Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 1-13).


CHAPITRE PREMIER.


Projet d’alliance entre Youen-Chu et Liu-Pou.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 195 de J.-C.] Le général Yang prit la parole et dit : « Aujourd’hui que Hiuen-Té s’est retiré avec ses troupes dans la petite place forte de Siao-Pey, il tombera facilement en notre pouvoir ; mais il a près de lui Liu-Pou, qui s’est jeté dans la province de Su-Tchéou dont il occupe le chef-lieu. Une fois déjà on lui a promis de l'or, des étoffes précieuses, des vivres, des chevaux, sans lui rien donner. Envoyons maintenant près de ce guerrier un émissaire qui le gagne à notre parti, en lui offrant des grains, des récompenses en argent et des tissus d’un grand prix[1]. Obtenons de lui qu’il ne prête point le secours de ses troupes à Hiuen-Té, et celui-ci ne résistera pas longtemps. Après nous être débarrassés de ce dernier, nous songerons à nous défaire de Liu-Pou. Tel est le moyen de remédier à ce premier malheur qui nous menace. » Plein de joie, Youen-Chu chargea aussitôt Han-Yn d’aller porter à Liu-Pou une lettre ainsi conçue :

« Jadis Tong-Tcho, en suscitant des troubles dans l’Empire, causait la ruine de la dynastie ; moi, Youen-Chu, je me trouvai, ainsi que ma famille, enveloppé dans ces calamités publiques. Je levai des troupes à l’est des Passages, mais je n’avais pu me venger encore du tyran, que déjà vous, général, vous lui aviez fait expier ses crimes ; vous présentiez sa tête aux mandarins assemblés[2] ! En vous chargeant ainsi de laver mon propre affront, général, vous m’avez permis de relever la tête au milieu des hommes de mon siècle, de vivre et de mourir sans honte. C’est là le premier de vos mérites.

» Autrefois Ky-Chang, arrivé devant Yen-Tchéou, menaçait la ville de Fong-Pou ; le premier ministre Tsao-Tsao, rebelle à son prince, fut arrêté au milieu de ses succès et faillit périr. Alors aussi vous vous emparâtes de la province de Yen-Tchéou[3], et je pus enfin voir l’horizon libre autour de moi. C’est là le second de vos mérites.

» Je verrais donc enfin devant moi un avenir tranquille, si je n’avais appris qu’il existe sur la terre un certain Liéou-Hiuen-Té, lequel a levé des troupes dans le dessein de causer ma ruine ; je compte sur votre valeur indomptable, général, pour triompher de cet ennemi ; ce sera là le troisième de vos mérites, le troisième service que vous m’aurez rendu. Je ne suis pas grand’chose par moi-même, mais en reconnaissance, je me donne à vous à la vie et à la mort. Après des années de guerre et de campagnes, votre armée se trouve sans doute à court de vivres ; dès aujourd’hui je vous envoie deux cent mille boisseaux de grain ; ils sont déjà en route ; ma gratitude ira plus loin encore : à mesure que vous en aurez besoin, je vous en expédierai de nouveau, ainsi que des armes et des équipements de guerre, si vous en manquez pour vos soldats. Quelle que soit, grande ou petite, la quantité (de subsides et de secours) dont vous sentirez le besoin, vous n’aurez qu’à ordonner ! »

Liu-Pou, ayant achevé de lire la lettre, se réjouit beaucoup de posséder ce qu’elle lui annonçait, et il traita l’envoyé Han-Yn avec de grands égards. Dès que celui-ci eut rendu compte de sa mission à son maître, Youen-Chu fit partir vers Siao-Pey son général en chef Ky-Ling, avec Louy-Pou et Tchin-Lan pour lieutenants. Averti par un courrier de l’approche de l’ennemi, Hiuen-Té rassembla son conseil. Tchang-Fey (son frère adoptif) voulait qu’on prît l’offensive. — « Dans cette petite place, objecta Sun-Kien, nous n’avons que peu de vivres et une garnison insuffisante ! Pouvons-nous songer à attaquer ? Il vaut mieux écrire à Liu-Pou, l’avertir du danger qui nous menace. »

« Est-ce que le brigand viendra nous secourir, s’écria Fey ? — Dans ce cas, reprit Sun-Kien, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à quitter la ville, pour nous jeter dans les bras de Tsao-Tsao ! »

Fey ne pouvait se contenir ; mais Hiuen-Té, approuvant le conseil de Sun-Kien, écrivit à Liu-Pou la lettre suivante :

« Le général Liu-Pou, dans sa générosité, m’a permis de m’établir ici, à Siao-Pey ; je me prosterne avec reconnaissance devant ses vertus et ses talents, qui l’élèvent au-dessus des mortels. Aujourd’hui, Youen-Chu, entraîné par le désir de venger des inimitiés particulières, envoie menacer mon district par des troupes aux ordres de Ky-Ling ; ma perte est prochaine, et je n’ai d’espoir que dans le général Liu-Pou. Qu’il m’expédie donc bien vite une division qui puisse me porter secours, et m’arracher à cet imminent péril, me comblant ainsi d’un bonheur inexprimable ! »

« Me voilà sollicité en sens contraire par ces deux lettres, dit Liu-Pou, après avoir lu le message : l’une me demande du secours, l’autre m’exhorte à ne pas l’expédier ! — Pour l’instant, reprit le conseiller militaire Tchin-Kong, Hiuen-Té est aux abois ; mais un jour, soyez-en sûr, il étendra au loin sa puissance et vous causera de l’embarras, général ! Croyez-moi, ne le secourez pas ! — Bien, mais après s’être défait de Hiuen-Té, l’ambitieux Youen-Chu se trouvera à la tête de tous les généraux des provinces du nord, dans les monts Thay-Chan ; je n’aurai fait que servir ses projets. Non, non ; j’aime mieux soutenir Hiuen-Té ! » Cela dit, Liu-Pou se disposa à faire partir ses troupes.

Cependant Ky-Ling, arrivé devant la ville de Siao-Pey avec sa puissante armée, campait au sud-est des remparts ; ses bannières couvraient l’horizon[4]. Hiuen-Té ne comptait dans la place que cinq mille combattants ; cependant il sortit des murs et dressa ses tentes en rase campagne. Les troupes étaient rangées en bataille, et Tchang-Fey voulait commencer l’attaque ; Hiuen-Té l’en empêcha. Alors aussi un exprès vint dire que Liu-Pou faisait halte tout près de la ville, du côté du sud-ouest, à la tête d’une division. Ky-Ling, devinant que ce général amenait des secours à Hiuen-Té, se hâta de lui envoyer un autre message. Cette lettre, dont Liu-Pou brisa le cachet, contenait ce qui suit :

« Moi, Ky-Ling, j’ai entendu dire que les héros n’ouvrent point leur cœur à deux inspirations à la fois ; qu’ils ne poursuivent qu’un but, afin d’arriver à la prompte réussite de leurs desseins[5]. Ainsi jadis, pour obéir à leurs maîtres, Ky-Sin[6] se fit tuer dans un combat contre les gens de Tchou, et Tchouen-Chu périt de la main du roi de Ou. Vous, prince de Ouen[7], vous avez déjà reçu des présents et des marques d’estime de la famille Youen, et voilà qu’aujourd’hui, vous vous laissez gagner par les discours artificieux de Liéou-Hiuen-Té ! ce n’est pas là la conduite d’un héros. Si tout d’abord vous faisiez tomber la tête de ce dangereux allié, si vous vous unissiez à nous par un lien éternel, vous arriveriez un jour à être sous les auspices de mon maître, le premier des vassaux ! Veuillez, par un mot de réponse qui nous comblera de joie, nous rassurer sur vos intentions futures. »

« Je sais un moyen de me ménager les bonnes grâces de Youen-Chu, et de ne pas m’attirer la colère de Hiuen-Té, dit Liu-Pou avec un sourire, après avoir lu cette lettre. — Quel est-il, demanda le général Kao-Chun ? — Vous le verrez par vos yeux ; l’expliquer par des paroles serait chose difficile ! »

Là-dessus, Liu-Pou envoya, dans les deux camps, un émissaire chargé d’inviter à un banquet les deux chefs venus pour se combattre. Le message fut reçu avec joie par Hiuen-Té, et il allait monter à cheval, quand ses deux frères adoptifs (Kouan-Kong et Tchang-Fey) essayèrent de le retenir, en disant : « N’allez pas, ô vous, notre aîné ; certainement Liu-Pou a quelque arrière-pensée ! — Non, reprit Hiuen-Té, j’ai déjà eu des preuves de sa magnanimité ; comment supposerais-je qu’il a contre moi de mauvais desseins ? » Et sans hésiter il partit ; ses deux amis dévoués le suivirent.

Arrivé au camp, il se présente : « Ah ! s’écria Liu-Pou en l’apercevant, je suis venu tout exprès pour vous tirer d’un mauvais pas. Une autre fois, quand vous serez dans la prospérité, n’oubliez pas le service que je vous ai rendu ! » Hiuen-Té, s’inclinant, salua son allié à plusieurs reprises et s’assit à ses côtés ; Kouan et Fey se tenaient debout derrière lui, le sabre en main. Tout à coup on annonça l’arrivée de Ky-Ling dans le camp, et Hiuen-Té tout épouvanté voulait fuir.

« C’est moi qui vous ai ménagé cette entrevue à tous les deux, dit Liu-Pou ; soyez sans crainte. » Hiuen-Té, qui ne devinait pas la pensée de son hôte, avait bien de la peine à calmer ses inquiétudes. À son tour, quand Ky-Ling, mettant pied à terre, vit en entrant son ennemi assis sous la tente, il fit un pas en arrière pour se retirer ; mais les officiers de Liu-Pou l’arrêtèrent, et ce général lui-même s’avançant à sa rencontre le retint en le prenant par l’épaule, comme s’il eût attiré à lui un enfant.

« Général, s’écria Ky-Ling, vous voulez me faire périr ? — Pas du tout ! — Alors, vous voulez tuer ce brigand que voilà (et il désignait Hiuen-Té). — Pas davantage ! — De grâce, général, expliquez-vous, dites un mot qui me rassure… Hiuen-Té est mon jeune frère d’adoption[8] ; vos troupes allaient le serrer de près, et moi, j’ai dû voler à son secours. — Hélas, reprit Ky-Ling terrifié, plus de doute, je vais périr de vos mains ! — Ce serait un crime de vous tuer ; naturellement j’ai horreur des combats[9] ; il me plaît bien davantage de faire cesser vos querelles. — Et comment vous y prendrez-vous pour arriver à ce but ? — Je saurai vider le différent et ramener la paix ; j’ai trouvé un moyen ; vous vous en rapporterez à la volonté du ciel. — Alors, général, expliquez-vous ; permettez-moi d’entrer sous cette tente pour conférer à loisir. »

Ky-Ling fit quelques pas en avant et se trouva face à face avec Hiuen-Té ; les deux ennemis se saluèrent mutuellement, mais ils éprouvaient un embarras mêlé de crainte. Alors Liu-Pou s’assit entre eux, ayant le premier à sa gauche et le dernier à sa droite ; il fit verser du vin aux conviés, et quand la coupe eut plusieurs fois circulé à la ronde : « Seigneurs, leur dit-il, par égard pour moi, vous allez renvoyer vos troupes comme elles sont venues ! » Hiuen-Té ne répondit rien ; Ky-Ling objecta qu’ayant, par ordre de son maître (Youen-Chu), mis en campagne une armée de cent mille hommes, tout exprès pour détruire la puissance de Hiuen-Té, il ne lui convenait pas de s’en retourner sans coup férir. Là-dessus, Tchang-Fey, brandissant son glaive, s’écria avec l’accent de la colère : « Nous avons peu de troupes, j’en conviens, mais je me moque de vous, comme d’une armée d’enfants. Fussiez-vous un million de brigands, de Bonnets-Jaunes, ce ne serait pas une raison pour oser faire une insulte à notre frère aîné ! »

Kouan-Kong arrêta le bras de l’impétueux guerrier : « Tu vois bien, lui dit-il, que le général Liu-Pou tient ici une conférence, et que nous sommes chez lui[10] ; attends que chacun soit de retour à son camp ; alors, sans plus tarder, tu pourras frapper avec ce glaive ! — Faites la paix, reprit Liu-Pou, faites la paix, je vous y engage ; ne parlez plus de combat ! »

D’un côté Ky-Ling contenait son impatience, de l’autre, Fey, qui voulait à toute force combattre, criait avec colère : « Prenons nos lances, marchons ! » Et il agitait sa fameuse pique[11] d’un air menaçant ; Ky-Ling et Hiuen-Té avaient pâli. « Je vous exhorte à ne pas recourir à la voie des armes, répéta Liu-Pou, mais à vous en rapporter à la décision du ciel. »

À ces mots il dit aux gens de sa suite d’aller placer une lance hors des portes du camp, à une assez grande distance de la tente[12] ; puis il prit son arc, le tendit, y ajusta une flèche et se tournant vers les deux chefs qu’il voulait concilier : « D’ici[13] à la porte du camp, reprit-il, il y a cent cinquante pas. Si je perce avec cette flèche la tige bien mince de la lance plantée là-bas, vous devrez renvoyer vos troupes. Si je manque le but, vous retournerez à vos camps respectifs pour vous attaquer ensuite. Mais celui qui ne se conformera pas à la décision que je lui impose, sera puni de mort ! »

Tous les assistants approuvèrent cette convention ; et Hiuen-Té implorant le ciel et la terre disait en lui-même : « Puisse-t-il frapper le but ! »

Liu-Pou fit asseoir tout le monde et verser de nouveau une coupe de vin aux conviés ; puis, ayant relevé sa manche, il plaça la flèche sur la corde, tendit l’arc jusqu’à l’arrondir et lâcha le trait en s’écriant : « Frappé ! » Le ciel avait exaucé les vœux de Hiuen-Té ; la flèche vibrait dans la tige si frêle de la lance.

À cette vue Liu-Pou jeta son arc, s’assit de nouveau, et se releva pour prendre une main de chacun des deux généraux :

« Vous le voyez, leur dit-il, le ciel vous ordonne de renvoyer vos soldats et de renoncer à la guerre ! Aujourd’hui réjouissons-nous à ce banquet, et demain vous vous retirerez l’un et l’autre avec vos troupes ! — Général, reprit Ky-Ling, je n’ose résister à vos ordres, mais de retour auprès de mon maître, comment me ferais-je croire quand je lui raconterai ce qui vient de se passer ? » Liu-Pou promit de lui remettre une lettre ; quant à Hiuen-Té, il se sentit humilié ce jour-là.

La soirée fut remplie par le festin ; Ky-Ling, le lendemain, demanda la lettre promise et partit pour se rendre près de son maître. « Sans moi, mon jeune frère, dit Liu-Pou à Hiuen-Té, vous étiez mal dans vos affaires ! » Celui-ci s’inclina respectueusement devant son allié et s’en alla accompagné de ses deux frères d’armes, Kouan-Kong et Tchang-Fey. Le jour suivant, les trois armées s’étaient dispersées ; Hiuen-Té rentra à Siao-Pey, Liu-Pou revint à Su-Tchéou, et Ky-Ling reparut à Hoay-Nan, devant Youen-Chu à qui il rendit compte de tout ce qui s’était passé.

Quand il produisit la lettre de Liu-Pou, à l’appui de la scène qu’il venait de raconter, Youen-Chu s’écria avec colère : « Après avoir reçu de moi tous les subsides que je lui envoyais, ce Liu-Pou me tourne le dos pour se rallier à Hiuen-Té ! Cette lance percée d’une flèche, ce n’est qu’un prétexte ; au fond, il m’a pris pour dupe ! Je veux aller à la tête des soldats de ma province châtier moi-même ces deux hommes (qui me bravent) ! — Seigneur, dit Ky-Ling, gardez-vous d’agir avec précipitation ! Liu-Pou est un des premiers hommes de guerre de son siècle ; avec cela il commande en maître dans le Su-Tchéou. Si Hiuen-Té fait cause commune[14] avec lui, il devient difficile de le réduire. Mais voici ce que j’ai appris : De sa femme (dont le nom de famille est Yen), Liu-Pou a eu une fille ; vous, seigneur, vous êtes père d’un fils ; chargez quelqu’un d’aller près du général négocier une alliance. Si la négociation est acceptée par lui, très certainement il consentira à vous débarrasser de Hiuen-Té en le tuant. Tel est le vrai moyen de former entre lui et vous une alliance indissoluble. »

Ce jour-là même, Youen-Chu choisit Han-Yn pour négociateur de cette alliance, et il le fit partir pour Su-Tchéou avec de beaux présents. En quelques heures Han-Yn, arrivé à sa destination, se présenta devant Liu-Pou. Quand il lui eut fait part du projet qu’avait son maître de contracter avec lui une alliance pareille à celle qui unissait jadis les deux royaumes de Tsin et Tçin[15], Liu-Pou reçut tout d’abord les présents ; puis il alla vers sa femme pour conférer avec elle. « J’ai entendu dire, répliqua celle-ci dès qu’elle eut appris les projets de mariage, que ces Youen sont depuis bien longtemps établis dans le Hoay-Nan où ils possèdent des fiefs. Ils y perçoivent de gros revenus en argent et en vivres ; un jour Youen-Chu sera empereur ! si vous menez à bien cette grande affaire, notre fille a la perspective de devenir mère d’un prince régnant. Il nous reste à savoir combien il a de fils. — Un seul, rien qu’un, dit Liu-Pou ! — Et vous hésiteriez un instant ?… Si notre fille n’est pas impératrice, à tout le moins, nous serons solidement établis dans cette province de Su-Tchéou ! »

Dès-lors, la décision de Liu-Pou étant arrêtée, il invita Han-Yn à un banquet, dans lequel l’importante question du mariage fut réglée. Le négociateur s’en alla chercher les présents de noces qu’il apporta dans le palais de Liu-Pou, et celui-ci le festoya avec égards pour répondre à ses politesses : après le banquet, il l’installa dans l’hôtel des Postes, comme un hôte de distinction[16]. Dès le lendemain, le conseiller Tchin-Kong[17], instruit de l’arrivée de cet émissaire, alla le trouver dans le logement qui lui avait été assigné, et après avoir fait retirer tout le monde, il lui dit confidentiellement : « Qui donc a conçu ce projet ? En envoyant votre seigneurie nous proposer cette alliance, n’a-t-on pas eu l’idée de nous demander la tête de Hiuen-Té ? »

Han-Yn tout tremblant s’était jeté aux pieds de Tchin-Kong ; il lui avoua que telle était la pensée secrète de son maître. Tchin-Kong le releva : « Il y a longtemps que j’ai la même idée, ajouta-t-il ; pourquoi Liu-Pou ne veut-il pas la suivre ! Si cette affaire traîne en longueur, il se trouvera des gens qui la feront échouer. Je vais aller près du seigneur Liu-Pou, le presser d’emmener sa fille hors de cette ville, sinon ce mariage pourra être entravé ! — Vous me rendez la vie, s’écria Han-Yn avec l’accent de la reconnaissance ! Quand mon maître saura ce que vous faites pour lui, il vous en témoignera toute sa gratitude ! »

Tchin-Kong alla trouver Liu-Pou et lui dit : « J’apprends que la fille de votre seigneurie est promise au fils de Youen-Chu. Cette alliance était un de nos constants désirs ! Voila le Su-Tchéou à l’abri de toute attaque, et votre principauté à jamais établie. Mais, dites-moi, seigneur, quel jour se célèbre cette union ? — Je ne l’ai point fixé encore, répondit Liu-Pou. — Les anciens avaient coutume de choisir le jour et l’heure, au moment même où ils recevaient les cadeaux du fiancé. Pour l’empereur, c’était un an après cette première cérémonie ; pour l’un des grands vassaux, six mois ; pour un seigneur feudataire, trois mois[18] ; pour une famille plébéienne, un mois. — Le seigneur Youen-Chu a reçu du ciel le sceau de jade, le sceau impérial, reprit Liu-Pou[19] ; un jour il sera empereur ; nous devons donc suivre la règle établie par les familles régnantes, et ajourner à un an la cérémonie nuptiale… »

« Non, interrompit Tchin-Kong ! — Mais au moins imiterons-nous la conduite des grands vassaux ! — Pas davantage. — Pouvons-nous faire moins que de nous assimiler aux seigneurs feudataires ? je ne le pense pas… — Je ne suis point encore de votre avis ! — Mais enfin, si je ne suis maître du Su-Tchéou que par usurpation, s’il me manque d’être confirmé dans cette principauté par un édit impérial, voudriez-vous que je me conformasse aux usages des plébéiens ? — Oh ! non, ce serait une chose déraisonnable ! — Eh bien, alors, que voulez-vous donc ? »

« Écoutez : Aujourd’hui, dans tout l’Empire, chacun attaque son voisin. Votre bravoure, seigneur, vous a rendu puissant entre les quatre mers. Or, maintenant que vous contractez une alliance si intime avec Youen-Chu, de combien de seigneurs feudataires allez-vous exciter l’envie ? Si vous fixez (dans un avenir plus ou moins éloigné) le jour, l’heure favorable à la conclusion de cette alliance, et qu’à moitié de la route (qui vous sépare de la résidence d’Youen-Chu), des soldats placés en embuscade par vos ennemis se lèvent pour vous arrêter, que pourrez-vous faire ? Si le mariage n’est pas fixé, renoncez-y plutôt ; s’il l’est, emmenez votre fille à l’insu de tous vos rivaux. Quand vous serez arrivé avec elle dans la demeure de son futur époux, Youen-Chu ne manquera pas de choisir le jour que le sort désignera comme favorable, et le mariage s’accomplira. »

Liu-Pou, enchanté de ces conseils, promit à Tchin-Kong de les suivre à l’instant ; et sa femme, qu’il alla avertir de ses nouveaux desseins, s’écria : « Sans ce prudent mandarin, c’en était fait de l’avenir de notre fille ! N’hésitez pas à suivre ses avis ! » Aussitôt Liu-Pou remit au négociateur Han-Yn de l’or et des étoffes précieuses, comme présents de noces ; il fit préparer les épingles et autres ornements de tête, les ustensiles de ménage, les chevaux richement enharnachés[20], le char nuptial dans lequel la fiancée devait faire son entrée, puis chargea deux de ses officiers (Song-Hien et Oey-So), d’escorter la jeune fille en compagnie de Han-Yn.

Le cortège partit de la ville au bruit de la musique ; or, à cet instant, Tchin-Kouey, l’ancien gouverneur de Siao-Pey, qui vivait retiré dans sa maison, entendit retentir jusqu’au ciel les tambours et les instruments joyeux. Il interroge les gens qui l’entourent, et apprend d’eux que la fille de Liu-Pou va épouser le fils de Youen-Chu. — « Et quel a été le négociateur de cette union, demanda-t-il ? — Han-Yn, ou du moins nous le croyons, car il y a trois jours qu’il est arrivé du lieu où réside Youen-Chu. — Une si étroite alliance, reprit le vieillard, aura pour résultat certain la perte de Hiuen-Té. » Et malgré ses infirmités, il alla trouver Liu-Pou.

« Vieillard, quelle cause vous amène, demanda celui-ci ? — La nouvelle de la mort de mon général Hiuen-Té, répliqua le vieux gouverneur ; j’ai appris qu’il n’est plus et je viens tout exprès pour vous faire une visite de deuil. — Que dites-vous là, reprit Liu-Pou tout surpris ? — Une fois déjà Youen-Chu vous a envoyé de l’or et des étoffes précieuses pour acheter de vous la mort de Hiuen-Té ; en perçant une lance avec une flèche, vous avez apaisé la querelle. Cette fois Youen-Chu vous demande votre fille ; c’est un gage qu’il veut tenir, et un jour il réclamera la tête de votre allié. S’il ne vous demande pas des subsides en argent et en vivres, il réclamera peut-être votre appui. Seigneur, vous ne le lui refuserez pas ! Tôt ou tard cet ambitieux lèvera l’étendard de la révolte ; et vous serez devenu, en tous points, l’allié, le parent d’un rebelle ! »

« Tching-Kong m’a trompé », s’écria Liu-Pou tout épouvanté ; et il ordonna à Tchang-Léao de courir avec ses troupes à la distance de trois milles sur les traces de sa fille, afin de la ramener au palais. Quand Tchin-Kong parut : « Allez, lui dit-il en le maudissant, vous avez voulu me déshonorer dans les siècles à venir ! » Le conseiller se retira sans rien répondre. « Maintenant, reprit le vieux gouverneur Kouey, retenez ici prisonnier l’émissaire de Youen-Chu, et envoyez dire à celui-ci que le trousseau de la jeune mariée n’étant pas prêt, elle n’a pu partir, qu’elle ira vers lui dès que tout sera disposé. » Han-Yn fut immédiatement conduit en prison ; on arrêta aussi les gens de sa suite, et Kouey conseilla encore à Liu-Pou d’envoyer à la capitale le prisonnier Han-Yn, que le premier ministre Tsao-Tsao serait enchanté de tenir sous sa main.

Kouey avait proposé d’expédier Han-Yn sous la conduite de son fils Tchin-Teng ; mais Liu-Pou demanda à faire quelques réflexions, et plusieurs jours s’étaient passés sans qu’il se décidât, quand on vint l’avertir que Hiuen-Té (toujours retiré à Siao-Pey) avait réuni des soldats et enlevé des chevaux, dans le dessein d’une guerre qu’on ne devinait pas encore. « Le premier devoir d’un général, dit Liu-Pou, c’est de songer à son propre intérêt ! » Et au même instant, les deux officiers qui avaient accompagné sa fille (Song-Hien et Oey-So), étant venus le saluer, il les chargea d’aller dans le Chan-Tong prendre de force des chevaux, et de lui en amener un certain nombre.

« Seigneur, répondirent-ils, on avait déjà enlevé environ trois cents bons chevaux, et comme on les ramenait, en passant sur les frontières du district de Siao-Pey, des brigands en ont pris la moitié. Nous savons que le voleur n’est autre que Tchang-Fey, l’un des officiers de Hiuen-Té ; déguisé en brigand des montagnes, il nous a joué ce tour ! »

À cette nouvelle, Liu-Pou, transporté de colère, voulut courir à la tête de ses troupes vers la ville de Siao-Pey, pour arracher la vie à Tchang-Fey, et combattre Hiuen-Té.


  1. Voir l’histoire générale de la Chine, tome IV, page 7, ce qu’il y a d’accepté comme historique dans ce chapitre.
  2. Voir vol. Ier, page 153.
  3. Voir vol. Ier, page 199.
  4. Mot à mot, couvraient et illuminaient les monts et les plaines.
  5. Mot à mot, afin de faire promptement bouillir le vase qui est sur le feu.
  6. Allusion historique de deux personnages cités dans les annales historiques du Sse-Ky de Sse-Ma-Tsien.
  7. Ouen-Héou est le titre honorifique de Liu-Pou.
  8. Voir vol. Ier, page 220.
  9. Il y a de l’ironie dans ces paroles de Liu-Pou, qui est le plus guerroyant de tous les personnages du San-Koué-Tchy, après Tchang-Fey, le frère adoptif de Hiuen-Té.
  10. Le texte chinois dit seulement fa-lou, qui signifie tractare aliquem ; le tartare rend cette expression par le verbe kamambi : voir le dict. d’Amyot.
  11. Voir vol. Ier, page 12, et la note, page 295.
  12. On sait que la porte du camp est représentée par deux chariots, qui se placent à l’endroit où se réunissent les deux points extrêmes du cercle que forment les palissades. Voir mémoire sur les Chinois, vol. VII.
  13. Littéralement : du milieu du camp à la porte, il y a… La tente du général se trouve toujours au centre du camp.
  14. Littéralement : si Liu-Pou et Hiuen-Té se réunissent de manière à former la tête et la queue (d’un seul corps).
  15. Cette alliance se fit la neuvième année du règne de Tchwang-Kong, roi de Lou (563 avant J.-C.), dans la ville de Hy ; voir Tso-Kéou-Ming, K.V, p. 13.
  16. Ces mots : comme un hôte de distinction, ne sont pas dans le texte, mais ils sont compris dans l’idée de l’écrivain chinois, l’hôtel des Postes étant d’ordinaire affecté pour logement aux grands mandarins, aux inspecteurs, à tous les fonctionnaires qui voyagent.
  17. Voir vol. Ier, pages 78 et 191.
  18. Littéralement, une saison.
  19. Voir vol. Ier, page 264.
  20. Le texte chinois dit simplement pao-ma, cheval précieux ; ce que le traducteur tartare rend par pobai hatame araha enguemou sohohai morin, c’est-à-dire cheval enharnaché d’une selle et d’une bride semées de pierres précieuses. Voir, sur les cérémonies du mariage, la description de la Chine, par l’abbé Grosier, livre XI.