Histoire des Trois Royaumes/II, V
CHAPITRE V.
I.[1]
[Année 194 de J.-C.] « L’homme qui exterminera les Bonnets-Jaunes, révoltés dans le Chan-Tong, reprit Tchu-Tsuen, c’est Tsao-Tsao. — Mais où est-il ! demanda Ly-Kio. — De lui-même il a réuni des troupes dans le Yang-Tchéou, continua le général, et détruit les rebelles à Pou-Yang ; il a défait Yu-Pou sous les murs de Wou-Yang, et on l’a vu aussi remporter une victoire sur les tartares Hiong-Nou à Neuy-Hwang ; jamais il n’a été battu ! Maintenant il a conduit ses soldats dans le Tong-Kiun pour y rétablir l’ordre. Envoyez-lui le titre de seigneur feudataire de Yen-Tchéou, puisque le prince de ce pays a été tué par les rebelles, et après cela, à jour fixe, il aura exterminé les bandits qui infestent le Chan-Tong. » Ce conseil plut beaucoup à Ly-Kio ; à l’instant même il dépêcha vers Tsao un courrier pour lui dire de marcher contre les Bonnets-Jaunes avec Pao-Sin, le vice-roi du Tsy-Pé.
Tsao obéit ; bientôt, avec leurs troupes combinées, les deux généraux eurent repoussé les rebelles dans Chéou-Yang. Cependant Pao-Sin s’étant trop avancé dans le pays insurgé, il périt sous les coups des Bonnets-Jaunes sans que son cadavre pût être retrouvé. De son côté, Tsao poursuivit les rebelles jusqu’à Tsy-Pé, où un grand nombre d’entre eux mit bas les armes ; de ces ennemis vaincus il fit une troupe de cavaliers d’avant-garde. Partout où il portait ses pas, il n’y avait personne qui ne le reçût à bras ouverts. En moins de trois mois, il eut discipliné ces rebelles soumis, au nombre de trois cent mille ; avec leurs femmes et leurs enfants, ils formaient une population immense, parmi laquelle Tsao choisit et enrôla les jeunes gens : ce fut là l’année du Tsing-Tchéou. Chaque famille de cette colonie militaire eut des terres à cultiver.
Depuis lors, l’autorité de Tsao ne fit qu’accroître chaque jour ; de tous côtés, les gens distingués se rallièrent autour de lui.
[Année 194 de J.-C.] On était à la fin de la troisième année du règne de Hien-Ty lorsque Ly-Kio, en réponse à la lettre que lui adressait Tsao pour lui annoncer ses succès, envoya à celui-ci le titre de général en chef des provinces orientales.
Toujours retiré à Yen-Tchéou, Tsao remercia le ministre de cette faveur ; il continua à attirer autour de lui et à placer dans les emplois les gens vertueux et instruits. Deux hommes remarquables vinrent grossir son parti, c’étaient l’oncle et le neveu ; le premier, nommé Sun-Yo (son surnom Wen-Jo), avait la réputation d’être assez habile pour prendre rang parmi les ministres. À l’âge de vingt-huit ans, il s’était rallié à la cause représentée par Youen-Chao, celle de la légitimité. Mais, convaincu de l’incapacité de ce chef, il s’était rapproché de Tsao. Ce grand homme, dès la première rencontre, s’entretint avec lui sur les livres traitant de l’art militaire, sur les ruses de guerre, sur les grandes affaires du temps ; charmé de sa conversation, il résolut d’en faire son conseiller intime, et le nomma général de cavalerie. Le neveu devint célèbre durant les dernières années des Han ; Ho-Tsin (assassiné par les eunuques) l’ayant nommé d’abord membre du grand conseil, il se retira dans ses terres dès le commencement de l’usurpation de Tong-Tcho. Cette fois, il passa à Tsao, qui le nomma ordonnateur de l’armée ; il s’appelait Sun-Yeou, son surnom Kong-Ta.
En campagne, ces deux hommes discutaient sans cesse avec Tsao-Tsao sur la morale et la justice ; Sun-Yo l’encourageait à appeler auprès de lui les lettrés et les sages, à mettre de côté tout sentiment d’orgueil, à répandre partout ses libéralités. Un jour il dit à Tsao : « J’ai entendu parler d’un véritable sage, qui valait dix fois mieux que moi, qui vivait près de Liéou-Tay ; mais, depuis la mort de celui-ci, où est-il allé ? C’était un homme du Tong-Ho, dans le Tong-Kiun, à la taille colossale, à la barbe longue, aux gracieux sourcils, aux yeux brillants ; on l’appelait Tching-Yo (son surnom Tchong-Té). »
« Depuis longtemps je le connais de réputation, répliqua Tsao. » Et des courriers envoyés aussitôt dans le pays de cet homme apprirent qu’il était retiré dans la montagne pour s’y livrer à l’étude. Tchong-Yo répondit à l’appel de Tsao, qui le reçut avec une bien grande joie. « En vérité, dit-il à Sun-Yo, il ne convient guère à un pauvre lettré sans talent comme moi de recommander à un illustre seigneur comme vous les gens de mérite. Cependant permettez-moi de vous donner un avis : dans votre province même il y a un homme très-distingué ; pourquoi ne pas l’envoyer chercher, afin qu’il prête aussi son secours à notre chef ! C’est Kouo-Kia (son surnom Fong-Hiao), il est né à Yang-Sy, dans le Yng-Tchouen. — Je l’avais oublié, répondit Sun-Yo ; bien vite je vais recommander à Tsao de l’appeler à la ville pour conférer avec lui sur les affaires de l’État. »
« Si quelqu’un me porte à faire de grandes choses, dit Tsao en le voyant, ce sera vous ! — Je suis à vos ordres, répondit Kouo en s’inclinant ; » et à son tour il recommanda un descendant de l’empereur Hwang-Wou, Liéou-Hié (surnommé Tseu-Yang). C’était un homme sage, habile et intègre, capable de s’asseoir parmi les mandarins civils et militaires ; à l’âge de treize ans, il avait juré à sa mère d’immoler un de ses ennemis sur sa tombe, et il avait tenu son serment. Sept ans plus tard, au milieu d’un festin, un homme redouté de tous par ses violences était tombé sous ses coups ; ces exploits avaient fait connaître dans tout l’Empire le nom de Liéou-Hié.
Son arrivée causa une grande joie à Tsao. Il recommanda à son tour Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), ainsi que Lou-Kien (surnommé Tseu-Ko). À tous les deux, Tsao donna des emplois dans les affaires militaires, sur leur bonne renommée ; Mao-Kiay (surnommé Hiao-Tsien) fut présenté aussi par eux ; ancien officier de Liéou-Piéou, chargé d’arrêter Sun-Kien dans sa fuite, il avait quitté ce chef sans talent pour se réfugier à Lou-Yang ; un grade dans l’armée récompensa son zèle. Après lui, Yu-Kin (surnommé Wen-Tsé) amena une centaine de soldats. Frappé de son allure martiale, de la facilité avec laquelle il maniait l’arc et montait à cheval, Tsao le fit commandant de cavalerie, et chaque jour il apprécia davantage ses capacités. Hia-Heou-Tun (de l’ancienne confédération) lui présenta aussi un général qui vint demander à le saluer ; les cérémonieuses politesses une fois achevées, Tsao et sa petite cour restèrent stupéfaits de la terrible figure du nouveau venu, de sa stature robuste et athlétique. C’était Tien-Wei ; dans une dispute avec les gardes du général Tchang-Liao, il avait tué dix de ceux-ci ; cette action violente le força de fuir dans les montagnes. Heou-Tun découvrit cet homme étrange dans une chasse, au moment où celui-ci poursuivait un tigre en traversant une rivière ; il le questionna, lui demanda ses noms, et le garda sous ses drapeaux pendant longtemps. Au moment où Tsao accueillait les hommes supérieurs qu’on lui recommandait, il s’empressait à son tour de lui présenter ce colosse. En le voyant, Tsao avoua qu’un pareil homme était chose rare, et que ce devait être un héros. — « Dans sa jeunesse, dit alors Heou-Tun, il avait juré de tuer toute une famille pour venger un de ses amis, de la race des Liéou ; il tint sa parole, promena les têtes en pleine rue, et des centaines de gens qui se trouvaient là n’osèrent le regarder de près. Au combat, son arme est une lance faite de deux solides tiges de fer, du poids énorme de quatre-vingts livres ; il l’appuie sur son avant-bras, se précipite au galop avec cette masse qui ne pèse rien pour lui, et renverse tout ce qui se présente, comme s’il avait des fantômes à attaquer. »
Ceci paraissait incroyable ; et Tsao voulut qu’il maniât son arme en sa présence. Ferme sur sa selle, Tien-Wei la faisait voltiger avec la plus extrême légèreté. « Ce n’est pas un homme, c’est un esprit, s’écria Tsao ; je le vois, il faut un grade à un pareil héros, rien ne peut résister à une telle force. » Devant sa tente, il y avait une lourde bannière, roulée et attachée par des cordes de soie en haut et en bas, et dont un homme très-grand tenait le bâton à deux mains ; à ce moment le vent soufflait avec force, et l’étendard pliait comme s’il eût été prêt à tomber. Tien-Wei fit reculer toute l’armée, déploya la bannière, et d’une main il la maintint immobile et droite malgré la violence du vent. « Voilà une vigueur égale à celle de Ngo-Lay, si célèbre du temps de Tchéou, dit Tsao tout surpris ; » et il choisit cet athlétique soldat pour chef de ses gardes ; puis il se dépouilla de sa propre tunique blanche, de fine soie bien brodée, pour la lui donner ; à ce présent il ajouta un bon cheval et la selle couverte d’ornements sculptés.
Ainsi de jour en jour croissait dans le Chan-Tong l’influence de Tsao-Tsao ; il avait près de lui de très-habiles conseillers, de très-braves mandarins militaires ; tous ils se pressaient autour de leur chef pour l’aider et le servir[2].
Maître d’une si grande armée, Tsao la réunit dans un camp formé à Yen-Tchéou, et lorsque tous ses préparatifs furent complétés, il envoya Yng-Chao (gouverneur militaire du Tay-Chan) chercher son père, Tsao-Song, à Lang-Youe, où il s’était réfugié et caché en quittant Tchin-Liéou son pays, par suite des troubles. Le vieillard voulut amener avec lui son jeune frère Tsao-Té et sa famille qui se composait de quarante personnes ; accompagné d’une centaine d’hommes attachés à son service, suivi d’une troupe de chevaux et de mules, il s’achemina bien vite vers la ville de Yen-Tchéou. Le commandant militaire de Su-Tchéou, Tao-Kien (son surnom Kong-Tsou), dont il traversa le territoire, homme plein de probité et de candeur, estimé de tous, connaissait les talents supérieurs de Tsao-Tsao et l’importance que ce général venait d’acquérir dans les provinces ; il désirait se lier avec lui, seulement l’occasion ne s’était pas présentée encore. Instruit du passage de Tsao-Song, il sortit de sa ville pour aller au-devant du vieillard, et lui témoigna les mêmes égards qu’à un père. Durant deux jours, il le fêta et lui donna par honneur à son départ du chef-lieu une escorte de cinq cents hommes, aux ordres de Tchang-Kay, commandant de la garnison. Cette petite troupe accompagnait la famille du vieillard, partie en avant. Le gouverneur en personne, se tenant à côté du char qui portait Tsao-Song, le conduisit hors de la ville, et là lui dit adieu.
Le père de Tsao-Tsao se trouvant entre les deux chefs-lieux des districts de Hoa et de Fey, au commencement de l’automne, des pluies abondantes, survenues tout à coup, l’obligèrent à s’abriter dans un vieux temple de bonzes ; les religieux, au nombre de quatre ou cinq, le reçurent avec politesse et le conduisirent dans la cellule du supérieur. Les troupes qui l’escortaient se réfugièrent avec leur chef dans les deux ailes du monastère ; complètement mouillés par ces torrents de pluie, les soldats murmuraient, et Tchang-Kay convoqua les officiers dans un lieu retiré pour se consulter avec eux. « De partisans des Bonnets-Jaunes que nous étions naguères, dit-il, nous voilà devenus serviteurs de Tao-Kien ; là il n’y a pas à espérer grande fortune ; mais, tenez, dans ces chars que nous escortons, quel butin riche et facile ! Cette nuit, à la troisième veille, tuons le vieillard et les siens ; enlevons ses richesses, fuyons dans les montagnes ; on croira que des voleurs ont fait le coup ! »
Cet avis plut aux soldats ; cette même nuit, pendant que la pluie continuait de tomber et le vent de souffler, tandis que le vieillard reposait dans la cellule du religieux, tout à coup on entendit des quatre côtés du monastère de grands cris. Tsao-Té se lève et s’élance dehors le sabre en main ; il tombe au milieu des brigands qui l’égorgent. Malgré son grand âge, Tsao-Song fuit avec sa femme derrière la cellule ; il veut se sauver par-dessus la muraille, mais la vieille n’était pas assez agile pour franchir la clôture, et tous deux ils sont massacrée dans le couvent même où ils cherchaient à se cacher. L’officier envoyé par Tsao pour chercher son père[3] parvint à sortir du monastère avec une dizaine d’hommes ; et, n’osant reparaître devant son maître, alla se rallier à Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; tandis que Tchang, après avoir accompli son crime, pillé les chars et incendié le couvent, se retirait avec ses cinq cents soldats dans le Hoay-Nan[4].
Quelques-uns d’entre les cavaliers de Yng purent se sauver jusque auprès de Tsao-Tsao, et ils lui portèrent la nouvelle de la destruction de sa famille ; la douleur du héros fut si grande qu’il en tomba par terre sans connaissance. Heou-Tun le releva : « Ce sont les gens de Tao-Kien et non des voleurs qui ont commis ce crime, lui dit-il, il faut lancer contre lui des troupes qui aillent le punir ! » Et Tsao, grinçant des dents, jurait de venger le vieillard, dût-il être obligé d’escalader le ciel et de fouiller les entrailles de la terre. « Ma grande armée, s’écria-t-il, donnez-moi ma grande armée, et je vais ravager le Su-Tchéou de telle sorte qu’il n’y reste ni un arbre ni un brin d’herbe ; j’en fais le vœu !… »
Et laissant trente mille hommes à ses lieutenants, Sun-Yo et Tching-Yo, pour garder les trois villes de Youen-Tching, Fan-Hien et Tong-Ho, il partit avec le reste de ses troupes. L’avant-garde était commandée par Heou-Youen, Yu-Kin et le colosse Tien-Wei. « Allez, leur dit-il, rendez-vous maîtres de la ville, massacrez, égorgez-en toute la population pour laver dans le sang l’affront qu’ils m’ont fait en assassinant mon père ! »
Cependant Tchin-Kong[5], intime ami de Tao-Kien, commandait la ville de Tong-Kiun. Instruit de la vengeance terrible que méditait Tsao, il courut lui-même en toute hâte au-devant du général irrité, qui, ayant jadis reçu de lui des bienfaits, l’admit dans sa tente, mais sans le faire asseoir. Tchin lui expliqua le motif de sa visite ; il venait pour tâcher d’arrêter les effets de sa colère. « Tao-Kien, disait-il, est un homme plein d’humanité, la violence n’a jamais été son défaut, l’appât du gain ne peut rien sur lui ; certainement il a des excuses valables à alléguer. D’ailleurs le peuple de cette province est de longue date soumis aux Han ; en quoi peut-il être l’ennemi de l’illustre général ! L’égorger serait une mauvaise action ; réfléchissez trois fois avant d’agir, je vous en conjure dans l’intérêt de tous ! »
« Vous-même, répondit Tsao d’un accent irrité, vous m’avez abandonné naguère ; de quel front osez-vous paraître devant moi ! Ce gouverneur a fait périr ma famille, et moi j’ai juré de lui arracher le cœur pour donner un exemple au monde. Vous êtes un ami intime de ce Tao-Kien, et vous espérez arrêter mon bras ? » Tchin-Kong ne chercha plus à combattre les dessins de Tsao, il se retira en disant : « Hélas ! puis-je désormais me présenter devant les serviteurs de la dynastie des Han ! » Au lieu de retourner vers celui au nom de qui il était venu, Tchin s’enfuit au galop près de Tchang-Miao (gouverneur militaire de Tchin-Liéou), qui le reçut avec tous les égards dus à un hôte de qualité.
Partout où passait l’armée de Tsao, il ne restait ni animaux domestiques autour des maisons, ni arbres dans la campagne, ni hommes sur les routes. Averti de l’approche de ces forces irrésistibles, le gouverneur Tao-Kien, retiré dans la ville, adressait au ciel ses soupirs et ses larmes ; il s’accusait d’avoir lui-même, par ses propres fautes, attiré cette calamité sur son peuple. Quand il apprit que Tsao égorgeait déjà tous les habitants du Su-Tchéou et s’emparait des autres places de la province, afin d’affaiblir le chef-lieu, il éclata en imprécations contre le traître Tchang-Kay, auteur de tous ces maux. « C’est ce brigand, dit-il, qui, emporté par la passion des richesses, fait commettre tant de meurtres. »
Cependant le pauvre gouverneur assembla tous ses subordonnés pour délibérer avec eux. Dans le conseil, il y eut un mandarin nommé Tsao-Pao qui proposa de combattre plutôt que d’attendre ainsi la mort. « Je suis prêt, disait-il, à courir au-devant de l’ennemi pour défendre notre maître ! » Et les autres mandarins s’écrièrent : « Nous adoptons tous ce courageux dessein ! » Aussitôt Tao-Kien marcha avec ses troupes à la rencontre de Tsao, dont l’armée nombreuse, paraissant déjà devant la ville, faisait étinceler comme une neige brillante ses glaives et ses lances acérés.
Au milieu des rangs on voyait deux bannières pareilles à celles qu’on porte aux pompes funèbres : sur l’une Tsao avait fait peindre le titre et les noms de son père, sur l’autre l’image de son oncle Tsao-Té. Après avoir déployé ces deux étendards, qui annonçaient hautement la vengeance qu’il méditait ; après avoir disposé ses troupes en lignes menaçantes, Tsao, couvert d’une cuirasse d’argent et d’une blanche tunique de deuil, les yeux mouillés de larmes, s’avança au galop ; il injuria l’ennemi en lui reprochant sa trahison et le meurtre de son père. Le vieux gouverneur était aussi sorti jusqu’au pied de la grande bannière ; se dressant sur sa selle, il salua l’étendard de Tsao, et répondit : « Seigneur, nous étions unis par les liens de l’amitié ! Cet officier que j’envoyais pour escorter votre famille, pouvais-je supposer qu’il se rendrait coupable d’une telle perfidie ? Voilà toute ma faute, suis-je vraiment l’auteur de ces maux ? J’espère donc que l’illustre seigneur reviendra à des sentiments plus doux, qu’il admettra cette excuse et qu’il se montrera miséricordieux. — Vieux brigand, s’écria Tsao avec rage, tu as tué mon père et tu oses proférer ces stupides paroles ! Qui de vous va me prendre cet odieux vieillard, pour que je l’immole aux mânes de ceux qu’il a assassinés ? »
À sa voix, Heou-Tun alla attaquer le gouverneur, qui rentra bientôt dans les rangs. Le lieutenant de Tao-Kien, Fao, voulut le remplacer ; il se précipita la lance en arrêt. Les deux champions s’abordent, les deux chevaux se heurtent, quand tout à coup il s’élève un tourbillon furieux. Le sable vole, les pierres roulent, les branches des arbres tombent brisées ; toutes les bannières qui flottent dans les deux armées sont renversées, la lutte entre les deux lieutenants des généraux en chef est interrompue ; les deux adversaires se retirent, car le désordre se met dans les deux camps.
Le gouverneur Tao-Kien rentra dans la ville ; Tsao rallia ses troupes ; il était visible que toute résistance de la part des assiégés était inutile. « Quoi faire ! disait le vieux gouverneur à son conseil, l’ennemi a des forces supérieures, notre perte est certaine, la fuite impossible. Je me livre pieds et poings liés à la vengeance de Tsao, je sauverai mon peuple en me sacrifiant moi-même ! »
« Non, dit une voix en l’interrompant, il y a longtemps, seigneur, que vous gouvernez le Su-Tchéou ; le peuple n’oubliera pas vos bienfaits. Malgré sa supériorité, l’armée ennemie n’est pas encore dans la ville. Restez à vous défendre dans les murs avec les habitants, sans risquer de sortie ; et, quoique inhabile moi-même, je trouverai peut-être le moyen de faire périr Tsao, si bien que son corps restera sans sépulture ! »
L’assemblée restait immobile de surprise !
- ↑ Vol. I, liv. II, chapitre X, p. 129 du texte chinois.
- ↑ Ainsi ses conseillers militaires étaient Son-Yo et Sun-Yeou, Tching-Yo, Kouo-Kia ; d’autres aussi remarquables dans les lettres que dans l’art de la guerre : Lieou-Hié, Mao-Kiay, Man-Tchong, Liu-Hien, Yo-Tsin, Ly-Tien. Pour généraux il avait : Hia-Heou-Tun et son frère Hia-Heou-Youen, Tsao-Jin, Yu-Kin, Tien-Wei, tous gens de sa province et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de nommer ici. Il comptait trois cent mille hommes de bonnes troupes du Tsing-Tchéou, anciens rebelles vaincus et soumis. Un homme du Ho-Man, Jin-Sun, était chargé de la solde et de l’entretien de l’armée.
- ↑ Il se nommait Yng-Chao.
- ↑ On se rappelle les meurtres commis par Tsao dans sa fuite ; la mort de son père semble être dans la pensée du narrateur chinois une punition de ces crimes.
- ↑ Ce même mandarin qui ayant relâché Tsao, son prisonnier, l’avait escorté dans sa fuite jusqu’à ce que l’assassinat de la famille de Pa-Ché l’eut engagé à se séparer de lui.
Pao-Sin, de l’ancienne confédération, a déjà paru dans cette histoire (voir page 86) ; ce fut lui qui le premier attaqua l’avant-garde de Tong-Tcho ; il combattit sans avoir reçu d’ordre, et essuya une défaite dans laquelle périt son frère Pao-Tchong.
Nous avons omis la désignation des districts et des provinces dans lesquels sont nés tous ces personnages ; c’est déjà assez d’avoir accumulé tant de noms propres peu harmonieux. Les Chinois aiment beaucoup ces scènes de roman ou plutôt d’histoire, où les hommes de talent, successivement désignés, se recommandent les uns aux autres. Il eût peut-être mieux valu citer ces généraux et ces conseillers militaires en note, comme nous l’avons fait plus bas, sans retracer ces détails biographiques qui n’ont guère d’intérêt dans une introduction ?
Il y a dans le texte : « En le voyant, Tsao dit : Il sera pour moi un autre Tseu-Fang. » Allusion historique à Tchang-Léang, nommé aussi Tseu-Fang ; il fut ministre sous Liéou-Fang, plus connu sous le nom de Han-Kao-Tsou, qui fonda la dynastie des Han. Voir la biographie de ces deux personnages, Mémoires sur les Chinois, vol. III, et leur vie tout entière dans le vol. III de l’Histoire générale de la Chine.
Le texte dit : « Faisons semblant d’être des voleurs, etc., » ce qui semblerait assez naïf, puisqu’on effet ils se comportent comme des brigands. Le sens est donc : « Commettons un crime qu’on attribuera à des voleurs et dont on ne pensera pas à nous accuser. »
Il y a dans le texte : « Sur l’autre il avait fait peindre ou écrire les mânes de son oncle Tsao-Té, » ce qui ne présente pas un sens plausible ; nous avons cru devoir traduire les mots chinois Ling-Hoen (apud christianos anima rationalis, selon Basyle de Glemona), et les mots tartares Souré-Fayanga (les mânes, les parties subtiles de l’homme après sa mort, selon Amiot), par « image d’un homme qui n’est plus », comme on dirait qu’on a vu apparaître en songe l’esprit d’un mort.