre lui des forces considérables ; Fan-Tchong, averti que les troupes impériales venaient l’attaquer, ordonna à tous ses soldats de se peindre en rouge les sourcils, voulant faire entendre par là qu’ils étaient prêts à se défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Ce sont là les fameux Sourcils Rouges, en chinois Ky-Mey, qui prirent parti d’abord simplement contre l’usurpateur Wang-Mang, puis bientôt aussi pour les princes légitimes de la famille Liéou, des Han. Lorsque Liéou-Hiuen monta sur le trône, le corps puissant des Sourcils Rouges, qu’il songeait à désarmer, lui causa bien des inquiétudes.

Les Sourcils Rouges, sous Kwang-Wou-Ty, l’an 26 de notre ère « abandonnèrent la ville de Tchang-Ngan, après en avoir dévasté les environs. Le jour marqué pour leur départ, ils chargèrent sur des chariots tout l’or et l’argent avec les meubles précieux qu’ils avaient pillés, et firent main basse sur ceux dont ils avaient à se plaindre. Après avoir mis le feu à plusieurs endroits de cette capitale et au palais des empereurs, ils sortirent... » Histoire générale de la Chine, vol. III, page 284, on voit que Tong-Tcho imita en tous points ces bandes indisciplinées.

Quant aux Keng-Chy du texte, nous croyons que c’est le célèbre corps de cavalerie aux ordres du rebelle Ouan-Lang, qui se fit un parti assez considérable l’année suivante sous Liéou-Hiuen. Ces Keng-Ky décidèrent plusieurs fois du sort des batailles.


Les passages de Hiao et de Han sont des défilés qui commandent l’entrée des vallées. Hiao est aussi le nom d’une rivière. Au lieu de « on est près du mont Long-Yeou , etc., » il faudrait entendre : « On est près du lieu appelé Long-Yeou » (dans les montagnes), pour se conformer au sens du texte mandchou. Cependant il semblerait plus naturel, sinon plus correct, de traduire : « On a à sa portée le versant méridional des monts Long, où l’on trouve tout ce qui peut servir à bâtir une ville. »


C’est-à-dire que, dans cette émigration violente, on faisait escorter une troupe de gens du peuple, désarmés, traînant leurs vivres et leurs bagages, par un détachement de soldats ; et toute la population sortit ainsi, régulièrement entremêlée de soldats.


Déjà les tombeaux des empereurs avaient été violés, l’an 206 avant notre ère, par Hiang-Yu, qui disputait l’empire à Liéou-Pang, aïeul des Han : « Hiang-Yu prit le chemin de Hien-Yang dans le dessein de détruire cette capitale, afin que Liéou-Pang ne pût profiter des richesses qui y étaient accumulées. Ce général cruel et vindicatif donna ordre de passer au fil de l’épée tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe : le prince Tsé-Yng, le dernier des Tsin, y périt avec toute sa famille. Peu satisfait de ce massacre horrible, Hiang-Yu livra la ville au pillage, et après avoir enlevé les richesses du magnifique palais bâti par Tsin-Chy-Hwang-Ty, il y fit mettre le feu, qui fut trois mois entiers à consumer cet édifice immense. La vengeance de Hiang-Yu se porta jusque sur les morts ; il profana les tombeaux des Tsin. Il en fit tirer les cadavres des princes de cette famille pour les réduire en cendres qui furent jetées au vent. »


Cette phrase présente quelque difficulté ; le mandchou traduit : « Je ne sortirai pas du plan qu’a tracé Ly-You. » Si ce n’était la particule mandchou tchy, ex, de, on pourrait entendre : « Je n’exécuterai pas, je ne mettrai pas en action, en lumière, le plan proposé par un autre… »


Mot à mot n tu abandonnes furtivement la partie, tu fuis du lieu où tu devais nous attendre. »


Au vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, à la planche XXVI, on voit le dessin de quatre sortes de flèches ainsi nommées : flèche en sourcils, flèche en ciseaux, flèche à percer la cuirasse, flèche à diviser les épaules. Cette dernière est longue, tranchante, effilée ; rien n’empêche de supposer que le trait qui s’enfonça dans l’épaule de Tsao-Tsao appartenait à cette quatrième espèce.


Au lieu de traduire : « Les yeux tournés vers le firmament, il regarde, » on rentrerait mieux dans l’idée de l’écrivain, en disant : « Il examine l’aspect du ciel, il cherche à lire dans l’avenir en observant les astres… »


Il y a littéralement : « Il dit au soldat de prendre un flambeau, de descendre dans le puits et d’en retirer ce qu’il y trouvera. »


La légende inscrite sur le sceau se composait de huit caractères, dont le sens doit être rectifié ainsi : « La mission de gouverner la terre qui m’a été confiée par le ciel durera éternellement, c’est-à-dire je jouirai éternellement de cette délégation du pouvoir... »


Il vaut mieux entendre dans un sens plus général : « Sont sous nos ordres... »


La traduction littérale de ce passage serait : « Au commencement, nous avons levé une armée fidèle pour détruire les rebelles dans l’intérêt de la dynastie ; les grands vassaux sont accourus pleins de zèle pour la cause des empereurs... »


Les trois districts du nom de Fou (en chinois San-Fou), sont trois divisions de la province actuelle du Chen-Sy.


Liéou-Tay, vice-roi de Yen-Tchéou, avait envoyé demander des vivres à Kiao-Mao, commandant militaire de Tong-Kiun ; celui-ci refusa de lui en prêter ; de là la querelle. Il s’agissait donc de vivres refusés et non de vivres empruntés que Kiao-Mao n’aurait pas voulu rendre, comme nous l’avons dit par erreur.


On lit au vol. III de l’Histoire générale de la Chine, page 492 : « Les académiciens avaient donné lieu de suspecter leur fidélité, surtout à des esprits malintentionnés et prévenus contre eux. Tchin-Fan, Teou-Wou (voir page 1 du San-Koué-Tchy) et Liéou-Chou se faisaient appeler les trois sages (San-Kiun) ; on les nommait encore les trois chefs ou les trois maîtres. Ly-Yng, Siun-Y, Tou-My, Wang-Tchang, Liéou-Yu, Oey-Lang, Tchao-Tien et Tchu-Yu, se nommaient les huit hommes d’un mérite extraordinaire et supérieur aux autres (Pa-Tsiun). Kouo-Tay, Fan-Pong, Yn-Hiun, Pa-Sou, Tsong-Tsé, Hia-Fou, Tsay-Yen et Yang-Tsy avaient le nom de Pa-Kou, les huit attentifs aspirant au plus haut degré de sagesse. » Enfin, les huit autres dont les noms sont mis en note de la page 108 (ainsi que leurs surnoms ; nous avons jugé inutile d’y joindre ceux des pays où ils sont nés) avaient pris le titre de Pa-Ky, « voulant faire entendre par là qu’ils étaient capables tous les huit de devenir un jour les chefs de l’académie. »


Pour détruire ce qu’il y a de confus dans cette phrase, il faudrait lire : « Han-Fou lui-même vous cédera volontiers, général, la direction, le gouvernement de sa province... »


Ces Barbares, que nous avons désignés par les mots de « peuples pasteurs du nord-ouest de la Chine, » sont les Kiang-Hou. Ils s’étaient révoltés l’an 160 de notre ère, sous le règne de Hiouan-Ty ; à plusieurs reprises, ils désolèrent par leurs dévastations l’empire des Han, menacé à l’est par les Sien-Py de race coréenne ; à l’ouest par les Ou-Sun, que Klaproth range parmi les peuples Alano-Goths de l’Asie centrale. Les Kiang, de race tibetaine, s’allièrent, l’an 155 de notre ère, avec les Hiong-Nou du midi, tribus de race turque, pour envahir quelques provinces de la Chine désolées par la famine et par des pluies continuelles.


Cette mention d’un canon doit surprendre le lecteur, et nous n’hésiterions pas à y voir un anachronisme de l’écrivain chinois, s’il ne se présentait une manière plausible de l’interpréter. Le texte chinois donne bien Pao Hiang, le son du canon, traduit en mandchou par le même mot Pao ; Pao-Sintefi, il tira le canon. Pour ne pas répéter ce que nous disons plus bas à la note de la page 205, nous nous bornerons à faire remarquer que le père Amiot, dans son Mémoire sur l’art militaire des Chinois, avoue que Kong-Ming, qui joue un si grand rôle dans la seconde partie du San-Koué-Tchy, entendait déjà parfaitement l’usage des armes à feu et les employait avec succès. Il est vrai que ce Tao-Tsé, personnage fort extraordinaire, passait pour magicien. Nous renvoyons le lecteur à la Description de la Chine, livre XV, pour plus amples détails sur l’invention de la poudre par les Chinois. La planche XIX de la Chine, par M. Pauthier, intitulée Yeou-Wang donnant une fausse alarme, représente très-bien ce que nous nous figurons par ce canon à faire des signaux.