Un mariage sous l’empire/Texte entier

Calmann Lévy, éditeur (p. --tdm).
UN MARIAGE


SOUS L’EMPIRE
OUVRAGES


DE SOPHIE GAY


PUBLIÉS DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY




Anatole 
 1 vol.
Le Comte de Guiche 
 1 —
La Comtesse d’Egmont 
 1 —
La Duchesse de Châteauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le Faux Frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Un Mariage sous l’Empire 
 1 —
Le Mari confident 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

POISSY. — TYP. LEJAY ET Cie.
UN MARIAGE
SOUS L’EMPIRE


PAR


SOPHIE GAY


NOUVELLE ÉDITION


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, rue auber, 3

1885

Droits de reproduction et de traduction réservés


UN
MARIAGE SOUS L’EMPIRE



I


— N’avez-vous point, parmi vos aides de camp, un descendant de l’ancienne famille des Lorency ? dit un jour Napoléon au général Donavel.

— Oui, sire ; il a fait avec moi la dernière campagne, et je puis affirmer à votre Majesté qu’il est en tout digne du nom qu’il porte.

— Quelle fortune a-t-il ?

— Aucune, sire ; les biens de sa famille ont été des premiers vendus lors de…

— Eh bien, il faut qu’il en ait d’autres. La fille de Brenneval est riche ; son père a gagné des millions sur la vente des biens nationaux ; il faut que cet argent-là tourne au profit d’un grand nom ; votre femme arrangera cette affaire-là avec madame Campan.

Et, sans attendre la réponse du général, sans supposer la moindre objection de sa part, Napoléon se tourna vers le ministre secrétaire d’État, lui fit signe de le suivre dans son cabinet, et tous deux sortirent du salon en laissant le général rêver aux moyens de remplir la mission délicate dont il était chargé.

Son premier soin, en revenant du château, fut de demander à sa femme si elle connaissait mademoiselle Brenneval ; mais madame Donavel, quoique ancienne élève de madame Campan, allait rarement la voir, et n’avait plus de rapports qu’avec les anciennes pensionnaires de son âge, mariées ainsi qu’elle depuis plusieurs années. Craignant donc de ne pas réussir dans une démarche qui exigeait peut-être plus que de l’adresse, elle eut recours à la duchesse d’Alvano pour obtenir les renseignements que son mari désirait sur la fortune et le caractère de mademoiselle Brenneval.

La duchesse d’Alvano, comme toutes les femmes uniquement occupées des plaisirs, des intrigues, ou des petites tracasseries du monde, saisit avec joie cette occasion d’entrer, pour ainsi dire, dans un secret, et de jouer un rôle dans une affaire à laquelle s’intéressait l’empereur ; car son expérience ne lui permettait point de douter que les renseignements qu’on voulait se procurer sur la jeune Ermance Brenneval n’eussent pour but un de ces mariages par ordre qui se faisaient journellement à la cour. Jalouse d’être citée pour son zèle en cette occurrence, elle se rendit sans délai à Saint-Germain.

L’arrivée d’une ancienne compagne, devenue dame du palais, duchesse, et, plus encore, femme à la mode, cause une telle sensation parmi les pensionnaires que les études en sont interrompues ; chacune d’elles court à la fenêtre pour voir le carrosse, la livrée, et surtout la parure de l’élégante Euphrasie. On se demande quel peut être le motif de sa visite ; car ce n’était point encore l’époque de la fête de madame Campan, et l’on ne songeait pas à arranger une de ces imitations de Saint-Cyr-Maintenon, une de ces représentations pompeuses où les plus jolies pensionnaires se montraient parées des diamants de leurs compagnes couronnées, et où l’on entendait les vers de Racine déclamés par de douces voix, et applaudis par une cour brillante.

— Ah ! je devine, dit une grande élève qui semblait oubliée par sa famille ; la duchesse d’Alvano n’a ici personne qui l’intéresse ; sa fille est encore trop petite pour entrer en pension, et je parierais qu’elle vient pour quelque affaire dans le genre de celle qui nous a valu dernièrement un jour de récréation.

— Un mariage ? dit une autre, tant mieux ! rien n’est si amusant.

— Oui, pour vous qui n’êtes qu’une enfant, interrompit une troisième, et qui n’avez pas à craindre qu’on vous donne à quelque vieux général pour panser ses blessures, ou bien qu’on vous oblige à vivre au milieu d’une famille de braves gens plus communs les uns que les autres. Mais moi, à qui ce malheur peut arriver aussi bien qu’à la pauvre Valérie, je ne vois pas sans terreur de pareilles visites.

— N’ayez pas peur, reprit la doyenne d’âge de la classe ; ce malheur ne menace jamais que la plus pauvre ou la plus riche : celles qui se trouvent dans votre position en sont à l’abri. Je n’en dirais pas autant d’Ermance, qui reste là sans s’inquiéter de ce que l’on décide peut-être en ce moment pour elle.

— Quoi ! vous pensez que la duchesse d’Alvano vient tout exprès de Paris pour parler de moi à madame Campan ? Comment cela serait-il ? elle ne me connait pas. Je suis bien sûre de ne l’avoir jamais rencontrée chez mon père, encore moins chez mon grand oncle, qui déteste tout ce qui tient à la cour de l’empereur, et puis quel intérêt la porterait à vouloir me marier ?

En disant ces mots, Ermance paraissait également agitée par la curiosité et par la crainte.

— Quel intérêt ? reprit mademoiselle Caroline Dermeuil, mais le sien. On peut attendre beaucoup de la reconnaissance d’un ami auquel on fait cadeau d’une héritière.

— Ah ! quelle supposition ! dit Ermance d’un air indigné. Une femme bien élevée s’abaisserait à de telles spéculations ? Je ne puis le croire, et j’ai plutôt l’idée que la duchesse d’Alvano aura entendu parler d’Adrien, et qu’elle s’intéresse à…

— À son amour pour toi ? Ah ! vraiment, tu es bien bonne de penser que la coquette Euphrasie se donnerait tant de peine pour servir la passion d’un jeune homme occupé d’une autre que d’elle. Non, ma chère, malheur à toi si elle se mêle jamais de faire le bonheur d’Adrien de Kerville !

Cette menace remplit d’effroi le cœur d’Ermance, car elle regardait Caroline Dermeuil comme un oracle, et partageait au suprême degré, ce respect imbécile qu’ont ordinairement les jeunes élèves pour celle qui a vieilli dans la pension. Cependant celle-là ignore plus qu’une autre ce qui se passe dans le monde, et comment on doit s’y conduire. Mais, confidente générale de toutes les pensionnaires qui se croyaient en âge d’avoir un secret. Caroline savait les espérances, les projets romanesques de chacune de ses compagnes, et ne manquait point d’en exagérer l’importance pour s’en faire raconter les moindres détails. C’est ainsi qu’elle avait appris la rencontre de mademoiselle Brenneval et du jeune Adrien dans un bal chez le ministre de la guerre et qu’elle avait décidé, qu’ayant engagé deux fois Ermance à danser, il devait en être amoureux fou. La décision flattait l’amour-propre d’Ermance, et jeta dans son cœur un trouble inconnu que l’esprit romanesque de Caroline appela bientôt une passion invincible.

Le bonheur de se croire aimé est sans doute le premier de tous, puisque les plus savants corrupteurs en ont toujours fait leur plus puissante flatterie. La raison, la modestie, tout cède à cette douce erreur. Ermance se disait bien quelquefois qu’une grande passion ne pouvait naître et se maintenir sans preuves de dévouement et de sympathie, et qu’avant de consacrer sa vie à une personne il fallait au moins la connaître. Mais ces réflexions sages et ennuyeuses étaient combattues par des illusions charmantes, des rêves amusants ; et l’esprit d’Ermance n’hésita pas dans son choix. Uniquement occupée du souvenir d’Adrien, elle passait tous ses jours de sortie à le chercher à la promenade et au spectacle où on la conduisait, et quand elle l’apercevait se dirigeant vers la calèche où elle était avec son père, s’il venait s’informer des nouvelles de leur santé à la sortie de l’Opéra, ce grand événement redoublait l’innocente folie d’Ermance, à tel point qu’elle attendait avec impatience le moment de retourner à la pension pour savoir quel nom sa confidente donnerait à une si simple démarche.

Ainsi, chez les femmes dont l’imagination s’éveille bien avant le cœur, l’impossible et le mystère ont seuls le pouvoir de les captiver : la plupart de leurs sentiments ne naissent qu’après avoir été baptisés par une amie.


II


Deux jours après la visite de la duchesse d’Alvano, celle de M. Brenneval, qui resta plus d’une heure avec madame Campan sans faire demander Ermance, confirma les soupçons de Caroline.

— Tu peux nous faire tes adieux, dit-elle, je parie que nous ne te verrons plus revenir ici que pour montrer tes parures de noces.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Ermance dans un trouble extrême, tu me fais peur !

— Pourquoi trembler ainsi ? reprit Caroline en s’approchant d’Ermance, pour n’être entendue que d’elle ; va, crois-moi, quelle qu’en soit la cause, c’est toujours un grand bonheur que de sortir de pension, et je t’engage à ne pas résister aux désirs de ton père, s’il te propose un mari qui ne soit pas trop désagréable.

— Mais Adrien ! dit tout bas Ermance.

— Adrien n’est que simple capitaine, et l’on prétend qu’il dépense dix fois plus que son revenu ne le lui permet ; il a déjà dissipé toute la succession de son vieil oncle, il en ferait peut-être de même de ta fortune ; et je t’en préviens, ma chère, à cette cour-ci, lorsqu’on n’a pas un grand nom, qu’on ne tient point par ses parents à l’armée ou au faubourg Saint-Germain, il faut être riche, sinon chacun vous dédaigne.

En ce moment on vint avertir mademoiselle Brenneval que son père l’attendait dans le cabinet de madame Campan, et, quelques minutes après, les pensionnaires entendirent partir la voiture qui emmenait leur compagne, cette jolie Ermance que tant de qualités aimables leur faisaient regretter.

M. Brenneval, comme presque tous les gens que la Révolution a enrichis, avait été forcé de traiter de plusieurs affaires avec le gouvernement ; on lui redevait encore une somme considérable. L’exemple de plusieurs fournisseurs soldés par un ordre d’arrestation l’effrayait ; et l’espoir d’échapper à cette justice arbitraire le fit consentir à tout ce que l’empereur désirait ; même, avant de savoir à qui Sa Majesté la destinait, il lui laissa disposer de la main de sa fille unique, l’avenir de sa vieillesse, la seule affection qui lui restât au monde.

Le général Donavel ayant recommandé à sa femme la plus grande discrétion dans cette affaire, elle s’était contentée de parler de l’état, des avantages de M. de Lorency, de la protection que lui accordait l’empereur, sans livrer son nom à l’humiliation d’un refus ; et la duchesse d’Alvano, questionnée sur ce nom par madame Campan, avait répondu, avec des airs mystérieux, qu’elle se croyait obligée à en garder le secret. Le fait est qu’elle était loin de soupçonner la vérité ; mais elle agissait pour un jeune homme auquel l’empereur s’intéressait, elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage.

Dès que M. Brenneval l’eut autorisée à parler de son consentement, le général Donavel s’empressa de rendre compte à l’empereur du succès de sa démarche, sans taire les soins que la duchesse d’Alvano avait mis à faire réussir ce mariage.

— Vraiment ! avait dit alors l’empereur en souriant avec malice ; c’est fort bien à elle !

Tout autre que le général Donavel aurait soupçonné quelque mystère au ton qui accompagna cette approbation ; mais uniquement occupé de ce qui regardait l’armée, le général s’inquiétait peu des intrigues amoureuses dont on s’amusait à la cour, et il répéta naïvement à la duchesse d’Alvano l’éloge que l’empereur avait fait de son zèle. Dans la joie de ce succès, la duchesse se promit bien de chercher l’occasion d’en recevoir publiquement des remercîments au prochain cercle. En effet, le soir même, elle eut le plaisir de voir l’empereur s’approcher d’elle pour la complimenter sur sa généreuse diplomatie, et lui promettre d’en garder le souvenir : c’était s’engager à une récompense flatteuse, et la duchesse s’abandonnait déjà à tous les rêves d’un amour-propre exalté quand l’empereur ajouta :

— Vous n’aurez point à vous repentir de cette bonne action, tout le monde vous approuvera d’avoir arrangé un mariage qui doit assurer la fortune du capitaine Lorency.

Heureusement pour la duchesse d’Alvano, l’arrivée de la princesse Borghèse empêcha l’empereur de s’apercevoir de la pâleur subite qui venait de couvrir ses traits au nom de Lorency. Immobile, respirant à peine, elle ne voyait, n’entendait rien de ce qui se passait autour d’elle ; il fallut l’avertir que l’impératrice venait de passer dans la salle du concert, et qu’elle devait la suivre. Alors, paraissant se réveiller en sursaut au milieu d’un songe pénible, elle prit le bras de l’aide des cérémonies qui lui parlait, sans s’apercevoir de la surprise que celui-ci éprouvait en se voyant honorer d’une faveur si inattendue, et elle rejoignit les autres dames du palais.

On prétend qu’à la cour on est insensible à tout, excepté au malheur de subir la disgrâce du maître ; cela peut-être vrai pour les hommes, mais, pour les femmes, elles ne s’affranchissent jamais aussi compleétement des affections de l’âme ; l’amour se mêle à tous leurs intérêts, et la plus vaine est susceptible d’un regret de cœur, même au sein de tous les enivrements de l’amour-propre ; mais ce retour vers une bonne nature, il faut se garder de le laisser paraître, sous peine d’encourir le blâme et l’ironie.

La duchesse d’Alvano s’aperçut qu’on chuchotait en la regardant. Le sourire de pitié de ses belles rivales lui apprit qu’on devinait la cause de sa souffrance ; elle s’efforça de montrer de la gaieté, et comme il est plus facile d’exagérer que de peindre ce que l’on n’éprouve pas, elle finit par se faire remarquer par des éclats de rire inconvenants dans le lieu où elle se trouvait ; sorte d’hypocrisie très-inutile, qui ne trompe que les indifférents, et que les ennemis contemplent comme le spectacle d’une torture qui les amuse.

Chaque fois que l’intervalle d’un morceau de musique à un autre permettait de dire quelques mots à ses voisins, elle entendait parler du mariage de mademoiselle Brenneval avec M. de Lorency. Les plus malins n’étaient pas ceux qui en parlaient tout haut comme d’une nouvelle sans importance pour les personnes qui se trouvaient là ; les vrais méchants étaient ceux qui imposaient silence aux autres, en ayant l’air de demander des égards pour la duchesse d’Alvano, et cette charité perfide la mettait au supplice. Enfin, le désir de se soustraire à la plus humiliante commisération lui donna le courage de se mêler aux conversations dont la nouvelle du jour était le sujet, et de répondre aux questions qu’on lui adressait sur le mariage de mademoiselle Brenneval, de manière à prouver que, loin d’en être mécontente, elle n’était point étrangère aux arrangements qui avaient amené ce mariage. Ô bizarrerie du monde ! on la blâmait de laisser voir son dépit, sa tristesse, on s’indigna de son indifférence pour un événement qu’elle ne pouvait supporter sans regret, qu’autant que M. de Lorency lui resterait fidèle, malgré ses nouveaux engagements ; ainsi la méchanceté, qui suppose avec tant de joie une mauvaise action, en donne souvent l’idée. La duchesse d’Alvano s’était sentie défaillir en apprenant de la bouche même de l’empereur l’infidélité ordonnée qui lui enlevait Adhémar. Mais en voyant tant de gens supposer que ce sacrifice pouvait être fait d’accord avec elle, et qu’à l’exemple de plusieurs grands personnages de la cour, M. de Lorency pouvait faire un mariage d’intérêt, sans rien changer à ses habitudes de cœur, la duchesse d’Alvano se livra à l’espérance de conserver ses droits sur Adhémar, et, dès ce moment, elle ne s’occupa plus que des moyens d’arriver à captiver assez la confiance de la femme pour ne rien perdre de l’amour du mari.



III


Pendant qu’on disposait ainsi du sort d’Adhémar, il était à cinquante lieues de Paris, auprès d’une vieille tante infirme qui avait désiré le voir avant de mourir ; c’était pour remplir ce triste devoir qu’il avait obtenu un mois de congé. Peu de jours avant la mort de la vieille duchesse de L…, M. de Lorency reçut une lettre de son général qui le rappelait à Paris pour une affaire importante dont la décision ne pouvait se différer. Quelques mots soulignés auraient dû lui faire deviner de quoi il s’agissait ; mais dominé par le triste spectacle qu’il avait sous les yeux, Adhémar ne chercha point à expliquer ce qu’il y avait d’obscur dans certaines phrases du général. Il régnait dans cette lettre un ton de plaisanterie trop peu en harmonie avec sa disposition, et il ne fit que la parcourir, s’arrêtant à la seule chose essentielle qu’il y trouvât, l’ordre de revenir le plus tôt possible à Paris.

La duchesse de L… avait une fille mariée en Angleterre, qui héritait de sa fortune ; et elle ne légua à son neveu que sa bibliothèque, en souvenir des bons soins qu’elle en avait reçus. Quand le général Donavel vit arriver chez lui M. de Lorency en habit de deuil, il craignit un moment qu’un riche héritage ne rendît son aide de camp moins soumis aux désirs de l’empereur ; mais ayant appris qu’il était tout aussi pauvre qu’avant la mort de sa vieille parente, le général lui fit part du projet qu’on formait de lui faire épouser mademoiselle Brenneval.

La fierté de M. de Lorency s’offensa d’abord de la manière dont on disposait de lui sans le consulter, et il protesta de toute sa force contre cet acte de tyrannie.

— Que l’empereur décide à son gré de ma vie, dit-il, c’est son droit, et je n’ai jamais murmuré toutes les fois qu’il lui a plu d’en user ; mais, pour mon bonheur, je le supplie de m’en laisser l’arbitre. Qu’il distribue les filles de ses parvenus aux officiers de sa garde, à ses chambellans, ses ministres, il ne manquera pas de gens empressés de s’enrichir par ordre. Je ferais peut-être comme eux si j’étais né aussi pauvre, mais j’ai une plus noble ambition, et le désir de me faire distinguer à l’armée, d’acquérir et de mériter un beau grade, de m’assurer ainsi une existence indépendante est le seul que je forme pour être heureux. Vous souriez !… Ces sentiments sont-ils donc si déraisonnables qu’ils vous fassent pitié ?

— Déraisonnables ! reprit vivement le général, non vraiment, je les trouve d’autant meilleurs qu’ils sont les miens, et que si les circonstances n’étaient pas souvent plus forte qu’eux, j’aurais toujours agi d’après leur influence. Mais s’il est raisonnable de dédaigner la faveur, mon ami, il est encore plus raisonnable d’éviter la disgrâce. L’empereur veut sincèrement le bonheur et l’élévation des officiers de son armée ; sa politique lui fait chercher les moyens de rapprocher les partis que toute sa puissance n’est point encore parvenue à concilier, et il pense avec raison qu’unir les grands noms aux grandes fortunes, ceux qui ont tout perdu à ceux qui ont tout gagné à la Révolution, c’est éteindre les haines et former une nouvelle caste plus en rapport avec la nouvelle cour.

— Cela peut être fort bien imaginé, et la vieille noblesse de France est assez pauvre pour seconder ce projet ; mais si l’empereur se plaît à marier ainsi ceux à qui de semblables unions conviennent, je pense qu’il trouve fort simple que d’autres ne s’y soumettent point.

— Oh ! mon Dieu ! reprit le général, il ne les contraint pas à lui obéir sur ce point, et il ne leur adresse pas même le moindre reproche sur leur résistance, car il leur tourne le dos dès qu’il les aperçoit.

— Pendant quelques jours peut-être, reprit Adhémar, les refus donnent toujours un peu d’humeur ; mais il a l’esprit trop juste… et puis tant de graves intérêts l’occupent…

— Ah ! mon ami, vous connaissez bien mal ce qu’on appelle un grand homme, si vous ne savez pas ce qu’il est pour les petites choses. L’empereur pardonne tous les jours des torts, des perfidies, des ingratitudes qui nous révolteraient, et la moindre résistance à ce qu’il croit une volonté louable l’offense plus qu’un crime. Nous avons plusieurs exemples de sa rancune en ce genre, et je vous engage à ne la point braver.

— Ce serait une injustice criante ! dit Adhémar.

— Oui, s’il vous destituait, s’il sévissait contre vous ; mais il se contente de ne rien faire pour ceux qui ne font pas ce qu’il désire, et cela seul est la mort d’une destinée qui pouvait devenir une des plus brillantes.

Le général ajouta beaucoup d’autres raisons sans pouvoir déterminer M. de Lorency à se conformer au désir de l’empereur ; mais lorsqu’il vint à raconter comment le consentement de M. Brenneval avait été obtenu par l’intervention de madame Campan, et qu’il vanta particulièrement le zèle qu’avait mis la duchesse d’Alvano à conduire cette affaire. Adhémar changea tout à coup de résolution, et parut céder aux conseils de son ami ; puis, craignant de lui laisser apercevoir le dépit qui l’animait, il le quitta en le laissant maître de répondre comme il le jugerait convenable à l’empereur, et en s’engageant d’avance à tout ce que son amitié déciderait pour lui.

Le lendemain matin, le général Donavel, ne voyant point arriver Adhémar à l’heure où il avait coutume de venir, se rendit chez lui ; il fut frappé de la pâleur qui couvrait son visage.

— J’ai deviné que vous étiez souffrant, dit-il, et je viens vous apporter de quoi guérir bien des maux.

— Je ne suis point malade, répondit Adhémar en s’efforçant de sourire ; mais si je l’étais, une aussi bonne visite me rendrait la santé.

Et il serra la main du général avec affection.

— Je vous crois, car la vue d’un véritable ami fait toujours du bien ; mais cette fois l’empereur a voulu que je fusse encore mieux accueilli, car voilà ce qu’il m’a chargé de vous remettre.

— Un brevet de chef d’escadron ! s’écria M. de Lorency en lisant le papier que lui donnait le général, et il embrassa son ami ; voilà une récompense que j’accepte avec joie, car je pense l’avoir bien gagnée ! ajoute-t-il en portant sa main sur la cicatrice qui sillonne sa joue.

— Oui, vraiment, on ne pouvait pas moins payer votre conduite à l’affaire de Friedland et le coup de sabre qui a failli vous défigurer. Mais, grâce au ciel, vous n’en êtes que mieux, et je suis certain que mademoiselle Brenneval sera de mon avis ; d’ailleurs, un coup de sabre n’a jamais déparé un beau visage.

— C’est donc bien décidé, rien ne peut ôter cette idée de mariage de la tête de l’empereur ? dit Adhémar en soupirant.

— Vous m’aviez autorisé à répondre de votre soumission, et je n’ai pas cru vous nuire en affirmant que vous épouseriez sans peine une personne charmante qui vous apporte deux millions de dot… sans compter les héritages ; car vous saurez que j’ai voulu connaître positivement à quel sacrifice on vous condamnait. J’avais peur de vous voir reculer devant une de ces figures d’héritières qui mettent le courage de nos plus braves officiers à une si grande épreuve ; et, avant de parler à l’empereur, je suis allé hier soir à l’Opéra, dans la loge de la duchesse d’Alvano, où je savais trouver Brenneval et sa fille…

— Avec la duchesse d’Alvano ? et depuis quand se connaissent-elles ! interrompit Adhémar d’un air fort troublé.

— Mais je ne sais ! toutes deux, quoique d’un âge différent, ont été élevées chez madame Campan ; et madame d’Alvano ayant traité l’affaire avec la maîtresse de pension, celle-ci les aura mises en rapport, j’imagine.

— Eh ! ma tante a-t-elle été au moins consultée dans cette singulière négociation ?

— La comtesse de Cernan ? Elle a été la première à remercier l’empereur d’avoir pensé à vous pour une alliance si profitable. Vous ignorez donc qu’elle fait depuis six mois une cour assidue, dans l’espoir d’être nommée dame du palais ? faveur qu’elle aurait peut-être obtenue depuis longtemps, si elle avait paru la dédaigner. Mais lors des nominations on n’a point pensé à elle, et je crois qu’on réparera cet oubli le jour de votre mariage ; ce que je puis vous affirmer, c’est qu’elle est ravie de vous voir retrouver la fortune que vous auriez dû posséder, et qu’elle vous estime fort heureux de la tenir de la main d’une jolie femme ; car vous serez frappé comme nous de la beauté de votre future.

— Je crains de l’admirer froidement, reprit Adhémar ; et pourtant je suis charmé qu’elle soit jolie ; elle en sera plus calme, la conscience de sa beauté la rendra indulgente pour ma maussaderie ; et puis elle aimera la parure, et elle pourra faire crever d’envie les plus belles femmes de la cour : cela me suffit.

La rage concentrée qui dictait ces mots trahissait assez le sentiment qui remplissait l’âme d’Adhémar ; mais le général n’avait pas envie de pénétrer la cause d’un dépit auquel il sentait bien devoir toute la soumission de son jeune ami : la résistance d’Adhémar l’aurait perdu dans l’esprit de l’empereur. Le général lui-même se serait vu accusé de manquer de zèle, de crédit sur ceux qu’il commandait, et il bénissait le motif quelconque qui soumettait la volonté de son aide de camp, heureux de penser qu’il évitait par là ce qu’à la cour on appelait une bourrasque. Il est à remarquer que la plupart des généraux qu’une batterie de canons ne faisait point broncher reculaient devant l’idée d’avoir à subir un moment d’humeur de la part du maître. Rien peut-être ne donne plus l’idée de la puissance de Napoléon : on bravait mille morts pour obtenir de lui le moindre éloge ; on était sans courage pour lui déplaire.



IV


Le général Donavel ne quitta M. de Lorency qu’après lui avoir fait promettre de l’accompagner le lendemain matin chez l’empereur, pour le remercier de son nouveau grade ; en vain Adhémar chercha-t-il à se dispenser d’accomplir ce devoir, un jour où tout le monde était réuni pour faire sa cour et quêter un mot au sortir de la messe ; en vain prétendit-il qu’étant en grand deuil on l’excuserait de retarder ses remercîments d’un jour, son général lui affirma que nulle considération de ce genre ne serait admise, et que puisqu’il était décidé à se résigner aux faveurs dont on voulait le combler, il fallait s’immoler de bonne grâce.

Malgré tout ce qui l’engageait d’une manière irrévocable, Adhémar conservait encore l’espérance qu’un obstacle quelconque s’opposerait à l’accomplissement du mariage pour lequel il éprouvait une si extrême répugnance. Il ne concevait pas comment sa tante, madame de Cernan, pouvait accorder une semblable union avec ses idées d’aristocratie et son profond dédain pour ce qu’elle appelait les bourgeoises dorées et les manants titrés de la cour de Bonaparte. Il pensa que le général Donavel s’était abusé sur ce qu’elle lui avait dit à propos de mademoiselle Brenneval, et que la politesse de madame de Cernan ne lui permettant pas de montrer au général son mépris pour les gens qui n’étaient rien avant la Révolution, elle se réservait de faire à son neveu seul toutes ses observations sur cette mésalliance.

Rempli de cette idée et de l’espérance que l’esprit ingénieux de madame de Cernan lui fournirait un moyen d’éluder ou d’éloigner le mariage qu’il redoutait, il se rendit chez elle.

En entrant dans la vaste cour de l’hôtel de Cernan, il reconnut les voitures de quelques-unes des amies de sa tante, toutes femmes que leurs maris, fidèles à l’ancien régime, maintenaient dans une opposition maligne contre toutes les actions de l’empereur, y compris ses victoires. C’étaient de continuelles épigrammes sur la parodie qui se jouait chaque dimanche matin aux Tuileries et au cercle du soir. On redisait comment les pétitions s’y présentaient sur la calotte du chapeau, et cent autres servilités d’usage qui composent le code de l’étiquette, et font le désespoir et la honte des courtisans qui les ignorent. Le retour de ces riens importants était particulièrement dû à MM. de S… et de Nar…, qui s’étaient créé, par ce moyen, une sorte de crédit, rival de celui qu’obtenaient les Berthier, Maret et Savary par d’immenses services. Il se passait peu de jours sans que l’empereur ne consultât son maître des cérémonies sur le cérémonial observé par l’ancienne cour, et sans qu’il se fît raconter par M. de N… les aventures galantes, les intrigues d’État, les décisions politiques qui résultaient souvent des petits soupers de Versailles. Mais, sans cesse préoccupé des destins de l’Europe, l’empereur perdait bientôt de vue ces intérêts frivoles ; on le voyait alors commettre des oublis d’étiquette aussitôt imités par ses compagnons de gloire. Ces fautes, parfois burlesques, devenaient un sujet de satire, et souvent de consolation pour cette partie de la noblesse française qu’un sentiment de fidélité et de convenance éloignait du palais impérial.

Au milieu de ce cercle ennemi, qui n’avait point pardonné à un descendant des Lorency de servir sous un Bonaparte, Adhémar se sentit plus de force pour résister au pouvoir ; sa disgrâce lui rendait naturellement la bienveillance de tous ces mécontents, et il était décidé à la braver quand madame de Cernan lui dit à voix basse :

— Vous avez à me parler ? attendez ; nous serons bientôt seuls, et nous causerons à loisir sur le sujet qui vous amène.

En effet, maniant à son gré la conversation, madame de Cernan la rendit si languissante que chacun regarda la pendule, s’aperçut que l’heure du dîner s’approchait, et prit congé de la comtesse, en se donnant rendez-vous, le soir, chez la duchesse de L…

— Puisque vous connaissez l’embarras où je me trouve, dit Adhémar à sa tante, qui venait de reconduire la princesse de P…, donnez-moi un moyen d’en sortir sans attirer la foudre sur moi et toute notre famille.

— Mais le parti que vous avez pris, il y a déjà quatre ans, ne vous en laisse qu’un seul, mon cher Adhémar ; en acceptant du service sous le régne de l’usurpateur, vous vous condamniez d’avance à subir tout ce qui lui plairait de vous infliger. Vous avez le plus beau nom de France ; il lui plaît d’y accoler celui d’un fournisseur, il faut bien le satisfaire : c’est la conséquence d’une première soumission. Soldat du caporal, respectez sa consigne !

— Et c’est parce que je suis le plus soumis, je dis mieux, le plus zélé de ses soldats, que je me crois le droit de lui résister comme simple particulier, répondit Adhémar d’un ton résolu. Je pressents que ce mariage va me brouiller pour jamais avec ma famille, avec vous, et je ne me sens pas le courage d’être riche à ce prix.

En parlant ainsi, Adhémar croyait flatter l’opinion de sa tante ; il fut bien surpris de l’entendre prêcher la résignation, pourvu toutefois que sa condescendance fût récompensée par quelques faveurs pour sa famille.

— Et quelles faveurs puis-je réclamer, dit Adhémar, pour des gens qui mettraient leur gloire à les refuser ?

— Oh ! les temps sont bien changés ! reprit madame de Cernan. Si cet homme parvient, comme tout l’annonce, à devenir le gendre d’un empereur d’Autriche, ses enfants seront descendants des Césars, et cette grande adoption lui rattachera tout ce qui tenait à Marie-Antoinette. C’est la nièce de notre reine qui occuperait le trône, et qui de nous ne serait fier de la servir ?

— Quoi ! vous accepteriez une place à la cour de celui que vous appelez l’usurpateur ? vous seriez dame du palais ?

— Pourquoi pas ? Mesdames de Mon…, de Mor…, de B… le sont bien ! Je les ai blâmées, il est vrai, de s’être trop pressées de mêler leurs noms à ceux de tant de bourgeoises de qualité. Mais depuis qu’on devient plus difficile, et que l’honneur de s’allier à la plus grande famille d’Europe va rendre le maître moins accessible à tous les parvenus, une femme comme il faut n’est plus déplacée à sa cour ; s’il est vrai, comme le prétend M. de T…, qu’on ait pensé à moi pour la composition de la maison de la nouvelle impératrice, je me déciderai peut-être à suivre l’exemple de madame de M…, et j’accepterai ou non la place, selon que les événements la rendront convenable.

Ce qui veut dire qu’elle l’a déjà demandée, pensa M. de Lorency ; et, loin d’attendre quelque secours de ce côté, il devina que son mariage était la condition de la nomination de sa tante ; tout ce qu’elle ajouta pour l’engager à profiter du crédit que ce mariage allait lui donner auprès de l’empereur confirma les soupçons d’Adhémar. Un retour si extraordinaire dans une femme dont l’animosité contre la cour moderne était presque un état dans le monde, enlevait à M. de Lorency le seul appui qui dût le soutenir dans sa résistance ; il en fut frappé comme d’une preuve de plus de la fascination qu’exerçait l’empereur sur ses plus fiers ennemis, et il perdit toute idée de s’opposer à la volonté d’un homme qui triomphait si facilement de celle de tout le monde.

— Puisque vous approuvez ce mariage, puisque vous aussi me conseillez ce sacrifice, dit en soupirant Adhémar, partagez-en le mérite, et chargez-vous des soins fastidieux qu’entraîne cette cérémonie. Je vous remettrai tout ce que je possède pour être employé à la corbeille de mademoiselle Brenneval. Son père montera la maison de sa fille ainsi qu’il lui conviendra, il fixera son revenu : quant à moi, le mien me suffit, je ne veux entendre parler d’aucune donation, et prétends garder au moins mon indépendance morale.

— Tout cela est aussi beau qu’absurde, interrompit madame de Cernan ; mais vous reviendrez de ces idées romanesques, deux cent mille livres de rentes en ont converti de plus philosophes. Vous désirez que je me charge de tous les ennuis de noce, je le ferai pour vous obliger, et dans l’espoir aussi qu’on m’en saura quelque gré, car on ne doit pas s’attendre à tant de bonne grâce de la part d’une famille comme la vôtre envers celle d’un Brenneval… et je m’en fie à vous pour la faire remarquer. Il est bien juste…

— Ne vous attendez à rien de ma part, interrompit Adhémar importuné par l’expression d’un égoïsme si tenace, j’ai promis à mon général de me charger d’une mission qui m’oblige à quinze jours d’absence ; ils suffiront, j’espère, à tout disposer pour la cérémonie, et je reviendrai juste à temps pour la signature du contrat.

— Encore faut-il que vous soyez présenté à votre future !

— Vous croyez que cela est indispensable ?

— Sans doute : ce serait blesser toutes les convenances que d’en agir autrement.

— Eh bien, si vous le voulez, demain, au sortir du château, après avoir prononcé le oui fatal, car celui qu’on dit à l’empereur n’est pas moins irrévocable que l’autre, je viendrai vous prendre pour vous conduire chez M. Brenneval ; vous me présenterez, vous parlerez en mon nom, vous direz, vous promettrez tout ce qui vous plaira, j’approuverai tout, et je partirai ensuite pour Valladolid.

— Soit, répondit madame de Cernan, cela fera bon effet ; mais je vous engage, si vous en trouvez l’occasion dans votre entretien avec l’empereur, à glisser quelques mots sur cette démarche de ma part. Il est homme à l’apprécier.


V


Il était impossible de ne pas remarquer la tristesse qui accompagna les remercîments adressés par Adhémar à l’empereur ; mais celui-ci ne s’en étonna point :

— Ils sont tous comme cela, dit-il, en montrant M. de Lorency au maréchal B…, désespérés du bonheur qu’on leur assure en dépit de leurs préjugés.

Adhémar, blessé de la réflexion, aurait voulu y répondre ; mais, fort heureusement pour lui, l’empereur s’éloigna. Le général Donavel quitta pour un instant le groupe des grands-officiers qui le suivaient à la chapelle, et vint dire à son aide decamp :

— Prenez courage, tout va pour le mieux : votre tante est sur la liste des dames du palais ; j’ai le commandement que je désire ; et nous ferons, j’espère, bonne contenance en Espagne. L’empereur sait que vous faites un sacrifice en lui obéissant. Croyez qu’il vous en tiendra compte, pourvu que vous ne cherchiez pas à le lui rappeler.

— Allons, dit Adhémar avec cette sorte de résignation militaire qui ne permet pas au regret de répliquer, marchons au mariage ; c’est un combat comme un autre, où le plus calme est souvent le moins malheureux.

En arrivant avec sa tante chez M. Brenneval, tout lui prouva qu’ils étaient attendus ; plusieurs domestiques vêtus à l’anglaise gardaient l’antichambre ; un valet de chambre, de la meilleure tournure, les précéda, et, après leur avoir fait traverser deux riches salons, les annonça, en ouvrant la porte d’une élégante bibliothèque où M. Brenneval s’entretenait avec le vieux baron de Montvilliers. Après les saluts, la présentation d’usage :

— Ah ! s’écria madame de Cernan en donnant la main au baron, que je suis heureuse de vous revoir ; mais qu’êtes-vous donc devenu depuis le temps où j’avais le plaisir de vous rencontrer chez ma mère ?

— J’ai vécu dans la retraite, madame. Après la mort de M. de Malesherbes, de mon digne ami, je ne me suis plus senti la force de vivre parmi ses bourreaux ; je m e suis retiré dans le château qu’ils ont bien voulu ne brûler qu’à moitié ; et sans le désir d’assister au mariage de ma petite-nièce, je vous avoue que je n’en serais pas sorti.

— Quoi, vous êtes parent de M. Brenneval, reprit madame de Cernan avec la surprise la plus humiliante pour tous deux ; et comment cela ?

— Sa femme était la fille de ma sœur, répliqua M. de Montvilliers d’un ton à prouver qu’il n’était pas honteux de cette alliance, et c’est à lui que j’ai dû d’échapper à l’échafaud, car il m’a fait sortir de prison et m’a donné asile au plus fort de la Terreur.

— Ah ! je conçois mieux qu’une autre, dit la comtesse, ce qu’un pareil service mérite de reconnaissance !

Il y avait dans cette réflexion une naïveté d’insolence qui indigna M. de Lorency : la crainte d’en paraître complice lui fit prendre la parole ; il vanta plusieurs tableaux qui décoraient la bibliothèque, loua le bon goût qui présidait à l’arrangement de la maison, parla des améliorations survenues dans nos mœurs depuis la Révolution, et d’une foule d’autres choses qui ne signifiaient rien, si ce n’est une politesse bienveillante dont M. de Montvilliers et son neveu furent charmés. Cependant chacun était préoccupé d’une arrière-pensée qui gênait la conversation. M. Brenneval s’en aperçut, sonna un valet de chambre, lui dit quelques mots à l’oreille, et, peu de moments après, mademoiselle Brenneval entra la tête baissée, les yeux rouges, affublée d’un fichu montant hérissé de garnitures brodées, enfin singulièrement enlaidie par tout l’attirail d’une parure faite de mauvaise humeur, et dont on ne se promet aucun profit d’amour-propre. Son père la présenta à madame de Cernan avec les phrases obligées, auxquelles celle-ci répondit par les flatteries les plus embarrassantes pour la future, et des félicitations sans bornes pour l’heureux Adhémar et sa famille. Curieux de savoir jusqu’à quel point sa tante pouvait exagérer les agréments d’une personne qu’elle avait intérêt à louer, Adhémar se décida à lever les yeux sur Ermance. La régularité de ses traits, l’éclat de son teint, la couleur de ses cheveux, il rendit justice à tout ce qui expliquait la réputation de beauté de mademoiselle Brenneval, mais il s’avoua qu’une figure beaucoup moins belle, animée d’un regard, d’un sourire gracieux, lui semblerait bien préférable, tant il est vrai que le désir de plaire est le plus grand attrait d’une femme.

Tout le temps que dura la visite, Ermance garda le silence ; son maintien et sa physionomie, moins discrets, ne laissèrent aucun doute à M. de Lorency sur ce qu’elle éprouvait de pénible à se soumettre au mariage ordonné par son père ; de retour chez sa tante, il en fit la remarque, mais madame de Cernan s’efforça de lui prouver qu’il s’était mépris sur l’embarras de mademoiselle Brenneval. Nous sommes toutes comme cela, ajouta-t-elle ; nous avons si peur de montrer notre amour pour le mariage que nous faisons mine de dédaigner le mari ; mais vous n’êtes pas de ceux qu’on traite mal longtemps, et je ne lui donne pas quinze jours de mariage pour être folle de vous.

— Dieu me garde d’un tel succès, dit Adhémar, ce serait bien pis que ma disgrâce ! mais je n’ai pas à le craindre, il est clair que je lui plais fort peu. Tant mieux, elle ne se plaindra pas de ma froideur ; je lui laisserai tout son argent, elle me laissera ma liberté, et nous jouirons d’un bonheur négatif assez rare en ménage.

À ces mots, Adhémar prit congé de sa tante, en la chargeant de tous les soins relatifs à son prochain mariage : de là il se rendit chez son général, où l’attendaient les ordres qu’il devait porter au maréchal commandant l’armée d’Espagne. Quelques heures après il se mit en route.

Pendant cette courte absence, madame de Cernan invita plusieurs fois M. Brenneval et sa fille à dîner, désirant la lier avec les hautes et puissantes dames qui dominaient sa société ; mais la fierté d’Ermance ne s’arrangeait point de leurs airs protecteurs, et répondait mal à leurs questions de princesses.

— Savez-vous qu’elle a très-bonne façon ? disait l’une à son amie.

— Cela n’est pas étonnant, répondait l’autre ; elle a été élevée chez l’ancienne femme de chambre de la reine.

— Si c’est ainsi, elle doit savoir jouer la comédie. Quel rôle faisiez-vous, mademoiselle, dans la dernière représentation d’Esther ?

— Je chantais dans les chœurs, madame.

— Elle devait être charmante coiffée à la juive ; et Bonaparte vous a-t-il fait des compliments après la représentation ? On dit que vous étiez toutes parées des diamants de la couronne. Pauvre reine ! qui aurait jamais prédit que ses pierreries serviraient à parer les élèves de sa femme de chambre ?

— Je ne portais point de bijoux, madame, et jamais l’empereur ne m’a parlé.

— Au fait, vous étiez bien jeune lors de ces parodies de la cour de Louis XIV, et depuis que la pension est dans le château du grand Condé on ne s’y amuse plus. Vous deviez être une des favorites de la maîtresse, si jolie et si riche ?

— Je l’aimais beaucoup, madame.

— C’est dommage que tous les trônes soient pris, elle lui en aurait donné un, dit en riant une troisième, et la conversation se maintint longtemps sur ce ton. Mais Ermance, n’en voulant pas entendre davantage, se leva pour aller rejoindre madame de Cernan à l’autre côté du salon. Alors, plusieurs hommes qui causaient près d’une fenêtre admirèrent tout haut sa taille et l’élégance de sa démarche. Il semblait que chacun d’eux cherchât une raison, ou une excuse, pour admettre une semblable bourgeoise dans un cercle où se trouvait l’élite de la vieille noblesse ; et tout, jusqu’à leurs éloges, avait quelque chose d’humiliant pour Ermance. Cette épreuve du monde où elle allait vivre (car ce salon était en partie rempli par les parents de M. de Lorency) redoubla sa tristesse.

— Je suis certaine, pensait-elle, que la famille d’Adrien m’aurait mieux traitée, quoique tenant aussi à la même caste ; mais son père est préfet, il a, dit-on, marqué dans la Révolution, il ne m’aurait pas reproché la fortune que mon père y a gagnée !

Et ce regret en amenait beaucoup d’autres, qui achevaient de la désoler. Effrayée par les présages qui naissaient de ces tristes réflexions, Ermance se décida à les confier à la duchesse d’Alvano. Elle espérait trouver dans son expérience les moyens de surmonter la passion qu’elle croyait avoir pour Adrien de Kerville, et un instinct féminin lui donnait l’assurance que les conseils de la belle Euphrasie la délivreraient de tous les scrupules qui gênaient sa conscience.

La première impression de la duchesse d’Alvano, en recevant cette confidence, fut une joie infernale qu’elle eut beaucoup de peine à dissimuler, sous des airs de pitié pour Ermance. D’abord, elle eut l’idée de se servir de cet aveu imprudent pour rompre le mariage qui la désespérait ; mais réfléchissant ensuite à la colère qu’en ressentirait l’empereur, à la disgrâce où tomberait Adhémar, à celle qui pourrait s’en suivre pour elle-même, elle n’hésita pas à reprocher à mademoiselle Brenneval de ne lui avoir pas fait connaître plus tôt l’état de son cœur, les choses étant trop avancées pour rompre.

— Vous ignorez, ma chère enfant, dit-elle, toute l’importance d’un mariage… dont l’empereur se mêle ?

— Et c’est parce que j’en comprends les devoirs, répondit Ermance en pleurant, que je tremble de me lier par serment à un autre qu’à celui…

— Ceci importe peu, interrompit la duchesse ; votre père vous marie pour l’intérêt de ses affaires ; Adhémar vous épouse pour remettre les siennes ; l’empereur veut ce mariage pour consolider son système. Vous n’êtes pas tenue à de grands égards pour tous ces calculs personnels, et le monde sera juste envers vous. Ce n’est point votre avenir qui m’effraie ; mais j’ai beau chercher, je ne vois aucun moyen de vous soustraire au malheur présent. Résignez-vous donc, ma chère, en pensant que la plupart des femmes que vous rencontrez dans le monde ont commencé par s’immoler comme vous aux convenances avant de vivre pour leur cœur. Ah ! mon Dieu ! les hommes ne sont pas plus exempts que nous de ces sortes de sacrifices, et je parierais que M. de Lorency quitte peut-être pour vous…

— Une femme qu’il adore ! s’écria Ermance ; ah ! que je le voudrais !

— Quoi ! vous ne seriez pas jalouse de le voir vous préférer ?…

— Pourquoi en serais-je offensée ? n’ai-je pas moi-même l’âme préoccupée d’un autre sentiment, et ne serais-je pas bien aise qu’il me donnât le temps d’oublier Adrien ?…

— En effet, reprit madame d’Alvano en cachant un sourire, vous pouvez établir entre vous une amitié tolérante comme on en voit beaucoup, et vous aurez alors tous les profits du mariage sans en subir les inconvénients. Mais, ma chère petite, gardez bien le secret que vous venez de me confier ; il est essentiel à votre repos qu’Adhémar ne puisse le soupçonner.

— Il me punirait sans doute cruellement ! dit Ermance avec l’accent de la terreur.

— Hélas !… répliqua Euphrasie.

Et elle n’ose poursuivre, car ce n’est pas la punition d’Ermance qu’elle redoute, mais bien la sienne ; elle pressent tout ce que tenterait Adhémar pour enlever le cœur de sa femme à un rival, elle sait que l’idée d’être méconnu, dédaigné d’Ermance, l’éloigne seule d’elle ; et tous les soins de la duchesse se bornent à la maintenir dans sa froideur et sa malveillance pour Adhémar. Ce calcul ne se présentait pas à son esprit dans toute son infamie : son cœur, plus faible que méchant, l’eût repoussé ; mais elle croyait céder à une passion délirante, et il est convenu qu’en morale amoureuse tous les moyens sont bons pour conserver celui sans lequel on ne peut vivre.



VI


Tout était disposé pour la signature du contrat, on n’attendait plus que M. de Lorency, dont un billet, daté de Blois, annonçait le retour pour le soir même. Les plus proches parents des mariés avaient seuls été invités, car il n’était pas encore à la mode d’associer à ce grand acte de famille tous les gens de sa connaissance, et même tous les grands seigneurs qu’on ne connaît pas. Ermance, un peu distraite de son amour imaginaire par la richesse et le bon goût des présents de noce, se plaisait à entendre vanter sa parure, et prédire l’effet qu’allait produire son entrée dans le monde. L’amour-propre satisfait donnait à sa figure une expression moins sombre, qui l’aurait fort embellie aux yeux d’Adhémar, si quelques mots de Caroline ne l’avaient rendue subitement à sa tristesse.

Cette amie de pension avait obtenu un congé de quinze jours pour assister au mariage de sa jeune compagne ; madame Campan s’était chargée de l’amener chez M. Brenneval, et mademoiselle Caroline Dermeuil, comme toutes les vieilles pensionnaires, excellait dans l’art des rapports officieux et des tracasseries bienveillantes. Fière de montrer l’intérêt qui l’attache à son amie, elle porte un œil soupçonneux sur tout ce qui l’entoure, lui prouve qu’on ne l’aime point assez, lui traduit les procédés les plus simples en oubli, en dédains injurieux, et dans son zèle actif recueille tous les bruits calomnieux ou médisants qui doivent faire prendre en horreur à son amie celui qu’elle doit épouser.

— Pauvre Ermance ! disait Caroline avec l’accent de la plus tendre pitié, toi pour qui j’avais rêvé une si belle destinée ! te livrer ainsi à un homme léger, incapable de t’apprécier, qui n’a vécu jusqu’à présent que pour le plaisir et la vaine gloriole de porter mieux qu’un autre un brillant uniforme ; l’adorateur de femmes qu’on n’ose nommer, et par-dessus tout cela l’amant en titre d’une dame du palais !

— De laquelle ? demanda vivement Ermance.

— Je ne sais, reprit Caroline avec embarras et craignant d’en avoir trop dit… Mais on m’a peut-être trompée en me disant tout cela, je veux le croire au moins, chère Ermance, car ton malheur me serait plus insupportable que le mien.

— Que veux-tu, reprit Ermance en levant les yeux au ciel, je ne suis pas née pour être heureuse !

Et elle se détourna pour essuyer ses larmes.

En ce moment on entendit un grand bruit dans la cour. Deux postillons se faisaient faire place à coups de fouet par toutes les voitures qui remplissaient la cour, et ils conduisaient une calèche vers le perron.

— C’est lui ! s’écria madame de Cernan, c’est lui !

Et elle respira de manière à ne laisser aucun doute sur le supplice où l’attente de son neveu l’avait mise.

En effet, c’était M. de Lorency, accompagné de M. de Maizières, son intime ami, que madame de Cernan avait chargé d’aller à sa rencontre pour mieux s’assurer d’Adhémar. Tous deux avaient changé d’habits au dernier relai, et paraissaient dans la tenue la plus convenable. Après quelques mots d’excuses, trop bien motivées pour ne pas être accueillies, on fit placer Adhémar à côté d’Ermance, et le notaire commença la lecture, qui fut attentivement écoutée de tous, excepté des fiancés.

Quand on se leva pour signer, M. de Maizières s’approcha de son ami et dit :

— Ma foi, je ne te plains plus ; elle est ravissante !

À ces mots, Adhémar leva les yeux sur Ermance, qu’un embarras mêlé de dépit animait de couleurs vives et rendait éclatante ; il commençait à trouver que Ferdinand avait raison, lorsqu’on annonça la duchesse d’Alvano.

C’était la première fois que M. de Lorency se trouvait avec elle depuis qu’il savait la part qu’elle avait prise à son mariage ; de dix lettres écrites dans sa fureur, aucune n’était partie, l’orgueil mutuel les ayant tous deux condamnés au silence.

La parure élégante de la duchesse d’Alvano, sa démarche audacieuse et sa gaieté affectée auraient suffisamment rassuré Adhémar sur la constance de la belle Euphrasie, si sa modestie, ou plutôt son inexpérience ne l’avait abusé.

— Elle a trouvé ce moyen poli de me quitter, pensa-t-il, eh bien, prouvons-lui qu’elle a prévenu mes vœux, et que je suis heureux du bonheur qu’elle m’a choisi.

Alors il s’efforce d’adresser la parole à Ermance, lui fait des compliments distraits, des questions indifférentes, puis, voyant qu’elle l’écoute d’un air étonné, il s’éloigne sans qu’elle ait le temps de lui répondre.

— Il ne sait que me dire, pensa Ermance ; je ne suis pour lui qu’une petite pensionnaire ignorante de tous les usages, de tous les intérêts du grand monde ; il ne saurait y avoir aucune sympathie, aucune confiance entre nous. Mon cœur lui restera toujours inconnu, et, comme il m’accablera sans cesse de la supériorité de son rang et de son esprit, il me rendra complètement imbécile.

— À quoi rêvez-vous ainsi ? dit la duchesse d’Alvano en la voyant accablée sous le poids de ces réflexions pénibles, à la cérémonie de demain, sans doute ? Ah ! c’est un beau sujet de méditation ; mais, croyez-moi, le mieux est de ne pas s’y appesantir.

Puis, s’emparant du bras d’Ermance, elle ajouta :

— Venez voir la parure d’émeraudes que l’impératrice m’a chargée de joindre à votre corbeille ; je crois qu’elle sera de votre goût.

— L’impératrice, madame ! Ah ! que de bonté ! dit Ermance ? qui peut l’avoir fait penser à moi ?

— Mais, vous-même, reprit la duchesse. Rien de si simple ! elle a reçu autrefois un service de votre père ; elle sait que votre mariage est l’ouvrage de l’empereur, et elle ne veut pas y rester étrangère : c’est une première faveur qui vous en promet d’autres, si toutefois elle garde la… Ah ! ma chère, ajouta-t-elle en abandonnant sa phrase et en poursuivant sa pensée, l’ingratitude, l’ambition des hommes rendront toujours le bonheur des femmes impossible !

Ces derniers mots furent prononcés assez haut pour être entendus de M. de Lorency ; il tourna subitement la tête, et la vue de plusieurs personnes qui entouraient Ermance et la duchesse put seule l’empêcher d’y répondre ; mais il en témoigna son dépit par de vagues épigrammes, des généralités offensantes, que chacun interprétait à son gré. Madame d’Alvano voit sourire malignement quelques-uns de ses ennemis ; la rage qu’elle en éprouve lui rend toute sa présence d’esprit ; elle s’approche d’Adhémar, et dit d’un ton à la fois impérieux et léger :

— À propos, j’oubliais que l’impératrice m’a chargée aussi de vous dire quelque chose,

Par cette ruse, elle oblige Adhémar à la suivre près d’une fenêtre du salon, et là, dominant son émotion :

— Vous me devez quelques égards, dit-elle avec un air d’autorité ; il est inutile de mettre tout ce monde dans la confidence de votre procédé envers moi ; et j’exige que vous me parliez comme à l’ordinaire, quitte à nous haïr ensuite, si cela vous plaît.

— Ah ! jamais, jamais ! s’écria Adhémar, oubliant tout, excepté le bonheur de se croire encore aimé ; dites un mot, Euphrasie, et je brave tout pour vous prouver que vous seule…

— Silence ! reprit-elle, on nous écoute ; ce n’est pas le moment de nous expliquer. Il n’est plus possible d’arrêter les choses ; l’empereur a reçu votre parole ; ne songez qu’à la tenir, sinon, nous serions perdus tous deux.

— Oui, parlez-moi en votre nom, pour que j’obéisse, dit Adhémar d’une voix étouffée ; autrement… jamais…

— Eh bien, soit ; je le veux…

Et la duchesse se dispose à rejoindre Ermance ; mais Adhémar la retient.

— Ah ! pourquoi m’avoir fait mystère ?…

— Regrets inutiles !… Ne causons pas plus longtemps ; cela paraîtrait…

— Si du moins je pouvais vous voir un instant après être sorti d’ici.

— Impossible ; écrivez-moi un mot demain, avant d’aller à l’église.

— Un mot d’adieu ?… plutôt mourir !

— Non, un mot d’amitié.

— Je ne sais pas mentir.

— Eh bien, écrivez ce que vous voudrez, répondit la duchesse en s’éloignant avec une sorte d’impatience qui dissimulait mal sa joie ; puis elle vint prendre le bras de M. de Maizières, qui regardait un tableau de Gérard :

— Allez vers Adhémar, dit-elle à voix basse ; empêchez qu’on ne remarque ses continuelles distractions. En vérité, je ne sais où il a l’esprit ce soir.

— Et le cœur ? dit en souriant M. de Maizières. Il me semble que vous n’en êtes pas si inquiète.

— Grâce de vos malices, reprit la duchesse, charmée de voir qu’on reconnaissait encore son empire ; ce qui se passe ici est plus sérieux que vous ne pensez, et vous savez que l’empereur n’aime pas les mauvaises plaisanteries.

— Encore moins les bonnes, répliqua Ferdinand : aussi n’ai-je pas envie d’en faire sur sa matrimoniomanie impériale.

— Voilà comme vous les évitez ? Eh bien, cette prudence-là pourra bien vous envoyer, un de ces jours, sur les bords du lac de Genève.

— À Coppet ? dans cette prison des beaux-esprits, où tout ce qui ne fait ni prose ni vers, est obligé d’en réciter en plein théâtre, pour l’amusement d’un parterre suisse ?… J’y mourrais avant huit jours d’exil, moi qui ai l’horreur de tout ce qui écrit ; mais sice malheur m’arrivait, madame, avec votre crédit, ne pourriez-vous pas faire commuer ma peine en celle des galères ? J’en serais d’une reconnaissance…

— Vraiment, reprit la duchesse, ne seriez-vous pas bien à plaindre entre la plus spirituelle et la plus jolie femme de France ?

— Peut-être ; celle-ci, malgré tout ce qu’elle a d’enchanteur, aurait bien de la peine à me faire supporter l’autre : cependant une femme jeune et belle affrontant la colère qui fait trembler l’Europe, et cela pour partager l’exil d’une amie, c’est fort séduisant, et je crois que je me résignerais.

— Vous ? ne vous en flattez pas, je vous connais : s’il vous fallait renoncer au plaisir d’aller tous les soirs à l’Opéra, d’aller ensuite faire votre cour au ministre des relations extérieures, et de là souper chez madame Audebert, vous seriez le plus malheureux des hommes. Où médiriez-vous aussi bien qu’à Paris ?

— Ah ! je pense qu’on trouve de grandes ressources partout en ce genre ; mais vous avez raison, il faut rester ici, on juge mieux des coups, et puis le courroux du petit homme est implacable. C’est ce que je disais ce matin à Adhémar.

— Encore ! Taisez-vous donc, et pensez à ce que je vous ai dit.

— Oui, je vais surveiller Adhémar, et surtout l’empêcher de trouver sa femme trop jolie, n’est-ce pas ? ajouta M. de Maizières avec un sourire malin qui lui valut un regard menaçant d’Euphrasie.

Quelques minutes après cet entretien, la duchesse d’Alvano vit M. de Lorency quitter son ami pour se rapprocher du groupe de femmes où elle se trouvait ; mais madame de Cernan, qui ne perdait pas de vue son neveu, avait remarqué le changement qui s’était opéré en lui au premier mot que lui avait dit madame d’Alvano, et redoutant l’effet d’une explication entre eux, elle le prêcha sur la nécessité de rompre tous rapports intimes avec la femme qui s’était ainsi compromise pour et contre lui.

— Ces rapports sont connus de tout le monde, ajouta-t-elle ; il faut que votre conduite apprenne à tout le monde qu’ils ont cessé ; autrement, M. Brenneval s’en offenserait, et trouverait bien quelque moyen de vous en punir. Il est encore jeune : si vous lui donniez de l’humeur, il serait capable de se remarier ; prenez-y garde,

Adhémar, encore ému de ce qui venait de se passer entre Euphrasie et lui, approuva tout ce que dit sa tante, sans s’apercevoir qu’elle exigeait le sacrifice du sentiment et des projets qui occupaient seuls son esprit.

On se sépara de bonne heure, la réunion se composant de gens pour la plupart étrangers les uns aux autres, différents d’opinions et d’habitudes. Cependant M. Brenneval avait eu soin de n’inviter en parents ou amis, de son côté, que ceux dont la fortune et l’éducation pouvaient être en rapport avec la noble famille de Lorency. Mais la peur du dédain, d’une part, la crainte d’une familiarité bourgeoise, de l’autre, maintenait chacun dans une froideur respective qui rendait la conversation difficile, en dépit des frais que M. Maizières faisait pour amuser les alliés. Aussi, perdant courage, il dit à Adhémar, lorsqu’ils se retirèrent ensemble :

— Ton empereur aura beau faire, mon ami, les ruinés et les parvenus ne s’aimeront jamais.



VII


À Madame la duchesse d’Alvano.

« Est-il bien vrai ? c’est le cœur rempli de vous que je vais jurer le bonheur d’une autre ; c’est vous qui le voulez ! c’est vous qui m’avez choisi ce supplice pour me récompenser de tant d’amour, et c’est vous qui m’accusez !!! Je ne comprends plus rien à votre cœur ; mais le mien n’a point changé, et quels que soient les devoirs qu’un engagement pris en mon nom m’impose, il restera le même.

» Adhémar. »

La duchesse d’Alvano était encore au lit lorsqu’on lui remit ce billet ; elle le lut dans l’ivresse d’un amour-propre exalté, et répondit ces mots :

« Je suis trop souffrante pour me rendre ce matin à Saint-Roch. Mais votre billet me donnera le courage d’aller joindre mes compliments à tous ceux que vous recevrez au retour de l’église. Je ne vous suivrai point au château de *** : dites encore que vous ne comprenez plus rien à mon cœur. »

Adhémar attendait cette réponse avec impatience, et s’obstinait à ne pas sortir, malgré les instances de Ferdinand, qui lui représentait en vain que l’heure de se rendre chez M. Brenneval était déjà sonnée.

— Ne vas-tu pas te faire attendre ? disait-il, et m’attirer des reproches de tous les côtés ? car ta maîtresse et ta tante m’ont également chargé de veiller à ce que tu ne fisses rien de trop ridicule dans cette grande journée, et voilà que tu vas la commencer par une inconvenance. Allons, mon ami, du courage. Si ta femme s’ennuie, eh bien, nous nous chargerons de l’amuser.

— Vraiment, il ne lui manquerait plus que de me donner ce plaisir-là, dit Adhémar en regardant par la fenêtre qui donnait sur la cour. Mais voici Étienne qui revient. Monte en voiture, je te suis à l’instant.

— Non, je ne te quitte pas. Lis cette réponse que j’aurais pu te dire mot pour mot, si j’avais su que tu l’attendisse ; et partons.

Un instant suffit à M. de Lorency pour lire la réponse et la cacher dans un petit souvenir qu’il pose sur son cœur. Il supporte sans humeur les plaisanteries de Ferdinand sur le parjure dont il va se rendre coupable. Une seule chose le frappe, c’est le ton de son ami en disant :

— J’admire ton héroïsme à braver le remords ; car je connais ton âme faible, consciencieuse ; elle en est dévorée. Pauvre dupe, tu crois immoler l’innocence crédule à l’empire d’un vieil amour ! Eh bien, le vieil amour y périra, je t’en préviens, mon ami, ainsi point de remords perdus ; crois-moi, profite des bons moments que le ciel t’envoie, et fie-toi au temps, pour justifier tes plaisirs.

À ces mots, ils arrivèrent chez M. Brenneval, où madame de Cernan se trouvait dans la même agitation que la veille. Elle s’empressa de leur faire remarquer la parure noble et simple d’Ermance. Mais Adhémar ne vit que sa pâleur et son abattement : un sentiment de pitié le saisit en remarquant ces traits si beaux empreints d’une douleur profonde, et ce sourire de résignation qui répondait aux compliments que chacun lui adressait. Pour la première fois, la pensée qu’elle aussi pouvait être affligée d’un regret, poursuivie par une image, vint troubler son esprit. Mais la tendresse connue de M. Brenneval pour sa fille ne permettait pas de supposer qu’il eût voulu contraindre son inclination, et Adhémar abandonna une supposition qui naissait, pensait-il, de la facilité de croire aux mêmes torts dont on se sent coupable.

Le général Donavel et le vieux duc de L… avaient, été choisis par Adhémar pour être ses témoins : ce choix aurait pu être regardé comme un trait d’adroit courtisan ; mais dans cette union d’un grand nom et d’une grande gloire, Adhémar n’avait vu qu’un témoignage de sa reconnaissance envers le brave général qui lui avait servi de père à l’armée. Par suite de cette distinction, madame Donavel fut placée à l’église du côté des parents du marié, et la considération attachée à nos grands généraux était telle à cette époque que personne ne s’étonna de cet assemblage ; M. de Maizières lui-même n’osa en plaisanter.

— Comme elle pleure ! se disait Adhémar en entendant les sanglots étouffés d’Ermance. Ah ! sans doute elle pense à sa mère ; son absence dans un pareil jour réveille le souvenir de sa mort : n’ajoutons pas à cette peine. Et il se promît d’avoir pour Ermance tous les soins de la plus parfaite amitié.

L’évêque qui officiait était à moitié du long discours qu’il avait préparé lorsqu’une voix qu’Ermance reconnut pour être celle de Caroline s’écria assez haut pour être entendue d’elle : « Ah ! mon Dieu, c’est lui ! » À cette exclamation, Ermance lève les yeux, rencontre ceux d’Adrien et les rebaisse aussitôt ; elle croit s’être abusée, mais son trouble ne lui permet pas de se convaincre de la vérité ; elle se sent prête à se trouver mal, et demande au ciel, avec ferveur, le courage de ne pas succomber à cette cruelle épreuve.

La cérémonie s’achève, Ermance cède à la main qui l’entraîne ; ses yeux se portent involontairement sur le côté où elle a vu Adrien ; mais il n’y est plus ; et l’imagination prévenue d’Ermance ne doute point que, dans l’excès de l’émotion qu’a dû ressentir Adrien, il n’ait été forcé de sortir de l’église.

La vérité est que M. de Kerville, passant avec un de ses amis devant Saint-Roch, fut frappé de la beauté de plusieurs attelages qui piaffaient à la porte de l’église, et qu’il était entré pour voir les héros de cette noce élégante. Ayant reconnu mademoiselle Brenneval, il voulut l’admirer dans son costume de mariée, et la montrer à son ami comme étant une des plus jolies personnes qu’il eût jamais rencontrées.

— Si j’avais été plus hardi, ajouta Adrien, j’aurais pu me mettre sur les rangs et tenter aussi la conquête de l’héritière ; elle m’accueillait assez bien lorsque je l’invitais à danser et me faisait des saluts pleins de grâce lorsque je la rencontrais ; mais on m’avait prévenu que le père Brenneval voulait un grand nom, des titres ou beaucoup d’argent, et, comme je n’avais rien à lui offrir de tout cela, je n’ai pas risqué l’aventure ; je m’en repens ; elle est, m a foi, bien jolie, cette mariée !

Et voilà tout ce que ce solennel événement avait produit sur ce jeune Adrien de Kerville, dont le souvenir et l’aspect causaient de si grands ravages dans le cœur d’Ermance.

Dès qu’elle se trouva seule avec Caroline, celle-ci ne manqua pas de lui dire à quel point elle avait souffert pour elle de la présence de M. de Kerville pendant la cérémonie.

— Je craignais à chaque instant, ajoutait-elle, de te voir t’évanouir, car jamais situation n’a été plus affreuse.

— Hélas ! sans ton exclamation, répondait naïvement Ermance, je n’aurais pas su qu’il était là.

— Comment a-t-il eu l’imprudence de se montrer à toi dans un pareil moment ! il faut qu’il ait perdu la tête. Le dépit, le désespoir animaient ses yeux, je tremblais qu’il ne fit une scène. Ah ! ma pauvre amie, je le pressens, ton roman n’est point terminé avec cet homme-là ! il finira par savoir qu’on t’a sacrifiée ; et je suis bien trompée, ou il se vengera de ton malheur !

— Dieu nous en préserve ! s’écria Ermance avec un sentiment d’effroi qui flatta Caroline, car il prouvait l’effet de ses oracles sur l’esprit de son amie.

— Mais, reprit Caroline d’un ton sentencieux, il faut chasser un souvenir dangereux et te consacrer à ton nouvel état ; il n’est point de bonheur complet. Te voilà une des plus grandes dames de la cour ; ta fortune te donne les moyens de satisfaire toutes tes fantaisies : si tu avais épousé avec tout cela un homme qui t’aimât et qui eût ton amour, tu serais trop heureuse.

— Il est vrai ! dit Ermance ; mais si l’on m’avait donné le choix d’un de ces deux malheurs j’aurais pris l’autre.

Cet entretien avait lieu pendant que la mariée changeait de robe et se disposait à partir pour la campagne.

On vint l’avertir que les voitures étaient prêtes, et que tout le monde était réuni dans le salon pour dire adieu à la mariée, la plupart des personnes qui se trouvaient à la messe ne devant pas l’accompagner au château de Nanteil, où l’on allait achever la journée.

À peine Ermance est-elle entrée dans le salon qu’une femme vient l’embrasser tendrement ; c’est la duchesse d’Alvano ; elle la comble de flatteries, d’amitié, et parle si vite et si haut qu’elle a l’air de réciter un rôle ; il y a dans tous ses mouvements une agitation qui décèle une sorte de fièvre. Son visage est contracté, et le rouge qu’elle a mis, contre son habitude, rend l’altération de ses traits plus frappante. Elle se désole de ne pouvoir partager les plaisirs de ce beau jour ; mais son service la retient auprès de l’impératrice, elle ne peut se rendre à Nanteil de huit jours ; d’ici là elle conjure Ermance de lui donner de ses nouvelles, et veut qu’elle la regarde désormais comme sa plus tendre amie.

Étourdie de ce bavardage sentimental, Ermance y répond d’abord gauchement ; puis, craignant d’être ingrate, elle s’efforce d’y paraître sensible, et s’engage à donner à la duchesse d’Alvano des preuves de son souvenir. Pour mettre fin à ces adieux, qui ne se prolongeaient que pour donner à M. de Lorency le temps de lire dans les yeux d’Euphrasie ses regrets et son espoir, le président de Montvilliers vint prendre la main de sa nièce et la conduisit jusqu’à sa voiture : madame de Cernan, Adhémar et lui y montèrent.

M. Brenneval, qui les avait devancés à Nanteil, les reçut avec toute la pompe d’une fête ; le parc était rempli de villageois attirés par des jeux de toute espèce, des buffets, des danses, des loteries où tous les malheureux gagnaient. Quelques coups de fusil ayant annoncé l’arrivée des mariés, la foule se précipita sur leur passage ; de jeunes filles vinrent leur offrir des bouquets, et les prier d’honorer le bal de leur présence.

Au sortir du dîner, où quelques amis spirituels avaient vainement tenté d’amener la gaieté, où de fades vers avaient été froidement applaudis, on passa sur une terrasse, où les premiers musiciens de Paris exécutèrent des morceaux d’harmonie : ce concert, dont la douce mélancolie plaisait à la disposition d’âme des nouveaux époux, est tout à coup interrompu par le début d’un feu d’artifice : on crie, on se presse pour le fuir ou le voir. Les dernières bombes lancées, une illumination subite succède à la pluie de feu ; et les jardins offrent l’aspect le plus éblouissant. Enfin, talent, esprit, magnificence tout a été mis à contribution par M. Brenneval, dans l’idée que le luxe peut remplacer la joie.

Mais, excepté un certain nombre de paysans à moitié ivres, chacun reste sous l’influence de la tristesse qu’éprouvent les héros de la fête ; en vain les plus animés cherchent à la prolonger, on la sent mourir sous le poids d’un ennui fastueux, et quand la femme du général Donavel emmène la mariée personne ne sourit.



VIII


Adhémar, jeune, beau, spirituel et brave, avait toujours été bien accueilli des femmes ; trop fier pour s’exposer à leurs dédains, on ne l’avait jamais vu tenter une conquête sans gages de succès ; et la constance jalouse de celle qu’il préférait disait assez combien il en était aimé ; gâté par le bonheur, accoutumé aux doux témoignages d’un amour passionné, Adhémar ne pouvait être heureux d’un triomphe obtenu sur la résignation.

Comment ne pas comparer l’abandon qu’on espère avec cette contrainte qui tient de la terreur ! la confiance timide qui s’augmente du bonheur qu’on donne, avec cette froideur silencieuse que nulle caresse ne peut vaincre ! « Ah ! pensa Adhémar en admirant la beauté d’Ermance, pourquoi le ciel ne lui a-t-il pas donné une âme qui comprit la mienne !… » Puis, se consolant par un sentiment commun à tous les hommes, l’indifférence de sa femme lui parut un sûr garant de celle qu’elle aurait pour tout autre que lui, et il se décida à la traiter avec tous les égards dus à une femme estimable.

Cette résolution était la moins propre à ramener l’esprit romanesque d’Ermance ; elle aurait pardonné à son mari les reproches, les soupçons que devait faire naitre l’excès de sa froideur ; elle conserva un vif ressentiment de sa résignation à la supporter.

On était au printemps de l’année 1809, Adhémar allait suivre son général en Allemagne, où de nouveaux succès attendaient notre armée. M. Brenneval, que des affaires importantes appelaient à Hamboug, proposa à M. de Lorency de conduire Ermance à Aix-la-Chapelle. Madame Donavel devait y rester pendant la saison des eaux ; il s’engageait à venir les reprendre toutes deux à son retour. Ce projet fut approuvé d’Adhémar, qui s’étonna d’éprouver quelque regret à l’idée de quitter sa femme et son beau-père. Cependant M. Brenneval n’était pas ce qu’on appelle un homme aimable ; mais le calme de ses manières, l’emploi honorable qu’il faisait de son immense fortune, et son goût pour les gens comme il faut, rendaient sa présence assez agréable à M. de Lorency, qui craignait par-dessus tout un long tête-à-tête avec Ermance.

Elle venait d’être présentée à la cour, et l’amour-propre d’Adhémar avait été vivement flatté de l’admiration qui s’était manifestée de toutes parts en la voyant si richement parée et si belle. Dès que la duchesse d’Alvano l’aperçut ainsi éblouissante, elle conçut encore plus de crainte que d’envie. Son arrêt lui parut gravé sur ce front noble où les yeux d’Ahémar se reposaient avec tant de complaisance ; une épreuve de plus, et madame de Lorency devenait l’idole des desservants de la mode. Adhémar, éclairé par leurs adorations, ne tarderait pas à y joindre la sienne. À cette supposition, Euphrasie sent son cœur dévoré par les tourments de l’humiliation, du doute, de la jalousie, tous les supplices de l’enfer lui semblent préférables à celui qu’elle pressent : la perte de sa considération, de son repos intérieur, son rang dans le monde, sa faveur à la cour, tout est déjà sacrifié en idée pour échapper au malheur qu’elle redoute. Elle apprend le prochain départ d’Ermance pour Aix-la-Chapelle ; son parti est pris, elle va s’y rendre ; une souffrance feinte lui servira de prétexte pour obtenir un congé de quelques mois ; et, sans se rendre compte des moyens qu’elle va tenter pour détourner le coup qui la menace, elle sent que sa vie dépend du triomphe de son amour et de sa vanité.

L’effet de cette présentation n’agit pas seulement sur la duchesse d’Avlano : celles dont les prétentions s’élevaient jusqu’à la préférence ou au caprice de l’empereur en prirent de l’ombrage, et la malveillance s’accrut de toute l’admiration qu’on ne pouvait refuser à madame de Lorency.

— Elle est sans doute fort jolie, disait la duchesse de R… à sa voisine, mais quelle femme ne le serait pas avec une parure si recherchée et si ruineuse ! Si elle se fait faire souvent de semblables manteaux, la fortune de son vieux fournisseur de père y passera.

— Que voulez-vous donc, répondait la maréchale M…, il faut bien que la pauvre femme s’amuse à se parer ; on dit qu’elle n’a pas d’autre plaisir, et que son mari reste impitoyablement fidèle à sa maîtresse, comme ont fait Ber…, G…, et tous ceux que l’empereur marie par ordre.

— Si c’est ainsi, dit la vieille madame de S…, je vous prédis qu’elle ira loin, surtout avec M. de Maizières pour guide.

— Quoi ! vous pensez que son mari la confierait à un homme dont il connait mieux que personne la légèreté et les principes ?

— J’en conviens, rien n’est plus difficile à croire qu’un tel aveuglement, reprit madame de S…, si ce n’est l’amitié qui unit depuis si longtemps Adhémar à M. de Maizières. On ne conçoit pas qu’un homme qui mérite et qui aime par-dessus tout la considération s’attache à l’homme du monde qui en fait le moins de cas.

— Quoi de plus simple ! dit le comte B… qui se trouvait près de ces dames ; M. de Maizières a besoin de M. de Lorency pour venir à son secours les jours de pertes au creps, et plus encore pour se parer à tous les yeux d’un ami honorable. M. de Lorency a besoin de M. de Maizières, parce qu’il l’amuse. Cela suffit pour fonder une liaison éternelle.

— Nous verrons s’il l’amusera toujours autant, répliqua madame de S…, lorsqu’il aura perverti madame de Lorency avec la belle morale qu’il prêche aux jeune femmes.

— Quoi ! vous pensez qu’il voudrait séduire la femme de son ami ? quelle horreur !

— Non, vraiment, c’est trop vulgaire, et il a plus de distinction dans le vice. En fait de corruption, il travaille plus contre les autres que pour lui ; mais il aime à être pour quelque chose dans la vie des gens qu’il voit souvent, et il en complique l’action, comme les auteurs dramatiques, pour le simple plaisir des spectateurs. Désolé de n’être qu’un gentillâtre de province, il s’accroche à tous les débris de l’ancienne aristocratie, et fait de l’opposition en ne flattant qu’un ministre ; jouant gros jeu, dépensant plus qu’il n’a, on ne sait où il prend l’argent qu’il prodigue, à moins qu’il ne l’emprunte à tous les gens dont il médit ; enfin vous conviendrez qu’un tel homme devrait être exclu de toutes les maisons où il y a du repos, de l’honneur et de la fortune à garder.

Le départ de l’impératrice mit fin à cette conversation. Elle se retirait ce soir là plus tôt qu’à son ordinaire. Il était facile de voir à son visage, à ses yeux encore gonflés de larmes, à l’abattement de la reine Hortense surtout, qu’elles avaient eu à supporter toutes deux des scènes de famille où l’abandon de Joséphine avait été faiblement nié par l’empereur. À peine furent-elles retirées que tout le cercle se divisa en petits groupes, où chacun se demandait : « À quand le divorce ? » Cependant la résolution n’en fut déclarée que six mois après ; mais le parti qui portait l’empereur à cet acte ambitieux gardait mal le secret de ses espérances. La nouvelle guerre qu’on se disposait à faire à l’Autriche, ne le déconcertait point ; il savait que les souverains de l’Europe se disputaient l’honneur d’avoir Napoléon pour gendre.

— Au fait, disaient les plus vieux courtisans, sa dynastie l’exige. Comment risquer de voir s’éteindre une maison fondée par tant de conquêtes, et compromettre la tranquillité de l’État pour un vain sentiment de reconnaissance ?

— Vous avez beau l’excuser, répondait madame G…, c’est un mauvais procédé qui lui portera malheur. Il est superstitieux, et je l’ai vu autrefois si bien convaincu que sa femme lui portait bonheur, qu’il ne se serait jamais mis en campagne sans venir l’embrasser. C’est pourquoi il l’obligeait à aller le rejoindre sur la frontière des pays qu’il s’apprêtait à conquérir. Cette croyance n’est pas morte en son cœur, soyez-en sûr, et s’il la brave elle le tourmentera plus d’une fois au milieu de sa pompeuse infidélité.

— Avez-vous vu la contenance de Metternich ? C’est lui qui l’emportera, je le parie ; nous aurons une Autrichienne, disait le général M… Je n’en serais pas fâché, moi qui ai justement épousé une Allemande.

— Pauvre femme ! pensa Ermance, qui écoutait les discours que chacun tenait sur ce grand événement, en attendant sa voiture, que va-t-il lui rester de cette cour brillante !

Ou ne la laissa pas longtemps livrée à ces généreuses reflexions. L’accueil qu’elle venait de recevoir de l’empereur et des reines lui attira les hommages de tous ceux qui prophétisaient déjà sa prochaine faveur à la cour ; on savait que son père exigeait qu’elle ouvrît sa maison au commencement de l’hiver ; on savait qu’elle donnerait des concerts, des bals, et l’on voulait d’avance être inscrit sur sa liste. À défaut de mieux, ces prévenances flatteuses amusaient assez madame de Lorency ; elle avait remarqué que son mari en prenait plus de considération pour elle. Quoique fort découragée de lui plaire, elle aime tout ce qui lui donne de l’importance à ses yeux, et, sans prétendre à le captiver comme amant, c’est un juge qu’elle veut séduire.

Le lendemain de ce jour, l’empereur reçut la nouvelle de l’armement de l’Autriche ; deux heures après, il était en route pour l’Allemagne, où la plus grande partie de son armée d’Espagne avait ordre de le rejoindre.


IX


Après des adieux assez froids de part et d’autre, Adhémar partit. En le voyant monter en voiture, Ermance pleura. Surpris de voir les larmes qui coulent sur ses joues, Adhémar se précipite hors de sa calèche et vient serrer Ermance dans ses bras.

— Ces regrets me porteront bonheur, dit-il avec un accent tendre et pénétré, j’en garderai le souvenir, et si je reviens…

Une forte émotion l’empêche de continuer ; il embrasse une seconde fois Ermance, serre la main de son père, remonte en voiture, et les chevaux l’entraînent.

Ermance, stupéfaite du changement qui venait de s’opérer dans Adhémar, de l’affection subite qui avait succédé à ses manières si froidement amicales, restait sur le perron, sans s’apercevoir qu’il n’y avait plus personne, dans la cour. Son père vint la prendre, et la reconduisit dans sa chambre, en lui disant tout ce qu’il pensait devoir la consoler du départ de son mari. Pourtant ce qu’éprouvait sa fille n’était pas de la douleur, c’était un trouble nouveau, une vague espérance qui l’emportait de beaucoup sur le regret d’une présence qui n’avait pas eu jusqu’alors un grand charme pour elle. Son cœur cherchait à s’expliquer le mystère d’une telle émotion, après avoir subi sans bonheur et sans trouble les épreuves du mariage. Ce nouveau sentiment la plongea dans une douce rêverie que M. Brenneval prit pour l’effet d’un chagrin concentré.

Aussitôt il cherche un moyen de distraire Ermance, de lui donner une occasion d’épancher son âme. Il court dès le lendemain chez madame Campan, la supplie de lui confier mademoiselle Dermeuil pour quelques jours, et l’amène bientôt chez son ancienne compagne. Ermance est touchée d’un si tendre soin, et ne doute pas que la présence de son amie ne lui soit doublement précieuse en ce moment. Elle lui raconte naïvement ce qu’elle éprouve depuis qu’elle a reçu l’adieu d’Adhémar.

— Il t’a embrassée, t’a serrée, sur son cœur, il était tendrement ému, dit Caroline ; cela ne m’étonne pas. On prétend que l’homme le plus faux n’est pas à l’abri d’une sorte de remords.

— De remords ! répète Ermance avec une surprise mêlée d’effroi.

— Vraiment, je ne connais pas d’autre expression pour peindre le regret d’une action abominable. Mais il est inutile de t’affliger de tout cela, et je regrette de n’avoir pas su mieux contenir mon indignation.

— Tu ne peux me laisser dans un doute si cruel, reprit Ermance ; explique-toi, sinon j’imaginerai cent fois pire que tout ce que tu sais.

Ici Caroline fit un geste qui semblait dire : « L’imagination ne peut aller au delà, » et madame de Lorency fut obligée de la menacer de rompre tout commerce d’amitié entre elles, pour obtenir l’officieux rapport que mademoiselle Dermeuil brûlait de lui faire.

Après un préambule sur la duplicité des hommes et le malheur des femmes, Caroline apprit à son amie que, le matin même, madame de V… était venue ramener ses filles à Écouen, et qu’elle avait rencontré la veille, en revenant de la campagne, M. de Lorency, qui relayait à Livry, où sa belle duchesse était venue l’attendre. Je dessinais dans la petite chambre à côté du salon où avait lieu cet entretien, ajouta Caroline. Je n’ai pu entendre distinctement le nom de la duchesse : cependant madame Campan l’ayant répété assez haut et du ton de l’indignation, j’ai cru reconnaître celui de la duchesse d’Urbino.

— La duchesse d’Urbino ? dit Ermance accablée. En effet, je m e rappelle qu’il lui a longtemps parlé au dernier cercle, et s’est presque querellé avec M. de Maizières, qui critiquait sa beauté. Ah ? mon Dieu !… que je m’abusais…, et c’était la joie de la revoir bientôt, de recevoir ses adieux passionnés qui le rendait si affectueux, si tendre en me quittant !… Ainsi, je perds ma dernière illusion, ajouta-t-elle avec amertume… Je le croyais incapable d’une telle perfidie ! sa froideur me répondait de sa sincérité ; mais je le vois trop bien maintenant, il éprouvait ma crédulité pour en rire avec celle qui en trahit un autre pour lui… Et, passant du mépris à la colère : Mais ne craint-il pas de m’offrir un pareil exemple !… pense-t-il condamner ma jeunesse à toutes les humiliations d’un abandon semblable, sans qu’il me soit permis de m’en venger !

— Tu m’affliges et me surprends, dit Caroline ; je ne supposais pas l’amour d’Adhémar nécessaire à ta vie, je pensais que tu n’exigeais de lui que les procédés dus à la femme qu’on respecte le plus. Je croyais devoir t’avertir de ses torts, pour te donner le droit de lui demander de changer de conduite, de mettre plus de mystère dans ses intrigues, enfin de ne pas donner au monde l’idée qu’il t’a épousée uniquement pour avoir plus d’argent à mettre à ses folies. C’était vous rendre service à tous deux ; mais je ne m’attendais pas à te voir ainsi émue d’un fait que tu n’ignorais pas, car tu m’as dit plusieurs fois qu’étant préoccupée toi-même du souvenir d’un autre, M. de Lorency pouvait être infidèle sans t’offenser ni te désespérer.

Mademoiselle Dermeuil appuya sur ces derniers mots de manière à en faire une épigramme.

— Oui, je l’ai dit, reprit Ermance en pleurant de dépit, et je prouverai que j’avais raison de le dire ; car, loin de me plaindre de sa conduite envers moi, j’aurai l’air de la trouver si simple qu’on finira par croire qu’elle m’arrange ; il n’entendra pas un seul reproche de ma part. J’avais promis de lui écrire souvent, je me félicite d’avoir été avertie à temps pour ne pas lui adresser plus de choses bienveillantes qu’il n’en mérite ; il recevra quelques mots bien secs, bien polis et bien rares, dont il lui sera impossible de se moquer. Mais es-tu bien certaine de la vérité de cette rencontre, ajouta Ermance après un moment de réflexion, madame de V… ne s’est-elle pas trompée !

— Les détails qu’elle donnait à madame Campan ne permettent pas de s’en flatter, je n’ai de doute que sur le nom, et te l’avouerai-je, il m’est venu l’idée… Mais tu vas te récrier, m’accuser de prévention…

— Non, répond Ermance, rien ne peut plus m’étonner, dis…

— Eh bien, la pensée que la duchesse d’Alvano pouvait être celle dont parlait madame de V…

— Quelle folie ! elle qui a fait mon mariage ! cela est impossible.

— Je ne sais, reprit Caroline d’un air fin ; mais elle est toujours ici dans un état d’agitation, de sensibilité ou d’observation qui m’est suspect : au reste, et il est facile de se convaincre du fait, il était midi lorsque madame de V… a rencontré ton mari à Livry ; je chargerai Denise, la femme de chambre qu’elle avait à la pension, de savoir de celle de madame d’Alvano si sa maitresse n’a pas été hier à la campagne.

— Je te prie de ne faire aucune démarche à ce sujet ; je ne veux pas que mes gens soupçonnent…

L’annonce d’une visite interrompit Ermance : c’était la duchesse d’Alvano et M. de Maizières.

— Il vient de m’apprendre à l’instant le départ de M. de Lorency, dit la duchesse en montrant Ferdinand ; et je me suis empressée de venir savoir de vos nouvelles. J’espérais vous embrasser hier matin, mais il a pris fantaisie à l’impératrice d’aller se promener à la Malmaison.

Tout cela fut dit d’un ton si naturel que les soupçons de Caroline se dissipèrent. Cependant elle continua à porter sur Euphrasie un regard observateur qui parut l’importuner.

— Je me promettais de passer la soirée avec vous, ajouta Euphrasie, à la Comédie française ; mais le désir d’obtenir la permission d’aller aux eaux m’oblige à une grande exactitude dans mon service actuel. En vérité, nous sommes aussi par trop esclaves ; habillées dès neuf heures au château, les promenades de la matinée et les cercles du soir nous accablent de fatigue.

— De tous temps les honneurs de cour ont eu leurs inconvéniens, dit M. de Maizières ; mais aussi que d’avantages ; comme on en fait accroire aux pauvres gens de la ville !

— Beau plaisir ! reprit la duchesse avec humeur.

— Ah ! cela dépend du profit qu’on y trouve, reprit-il en souriant.

— Ce qu’il y a de certain, c’est que j’aimerais beaucoup mieux entendre Talma, ce soir, que d’assister à la réception de quelques ambassadeurs allemands, dit la duchesse, et que je me fais une grande fête de quitter la cour pendant un mois pour aller voir les bords de la Meuse et gravir les montagnes de Spa.

— Nous serons bien près l’une de l’autre, dit Ermance ; et elle parla de son prochain départ pour Aix-la-Chapelle.

La duchesse se récria sur l’heureux hasard qui la conduisait du même côté où M. Brenneval devait conduire sa fille, et promit de ne donner que la moitié de son temps aux eaux de Spa, pour venir passer l’autre avec Ermance.

— Ce sera charmant, ajouta-t-elle ; la princesse Pauline y viendra avec les jolies femmes qui composent sa cour. Nous aurons plusieurs blessés fort aimables : Alfred de L…, Jules de de C…, sans compter ceux que font tous les jours les beaux yeux de ces dames. M. de Maizières promet aussi de nous y amener quelques-unes de ces femmes amusantes avec lesquelles on fait connaissance aux eaux, et qu’on n’est pas obligé de reconnaître ailleurs. Nous ferons de ravissantes promenades à cheval, nous aurons des bals, le soir, à la Redoute : ce sera enchanteur.

— Pour moi, je n’y vais, dit M. de Maizières, qu’autant qu’on m’y assurera un sort, et un sort agréable ; car si vous y êtes toutes occupées, mesdames, de votre santé on de vos sentiments, vous ne penserez pas à moi, et je m’ennuirai à périr !

— Bon ! vous jouerez, reprit la duchesse ; c’est encore ce qui vous amuse le plus.

— Cela vous plaît à dire : j’ai, tout comme un autre, le goût des plaisirs de cœur ; et si l’on me traite en inutile…

— Eh bien, on vous aimera, interrompit la duchesse ; mais, pour en être plus sûr, amenez madame Audebert ; elle est toujours suivie d’un état-major qui nous sera d’une grande ressource.

— Eh bien, soit ! je vais chez elle, de ce pas, pour l’engager à être du voyage ; elle me vengera de vos dédains par des bons mots que vos ennemis retiendront, et j’aurai la petite joie de lui voir enlever vos adorateurs l’un après l’autre, par la seule vertu de sa causerie piquante.

En finissant ces mots, M. de Maizières sortit ; Caroline se retira pour laisser Ermance écouter ou questionner plus librement la duchesse d’Alvano : celle-ci profita de l’occasion pour provoquer la confiance de madame de Lorency par de demi-confidences, et finit par s’attirer l’aveu de tout ce que souffrait Ermance.

— Je le pressentais, pensa-t-elle, il était prêt à l’aimer ! mais madame de V… me le rend pour toujours. Son rapport a détruit tous ses progrès dans le cœur d’Ermance.

Et, se réjouissant de voir les soupçons de madame de Lorency tomber sur la duchesse d’Urbino, elle revint l’âme délivrée d’une inquiétude insupportable et remplie d’espérance. Elle avait laissé Ermance plus calme ; à force de s’entendre répéter que son malheur était celui de presque toutes les femmes, elle n’osait plus en souffrir, et ne conservait plus que l’envie de s’en venger par une bonne coquetterie. Ainsi, le cœur le plus pur, le plus charmant naturel cèdent aux tortures de l’amour-propre, comme le courage, la vérité cèdent aux tortures des inquisiteurs.



X


M. Brenneval avait fait retenir le plus bel appartement d’une maison de bains à Aix-la-Chapelle, sur la place du Compesbadt. C’est là que sa fille et madame la comtesse Donavel descendirent, car une dotation venait de conférer le titre de comte à son mari, et cette faveur avait eu l’approbation de toute l’armée. La ville était déjà remplie d’étrangers que la saison des eaux y attirait peut-être moins que l’arrivée de la princesse Pauline ; elle logeait à la préfecture, où elle réunissait chaque soir l’élite des buveurs, ayant grand soin de s’informer des titres que chacun d’eux pouvait avoir à sa politesse ou à sa bienveillance, ce qui amenait souvent d’étranges quiproquos ; car l’administrateur consulté, peu versé dans le monde élégant, et plus ignorant encore des usages et des notabilités de l’ancien régime, lui recommandait parfois des gens fort étonnés d’une telle faveur, tandis qu’il traitait avec une légèreté risible ceux qui méritaient une grande considération par leur naissance ou par leur caractère.

La gaieté de M. de Maizières tirait un grand parti de ces bévues, lorsque revenu du cercle de la princesse on allait souper chez une de ces jolies femmes que la mode avait réunies cette année à Aix-la-Chapelle. Jamais la variété des agréments et des personnes n’y avait été plus frappante que cette année : la belle duchesse de V…, avec son profil grec, ses manières nobles, son rire d’enfant, y contrastait avec la tenue sévère, la coquetterie froide de madame de R…, la fraîcheur, la champêtre beauté de madame de B…, avec les airs langoureux, et la gaieté moqueuse de madame de S… Les hommes différaient moins entre eux ; la même ambition, les mêmes moyens employés pour la satisfaire leur donnaient un certain air de ressemblance ; d’ailleurs, tous plus ou moins imitateurs de M. de Maizières, perdaient, à singer ses défauts, l’originalité qui aurait fait aimer les leurs. Un seul échappait à cette contagion ; il venait d’arriver à la suite de la duchesse d’Alvano, qui, l’ayant rencontré à Spa, avait mis toute son éloquence à lui persuader que les eaux d’Aix-la-Chapelle étaient bien préférables à celles de la Sauvenière qu’on lui avait ordonnées pour se guérir des suites de sa blessure.

Frivole, entêté, faible et audacieux, Adrien de Kerville avait tous les défauts et toutes les grâces d’un enfant gâté : une tournure distinguée, un mauvais ton, des goûts élégants et des habitudes vulgaires ; indolent pour l’étude, tout de feu pour les plaisirs, n’aimant que ce qui lui était défendu, cédant à toutes les idées folles qui lui passaient par la tête ; on le trouvait spirituel, parce qu’il disait tout, et bon, parce qu’il ne faisait rien.

Le hasard de sa rencontre à Spa avec madame d’Alvano ressemblait tellement à un rendez-vous que personne n’en était dupe, excepté Ermance. La duchesse lui avait raconté les instances de M. de Kerville pour être présenté chez elle, et comment il s’était fait un titre de son état de santé et d’une passion malheureuse dont il ne voulait point guérir, pour être reçu plus souvent et avec intérêt.

— Je ne me fais point illusion, avait ajouté Euphrasie, sur la reconnaissance qu’il me témoigne ; je sais qu’elle est toute pour ma patience à répondre aux questions dont il m’accable ; mais les sentiments vrais m’inspirent tant de pitié que je ne refuserai jamais à un pauvre délaissé la consolation d’entendre parler de celle qu’il aime.

Ces mots, jetés dans la conversation, produisirent l’effet qu’on en devait attendre. Dans quel trouble ils plongèrent le cœur d’Ermance ! L’amour d’Adrien, cet amour, dont rien n’avait jusqu’alors attesté l’existence, n’était donc pas un rêve de l’imagination d’Ermance ? Elle était aimée, regrettée : quelle douce pensée à opposer aux dédains, à la froideur insultante d’un mari infidèle !

C’est préoccupée de ces dangereuses réflexions, que madame de Lorency revit Adrien chez la princesse Pauline. On riait aux éclats lorsqu’elle entra dans le salon, et la princesse dit en montrant Adrien :

— C’est ce jeune fou qui nous raconte des histoires de garnison à faire pâmer de rire. Continuez, continuez ; je suis sûre que madame de Lorency s’en amusera beaucoup.

— Je n’en sais plus, madame, répondit M. de Kerville, du ton le plus sérieux, et je prie Votre Altesse d’excuser les sots récits que j’ai osé lui faire.

— Allons, ne vous faites point prier ; il vous siérait mal d’être ici plus sévère que nous. Dites-nous ce qu’est devenue cette jolie petite Allemande qui vous a si bien soigné quand on vous a porté blessé chez son père, après la bataille d’Eylau ? Nous en étions au moment où elle alla vous rejoindre à Paris, et où elle venait vous chercher au balcon de l’Opéra pour que vous l’épousiez tabord,comme elle disait.

— En vérité, madame, c’est une mauvaise action que j’ai grand intérêt à oublier.

— Vous en avez été cruellement puni ?

— Non pas par elle, la pauvre enfant ! mais d’autres se sont chargés du soin de sa vengeance. En disant ces mots, Adrien lança un regard sur madame de Lorency, qui la fit rougir. Enhardi par ce premier succès, il ne perdit pas une occasion de lui adresser plusieurs choses indirectement, et finit par demander à la comtesse Donavel la permission de se présenter chez elle, se faisant un droit de l’honneur qu’il avait eu de servir, quelques années auparavant, sous les ordres de son mari : c’était s’assurer la faculté de voir Ermance tous les jours.

La vie qu’on mène aux eaux sert l’intimité : on s’y voit à toute heure ; la santé y est un prétexte à tous les genres de distractions, et l’on ne se donne même pas la peine d’y cacher sa préférence. Les intrigues galantes y prennent un air de conjugalité qui empêche d’en médire. Il faut devenir inconstant pour faire parler de soi ; un amour improvisé a seul le droit à l’attention générale ; aussi la passion de M. de Kerville pour madame de Lorency devint-elle bientôt le sujet de toutes les conversations.

— Il l’aimait bien avant qu’elle ne fût mariée, disaient les uns, et il n’est venu ici que pour mettre à fin l’aventure.

— Je vous affirme qu’il n’y pensait pas, répondait Jules de C… ; je le connais depuis longtemps, nous avons été dans le même régiment, et je sais mieux que lui ses secrets amoureux. Chez son père, il est le Lovelace de la préfecture ; à Paris, il vivait joyeusement avec toutes les femmes qui voulaient bien de lui, sans penser à en aimer aucune.

— Cependant il est fou de madame de Lorency, cela est visible ; et, malgré ses airs pudiques, elle supporte très-patiemment les soins d’Adrien. Ma foi, je commence à croire qu’elle finira par vouloir ce qu’il veut.

— Qu’elle le veuille où non, dit Jules, si Adrien s’est mis dans la tête d’en triompher, il y parviendra ; c’est là tout son mérite à lui. Une chose est-elle difficile, impossible même ? bons, mauvais moyens, il les emploiera tous pour arriver au but. Ah ! s’il avait mis la même persévérance dans son ambition, il serait aujourd’hui maréchal de France ; mais il n’emploie jamais ses grands talents que pour de petits succès.

— Et que dira Lorency lorsqu’il apprendra…

— Pourquoi voulez-vous qu’il le sache plus que tous ceux qui sont dans sa position ?

— Oh ! celui-là fait trop d’envieux pour qu’on le traite avec les égards ordinaires. D’ailleurs il mérite bien son sort. Je crois, en vérité, que c’est sa belle duchesse qui lui ménage cette agréable surprise, car elle protége évidemment l’amour d’Adrien. Il n’y a que Maizières qui en prenne de l’humeur ; lui le plus tolérant des libertins, le doyen des mauvais sujets, il ne veut pas qu’on plaisante sur le compte de la femme de son ami ; il répète tous les jours devant elle qu’il n’y a de deshonneur qu’à être pauvre, de vertueux que les hypocrites, et d’honnêtes femmes que celles dont on ne veut pas ; et lorsqu’on se permet de supposer que madame de Lorency est trop jolie pour rester dans cette classe abandonnée, il veut se couper la gorge avec vous.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? dit Alfred de L…, c’est qu’il veut la garder pour lui, voilà tout.

Cette saillie fit rire, et l’on parla d’autre chose.

Mais dans ces discours tenus si légèrement il y avait un fond de vérité. Adrien, encouragé par ce qu’on lui avait raconté des préventions romanesques d’Ermance en sa faveur, et plus encore par l’éloignement de M. de Lorency pour sa femme, s’était fait un point d’honneur de réussir auprès d’elle ; et comme l’entêtement prend vite le caractère de la passion quand il s’agit d’obtenir une femme charmante, M. de Kerville éprouvait les agitations et les tourments, enfin tous les symptômes d’un amour délirant.

Tour à tour gai, furieux, plein d’espoir ou de rage, il effrayait également madame de Lorency par sa joie présomptueuse ou sa colère menaçante.

Il y avait déjà près de six semaines que cet amour était l’objet des observations malignes de toutes les coteries, lorsque Adrien dit un soir à Ermance :

— À quoi bon tous ces combats ? Vous m’aimez, puisque vous n’êtes pas fâchée que je vous aime. Pourquoi me tourmenter à plaisir ? Avez-vous peur d’être blâmée de ces femmes qui vous entourent, et qui font de la pruderie pour le compte des autres ? Elles ont chacune leur amant, et nous sommes les seuls ici que l’amour ne rende pas heureux. Est-ce pour le plaisir de me sacrifier à un mari qui vous trompe ? Ce serait par trop d’héroïsme, et personne ne vous suppose dupe à ce point. Croyez-moi, tout ce que vous avez déjà fait pour me désespérer n’a servi qu’à vous compromettre ; plus d’accord, nous échapperions mieux à la surveillance des oisifs, et vous m’épargneriez quelques folies ; un crime peut-être. Que sais-je !… dans le délire où vous me mettez avec vos scrupules, je ne réponds pas de moi. Ce matin, par exemple, j’ai manqué me battre avec votre M. de Maizières, qui me plaisantait devant Jules sur ma constance à soupirer sans espoir de retour. Il a fallu tout le respect que je vous porte pour m’empêcher de le châtier à l’instant même de son impertinence ; mais j’en trouverai, j’espère, une meilleure occasion, et lorsqu’il ne sera plus question de vous…

— Au nom du ciel ! s’écria Ermance, évitez une scène semblable, ou je serais perdue à jamais !…

Et M. de Kerville souriait de la terreur d’Ermance, car cette terreur d’un meurtre, de la honte d’un éclat la mettait dans sa dépendance.

Malgré tant d’espérances de succès, Adrien se voyait au moment d’échouer. Le retour de M. Brenneval était annoncé, et forte de la prochaine présence de son père, Ermance résistait à toutes les séductions. Adrien au désespoir et plus obstiné que jamais dans son coupable triomphe, alla confier à la duchesse d’Alvano les projets insensés qu’il méditait. Elle en fut effrayée ; ils étaient de nature à avoir les plus funestes conséquences, à compromettre jusqu’à la vie d’Adhémar ; car il aurait sans doute voulu tirer vengeance d’une insulte faite à son nom. Les conseils, les prières d’Euphrasie ne purent rien obtenir de la raison d’Adrien ; son égarement était au comble, et la duchesse reconnut qu’elle ne pouvait arrêter sa vengeance qu’en le servant dans son amour. Elle n’hésite plus, et, lui recommandant le secret sur son nom, elle lui remet le billet qu’Adhémar lui a écrit le jour même du mariage d’Ermance.

À peine est-il possesseur de cet acte de trahison tracé d’une main impossible à méconnaître qu’il frémit de joie ; car, il n’en doute pas, les scrupules, les remords qu’il n’a pu vaincre vont s’évanouir devant ce talisman perfide. Il n’a plus que peu de jours à rester à Aix-la-Chapelle : n’importe, ils suffiront pour obtenir, du dépit ou de la faiblesse, un triomphe qu’il est prêt à payer de sa vie. L’honneur d’une femme, le repos de son existence entière, tout est sacrifié au bonheur d’un moment ! Malheureuse Ermance ! elle n’avait plus de mère !!!



XI


La nouvelle de la bataille de Wagram vint alors ajouter à tous les plaisirs de la saison les transports d’une joie vraiment nationale : c’était une admiration pour les prodiges de notre armée, pour le génie de son chef, un culte superstieux pour son étoile, enfin un bonheur de porter le nom français qui donnait à tous une attitude fière ; les officiers que d’anciennes blessures avaient empêché de prendre part à cette grande victoire mêlaient seuls des regrets à ce dernier triomphe. Adrien en éprouva un si cruel dépit qu’il s’empressa de rejoindre l’armée avant l’expiration de son congé, dans l’espoir que la guerre se prolongerait encore. Il partit d’Aix-la-Chapelle avec Alfred de L… ; mais ils n’arrivèrent à Vienne que pour y voir l’empereur entrer une seconde fois.

Le bruit de la victoire de Wagram parvint à Aix-la-Chapelle bien avant le bulletin qui rendit compte des morts et des blessés, et l’inquiétude où tomba la femme du général Donavel inspira de l’intérêt aux moins sensibles ; elle s’obstinait à croire qu’on lui cachait la mort de son mari, et l’on ne pouvait parvenir à lui faire comprendre que la nouvelle de cette bataille, apportée par des courriers de commerce, étant venue directement de Vienne à Aix-la-Chapelle, elle avait devancé de plusieurs jours les détails officiels. En la voyant si désolée, Ermance lui prodiguait les plus tendres soins, et madame Donavel disait dans sa reconnaissance :

— Combien vous êtes bonne de me consoler ainsi, de chercher à me rassurer, quand vous même vous souffrez d’une inquiétude semblable ! Mais M. de Lorency est jeune encore, il n’a pas épuisé tout le bonheur d’un soldat ; mon mari a déjà tant de fois échappé à la mort par miracle que je n’ose plus me flatter qu’il soit toujours aussi heureux.

— Vous le reverrez, répondait Ermance en cachant ses larmes dans le sein de son amie : vous le reverrez, vous qui méritez si bien d’être heureuse.

Enfin le bulletin tant désiré arriva, et madame Donavel passa du désespoir à la joie ; elle s’attendait à voir le même changement dans madame de Lorency, car une lettre d’Adhémar venait de la rassurer ; et le général mandait à sa femme qu’en récompense de la manière dont Adhémar s’était distingué à l’affaire de Wagram, il avait été fait colonel sur le champ de bataille. Madame Donavel s’étonna de voir le beau visage d’Ermance rester pâle et triste en apprenant cette bonne nouvelle.

— Je crains que vous ne soyez malade, ma chère amie, dit-elle.

— Moi ?… non… reprit Ermance du ton d’une personne qui craint de voir deviner la cause de sa souffrance.

— Eh bien, reprit madame Donavel, si vous ne souffrez pas, prenez un air moins triste ; vous savez qu’on est méchant ici, que vos avantages excitent l’envie des femmes moins belles et moins riches que vous ; ne donnez pas un prétexte à leur malignité, car elle ne manquerait pas d’attribuer la tristesse qui résisterait aux nouvelles d’aujourd’hui à l’absence de quelqu’un de ceux qui viennent de nous quitter, et cela vous ferait peut-être…

— Quoi… madame… vous penseriez ?… interrompit Ermance avec une sorte d’égarement.

— Moi, penser mal de vous ! s’écria madame Donavel en prenant la main d’Ermance ; ah ! je suis loin d’avoir un pareil tort ! et c’est parce que je connais mieux que personne la pureté de votre cœur, la sagesse de votre conduite, que je ne veux pas que vous donniez à ce monde méchant la moindre occasion de les calomnier.

À ces mots, l’oppression qu’éprouvait Ermance faillit la suffoquer.

— Pardonnez-moi, continua madame Donavel, d’oser vous parler ainsi, vous donner des conseils ; mais on ne peut vous voir souvent sans prendre une vive affection pour vous, sans désirer vous être utile. Mon âge, mes sentiments, ceux de mon mari pour le vôtre, je fais de tout cela des droits presque maternels : laissez-moi les exercer.

— Ah ! madame, dit Ermance en fondant en larmes, croyez que tant de bonté me pénètre ; mais pourquoi ne m’avoir pas éclairée plutôt !…

— Mon Dieu, que je m’en veux de vous affliger ainsi ! répliqua la comtesse… Je n’ai pourtant rien dit qui dût vous faire craindre d’avoir perdu de l’estime que vous méritez. Ne voit-on pas tous les jours une jolie femme inspirer de l’amour à un jeune homme agréable, sans se croire obligée d’y répondre, et sans vouloir sacrifier sa réputation au plaisir de recevoir des soins qui flattent plus l’amour-propre que le cœur ? Non, rassurez-vous, le sentiment un peu fastueux de M. de Kerville a été jugé ici comme toutes les choses dont on fait parade ; sa légèreté connue, son ton, ses dépits jaloux n’ont pas semblé des séductions capables d’entraîner la femme de M. de Lorency, de l’homme le plus aimable de France ; mais ce n’est point assez que chacun pense comme moi sur votre compte, il ne faut pas qu’il parvienne le moindre mot sur ce sujet à votre mari. Je le connais depuis plus longtemps que vous : tout en rendant justice à votre conduite il serait implacable pour l’homme dont on mêlerait le nom au vôtre dans un caquet semblable. C’est pourquoi j’avertis votre prudence, et vous supplie de paraître heureuse.

— Heureuse ! répéta Ermance avec un sourire amer, je ne puis plus l’être ; mais je puis vous obéir : oui, je ferai tout ce que vous me conseillerez pour éviter un éclat dont je frémis ; oui, ajouta-t-elle en craignant de s’être trahie, vous avez raison, je suis malade ; j’ai besoin de quitter les eaux, je veux retourner à Nanteil ; l’air y est plus doux, et la solitude me fera du bien. Là, du moins, je ne serai pas obligée de composer mon visage pour éviter les soupçons, les jugements de la malveillance, je n’y recevrai personne… personne que vous, ajouta Ermance en voyant l’expression du reproche dans les yeux de son amie.

— On ne vous laissera point vous enterrer à la campagne, dit madame Donavel ; Adhémar est trop fier de vous pour ne pas s’en parer aux yeux de tous les grands personnages qui vont ajouter à l’éclat de la cour de l’empereur. On vous verra l’hiver prochain de toutes les fêtes ; vous y serez le modèle de nos jeunes femmes, et vous leur prouverez qu’on peut être élégante, et courtisée même, sans avoir recours aux agaceries qu’elles prodiguent, sans se jeter à la tête de tous les étrangers que la victoire ou la diplomatie nous amènent. Vraiment, j’ai quelquefois honte de la réputation qu’elles nous font en Europe ; car si vous saviez comme, de retour dans leurs foyers, ces messieurs parlent des Françaises ! Ils croient que toutes ressemblent à celles qui leur ont épargné l’ennui de soupirer, et leur fatuité est d’autant plus insoutenable qu’elle est malheureusement très-fondée ; il me tarde de la voir déjouée par l’innocente coquetterie d’une femme honnête.

Le supplice d’Ermance en écoutant madame Donavel ne peut se peindre : combien elle aurait préféré les reproches les plus sévères, à ces éloges dont elle ne se sentait plus digne ! Mais cette estime usurpée lui était nécessaire pour soutenir son courage, et l’aider à se tromper elle-même. En lui démontrant les suites que pourrait avoir le moindre rapport fait à M. de Lorency sur ce qui s’était passé à Aix-la-Chapelle, son amie l’avait livrée à un sentiment d’effroi qui remplaçait tous les autres. Éviter un éclat, se soumettre à la plus affreuse contrainte pour assurer à son mari le repos et le respect qui lui étaient dus, voilà l’unique soin qui allait désormais occuper Ermance.

En conséquence de cette résolution, elle promit à madame Donavel de l’accompagner le soir même au bal que la ville donnait à la princesse Pauline, en réjouissance des nouvelles de la grande armée. Une guirlande de roses fut posée sur cette jolie tête qui se soutenait à peine ; une simple robe de crêpe blanc compléta cette parure. Madame de Lorency se disposait à se rendre dans la chambre où l’attendait madame Donavel lorsque mademoiselle Augustine dit :

— Madame oublie de mettre son bouquet.

— Un bouquet ? reprit Ermance, je n’en ai point demandé : d’où vient celui-ci ?

— C’est le jardinier fleuriste de la ville qui vient de me le remettre en me disant qu’on lui avait bien recommandé de le composer des plus belles fleurs de sa serre, et de l’apporter chez madame le jour où le bal de la ville aurait lieu.

— Il ne vous a pas dit de quelle part ?…

— Pas précisément ; mais madame doit bien s’en douter, répondit la femme de chambre en prenant un air fin.

— Pourquoi voulez-vous que je m’en doute ? je ne connais personne ici, à moins que ce ne soit madame Donavel, qui sait que j’aime les fleurs.

— Oh ! non, madame, reprit en souriant mademoiselle Augustine : c’est un jeune homme qui en achetait souvent au fleuriste, et qui lui a bien recommandé en partant.

— C’est bon, interrompit madame de Lorency en s’éloignant pour cacher sa rougeur, et elle laissa le bouquet sur sa toilette.

À peine était-elle sortie de sa chambre que M. de Maizières, voyant la porte ouverte, y entra. Il venait chercher ces dames et leur offrir la main pour les conduire au bal ; il apprend que madame de Lorency est prête et l’attend chez madame Donavel. Pendant que mademoiselle Augustine lui parle, il aperçoit l’admirable bouquet sur la toilette, et présumant qu’Ermance l’a oublié, il s’en empare pour le lui porter : mais elle refuse de le prendre, en disant qu’ayant un peu mal à la tête elle craint que l’odeur des fleurs n’augmente sa migraine.

— Je ne vous ai jamais vue si prévoyante, dit M. de Maizières : cette prudence cache un mystère bien funeste ou bien favorable à l’auteur du bouquet ; c’est ce que je prétends découvrir ce soir même. Allons, ne vous déconcertez pas ainsi ; je devinerais trop vite. Aussi bien je ne serais pas faché, ajouta-t-il plus bas en aidant Ermance à descendre l’escalier, qu’un autre vous fit oublier les bruyants soupirs de votre beau capitaine. Je commençais à le prendre en horreur. C’est peut-être parce que vous étiez trop bonne pour lui !… Cependant il ne vous plaisait pas… mais qui peut rien comprendre aux femmes !



XII


Le dédain des Parisiens pour les gens et les plaisirs de province a quelque chose en lui-même de si provincial qu’on est étonné de le voir partagé par des personnes d’esprit. On ne saurait ouvrir un livre, une page de notre histoire sans se convaincre que la plupart de nos grands hommes sont nés en province. On sait tous ceux qu’ont fournis la Guienne, la Normandie, la Bourgogne, etc. On voit tous les jours surgir les plus beaux talents en éloquence, en poésie, sur les bords de la Saône, ou d’un vieux château de la Bretagne, et cependant le Parisien, fier de quelques grands génies, et surtout empressé d’adopter ceux que la province lui envoie, s’obstine à regarder sa bonne ville comme la seule patrie de tout ce qui honore la France. Cet orgueil, assez noble, peut, à la rigueur, s’excuser ; mais comment défendre cette vanité badaude qui ne veut pas convenir qu’il y ait de bons dîners, de bonnes conversations et de jolies femmes ailleurs qu’à Paris ? Certes le voyageur qui parcourt la France, en voyant des banquiers le matin et de mauvais spectacles le soir, est en droit de faire des comparaisons en faveur de Paris ; mais s’il se donne la peine de chercher en province des gens de mérite, il en trouvera ; et si lui-même possède quelque talent, un nom connu dans les arts, il sera surpris de l’accueil distingué qu’il en recevra.

L’étonnement de M. de Maizières fut extrême en entrant à la grande Redoute, où cinq cents femmes parées, assises sur des gradins, et éclairées par des lustres, des guirlandes de feu suspendues à la voûte, frappèrent ses yeux d’un éclat éblouissant. Ces femmes, guidées par l’élégance de celles que les eaux attirent chaque année à Aix-la-Chapelle, étaient pour la plupart, habillées avec goût, et plusieurs d’entre elles se faisaient remarquer par leur taille élancée et leurs jolis visages. Dans les provinces du Nord, où presque toutes les chevelures sont blondes, les jeunes filles y paraissent toutes agréables : un beau teint et des cheveux charmants suffisent à seize ans pour empêcher d’être laide.

Un orchestre allemand, c’est-à-dire des meilleurs, jouait des valses de Mozart et de Beethoven, dont la savante harmonie n’était pas encore venue jusqu’aux oreilles des dilettanti de Paris. C’était un ensemble admirable, auquel les valseurs répondaient par un ensemble non moins parfait. Le haut de la salle avait été réservé pour la princesse Pauline et sa cour. Le buste de l’empereur, sous un dôme de drapeaux aux couleurs des vaincus, était le principal ornement de cette partie de la Redoute, et des arbustes en fleurs, servant de voiles à des faisceaux de lumière, donnaient un aspect magique à cette fête.

Après s’être récrié sur la beauté de la princesse Pauline, qui était ce jour-là plus éclatante encore, M. de Maizières se mit à passer en revue les femmes les plus remarquables de cette assemblée, et s’adressa à l’aide de camp du général qui avait le commandement d’Aix-la-Chapelle pour obtenir quelques renseignements sur les plus jolies. Plusieurs d’elles étaient les femmes de riches négociants du pays qui, tout en déplorant le système continental, faisaient d’immenses affaires avec les puissances de l’Europe ; d’autres appartenaient aux différents administrateurs nommés par l’empereur. M. de Maizières s’était fort bien adressé pour apprendre l’histoire scandaleuse de toute la ville. Mais au moment où M. Gr… lui racontait le roman de l’une des plus élégantes danseuses du bal, il fut interrompu par une rumeur subite. Tout le monde se précipitait du côté de la porte, ou vers la princesse, qui écoutait avec la plus vive attention un jeune officier expédié par l’empereur pour venir donner à sa sœur de ses nouvelles et de celles de l’armée. Cet officier avait été témoin de l’espèce de fédération anniversaire qui venait d’avoir lieu le 14 juillet sur le champ de bataille de Wagram. Là même il avait vu Macdonald fait maréchal de France par l’empereur, et avait entendu Napoléon lui dire : « Entre nous, c’est à la vie et à la mort ! » paroles d’autant plus remarquables qu’elles s’adressaient à l’ami du général Moreau, du vainqueur d’Hohenlinden, de celui qui était déjà le premier des ennemis de l’empereur avant de commander ceux de la France.

L’officier d’ordonnance raconta aussi comment l’empereur avait failli être assassiné par un jeune illuminé nommé Stap, et comment le général Rapp, éclairé par miracle sur le projet de ce nouveau Ravaillac, l’avait fait arrêter avant qu’il pût l’exécuter. Questionné par la princesse sur les motifs qui avaient porté ce jeune Allemand à un tel crime, l’officier répondit : « Un désir fanatique de délivrer sa patrie. »

L’effet de cette réponse, écoutée par une assemblée d’Allemands dont nos victoires avaient fait des Français, offrit un spectacle digne d’observation.

— Votre camarade, dit M. de Maizières à M. Gr…, aurait mieux fait de garder ce dernier récit pour nos soirées intimes : les belles actions, comme les mauvaises, sont toujours d’un exemple dangereux.

— Cela n’est pas à craindre ici, répondit M. Gr… ; jamais les habitants n’ont été plus heureux ; ils nous détestent par pur procédé pour leur gloire ; car, dans le fond notre gouvernement leur plaît, et s’il fallait changer notre conscription contre leur landwher, vous verriez comme ils nous regretteraient !

— Il est de fait que vous leur avez appris à s’amuser, dit M. de Maizières, et c’est bien quelque chose.

En ce moment, les valses interrompues par le message impérial recommencèrent aux cris de vive l’empereur. Le peuple réuni sur la place pour regarder les illuminations mêla ses cris de joie à la musique guerrière, et l’on entendit retentir de toutes parts le bel air de Méhul : La victoire est à nous, etc.

Après avoir rempli sa mission auprès de la princesse, l’officier demanda aux dames de sa maison si la femme du colonel Lorency était au bal.

— La voici, répondit madame de B… en montrant Ermance, qui se trouvait à quelques pas d’elle.

— J’aurais dû la reconnaître au portrait que notre cher Adrien nous en a fait ; elle est vraiment aussi belle qu’il le dit : c’est la première fois de sa vie qu’il n’a point exagéré. Voulez-vous être assez bonne, madame, pour la prévenir que je suis chargé de lui remettre quelque chose de la part de M. de Lorency ?

— Des lettres, sans doute ?

— Non, madame, je ne l’ai vu qu’au moment où je partais de Schœnbrunn. « L’empereur vous envoie à Aix-la-Chapelle, m’a-t-il dit ; par grâce, chargez vous de remettre ce châle à madame de Lorency ; vous la verrez chez la princesse. » En même temps, il lança dans ma voiture un paquet roulé dans un mouchoir, et je partis sans avoir eu le temps de lui demander un mot de recommandation pour sa femme.

— Vraiment ! reprit madame de B…, il ne pouvait vous en donner une meilleure. Un châle !… Est-il beau ?

— Vous devinez donc que j’ai eu la curiosité de le regarder ? Eh bien, j’en conviens ; et autant que je puis m’y connaître, il m’a paru admirable. Le colonel en aura fait l’emplette à Vienne : c’est là qu’on trouve les plus beaux. Les Viennoises sont si élégantes !

— Et si avenantes, n’est-ce pas ? reprit en souriant madame de B…

Puis, se retournant du côté de madame de Lorency :

— Mais vous n’entendez donc pas ce que dit monsieur ? ajouta-t-elle. Il vous apporte un châle ravissant, de la part de votre mari. Voilà une attention conjugale à laquelle vous serez sensible, je n’en doute pas !

Ermance avait parfaitement entendu ce que disait le jeune officier à madame de B… ; mais trop émue pour se mêler à la conversation, elle espérait avoir le temps de se remettre avant qu’il se fit présenter à elle, ne pouvant plus se dispenser de lui parler.

— Vous avez vu M. de Lorency ? dit-elle d’une voix mal assurée.

— Oui, madame, répondit M. H… ; je l’ai vu avec ses nouvelles épaulettes, et j’ai eu le plaisir d’entendre dire aux premiers grognards de la garde que celles-là étaient bien gagnées. Sorte d’applaudissements très-flatteurs, je vous assure, et dont ces messieurs ne sont pas prodigues.

— Il n’a pas été blessé ? demanda Ermance.

— Non, madame, mais ce n’est pas sa faute, car son chapeau a été percé d’une balle ; on n’a jamais vu se battre de meilleur cœur. Je ne savais pas encore tout le mérite qu’il a à risquer ainsi sa vie, ajouta M. H… d’un ton galant. Si madame voulait me faire l’honneur de m’accorder une contre-danse, je serais bien fier de pouvoir m’en vanter à lui, car je repars cette nuit même, et j’espère le retrouver encore au quartier-général.

— Vous ne pouvez refuser, dit madame de B… ; mais avant, il faut qu’il envoie chercher ce beau châle. La princesse veut le voir, et puis vous serez fort aise de vous en servir pour sortir du bal.

M. H… s’empressa d’obéir, et il revint bientôt chargé de l’élégant souvenir d’Adhémar.

— Au milieu des dangers, des plaisirs de la victoire, pensa Ermance, il s’est occupé de moi ! Ah ! pourquoi s’est-il lassé de m’oublier, de me trahir ! mais sans doute cette attention en cache d’autres pour la femme qu’il aime ! puis-je m’en plaindre !…

Et passant ainsi de l’accusation au remords, Ermance souffrait de mille tourments impossibles à décrire.

Cependant il fallut tenir sa parole, et danser ; espèce de supplice seul connu des femmes du grand monde, que les plus profonds chagrins ne dispensent point des devoirs que le plaisir impose. À force de prendre pour ainsi dire la physionomie de ce qu’on fait, on en prend la conversation, et malgré sa tristesse, madame de Lorency se surprit répondant avec toute la légèreté convenable aux questions frivoles de son jeune danseur. Poussée par une curiosité qu’elle n’osait s’avouer, elle le questionna à son tour sur la quantité de souvenirs dont il devait être porteur, et finit par lui faire jurer qu’excepté ceux de l’empereur pour la princesse et celui de M. de Lorency pour elle, il n’avait été chargé d’aucun autre.

— Pas même pour la duchesse d’Ur…

— La duchesse d’Alvano ? interrompit M. H… ; est-ce qu’elle est ici ?

— La voici qui vient vers nous, répondit Ermance sans oser dire qu’elle voulait parler de la duchesse d’Urbino.

— Ah ! je suis bien curieux de la voir, reprit M. H… ; on dit qu’elle fait des passions, et s’amuse par-dessus tout à troubler les ménages. Adrien de Kerville, que vous connaissez peut-être, madame, car il a passé quelques semaines aux eaux, Adrien nous a raconté d’elle des traits de présence d’esprit inconcevables ; il prétend qu’elle a entrepris l’éducation d’une jeune femme ravissante à qui elle fait accroire tout ce qu’elle veut, et cela dans le but honorable de garder pour amant le mari de cette charmante élève.

— Quelle horreur ! s’écria madame de Lorancy se soutenant à peine.

— Tout cela est peut-être un conte d’Adrien ; cependant il avait l’air pénétré d’indignation en nous racontant avec quelle adresse cette madame d’Alvano s’était ménagé l’affection de la jeune femme, sans rien perdre de l’amour du mari.

— Mais êtes vous sûr, monsieur, dit Ermance en venant se rasseoir à sa place, que vous ne vous trompez pas de nom ? c’est peut-être la duchesse d’Urbino qu’on vous a citée.

— Oh ! non madame, je ne saurais m’y méprendre ; la duchesse d’Urbino est ma cousine, je la connais depuis mon enfance, et je puis vous affirmer qu’elle est incapable d’un semblable trait.

Comme M. H… finissait de parler, la duchesse d’Alvano s’approcha d’Ermance.

— Ah ! mon Dieu ! que vous êtes pâle ! dit-elle ; vous aurez trop dansé, je parie.

— Madame de Lorency n’ayant pas le courage de répondre, madame de B… dit que le plaisir d’avoir reçu un si joli présent de la part de son mari la rendait muette.

Et, prenant le châle d’Ermance, elle mit un malin plaisir à le faire admirer à la duchesse d’Alvano.

— On a des nouvelles d’Adhémar ? demanda cette dernière avec une émotion visible.

Et elle pria madame de B… de lui raconter ce qui s’était passé au bal avant son arrivée ; puis, certaine que M. H… devait avoir été au moins chargé d’un mot de M. de Lorency pour elle, elle s’empara de son bras pour faire le tour de la salle.

Ermance profita de ce moment pour demander à madame Donavel la permission de se retirer du bal avant elle ; mais celle-ci, effrayée de l’altération qui se peignait sur le visage de madame de Lorency, ne voulut point consentir à la laisser partir seule.

— Quel caprice vous porte à quitter le bal au moment où il devient le plus agréable ! s’écriait M. de Maizières ; attendez donc un peu ! voici les naturels du pays qui vont se coucher ; nous resterons entre amis ou ennemis : ce sera charmant.

— Non, répondit Ermance, je souffre trop.

Et M. de Maizières, qui venait de jeter les yeux sur elle, n’insista plus.



XIII


Le lendemain tout le monde envoya s’informer des nouvelles de madame de Lorency, car le médecin des eaux lui avait trouvé beaucoup de fièvre, et la maladie qu’il redoutait pour elle avait été naturellement le sujet de la conversation dans toutes ses visites du matin. La duchesse d’Alvano était celle qui avait témoigné la plus vive inquiétude pour Ermance ; dans son extrême intérêt, elle était accourue chez elle, décidée à s’établir auprès de son lit, et ne doutant pas que ses soins ne fussent accueillis avec reconnaissance ; mais madame de Lorency n’était pas visible. La duchesse insiste pour la voir, se nomme, et prétend qu’elle doit être sur la liste du petit nombre de personnes admises. On lui répond que la comtesse Donavel n’a fait aucune exception. La duchesse d’Alvano s’irrite d’un procédé qui blesse, dit-elle, son amitié ; mais son inquiétude l’emporte, elle demande à parler à mademoiselle Augustine ; celle-ci vient lui réitérer l’ordre qu’elle a reçu de sa maîtresse de ne laisser entrer qui que ce soit.

— Elle est donc bien malade ? dit madame d’Alvano avec plus d’ironie que de crainte.

— Le médecin ne sait point encore ce que deviendra cette fièvre ; mais madame est dans un accablement qui fait pitié, elle est surtout fort oppressée. Madame Donavel pense que l’air d’Aix-la-Chapelle lui est contraire, et je crois que si M. Brenneval arrive ce soir, comme il l’annonce, nous ne tarderons pas à nous mettre en route pour Paris. Mais j’entends qu’on m’appelle…

En disant ces mots, mademoiselle Augustine quitta précipitamment la duchesse, dont la voiture s’éloigna presque aussitôt et vint s’arrêter à la porte de M. de Maizières.

Il partait pour se rendre au jeu : madame d’Alvanole conjura de venir faire un tour de promenade sur les remparts avec elle, et tout en lui faisant valoir le sacrifice que ce charmant caprice pouvait lui coûter, il se résigna à monter dans sa calèche.

— Vous savez qu’Ermance est à la mort ? dit-elle alors à M. de Maizières.

— Que dites-vous ? reprit-il avec effroi ; elle vient de me faire dire qu’elle avait un peu de fièvre, mais que son état n’avait rien d’inquiétant.

— Je dois croire le contraire, car elle était si mal tout à l’heure qu’elle n’a pu me recevoir.

— Cela m’étonne ; elle est accoutumée à vous recevoir dans les moments où elle souffre le plus, reprit M. de Maizières avec un sourire méchant.

— Faites-moi grâce de vos réflexions piquantes, dit la duchesse avec humeur ; il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends pas, et je compte sur vous pour l’éclaircir. Cette madame Donavel, avec ses façons maternelles, m’est suspecte ; je lui crois un intérêt à éloigner toutes les amies de madame de Lorency, pour se réserver à elle seule les profits d’une amitié généreuse. Depuis qu’elle s’est emparée d’Ermance, vous avez dû vous apercevoir d’un changement extrême dans les manières de madame de Lorency avec nous.

— Moi, non, reprit M. de Maizières ; je la trouve toujours aussi tolérante pour mes défauts, et il me semble qu’elle ne l’est pas moins pour vos agréments.

— Cela est fort galant, répliqua-t-elle avec ironie, mais rien n’est moins vrai. On aura fait parvenir à Ermance quelque sot bruit sur mon compte, et elle veut faire avec moi de la dignité et du ressentiment peut-être.

— Écoutez donc, dit Ferdinand, quand elle vous en voudrait un peu de votre ascendant sur son mari, ce serait fort simple.

— Et fort ridicule de sa part, interrompit Euphrasie ; son sentiment pour lui n’est pas tellement exclusif qu’elle soit en droit de se montrer jalouse.

— Ah ! voici de la méchanceté, et vous voulez qu’elle vous traite en amie ?

— Je veux qu’elle conserve avec moi les mêmes manières et l’espèce d’intimité qu’elle-même a établie entre nous : autrement je serai forcée de me justifier des motifs qu’elle donnera pour expliquer notre rupture, et, croyez-moi, ajouta la duchesse en appuyant sur ces derniers mots, cette explication ne tournera pas à son avantage…

— Ainsi, pour vous venger d’une rancune assez méritée, vous inventerez quelque atroce calomnie ! reprit M. de Maizières avec cette froide indignation des gens du monde. On dirait que la vue d’une honnête femme vous met en convulsion, et que vous ne pouvez retrouver le calme qu’après l’avoir initiée de force ou de gré dans les mystères de votre secte ! Qu’allez-vous faire avec votre belle justification ? convaincre tout le monde des torts qu’on vous suppose, en inventer de faux pour troubler à jamais le repos d’un homme qui a été votre amant ! Car ne vous flattez pas de pouvoir le consoler du mal que vous aurez fait à sa femme. Je connais Adhémar ; il est capable de céder au moindre soupçon, de faire un éclat, de se séparer de sa femme sur le seul bruit d’une aventure ; mais vous, qui aurez provoqué ce scandale, il vous prendra dans une horreur telle qu’il vous fuira au bout du monde, je vous le prédis : que vous restera-t-il après ?

— En vérité, reprit la duchesse en balbutiant de colère, je ne conçois pas comment vous osez me tenir un pareil langage, et je sens que je ne puis…

— À quoi bon nous tromper tous deux ! interrompit Ferdinand, quand je prendrais cent détours pour vous dire ce que vous ne vous donnez pas la peine de cacher, vous ne l’entendriez pas moins bien. D’ailleurs, je ne suis point un juge, moi ; je trouve tous vos crimes charmants quand ils n’aboutissent qu’à duper un mari ou des amants ; mais quand il s’agit d’assassiner une pauvre jeune personne bien inoffensive, je crie au meurtre, et m’arme de toute ma force contre ses bourreaux.

— Eh ! qui parle de lui faire le moindre mal ? reprit la duchesse en cherchant à se contraindre. Qu’elle soit polie, c’est tout ce qu’on lui demande, et c’est ce qu’un ami pur et sage comme vous doit obtenir par ses chastes conseils.

Un sourire amer accompagna ces mots, et la voiture s’étant arrêtée à la porte de la duchesse, M. de Maizières prit congé d’elle en l’engageant à ne pas s’enlaidir ainsi par le dépit et la colère.

Malgré son insouciance accoutumée, les menaces de la du c h e s s e d’Alvano l’inquiétèrent ; il chercha un moyen d’y parer. Préoccupé de cette idée, il entra à la Redoute ; il joua, et perdit de l’argent sur parole. Les amis sur lesquels il pouvait compter pour l’aider dans cette circonstance n’étaient plus à Aix ; il résolut d’avoir recours à madame de Lorency. Pour cela il fallait parvenir jusqu’à elle, et ne voulant pas s’exposer à être refusé, il prit le parti de lui écrire un mot.

On réclamait un service d’elle, c’était un ami de son mari qu’elle pouvait obliger ; Ermance n’hésita pas à répondre qu’elle recevrait M. de Maizières, et elle se leva pour passer dans son salon. Il arriva bientôt ; elle le fit asseoir sur un siége auprès du canapé sur lequel elle était étendue. En la voyant ainsi, Ferdinand se repentit de lui avoir fait quitter sa chambre, et lui en témoigna le regret avec un accent pénétré.

— Que puis-je pour vous ? dit Ermance d’une voix faible, mais avec un sourire affectueux.

— En vous voyant ainsi souffrante, reprit Ferdinand, je n’ose plus vous avouer le motif qui m’amène, car il m’est tout personnel.

— Tant mieux ! j’en oublierai plus facilement que je souffre.

Et Ferdinand, encouragé par tant de bonté, lui fit l’aveu de sa dernière folie. Ermance avait justement les moyens de venir à son secours, M. Brenneval lui ayant laissé une lettre de crédit sur un banquier de la ville, et ce fut avec toute la grâce possible qu’elle le remercia de lui offrir cette occasion d’obliger un ami de M. de Lorency.

Dans l’excès de sa reconnaissance, M. de Maizières voulut s’acquitter en sauvant Ermance de tous les dangers qui l’entouraient ; car les bons sentiments passent aussi bien que les autres par un cœur léger, et il se décida à lui apprendre le dépit qu’éprouvait la duchesse d’Alvano de n’avoir point été reçue le matin, et l’engagea à ménager son amour-propre d’amie, en ajoutant qu’il n’en connaissait pas de plus féroce.

— Comment ! dit Ermance, aussi malade que je le suis, vous croyez que je ne puis être dispensée…

— Certes, rien ne vous y force, mais je vous dois trop en ce moment pour ne pas braver la crainte de vous déplaire par un conseil d’ami… oui… de véritable ami, ajouta-t-il en fixant ses yeux sur ceux de madame de Lorency : croyez-moi, ménagez madame d’Alvano, c’est une de ces femmes dont l’éducation tardive et la brusque élévation n’ont pas complètement étouffé une nature commune et des défauts vulgaires. Avec ses manières de grande dame, tout blesse sa susceptibilité ; ces gens-là veulent imiter les gens d’autrefois et ne savent rien dédaigner ! on leur ferait faire mille sottises en taquinant simplement leur amour-propre, tant il sont convaincus d’avance qu’on a raison de se moquer d’eux. Si, par des motifs que je n’ai pas l’indiscrétion de demander, vous désirez diminuer vos relations avec madame d’Alvano, que ce soit par degré ; tâchez de lui laisser croire que c’est elle qui s’éloigne, autrement elle emploierait contre vous des moyens d’autant plus sûrs que votre âme est trop noble, trop généreuse pour s’en défier.

— Je vous remercie, répondit Ermance en essuyant les larmes qu’elle cherchait à retenir ; il est vrai qu’ayant appris par un hasard bien cruel à quel point elle a été perfide envers moi, je ne me sentais plus le courage…

— Non, elle n’a point été perfide ; ou du moins, si elle la été un instant, elle ne peut plus l’être, son règne est fini ; c’est moi qui vous l’atteste, il ne pouvait durer davantage : dès la première fois que je vous ai vue, j’ai deviné le sort qui attendait votre rivale. Adhémar avait trop bon goût pour hésiter entre vous deux, et, si vous lui aviez témoigné un peu moins d’indifférence, il aurait déjà désespéré à jamais la pauvre duchesse !

— Vous croyez qu’il m’aurait aimée ?

— Je fais plus, je crois qu’il vous aime, et je pourrais vous en montrer la preuve si je n’avais brûlé la lettre qu’il m’a écrite peu après avoir quitté Paris ; vous auriez su combien il était heureux de vous avoir vu pleurer à son départ !

— Serait-il vrai, s’écria Ermance les yeux brillants de joie.

Puis ramenée tout à coup à un funeste souvenir, elle cacha son visage dans ses mains, en disant :

— Que je suis malheureuse !

— Calmez vous, reprit Ferdinand, et prenez confiance dans ce que vous valez : Adhémar saura bientôt ce qu’il possède, et la moindre preuve de tendresse de votre part le rendra amoureux fou. Que cette assurance serve à vous guérir : ne laissez pas la fièvre ternir ce beau teint, ce regard si doux ; cela ferait trop de plaisir à la grande rivale !

L’arrivée de M. Brenneval interrompit cet entretien ; il s’attendait à revoir sa fille embellie par le séjour des eaux. Son chagrin de la trouver triste et malade fut extrême, et lui inspira pour la première fois l’idée qu’Adhémar ne la rendait pas heureuse. Ce fut un nouveau tourment pour elle que d’avoir à dissiper ce soupçon. La crainte de voir naître le moindre sujet de querelle entre son père et son mari lui donna la force de surmonter ses souffrances ; aucun sacrifice ne lui semblait impossible depuis qu’elle s’était résignée à revoir la duchesse d’Alvano ; mais il est plus facile de cacher ses peines que son mépris, et les manières froidement polies d’Ermance ne firent qu’irriter davantage la susceptible Euphrasie : seulement elle se contraignit assez pour laisser croire à tout ce qui l’entourait qu’elle était encore l’amie préférée de madame de Lorency. Désirant surtout abuser ses compagnes de cour, elle écrivit à la dame d’honneur de l’impératrice que l’état de son amie madame de Lorency ne lui permettant pas de la quitter, elle suppliait Sa Majesté de vouloir bien lui accorder encore quelques jours.

Ermance n’attendit pas la fin de sa fièvre pour se mettre en route : en vain son père et madame Donavel s’opposèrent-ils à sa détermination de quitter un séjour où le plus cruel souvenir la poursuivait comme un fantôme.

Une lettre d’Adrien vint ajouter encore de nouvelles craintes à toutes celles qui l’agitaient ; il lui jurait un amour éternel, et se livrait avec délire à l’espérance de la revoir bientôt, car la paix allait être signée, et il se flattait de pouvoir venir passer l’hiver à Paris. Si Ermance avait pu se tromper encore sur l’exaltation factice et le sentiment imaginaire qui l’avaient séduite un moment, son tremblement, en lisant cette lettre, l’aurait suffisamment éclairée.

— Le revoir ! s’était-elle écriée ; compromettre le repos, la dignité d’Adhémar ! non jamais ! J’ai mérité d’être repoussée du monde entier ; tous ont le droit de rejeter mes vœux, de rire de mes prières, mais Adrien ! lui qui a profité de mon dépit, de mon désespoir pour me déshonorer, pour me livrer à toutes les tortures d’un supplice éternel ! lui qui m’enlève pour jamais à l’amour que la résignation, la vertu allaient m’obtenir, lui doit m’obéir et respecter le remords qui me tue !

Alors, prenant une plume, elle traça à la hâte quelques mots pour conjurer Adrien de l’oublier. Ce billet, écrit sans réserve, sans aucune de ces phrases calculées par la prudence, était l’expression vraie du repentir et de la crainte : c’était la prière d’un ange déchu, et l’homme le plus dépravé n’aurait pu s’empêcher d’y être sensible.

M. de Kerville, avec les manières d’un fat, n’en avait pas positivement le caractère ; la pruderie, les dédains affectés le rendaient avantageux ; mais la confiance d’une âme noble, le secret d’une faiblesse qui faisait couler des larmes sincères étaient encore l’objet de son respect. Trop fier ou trop léger pour s’obstiner à conserver une conquête obtenue par la ruse bien plus que par l’amour, il se laissa toucher par la prière d’Ermance, et lui promit, non sans témoigner de vifs regrets, de ne plus chercher à se rappeler à elle.

Cette réponse parvint à madame de Lorency au moment de son retour au château de Nanteil, et lui rendit un peu de calme :

— Le ciel prend pitié de moi ! dit-elle ; je serai seule malheureuse !



XIV


Un mois s’était déjà écoulé ; Ermance ne se rétablissait point. Son état de langueur était attribué par les médecins à la fatigue qui résulte parfois des bains d’eaux minérales. Son père croyait que l’absence d’Adhémar en était la principale cause, et lui écrivait sans cesse de revenir. Mais les négociations ne se terminaient point ; les prétentions de l’empereur, s’élevant en raison de ses triomphes, rendaient le traité plus difficile, et l’armée restait là comme le plus fort argument en faveur des volontés de Napoléon. Les officiers chargés des dépêches de l’empereur à l’archi-chancelier ou au ministre de la guerre avaient seuls la possibilité de passer quelques jours à Paris après avoir rempli leur mission. Adhémar eut l’idée de solliciter comme une faveur d’être chargé du premier message qui serait envoyé au ministre. Le général Donavel le lui fit obtenir, et il partit pour Paris sans avoir le temps de prévenir sa femme et son beau-père.

La joie de M. Brenneval en le voyant arriver fut expansée.

— Quelle douce surprise pour Ermance ! s’écria-t-il en embrassant son gendre ; la pauvre enfant a tant souffert de son inquiétude pendant que vous vous battiez qu’elle en est encore languissante ; mais votre présence va la ranimer. Allons déjeuner, et partons.

— Oui, partons, répéta M. de Lorency ; j’ai si peu de moments à rester avec vous deux que je n’en veux perdre aucun.

— Que de choses vous avez à nous raconter ! Mais la paix est assurée, n’est-ce pas ? vous allez tous revenir cet hiver, et si l’empereur ne s’entête pas à la guerre d’Espagne, on pourra du moins respirer jusqu’à ce qu’il lui plaise d’aller se faire roi des Grandes-Indes.

— Il est occupé en ce moment, dit-on, d’un projet moins destructeur, reprit Adhémar ; mais nous causerons de cela en allant à Nanteil. Vos chevaux sont mis ; montons en voiture.

Pendant ce court trajet, les questions de M. Brenneval ne cessèrent de croiser celles que lui adressait son gendre sur le séjour qu’Ermance avait fait aux eaux, sur ses occupations depuis son retour à la campagne.

— Ne me parlez point de cette vie des eaux, repondit M. Brenneval, c’est un enfer de plaisirs plus fatigants les uns que les autres : on commence par s’y noyer l’estomac avec une eau fétide au bruit d’une harmonie étourdissante, ensuite on fait de grandes courses à cheval ; puis cinquante visites ; des dîners sur l’herbe, des concerts, des bals, des arrivants, des partants, et par-dessus tout cela des bains d’eau bouillante ; enfin, un train continuel. Je n’y suis resté que huit jours, j’en étais excédé, et ma fille en a été malade.

— Cependant Maizières m’a écrit que c’était un séjour de délices, et par conséquent d’aventures scandaleuses ; car il n’est pas homme à s’amuser de plaisirs innocents.

— Ah ! cela pouvait être divertissant pour les jeunes premiers et les grandes coquettes de la troupe ; mais pour les simples spectateurs, tels que nous, cette agitation sans but était fort insipide ; je crois bien que la duchesse d’Alvano pense autrement : partout où ces dames-là peuvent étaler leur parure et faire de nouvelles conquêtes, elles se trouvent à merveille.

Adhémar laissa passer cette épigramme sans avoir l’air d’y faire attention, mais il revint plusieurs fois sur le nom des hommes qui composaient à Aix la société de madame Donavel et de sa femme.

— Je les connais à peine, repondit M. de Brenneval, et je ne leur ai pas donné le temps de faire connaissance avec moi ; mais vous saurez leurs revers, leurs succès, enfin toute leur vie par Maizières ; il était leur confident à tous, et il avait fort à faire, je vous en réponds ! Vous étiez là-bas occupés plus sérieusement, vous autres de l’armée ; car si vos triomphes sont beaux, ils ont coûté cher. L’affaire d’Esling a été chaude, on affirme qu’il s’en est fallu de peu que le grand capitaine ne fût vaincu ; mais son étoile et la journée de Wagram out fait tourner la chance : le voilà plus puissant que jamais.

— N’est-ce pas la grille du parc que j’aperçois ? s’écria M. de Lorency, sans avoir entendu les derniers mots de M. Brenneval.

— Oui, vraiment ; et voici qu’on nous ouvre.

— Si nous traversions le parc à pied ? dit Adhémar. — Je le veux bien ; nous arriverons plutôt, et nous entrerons par le petit salon de musique, où Ermance se tient toute la matinée.

Les gens reçurent l’ordre de monter au pas la colline, et de ne pas entrer par la grande cour.

Une émotion indéfinissable s’empara d’Adhémar.

— Si nous la faisions prévenir ? dit-il. Peut-être…

— Non, non, interrompit M. Brenneval, de semblables surprises ne font jamais de mal. Et d’ailleurs vous n’êtes point de ces maris qu’il est prudent d’annoncer. Tenez, on la voit d’ici ; elle lit près de la fenêtre : approchez-vous doucement.

Alors une ombre subite couvre la page du livre que tient Ermance ; elle veut voir ce qui produit ce changement dans la lumière ; elle se retourne… aperçoit Adhémar et, se croyant frappée d’une vision, elle referme les yeux, et sa tête retombe presque inanimée.

— Elle se trouve mal ! s’écrie Adhémar en se précipitant dans le salon.

Et il transporte Ermance sur un canapé, la serre sur son cœur, l’appelle des plus doux noms, tandis que M. Brenneval rassemble toutes les femmes de la maison pour venir au secours de sa fille. Il se désole, il s’accuse de l’imprudence qu’il a commise, ce qui n’empêche pas Adhémar de la lui reprocher. Enfin quelques gouttes d’éther raniment Ermance, de grosses larmes s’échappent de ses yeux ; elle ne peut parler, mais un sourire plein de reconnaissance exprime à Adhémar combien elle est touchée de son inquiétude.

— Pardonne lui de t’avoir causé cette surprise, dit M. Brenneval ; c’est ma faute. Je ne savais pas que la joie de le revoir pût faire tant de mal.

— Hélas ! ni moi non plus, reprit Adhémar du ton le plus modeste ; mais vous êtes mieux, n’est-ce pas ?

— Oui… bien mieux… répondit Ermance sans pouvoir arrêter ses larmes.

— Comme elle est pâle encore !

— Ah ! je vous ai prévenu que cette maudite fièvre, dont elle a eu de fréquens retours, l’avait un peu changée.

— Puisque les eaux d’Aix-la-Chapelle vous étaient contraires, pourquoi y être restée si longtemps ? reprit M. de Lorency.

À ces mots un profond soupir s’échappa du sein d’Ermance ; elle leva les yeux au ciel, comme pour lui demander la force de soutenir une si cruelle épreuve.

— Tous ces maux-là vont finir : la paix va enfin nous donner quelque répit, et je veux que nous passions un hiver joyeux… Mais embrasse-le donc, ajouta M. Brenneval ; console-le donc un peu d’avoir failli te tuer de saisissement ; il en a lui-même le visage tout bouleversé : allons, n’attristez pas ainsi le peu de moments que vous avez à passer ensemble.

— Vous repartez bientôt ? demanda Ermance d’un air timide.

— Hélas ! oui, reprit Adhémar ; on ne m’a donné que deux jours pour remettre mes dépêches et reprendre celles que je dois rapporter ; mais l’armée reviendra bientôt, et cette fois je n’arriverai pas si mystérieusement, ajouta-t-il en baisant la main d’Ermance.

— On demande à parler à monsieur de Lorency, dit en cet instant un domestique.

— Qui peut me demander ? reprit Adhémar étonné ; personne, excepté le ministre de la guerre, ne me sait ici.

— C’est un des gens de la duchesse d’Alvano, répondit le domestique ; il est porteur d’une lettre qu’il ne veut remettre qu’à monsieur.

— Qu’il attende ! répliqua avec humeur M. de Lorency.

Au nom de la duchesse d’Alvano, Ermance avait retiré sa main, que tenait Adhémar : ce mouvement ne lui avait point échappe.

— Ah ! c’est sans doute par l’impératrice qu’elle aura appris mon arrivée, dit-il d’un air indifférent ; il y avait dans les dépêches une lettre de l’empereur pour elle.

— Quelques douceurs, sans doute, dit M. Brenneval, pour lui faire avaler la coupe d’amertume ; la pauvre femme m’a tout l’air de faire les frais du traité.

— Allez, on vous attend, dit Ermance pénétrée du soin qu’Adhémar prenait de la rassurer.

Et il passa dans la salle où il croyait trouver l’émissaire de madame d’Alvano ; mais cet homme, présumant qu’on le ferait attendre davantage, se promenait dans l’avenue.

Pendant ce temps, Ermance, ne voyant point revenir son mari, pria son père de l’aider à retourner dans sa chambre, car elle avait de la peine à se soutenir.

En rentrant dans le salon ; Adhémar s’inquiéta de n’y plus trouver Ermance. M. Brenneval lui dit qu’il l’avait engagée à prendre un peu de repos pour se remettre de son trouble et être en état de dîner avec eux. Cela était vrai ; mais Adhémar ne se faisait pas d’illusion sur le motif qui avait déterminé Ermance à s’éloigner de lui en ce moment où elle le supposait occupé d’une autre, et, s’il n’avait été retenu par la crainte de lui en apprendre plus qu’elle n’en savait sur sa liaison avec Euphrasie, il n’aurait pas manqué d’aller sur-le-champ s’accuser d’une faute qui avait perdu tout son charme ; mais jamais une minute de confiance, d’épanchement n’avait rompu entre eux ce qu’un de nos auteurs appelle la glace des arrières-pensées ; et, lorsqu’une intimité quelconque peut s’établir sur cette glace, elle devient presque impossible à rompre : les actions sont calculées sur les devoirs, les plaisirs sur les convenances ; pourvu que la conversation n’arrive pas à la pensée dominante, elle ne tarit point ; et l’on passe dans le monde pour s’aimer, parce qu’on se voit souvent et qu’on ne se dispute jamais.

Les orgueilleux sont plus sujets que d’autres à cette infirmité de l’âme, et, lorsqu’il s’y joint un malaise de conscience, la cure en est encore plus difficile. Le billet qu’Adhémar venait de recevoir était rempli des plus tendres reproches sur le mystère de son arrivée ; la duchesse d’Alvano le suppliait de ne pas repartir sans venir la voir ; il était bien décidé à ne pas céder à cette prière, mais il n’y avait pas moyen de faire valoir ce sacrifice sans indiscrétion, et Adhémar garda sur ce billet un silence délateur.

L’arrivée de madame de Cernan et de M. de Maizières vint ajouter à la contrainte qu’il s’imposait. M. Brenneval, présumant que son gendre n’aurait pas le temps d’aller voir sa tante et son ami, leur avait envoyé un exprès pour les engager à venir dîner avec lui ; vivement contrarié de cette bonne attention, il fallut qu’Adhémar en parût enchanté. C’était la première fois qu’il voyait troubler le petit comité de famille avec regret

Le récit des principaux faits de la campagne de Wagram, de celui des événements de Paris, fournit à la conversation pendant la promenade qui précéda le dîner. Un voisin de campagne, que M. Brenneval ne se soutenait pas d’avoir invité quelques jours auparavant, un vaudevilliste qui venait quand il lui plaisait, attendaient tous deux dans le salon lorsque le maître de la maison et ses amis y rentrèrent. Chacun leur fit un accueil proportionné au cas qu’il en faisait. M. de Lorency fut avec eux poli et distrait, M. Brenneval sans façon, M. de Maizières d’une familiarité insolente ; quant à madame de Cernan, elle ne prit garde ni à l’un ni à l’autre.

La cloche annonça que le dîner était servi. M. de Lorency, craignant qu’Ermance ne fût encore trop souffrante pour sortir de sa chambre, se levait pour aller la voir lorsqu’elle entra dans le salon.

— J’allais vous chercher, dit Adhémar, et, si je n’avais craint de vous causer une nouvelle surprise, je serais allé savoir plus tôt comment vous vous trouvez ; mais j’ai été si malheureux dans mon apparition…

— Ah ! la voilà donc cette chère Ermance ! s’écria madame de Cernan en allant embrasser sa nièce. Comme elle est jolie dans ce négligé, et que sa pâleur lui va bien ! C’est Leroi qui a fait cette robe n’est-ce pas ? et mademoiselle Minette cette guimpe charmante ? Ah ! je reconnais bien là leur bon goût et le vôtre. Madame de V… n’aurait jamais rien choisi de pareil. Ces femmes-là ont peur du simple comme nous du commun. Il faut absolument que je me donne une dentelle comme celle-ci.

— Je l’ai rapportée de Bruxelles, répondit Ermance, et si vous désirez un fichu semblable, je me charge de vous le commander.

C’était s’engager à l’offrir, et madame de Cernan avait un penchant décidé pour ce qu’elle appelait les présents de l’amitié. Ermance lui savait si bon gré d’avoir distrait son embarras par des questions frivoles, qu’elle lui aurait donné tout ce qu’elle aurait voulu.

On se mit à table. Chacun, préoccupé de soi, ne s’aperçut point de l’expression singulière qui animait le visage de madame de Lorency. C’était un mélange de désespoir et de joie, qui donnait à ses regards quelque chose de tendre et d’égaré. Adhémar seul cherchait l’explication de ce mystère, et croyait le trouver dans l’émotion qu’il éprouvait lui-même. Cette femme, qu’il avait épousée avec indifférence, lui apparaissait aujourd’hui sous un tout autre aspect. À cette beauté froide, qu’il admirait à peine, avait succédé le charme d’une mélancolie profonde ; la sotte importance de la jeune pensionnaire avait fait place au maintien noble et modeste d’une personne distinguée ; et celle qu’il soupçonnait de n’avoir point d’âme révélait à chaque instant la sienne par ses efforts à surmonter tous les mouvements d’une extrême sensibilité. À tant de séductions se joignait la plus grande de toutes, un secret.

C’est ce terrible secret qui rendait Ermance si intéressante, même aux yeux des gens qui enviaient le plus sa fortune et sa beauté. On devinait qu’à travers ce bonheur apparent il existait un mal inguérissable qui empoisonnait tous les moments d’une vie brillante ; et, sans connaître la cause de ce chagrin vengeur, l’envie s’en contentait, et la bonté de quelques ames d’élite en éprouvait une douce sympathie.

Si l’on pouvait noter en partition la conversation d’un dîner dont les mets délicats et les vins exquis animent la gaieté, et même les discussions sérieuses, ce serait un morceau d’ensemble digne d’être comparé aux chefs-d’œuvre de Rossini. Les solos éloquents, les traits gracieux, les imitations ingénieuses et le tutti bruyant, tout s’y trouve. Madame de Cernan, professeur dans l’art d’alimenter et (comme on le dirait aujourd’hui) d’activer la conversation, entama le sujet si fécond des caquets de la cour et de l’armée.

— Savez-vous bien, dit-elle à son neveu, que nous avons eu ici la peur que tout ne fût perdu ? Votre bataille d’Esling, malgré vos beaux bulletins, avait jeté l’alarme. Le discours du maréchal Lannes en mourant, ses imprécations contre le démon guerrier de l’empereur, et, plus que tout, ses prédictions funestes, avaient inspiré à la cour une véritable terreur.

— Pour moi, dit très-haut M. Robergeon, j’avais trop de confiance dans l’étoile de l’empereur pour douter un moment du succès de la campagne ! On aura beau dire, c’est le plus grand homme de tous les siècles !

Il faut savoir que M. Robergeon, ancien commissaire des guerres à la retraite, et jouissant d’une pension due à la munificence de l’empereur, n’avait qu’une idée, celle de conserver cette pension à tout prix. Employé autrefois par le général Moreau, il ne manquait pas une occasion d’en médire, car il s’imaginait que la police tenait registre de ses moindres paroles : aussi, quel que fût l’avis des gens qu’il entendait discuter sur le mérite ou les fautes de l’empereur, il ne manquait jamais de les interrompre par sa phrase accoutumée : « Pour moi, messieurs, je le regarde comme le plus grand homme de tous les siècles, et je ne crains pas de le dire. » Enfin, M. Robergeon était un modèle d’esprit de conservation. On ne causait pas un quart d’heure avec lui sans ressentir la gêne d’un tiers importun qui ne permettait pas à la pensée de s’exprimer librement, qui la contraignait au point de la rendre absurde : ce tiers, c’était la maudite pension, qu’une imprudence, un mot pouvait anéantir. Cette espèce de Seïdes pensionnés se reconnaissait alors à leur ardeur à vanter les fautes ou les revers du maître. Calmes sur les triomphes mérités, ils s’exaltaient sur ce que les plus grands admirateurs de l’empereur n’osaient défendre ; et, malgré tant d’exagération dans leur dévouement, on ne les confondait jamais avec ceux dont la sincère admiration n’était point aveugle, avec ces braves officiers qui disaient en le suivant au champ d’honneur : « Le petit caporal en fait furieusement tuer, mais aussi comme il traite bien ceux qui restent ! »

Après avoir jeté un regard dédaigneux sur M. Robergeon, madame de Cernan continua :

— Est-il vrai qu’au milieu de tous ces désastres, l’empereur ait commencé un roman dont l’héroïne est polonaise ?

— Pardon, ma chère tante, répondit en souriant Adhémar, mais voilà une question fort indiscrète.

— Eh bien, si tu crains de te compromettre, j’y répondrai pour toi, dit Ferdinand. On disait hier, chez M. de T…, qu’avant de répudier sa femme pour fonder sa dynastie, il fallait bien savoir s’il était capable de perpétuer sa race, et la belle madame *** a été choisie pour lever les doutes à cet égard. Il paraît que le succès a couronné l’épreuve, et que l’enfant né sous la tente nous en promet un qui naîtra sur le trône.

— Quel beau jour ce sera pour la France ! s’écria M. RObergeon.

— Et quelle belle occasion de faire des couplets ! dit M. Brenneval en s’adressant à M. Fonteny.

— Des couplets ! reprit M. de Maizières ; dites donc des odes, des hymnes, sans compter les comédies, les vaudevilles d’appartement. Croyez-moi, monsieur Fonteny, faites le vôtre d’avance, ce sera de l’or en portefeuille ; car, il faut être juste, à cette cour les flatteries sont bien payées.

— Je ne saurais chanter le malheur de notre bonne Joséphine, répondit M. Fonteny ; j’ai trop souvent chanté sa gloire comme femme du plus grand souverain de la terre ; j’ai trop répété de fois qu’elle seule pouvait le rendre heureux.

— Beau scrupule ! dit Ferdinand. Pourquoi voulez-vous être plus fidèle que son mari ?

— C’est donc une chose décidée que ce divorce ? demanda madame de Cernan.

— On n’en doute pas à l’armée, répondit Adhémar, et chacun le blâme ou le justifie en raison de ses intérêts.

— La raison d’État l’exige, reprit M. Robergeon, et, d’un autre côté, je ne vois pas pourquoi l’empereur serait plus tenu qu’un autre mari à garder une femme qu’il sait fort bien l’avoir trompé.

Ici Ermance fit un mouvement involontaire. Craignant qu’il n’eût été remarqué :

— Cependant elle l’aime, dit-elle avec l’accent de la pitié.

— Ce qui ne l’a point empêchée de faire pour d’autres ce qu’un mari ne pardonne jamais. Je le demande à monsieur le colonel, ajouta M. Robergeon d’un air confiant ; madame est fort belle, fort aimable ; mais si elle…

— En vérité, mon cher Robergeon, interrompit M. Brenneval, pour trouver des autorités, vous faites des suppositions inimaginables. Il est convenu que toute action impériale est à l’abri du blâme. Mais ne vous pressez pas tant de prendre des conclusions avant que l’affaire ne soit plaidée. L’impératrice n’était pas plus coupable l’année dernière qu’aujourd’hui, et je parie bien que vous ne déclamiez pas alors contre la clémence de son royal époux.

— C’est possible ; mais, vous avez beau dire, c’est un grand homme, répétait Robergeon sans se déconcerter.

— Ce grand homme, reprit Ferdinand, a, dit-on, vu mourir son meilleur ami d’un œil sec.

— C’est une atroce calomnie ! s’écria Adhémar. J’étais là quand l’empereur fit poser à terre le brancard sur lequel on transportait le maréchal ; je l’ai vu se précipiter à genoux, serrer dans ses bras son ami couvert de sang ; je l’ai entendu lui dire en pleurant : « Lannes, me reconnais-tu ? — Oui, sire, répondit le maréchal ; vous perdez votre meilleur ami. — Non, tu vivras ! s’écriait l’empereur. N’est-ce pas, Larrey, que vous me répondez de ses jours ? » Et en l’entendant parler ainsi, en le voyant pénétré d’une douleur si vraie, les blessés, dont les brancards suivaient celui du maréchal, essayèrent de se soulever, et se mirent à crier : Vive l’empereur !

En faisant ce récit, les yeux d’Adhémar trahirent une vive émotion, et chacun la partagea. Il se fit un moment de silence ; Adhémar en profita pour se récrier contre la manie si commune en France de refuser toute espèce de qualités aux gens qu’on n’aime point.

— Cette injustice, ajouta-t-il, redouble en raison des services que l’on reçoit, et je ne serais pas étonné qu’elle fût la première cause de cette soif de conquêtes que l’on reproche à l’empereur. Convenez que si la guerre occupait moins les esprits, ils passeraient tout leur temps à faire des chansons contre lui. Déjà l’on discute sa gloire, bientôt on la niera. Que nous restera-t-il alors ?

— Vrais propos de soldat, dit M. de Maizières ; mais quand on entend un Lorency en parler de la sorte, on ne peut s’empêcher de reconnaître à ce Bonaparte au moins une grande connaissance des hommes et un grand talent pour se les concilier. On dit qu’après avoir tout sacrifié à la gloire, il entreprend la conquête des sages, qu’il va tourner aux principes, à la morale, et que la plupart des dames du palais vont être obligées de se retirer ou de se convertir.

— Au fait, dit madame de Cernan, si la nouvelle impératrice est jeune, l’empereur ne se souciera peut-être point de la confier à l’expérience de quelques-unes de ces dames : une jeune âme est si vite pervertie ! Croyez-vous que la duchesse d’Alvano reste ?

— Certainement, elle restera, reprit Ferdinand, au risque de se faire prude ou dévote, selon ce qui conviendra mieux.

En ce moment Adhémar se trouva partagé entre la crainte de paraître prendre trop vivement le parti de la duchesse et la faiblesse d’abandonner à la médisance de ses amis une femme connue pour l’avoir aimé. Dans cet embarras, le sentiment généreux devait l’emporter : il reproche à Ferdinand sa sévérité pour une personne qui l’a toujours traité avec bienveillance, et finit par l’accuser de manquer de franchise avec elle. On devine avec quelle attention Ermance écoutait ce débat.

— Que veux-tu, répond Ferdinand, j’ai changé : je ne la trouve plus si agréable qu’il y a un an ; elle a pris je ne sais quel ton d’assurance pour dire des lieux communs qui m’est insupportable, et puis des airs de cour qui trahissent la bourgeoise… Mais, toi aussi, tu as changé ; conviens que tu ne la trouves plus si belle ?

— Non, vraiment, je n’en conviendrai pas ; tout ce que je puis faire pour toi, ajouta M. de Lorency en souriant, c’est de convenir que, tout en rendant justice à sa beauté, j’en connais de préférables. Le regard qui suivit ces mots fit rougir Ermance de plaisir et de honte.

— N’avais-je pas raison ? dit Ferdinand en lui donnant la main pour rentrer dans le salon ; le voilà maintenant amoureux de sa femme. N’allez pas vous laisser attendrir ; traitez-le indignement, renvoyez-le à sa duchesse ; qu’il reparte désespéré… Mais vous n’aurez jamais ce courage. J’ai envie de me charger de le tourmenter pour vous. Si je lui parlais de l’amour d’Adrien ?…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Ermance d’un air terrifié.

— Cela ne ferait pas mal, je vous assure ; un peu de jalousie achèverait de bouleverser sa tête, et vous auriez le plaisir de le voir complètement fou : cela amuse tant les femmes.

— Par grâce, ne lui parlez point de moi, dit Ermance d’un ton suppliant.

— Cela dépendra de sa conduite, reprit M. de Maizières ; nous sommes une société d’envieux qui ne demandons qu’à tourmenter son bonheur. À votre premier signe de mécontentement, nous déploierons tous nos moyens, et nous vous vengerons d’une manière éclatante.

— Si vous en étiez capable, je me brouillerais avec vous.

— Eh bien, prouvez-nous qu’il vous rend heureuse, sinon votre tristesse lui coûtera cher.

— Comment ne serait-on pas heureuse de l’aimer ? dit Ermance en s’efforçant de sourire.

Adhémar s’approchait d’eux comme elle finissait ces mots ; il espérait pouvoir dire à Ermance quelque chose qui détruisît l’impression produite par le billet de madame d’Alvano. On ne lui en laissa pas la possibilité ; le reste de la soirée ne lui promettait pas plus de loisir. La pluie tombait par torrents. M. Brenneval exigea de madame de Cernan de ne pas se mettre en route par un si mauvais temps. Il fut convenu que tous passeraient la nuit au château, et que, pour remplacer les plaisirs de la promenade, on jouerait au wisth en écoutant les chansons de M. Fonteny. Ainsi les petits intérêts du monde sont toujours ennemis des intérêts de cœur.


XV


Le lendemain, à déjeuner, il ne se trouvait plus d’étrangers au château de Nanteil que madame de Cernan et M. de Maizières. Ils apprirent que M. Robergeon s’étant aperçu que l’orage était fort diminué au moment où chacun se retirait, avait changé son bougeoir contre sa canne, et avait bravé courageusement la nuit et le mauvais chemin pour se rendre chez lui. M. Fonteny, se doutant bien que l’on ne déjeunerait pas avant onze heures, venait de partir pour se trouver à temps à la répétition d’une petite pièce dont il était l’auteur.

— Puisqu’on nous abandonne ainsi, dit M. Brenneval, consolons-nous en déjeunant ; faites prévenir M. de Lorency que nous l’attendons.

Le domestique auquel s’adressait M. Brenneval répondit que M. de Lorency n’était plus au château, qu’il en était parti à cheval dès sept heures du matin, en le chargeant de dire à monsieur qu’il espérait revenir dans la soirée.

— Il avait peut-être un rendez-vous chez le ministre de la guerre. Cela m’étonne cependant, ajouta M. Brenneval, car nous étions convenus de partir ensemble à midi, pour être de retour ici à six heures.

— Mais voilà quelqu’un qui expliquera ce brusque départ, dit madame de Cernan en voyant entrer Ermance. Puis, s’adressant à elle : Adhémar a donc reçu un message de Saint-Cloud ?

— Je l’ignore, madame.

— Cela doit être : autrement il ne serait pas parti si matin.

— Il est parti ! s’écria Ermance en pâlissant.

— Quoi ! il ne te l’a point dit ? demanda M. Brenneval d’un air étonné.

— Je sais qu’il doit prendre les ordres de l’impératrice ce matin, répondit Ermance.

Puis elle tomba dans une profonde rêverie.

— Pourquoi m’avoir quittée ainsi ? pensa-t-elle. N’a-t-il pas obtenu ce qu’il désirait ? Ah ! sans doute il veut se venger de mes larmes, de ce tourment cruel qui me poursuit jusque dans ses bras, de ce remords qui glace mon amour.

— Mais il ne devait voir l’impératrice qu’à trois heures, dit M. Brenneval. Sans doute il aura reçu quelque lettre qui l’a forcé de se rendre plus tôt à Paris. Mais j’entends une voiture ! Qui nous arrive à cette heure ?… Ah ! c’est mon oncle ! je reconnais sa vieille berline.

— Le cher président ? demanda madame de Cernan. Tant mieux ! il me donnera un mot de recommandation pour un de ses amis qui est juge dans une affaire qui m’intéresse.

— Moi qui n’ai rien à lui demander, dit Ferdinand d’un ton railleur, je n’en serai pas moins charmé de le voir. C’est un parfait modèle de l’ancienne magistrature, grave sans airs importants, sage avec tolérance, fidèle à ses vieux principes sans déclamer contre les nouveaux, austère pour lui, indulgent pour tous. Si j’avais des procès de famille, je ne voudrais pas d’autre arbitre ; mais il y a si longtemps que j’ai mangé ma fortune que je n’ai plus l’embarras de la défendre. C’est dommage ; j’aimerais à me confier à un homme tel que lui. Voilà de ces caractères épuisés. Nos prêtres en redingote, nos juges en frac n’auront jamais un tel crédit. Quel est celui de nous qui leur confierait son secret ?

Cette réflexion fit une impression profonde sur l’esprit d’Ermance ; elle venait de lui découvrir un asile, un appui dans son malheur, un guide éclairé. Trop vertueux pour n’être pas indulgent, M. de Montvilliers pouvait seul recevoir la confidence de ses torts sans l’accabler d’une pitié blessante, ou d’une ironie amère. Mois comment arriver à ce point d’humiliation ? comment livrer le secret d’un autre ? Cette pensée l’arrêtait dans le projet de lui tout avouer. N’importe, Ermance sentait qu’il existait un être au monde qui pourrait la comprendre, la consoler tout en la blâmant, et cette assurance d’un secours éloigné lui fit supporter avec plus de courage le danger présent, et la rendit plus affectueuse pour son vieil oncle.

M. de Montvilliers avait appris l’arrivée de M. de Lorency ; il venait le voir et faire ses adieux à sa famille, car il retournait à sa terre, où il devait passer l’hiver, eu dépit de tout ce que M. Brenneval tentait pour l’en détourner.

— Pourquoi donc vous exiler ainsi volontairement, disait-il, quand vous pourriez vivre si agréablement à Paris ?

— Sans doute, je serais fort heureux près de vous, près de ma chère Ermance, répondait-il, mais il me faudrait voir toutes vos puissances du jour, et je les déteste. C’est un tort, je m’en accuse ; il y a de fort belles choses et des gens supérieurs mêlés à tout cela, mais le fond et la forme m’en déplaisent. Je suis trop vieux pourvoir tout sacrifier à la gloire d’un homme : si c’était à celle du pays, passe encore !…mais vous verrez ce qui restera de tous ces prodiges !

— Pourquoi M. Robergeon n’est-il plus là pour vous répondre ! s’écria M. de Maizières ; vous seriez confondu par l’éloquence de sa peur ; il vous forcerait bien de convenir que celui qui le pensionne est le plus grand homme de tous les siècles.

— Et j’en conviendrais sans peine, reprit M. de Montvilliers ; je ne nie point ses talents, son génie même ; mais je crains qu’à force de faire tuer ses admirateurs il lui en reste peu.

— Que voulez-vous, mon cher président, cela vaut mieux que la guillotine, dit madame de Cernan, et il faut bien finir par se rallier au pouvoir qui a ramené l’ordre : nous avons fait longtemps bonne contenance, mais quand l’Europe entière cède, nous pouvons bien nous rapprocher. Et puis, sauf le ridicule de quelques soldats courtisans, de quelques vieux terroristes devenus des flatteurs, je vous affirme que la cour est assez bien composée ; nos anciennes familles commencent à y venir ; et, si une fois elles l’adoptent, elles l’auront bientôt débarrassée de tous ses parvenus.

— À commencer par le maître, dit en riant M. Brenneval ; je m’en fie bien à elles pour cela.

— C’est lui ! s’écria tout à coup Ermance, qui n’écoutait point la conversation et dont les regards étaient fixés sur la grande route.

— Qui, lui, l’empereur ? demanda M. de Maizières.

— Non, reprit Ermance, honteuse de l’exclamation qu’elle avait faite ; regardez cet homme à cheval : n’est-ce pas Étienne, le domestique de M. de Lorency ?

— C’est lui-même ! répondit Ferdinand, mais je n’aperçois point Adhémar !

— Allons savoir quelle nouvelle il nous apporte, dit M. Brenneval. Et tous trois se dirigèrent du côté de l’avenue. Étienne descendit de cheval, pour remettre une lettre à M. Brenneval, et une autre à madame de Lorency.

— Il craint de ne pouvoir revenir ici de la journée, dit M. Brenneval en lisant le billet de son gendre. Il attend des ordres qui peuvent lui enjoindre de partir sur l’heure, c’est bien contrariant. Je vais savoir ce qui en est, et lui dire au moins adieu s’il faut qu’on nous le laisse si peu de temps. Veux-tu que je t’emmène avec moi ? ajouta M. Brenneval en croyant que sa fille était encore là. Mais M. de Manières lui apprit qu’elle était rentrée au château, en emportant la lettre d’Adhémar.

En effet, Ermance, craignant de montrer son émotion en lisant cette lettre, s’était renfermée dans sa chambre pour la décacheter. Voici ce qu’elle contenait :

« Je ne saurais être heureux d’un bonheur qui vous coûte tant de larmes. Méritée ou non, je renonce à vaincre l’aversion que votre douceur, votre résignation ne parviennent pas à dissimuler ; je renonce à user des droits que je ne tiens point de votre affection. Mais si trop de fierté m’abuse, si ce chagrin muet doit céder à mes soins, confiez-m’en la cause, donnez-moi l’espérance de vous en consoler. Enfin, dites un mot, Ermance, et je retourne près de vous, le cœur plein de reconnaissance et de joie. Sinon, je repars sans vous voir.

» Adhémar. »

Immobile, les regards attachés sur cette lettre qu’elle relit sans cesse, comme pour y chercher le courage de n’y point répondre, de livrer Adhémar au ressentiment de se voir dédaigné plutôt que de l’avilir en recevant plus longtemps les preuves d’un amour dont elle n’est plus digne, Ermance, également torturée par sa conscience et son cœur, hésite à sacrifier le seul bien qui lui eût fait aimer la vie, car elle lit maintenant dans son cœur ; elle reconnaît qu’il éprouve pour la première fois le trouble, les tourments de l’amour. Combien le dépit, la vanité, qui l’ont égarée un moment, ressemblaient peu au sentiment dont son âme se sent anoblir, à cet héroïsme du cœur qui fait tout immoler à l’honneur de ce qu’on aime ! Elle n’en peut plus douter, cet homme qu’elle a outragé, cet Adhémar qu’elle croyait haïr est devenu pour elle l’objet d’un culte sacré, d’une passion d’autant plus vive que les regrets, le remords l’alimente. L’idée de le tromper, d’usurper son amour lui fait horreur.

— Qu’il parte sans me revoir, dit-elle ; enfin, qu’il m’abandonne à la honte de l’avoir trahi, au désespoir de le perdre ! Oui, c’est moi qui le perds par ma faute, car il m’était rendu ; j’allais posséder son amour… Et c’est quand je l’ai vu partager l’émotion qui m’agite, c’est après avoir senti son cœur battre contre le mien qu’il faut lui laisser croire que je le déteste, qu’il faut l’éloigner de moi, de moi qui l’adore !… Ah ! j’en mourrai, j’espère ! mais mon devoir est tracé. Qu’il échappe du moins à la honte de celle qui a flétri son nom, qu’il ne se dégrade point en l’aimant, qu’il m’accable de sa haine ; je la supporterai plutôt encore que ces témoignages d’estime qui me font rougir, que ces caresses qui redoublent mes remords… Non, je ne puis le voir et le tromper : qu’il parte !…

Des sanglots étouffèrent la voix d’Ermance, bientôt un tremblement convulsif s’empara d’elle ; sa femme de chambre l’ayant surprise en cet état en fut effrayée, et alla dire à M. Brenneval que la fièvre venait de reprendre sa maîtresse, et qu’elle ne pourrait descendre de la journée.

Après avoir donné l’ordre d’aller chercher le docteur B…, M. Brenneval se mit en route avec Ferdinand pour Paris, laissant à son oncle et à madame de Cernan le soin de veiller sur Ermance. Avant de monter en voiture, il lui avait fait demander si elle n’avait pas une réponse à envoyer à son mari, et avait ajouté qu’il se chargerait de la lui remettre lui-même. À cette question, Ermance s’était sentie sur le point d’abandonner sa résolution. Donnez-moi une plume, du papier, avait-elle demandé vivement, qu’il vienne…, que je le revoie.

Et lorsqu’on lui eut apporté ce qu’elle désirait :

— Non, je ne le puis, avait-elle dit d’une voix faible.

Et sa tête était retombée sur l’oreiller, comme succombant à une pensée qui épuisait son courage.

Mademoiselle Augustine, ne la croyant que malade, dit :

— Madame est trop faible pour écrire.

Et M. Brenneval n’emporta point d’autre réponse. Cependant la crainte d’alarmer son gendre lui fit recommander à Ferdinand de ne pas parler à M. de Lorency de l’indisposition de sa femme.

— Je lui dirai que, forcée de tenir compagnie à sa tante, elle n’a pas eu un moment pour lui écrire, et qu’elle m’a chargé de lui faire ses adieux. Cela suffira, ajouta M. Brenneval, et du moins il ne partira point inquiet sur son état.

Ainsi tout conspirait, jusqu’à la bonté paternelle de M. Brenneval, pour la désunion d’Adhémar et d’Ermance. S’il avait su qu’elle était malade, son penchant à se flatter lui aurait fait supposer que la fièvre seule l’empêchait de lui répondre, il aurait volé vers elle pour lui donner ses soins pendant le peu de moments qu’il avait à lui, il aurait peut-être même gagné un jour de plus pour rester à Nanteil, quitte à passer toutes les nuits en route ; et qui sait ce qui serait résulté de cette dernière entrevue entre deux êtres qui s’adoraient, malgré tant de torts mutuels !

M. Brenneval et M. de Maizières furent étonnés en arrivant à Paris de trouver Adhémar assis près d’une table et parcourant les journaux.

— Je vous croyais à Saint-Cloud, dit M. Brenneval d’un ton qui peignait sa surprise.

— J’en arrive, répondit Adhémar ; l’impératrice m’a remis ses lettres, et j’aurai les dépêches de l’archichancelier dans une heure.

— Tant mieux, nous pourrons retourner dîner à Nanteil ; car on vous laissera bien la soirée pour faire vos adieux.

— C’est selon, reprit Adhémar.

Et il s’informa si madame de Lorency n’avait pas donné une lettre à Étienne qui venait d’arriver en même temps que M. Brenneval. Alors ce dernier répond par la phrase qu’il avait arrangée, et Adhémar laisse échapper un soupir qui trahit sa peine.

— Mais il n’y a pas grand regret à avoir, puisque vous la reverrez dans quelques heures.

— Je ne crois pas que cela me soit possible, reprit M. de Lorency ; on m’a fait promettre de repartir aussitôt que j’aurai les dépêches.

— Bon, ils disent toujours ainsi, et ils savent bien qu’on ne leur tient jamais parole, dit M. de Maizières ; témoin notre ami Jules de C…, qui est resté deux jours caché dans une armoire avec l’ordre en poche de rejoindre sans délai l’armée.

— Il ne risquait que sa disgrâce, reprit Adhémar ; il n’était porteur d’aucune dépêche, et puis…

Une réflexion pénible l’empêcha de continuer.

— Et puis, c’est à sa maîtresse qu’il sacrifiait son devoir. On n’en fait jamais tant pour sa femme, ajouta Ferdinand ; voilà ce que tu n’osais dire.

À ces mots, M. Brenneval fit un mouvement qui ne laissa aucun doute sur l’humeur qu’il ressentait de la plaisanterie de Ferdinand. Adhémar s’en aperçut, et, désirant éviter des reproches injustes, il feignit d’espérer obtenir quelques moments de plus, et dit qu’il allait se rendre dans ce but chez le ministre de la guerre. La vérité est qu’il se flattait qu’Ermance aurait fait quelques réflexions qui lui seraient favorables, et, qu’attentif au moindre bruit qui se faisait dans la cour, il croyait toujours entendre le galop d’un cheval, et s’imaginait qu’Ermance envoyait courir après lui.

Dans cet état d’anxiété, incapable de supporter même la conversation d’un ami, il prit congé de M. de Maizières, et sortit en priant M. Brenneval de ne point l’attendre pour retourner à Nanteil. Puis il alla chez le ministre de la guerre, non pour lui demander une prolongation de séjour, mais pour hâter son départ. Il n’attendit que le temps de cacheter les dépêches, revint chez lui avec un faible espoir d’y trouver une réponse d’Ermance ; mais rien n’était venu du château de Nanteil, et, ne pouvant se faire illusion sur un silence si injurieux, Adhémar partit, la rage dans le cœur.



XVI


Il faut avoir fait une longue route, seul avec une idée désespérante, pour se figurer le tourment d’Adhémar pendant ce triste voyage. L’indignation, la colère, la jalousie même, l’agitaient tour à tour, et livraient son esprit à d’affreuses suppositions.

— Je n’en doute plus, pensait-il, ce chagrin qui la dévore, qui fait couler ses larmes jusque dans mes bras, c’est le regret qui le cause, c’est son amour pour un autre qui fait son aversion pour moi ; elle l’aimait avant de m’épouser ; et, moi-même infidèle, content de sa froideur, je n’ai pas supposé qu’elle eût une âme ; je n’ai pas deviné que sa grâce à plaire lorsqu’elle le veut, ce charme inconcevable qui m’attachait chaque jour davantage, tenaient à sa puissance d’aimer. Tout occupé d’une autre femme, je n’ai pas pressenti que celle dont la maussaderie me semblait être un caprice d’enfant prendrait jamais sur moi assez d’empire pour me plonger dans le trouble où je suis. Je croyais que l’habitude et cette sorte d’amitié conjugale qui maintient la paix intérieure suffirait au bonheur d’une union formée par des convenances ; et je ne sais encore quel démon d’amour est venu déranger ce bien-être ! mais j’ai cru la voir s’animer ; j’ai surpris ses yeux attachés sur moi avec l’expression la plus tendre ; il me semblait la voir tressaillir au son de ma voix : sa tristesse, ses pleurs étaient pour un mari infidèle. Enfin, j’ai cru qu’elle m’aimait, et, dans ma présomption, fier d’avoir, comme un autre Pygmalion, animé cette belle statue, je me suis mis à l’adorer. Combien elle me punit de mon aveuglement ! mais son amour-propre ne jouira pas de mon dépit ; le billet qu’elle a reçu de moi sera l’unique preuve qu’elle aura jamais de mon amour.

Et, passant du regret à une fausse insouciance, Adhémar chercha à se persuader que l’absence et les plaisirs qui suivent en tous lieux l’armée, triompheraient bientôt du souvenir d’Ermance.

Son retour au quartier-général fut fêté par ses camarades ; ils lui firent une foule de plaisanteries sur les moments heureux qu’il avait dû passer avec sa jeune et jolie femme, et mirent sa tristesse sur le compte des adieux.

L’empereur, satisfait de sa promptitude à remplir son message, l’accueillit avec distinction, et avec cette recherche de politesse qu’il employait d’ordinaire envers les gens d’une grande naissance, il lui dit :

— Eh bien, m’en voulez-vous encore de vous avoir fait épouser la plus aimable héritière de Paris ?

Un salut respectueux fut toute la réponse de M. de Lorency à cette question. L’empereur y joignit quelques mots sur le plaisir qu’il avait eu à lui accorder la mission qu’il désirait, et finit par lui demander ce qu’on disait à Paris de ses dernières batailles.

— Sire, on espère qu’elles amèneront la paix.

— On ne dit pas cela sans y mêler quelques bons mots contre la guerre, n’est-ce pas ? Je connais les Parisiens ; ils parlent de la victoire comme de leurs femmes qu’ils aiment plus que tout, et dont ils médisent sans cesse ; mais peu importe, la vue des drapeaux conquis sur l’ennemi les met toujours de bonne humeur. Vous verrez comme ils nous recevront !…

Puis l’empereur se retournant vers le maréchal du palais, lui dit quelques mots tout bas. Un instant après, Adhémar reçut une invitation pour dîner à Schœnbrunn, à la table des grands officiers de la couronne.

La moindre faveur du maitre était alors, comme toujours, le signal des prévenances de tous : c’est un vieil usage qui ne perd rien au temps ni aux révolutions. Aussi Adhémar fut-il accablé d’invitations et d’offres de service ; c’était à qui l’aimerait ; on lui reprochait seulement de ne pas mener un assez grand train pour la fortune qu’on lui connaissait. Son mariage l’avait rendu millionnaire ; et sauf quelques jolis chevaux de plus dont il venait de faire l’emplette à Wagram, il n’avait point augmenté sa dépense ; quand ses camarades lui en faisaient le reproche, il répondait que cette grande fortune venant de madame de Lorency, il lui laissait le plaisir de la dépenser elle-même. Cependant, sensible aux plaisanteries de ses camarades sur sa sagesse et sa mélancolie, il voulut, avant de quitter Vienne, leur donner un souper, le meilleur et le plus amusant possible. Dans cette louable entreprise, il s’associa le joyeux Auguste de Castelmont, l’un des officiers les plus distingués, et le plus aimable des mauvais sujets de l’armée. Adhémar exigea que son premier colonel, le brave Chancloux, surnommé Z’en-Avant par l’habitude qu’il avait toujours eue de commander l’exercice avec cette petite variante, fût le héros de la fête ; car c’était à lui qu’il devait ses premiers élémens dans l’art militaire et les dangers multipliés qui lui avaient souvent offert l’occasion de se distinguer. Y avait-il un poste périlleux à défendre, une redoute à enlever, Chancloux proposait toujours Lorency en disant :

— J’en réponds ; avec son petit air muscadin, c’est tout de même un farceur solide ; et si le poste est enfoncé, c’est pas lui qui viendra vous le dire. Allez, confiez-lui l’ordre, et… z’en avant !

Cette préférence de Chancloux pour le jeune Lorency prouve assez qu’il n’y a réellement que deux classes dans une armée, celle des braves et celle des prudents : car on ne saurait donner un autre nom à des gens qui se résignent avec honneur. Mais de toutes les noblesses, la plus intolérante est celle du courage ; et le plus hautain des gentilshommes de France ne parle pas avec plus de dédain d’un clerc de la basoche, que tel général de certains élégants porteurs d’épaulettes. C’est de ces derniers dont Chancloux disait :

— Il en faut comme ça les jours de parade, cela requinque un état-major ; mais, les jours de bataille, ça n’en mange pas.

Adhémar n’était pas de ce nombre ; aussi, Chancloux, qui s’y connaissait, avait-il contribué beaucoup à son avancement ; car sa protection faisait autorité, et valait celle d’un maréchal de France. Adhémar aurait voulu pouvoir reconnaître de tels services en lui donnant à son tour quelques leçons d’urbanité ; destiné par son grade à vivre avec les principaux officiers de l’armée, à être reçu dans le monde, Chancloux n’avait nulle connaissance des usages de la bonne compagnie, et M. de Lorertcy s’efforçait en vain à les lui faire comprendre ; honteux de son ignorance, il lui prêtait des livres, que Chancloux lisait en conscience dans ses moments de loisirs ; mais comme la lecture d’un ouvrage était un travail pour lui, il voulait s’en faire honneur, et le citait à tous propos d’une manière si burlesque, qu’Adhémar ne pouvait s’empêcher d’en rire. C’est ainsi que lui ayant prêté le Siècle de Louis XIV, par Voltaire, et se trouvant à un grand dîner chez le préfet d’Anvers avec le vieil archevêque de Malines, M. de Roquelaure, Adhémar entend le colonel dire d’un bout de la table à l’autre :

— Ah ! c’est donc vous qui êtes ce vieux farceur de Roquelaure ? parbleu ! vous pouvez vous vanter de m’avoir bien fait rire !

Qu’on juge de l’effet de cette saillie, et du regret qu’éprouva M. de Lorency d’avoir fourni à son colonel les moyens de divertir à ses dépens un si grand nombre de convives.

Malgré les inconvénients de son érudition et sa prose des camps, Chancloux avait un esprit original et vif, dont le soldat français était seul le modèle, et qui plaisait toujours aux gens spirituels ; mais les sots bien appris ne concevaient pas qu’on pût s’amuser de la conversation d’un homme qui ne disait rien comme tout le monde. Indulgents pour les manières communes, la brusquerie de celles de Chancloux leur était insupportable ; ils se moquaient de sa franchise comme d’une vieille mode ridicule, et feignaient de redouter la gaieté de ses à-propos, qui n’étaient jamais indécents, pour cacher la peur qu’ils avaient de ses vérités plaisantes. Le capitaine Charles de Long…, auteur de jolis ouvrages dramatiques, et le chansonnier des vainqueurs, était un de ceux qui se divertissaient le plus des grimaces que le colonel Chancloux faisait faire à ce qu’ils appelaient les bégueules de l’armée ; et son esprit piquant, encourageant celui du colonel, ils devenaient tous deux, sans le savoir, les acteurs d’un proverbe improvisé qui excitait une gaieté générale.

Le bruit du souper joyeux qui se préparait se répandit bientôt dans les cercles de Vienne. Plusieurs personnes des plus distinguées de l’armée ayant témoigné le regret de n’en pas être, M. de Lorency les invita, charmé de donner à son ami Chancloux le plaisir de souper avec des grands officiers de la couronne. Pendant ce temps, Auguste de Castelmont invitait des personnes d’une société fort différente, et qu’il supposait devoir jeter beaucoup plus de gaieté pendant et après le repas.

— Y penses-tu ? dit Adhémar ; inviter des femmes à un souper de régiment ?

— Eh bien, quel mal y a-t-il ? répond Auguste ; un souper n’est pas une bataille ; les femmes peuvent en être. À la guerre nous n’avons pas assez souvent l’occasion d’en rencontrer de jolies, pour manquer celle-ci.

— Mais si l’empereur vient à savoir… que moi…, un homme marié.

— Eh bien, est-ce que je ne le suis pas aussi, moi, et de sa façon encore ! Ne m’a-t-il pas dit un beau matin, comme à toi : « Colonel, vous épouserez mademoiselle C…, » et moi d’obéir ? Je ne m’en repens point, ma femme est aimable et bonne ; mais cela n’empêche pas d’en regarder d’autres.

— Au fait, répliqua M. de Lorency, celui qui décide ainsi du sort de deux personnes n’a pas le droit de leur imposer la fidélité.

— Il faut lui rendre justice, dit Auguste ; une fois le mariage conclu, il ne se mêle plus de rien. D’ailleurs n’aie pas peur qu’il s’occupe de nous aujourd’hui ; il est lui-même en train de tromper sa femme aussi bien qu’un simple colonel : mais qu’il s’en fiche ou non, il n’y a plus moyen de changer notre programme ; les invitations sont parties. Nous aurons des Viennoises ravissantes, que tu connais peut-être déjà, avec tes airs prudes ; puis nous aurons les jolies Parisiennes que la victoire attire d’ordinaire là où nous devons faire quelque séjour.

— En vérité, je crains le scandale, dit en riant Adhémar ; ces dames-là ont une fatuité qui nous jouera quelques tours… et je serais fâché qu’on sût à Paris…

— Que nous nous amusons ici ? interrompit Auguste. Ah ! je comprends ; tu crains que ta chère Euphrasie ne se fasse un droit de ton exemple.

— Je ne pensais point à elle, je te l’assure, reprit Adhémar tristement ; puis, cherchant à se distraire de l’idée qui le poursuivait : Enfin, puisqu’il ne saurait en être autrement, va pour le scandale ! seulement, fais en sorte qu’il soit le plus honnête possible.

Le souper eut lieu, de charmants couplets de M. Ch. de Long… y furent applaudis avec enthousiasme ; ils chantaient la gloire de la France. D’autres couplets, moins chastes, animèrent la gaieté de tous les convives ; mais celui qui eut le plus de succès, celui qui fit pleurer et rire à la fois, c’est Chancloux. Chacun s’amusa de sa singulière éloquence en racontant les aventures dont il avait été le héros ou le témoin dans différentes campagnes, de la manière dont il persuadait aux soldats qui mouraient de faim en traversant les déserts de l’Égypte qu’il leur fallait penser à autre chose, et les remerciments qu’il adressa au général Moreau, qui les faisait bivouaquer dans la neige, en disant à ses camarades :

» — Voyez, est-on plus soigneux que notre général, il a fait mettre des draps blancs pour tout le monde.

— Voilà comme sont les bons enfans de l’armée, ajoutait Chancloux, ils se moquent du soleil et de la neige comme des boulets de canon : j’étais à côté de cet enragé de grenadier, qui, plus d’à-moitié égrugé par la mitraille qui pleuvait à Ulm, criait encore plus fort que les autres : « z’en avant, z’en avant. » C’est aussi que le petit caporal était là, et qu’en se montrant sur la première ligne, les anciens qui m’écoutent savent bien qu’il cria le premier « z’en avant ; » étonné d’entendre répéter ce cri avec rage par un pauvre diable étendu par terre et couvert de sang, il s’approche, lui jette son manteau, et lui dit comme ça : « Tâche de me le rapporter, je te donnerai en échange la croix que tu viens de gagner. — Ce linceul-là vaut bien la croix, répondit le grenadier blessé ; » et puis, le pauvre diable, faisant un effort pour se soulever, s’enveloppa dans le manteau de l’empereur et retomba mort. Mais à peine les Autrichiens avaient-ils eu leur compte que le petit caporal a fait relever le grenadier vétéran : il a voulu, morbleu, qu’il fût enterré dans le manteau impérial : si vous aviez vu la fierté de ces vieux bonnets à poils en portant leur camarade dans ce beau drap mortuaire. Il n’y en avait pas un qui ne se fût fait mitrailler de bon cœur pour en avoir un pareil ! Eh bien, c’est avec de petites farces comme celles-là que ce diable d’homme nous ferait tous escalader la lune si cela lui faisait plaisir.

Ainsi, lorsque Chancloux se sentait au moment de céder à son émotion, il ne manquait pas d’avoir recours à quelques réflexions burlesques.

Des aventures militaires on passa aux propos galants, et plus d’une histoire amoureuse s’entama au bruit des refrains joyeux et des toasts à la victoire. La belle mademoiselle*** venue de Paris, poussée par la plus noble ambition, n’avait point encore obtenu l’audience tant désirée ; elle était du souper, et tout à coup éprise des manières distinguées de M. de Lorency, elle ne lui cacha point qu’elle serait charmée de le voir précéder son chef. La proposition était périlleuse, on pouvait donner de l’humeur à un grand personnage. Mais comment céder à une crainte semblable ; comment avouer qu’amoureux de sa femme, toute autre est sans attraits pour lui ? Adhémar ne s’y résignera jamais ; ce serait affronter le ridicule, et quel brave l’est assez pour le dédaigner !

Deux jours après on ne parlait à Vienne que des amours nés à la fête donnée par Adhémar, et celui de mademoiselle de *** pour l’aimable amphytrion avait déjà fourni à la correspondance de tous les aides de camp, qui tenaient la cour de l’impératrice au courant dos nouvelles galantes de l’armée : quel monde que celui où l’homme dont le cœur est le plus vivement occupé ne peut se dispenser d’être infidèle !



XVII


Pendant ce temps, Ermance, en proie à son chagrin secret, suppliait son père de lui permettre d’aller passer l’automne avec son oncle au château de Montvilliers ; et M. Brenneval, devant faire plusieurs voyages pour ses affaires, venait de céder aux instances de sa fille. On se répandit en éloges dans le monde sur la retraite sévère à laquelle madame de Lorency se condamnait pendant l’absence de son mari, et l’on admira d’autant plus sa conduite qu’elle servait à blâmer celle d’Adhémar.

Le président de Montvilliers avait recueilli chez lui une fille de son frère mort dans l’émigration. Cette excellente personne, reconnaissante de l’asile et des tendres secours que lui avait donnés son oncle, n’avait d’autre idée que celle de payer ses bienfaits par tous les soins de la plus parfaite ménagère. Parvenue à l’âge de quarante ans sans avoir jamais pensé à se marier et n’ayant jamais été témoin ni confidente d’aucune passion amoureuse, elle les regardait comme autant de fictions poétiques à l’usage des jeunes gens, ainsi que les contes de fées imaginés pour amuser les enfans. Élevée par une vieille femme de charge de sa mère, mademoiselle Mélanie de Montvilliers n’avait pas consacré son temps à l’étude des arts, mais elle avait appris de sa gouvernante à bien tenir une maison, et de son oncle à en faire les honneurs avec une politesse cordiale. L’ordre était sa vertu et presque sa manie : le dérangement d’un meuble, la perte d’une serviette qui dépareillait un service complet, lui causaient une véritable peine qu’elle se sentait trop souvent le besoin de confier. Empruntait-on un des livres de la bibliothèque, elle vous recommandait chaque matin de ne pas manquer de le remettre à sa place dès que vous l’auriez fini, et l’on se hâtait d’en achever la lecture, malgré le plaisir qu’on y prenait, pour être délivré de l’ennui quotidien de la recommandation. Mais aussi, comme chaque appartement était bien arrangé ! comme chacun y trouvait ce qui devait lui être commode et agréable ! que d’attentions pour les vieux amis du président ! car son château était une espèce de refuge pour tous les anciens parlementaires échappés à la Révolution. Un des plus assidus était M. de Gevrieux, autrefois conseiller au parlement de Toulouse, ennemi déclaré du protecteur des Calas, auquel il attribuait les malheurs de la Révolution et tout ce qui s’en était suivi. Sa rage contre Voltaire avait quelque chose d’amusant, par sa constance à prouver que chaque vice du siècle était le fruit d’un de ses ouvrages : à l’entendre, le monde était parfait avant la naissance de ce damné philosophe. Une telle exagération critique donnait l’envie de tomber dans le défaut contraire, et ce travers, le fils de M. de Gevrieux s’en était emparé comme pour mieux prouver son indépendance ; il naissait de ces différentes opinions des discussions éternelles qui amenaient toujours tant de choses déraisonnables de part et d’autre, que chacun Unissait par en rire.

Le curé de Montvilliers, vieillard enjoué, bon joueur de trictrac, aimé de ses paroissiens, bien venu au château, y passait ordinairement la soirée : voilà à peu près tout ce qui composait la société du président, sauf quelques visites du sous-préfet de l’arrondissement et des plus proches voisins de Montvilliers.

— J’ai bien peur, ma chère enfant, disait-il à Ermance, de vous voir mourir d’ennui dans mon vieux manoir avec mon entourage d’ancien régime ; tout cela est si peu en rapport avec vos habitudes et les gens que vous voyez chez votre père. Mais puisque vous consentez à vous sacrifier pour moi, aidez-moi du moins à vous rendre ma société plus supportable, en invitant la vôtre toutes les fois qu’elle voudra bien venir nous voir. Je ne fais d’exception que pour les séïdes pensionnés ; toute autre personne sera reçue avec plaisir ; les mieux accueillis seront ceux qui vous plairont le plus.

Touchée de tant de bonté, Ermance pria son oncle de ne rien changer à sa manière de vivre ; elle l’assura qu’étant fatiguée du monde, c’était surtout la paix d’une douce retraite qu’elle venait chercher près de lui, et il fut bientôt convaincu qu’elle disait la vérité en la voyant chaque jour moins souffrante et moins triste.

Ce calme n’était pourtant que l’effet d’un profond désespoir ; mais quand on a longtemps souffert des tortures de l’incertitude, quand on a lutté longtemps contre un destin fatal, quand des lueurs d’espérance ont cessé de vous montrer l’heureux avenir auquel il faut renoncer, il naît de cet excès de malheur une sorte d’engourdissement moral qui ressemble au repos : on a pris un grand parti avec soi-même, et l’on rassemble son courage pour l’accomplir, comme un criminel pour subir sa sentence.

Madame de Lorency, ne pouvant plus s’abuser sur l’état où elle se trouvait et la cause qui depuis plusieurs mois altérait sa santé, venait de prendre une résolution qu’elle croyait dictée par l’honneur ; celle de se séparer de son mari en lui laissant la plus grande partie de la fortune dont elle jouissait déjà et toute celle qui devait lui revenir. Ce parti violent, qui la livrait au blâme général, au mépris de l’homme qu’elle aimait, qui lui ôtait toute espérance de le ramener, lui semblait le seul châtiment qui pût l’absoudre à ses propres yeux, car c’était se condamner à des regrets éternels ; et le plaisir féroce qu’elle ressentait à l’idée de venger son mari en s’immolant pour lui, donnait à son visage une expression de joie qui trompait les indifférents.

M. de Montvilliers lui-même en était dupe, malgré sa tendresse pour elle ; mais il y avait tant de raison pour la croire heureuse ! Cependant il remarquait parfois son air égaré, ses réponses incohérentes ; il la voyait lire des heures entières à côté de lui, sans tourner une seule fois la page : et dans les soins qu’elle lui donnait, dans le peu de mots qu’elle lui adressait, il y avait quelque chose de tendre, d’implorant, qui trahissait le besoin d’un secours d’amitié.

Un jour que ces remarques le préoccupaient davantage, il demande à sa nièce Mélanie si elle-même ne s’est point aperçue d’un peu de contrainte dans les manières d’Ermance. Il a peur qu’elle n’éprouve quelque inquiétude, et pense qu’elle la confierait plutôt à sa cousine qu’à lui.

— Qu’est-ce qui pourrait la contrarier ? répond Mélanie : certes, elle ne manque de rien, je vais moi-même tous les matins chez elle pour m’en assurer : les bergères de sa chambre étaient trop hautes pour qu’elle se chauffât commodément, j’en ai fait scier les pieds ; elle aime à écrire près du feu, je lui ai fait donner la petite table à pupitre qui était dans la chambre verte ; il lui déplaît de déjeuner en compagnie, on lui porte tous les matins son thé : je ne vois pas ce qu’elle peut désirer !

— Sans doute, reprit en souriant M. de Montvilliers, si tous les biens de la vie positive suffisaient au bonheur, les gens que vous soignez, ma chère Mélanie, n’auraient rien à désirer ; mais il y a des ennuis dans ce monde que grâce au ciel vous ne connaissez pas, et dont une jeune femme peut être atteinte.

— C’est possible, répondit Mélanie, avec cette confiance qui ne lui permettait jamais un doute sur ce qu’avançait son oncle ; mais vous pourriez bientôt savoir à quoi vous en tenir sur ce qui tourmente madame de Lorency, car tout à l’heure, en revenant de la messe, elle m’a demandé si vous resteriez toute cette matinée dans votre cabinet. Je lui ai répondu qu’étant un peu souffrant de votre pied goutteux vous ne descendriez que pour l’heure du dîner. Alors elle m’a chargé de vous prier de la recevoir, et de lui faire dire, si vous y consentiez, à quelle heure elle pourrait venir.

— À l’heure qu’elle voudra, reprit vivement M. de Montvilliers ; j’ai toujours tant de plaisir à causer avec elle, son esprit a tant d’élévation, de grâce ; en vérité, je n’aurai jamais cru que cette éducation toute de vanité, cette cour de soldats et de femmes galantes n’eussent pas plus altéré son heureux naturel.

— Il est certain qu’elle est douce et ne fait pas étalage de sa fortune, dit Mélanie ; mais si riche qu’on soit, il ne faut pas se confier trop légèrement à ses domestiques, et sa demoiselle Augustine a des façons de grande dame qui finiront par coûter cher à sa maîtresse ; elle est d’une exigence, d’une prodigalité ! j’ai quelquefois envie d’en avertir ma cousine.

— N’en faites rien, ma chère Mélanie ! Cette fille est habituée au luxe d’une maison nouvellement riche, où l’on ne regarde pas au plus ou moins de dépense, elle croit qu’il en est partout de même, et, tant qu’elle ne sera pas trop ridicule dans ses exigences, je vous engage à les tolérer. Si on s’en plaignait, elle prendrait de l’humeur et servirait très-mal sa maîtresse. Je ne connais rien de plus insupportable que le service d’un domestique mécontent.

— Que votre volonté soit faite, répondit mademoiselle de Montvilliers du ton d’une personne qui se soumet avec peine. Mais, comme elle sortait pour aller prévenir madame de Lorency, elle rencontra le baron Godeau qui venait causer avec M. de Montvilliers d’une affaire concernant les intérêts de la sous-préfecture. Il s’agissait d’un moulin à établir sur une rivière que les sources du parc de Montvilliers alimentaient ; enfin, le sous-prefet venait demander quelque chose au nom du bien public : on ne pouvait se dispenser de le recevoir.

Les instructions préfectorales de M. Godeau lui enjoignaient particulièrement de se concilier les gros propriétaires soumis à son pouvoir administratif ; il était chargé de les flatter, de les surveiller surtout, et de leur prouver de son mieux que le gouvernement de l’empereur étant infaillible, il serait éternel, et que tous les gens sages devaient s’y rattacher. M. Godeau, trop habile pour dire clairement sa pensée à ce sujet, l’entremêlait ordinairement de mots facétieux, de calembours, d’histoires un peu lestes, croyant par là sacrifier à la légèreté française et mieux cacher les ressorts de sa diplomatie. M. Godeau n’ignorait pas l’influence des femmes sur les opinions politiques : aussi s’appliquait-il particulièrement à leur plaire, ne doutant pas que celles qui trouvaient un sous-préfet aimable ne fussent par cela même dévouées au gouvernement. Malgré tant de finesse et de grâce, M. de Montvilliers n’était pas dupe des soins empressés de M. Godeau, et des motifs de la préférence qu’il lui donnait sur les autres châtelains de sa sous-préfecture.

Le président le désignait à ses amis comme son aimable espion, et lorsqu’on blâmait sa complaisance à le recevoir :

— Vraiment, je serais désolé de ne plus le voir, répondit-il ; on ne manquerait pas de m’en envoyer un autre, et je perdrais au change. Avec tout son zèle impérial et sa diplomatie de province, Godeau est au fond un bon homme, incapable de dénoncer autre chose que ce qu’il voit ; et c’est une vertu bien rare en matière de haute police. Il sait que je tiens à mes vieilles idées comme à mes vieux amis, que j’en réunis souvent ici plusieurs pour médire du temps présent, mais que nos conspirations se bornent là. Il me répète sans cesse que son empereur serait charmé de me voir à la tête de sa magistrature ; je lui réponds que je me croirais très-honoré d’une telle distinction, mais que je m’en sens indigne. Nous mentons tous les deux, et cette double dissimulation maintient entre nous la plus parfaite harmonie.

Tout en parlant politique, administration, rivière et moulin, M. Godeau était resté la matinée entière chez le président, et madame de Lorency se vit forcée à remettre au lendemain l’entretien qui lui causait d’avance une émotion si pénible. C’était prolonger son supplice, et l’on peindrait difficilement ce qu’elle éprouva en se résignant à répondre aux questions aventureuses, aux bons mots joyeux de M. Godeau, car M. de Montvilliers l’avait retenu à dîner sons prétexte de lui faire faire connaissance avec sa jolie nièce.

Embarrassée de ses questions et de l’obstination de M. Godeau à parler le langage d’une lourde galanterie, Ermance le questionna à son tour sur les nouvelles d’Allemagne.

— Est-il vrai que la paix soit conclue, dit-elle, et que l’empereur ait déjà quitté Munich ?

— La paix est indubitablement signée, reprit M. Godeau, et je sais par mon collègue que l’on prépare tout à Fontainebleau pour y recevoir l’empereur. Ah ! qu’il va s’y donner de belles fêtes ! Je ne demande pas si vous y serez, madame ; les jolies femmes doivent aller au-devant des vainqueurs.

— Au fait, j’ai bien peur que ce retour ne m’enlève ma chère Ermance un mois plus tôt que je ne le pensais, dit le président.

— Ne le craignez pas, mon oncle, répondit-elle ; je suis trop bien auprès de vous.

— Oh ! s’il ne s’agissait que de bals, que de fêtes, je sais que tu pourrais m’en faire le sacrifice sans trop de regrets ; mais si Adhémar revient, si l’empereur le retient à Fontainebleau, il faudra bien que tu ailles le rejoindre.

— Après une telle absence, dit en souriant M. Godeau, on a tant de choses à se dire ; et puis, sans avoir l’honneur de connaître M. de Lorency, je pense bien qu’il est digne de tant d’attraits, malgré le préjugé qu’on a trop souvent contre le mari d’une femme charmante.

— Ah ! celui-là suffirait pour détruire un préjugé si ridicule, dit le président ; jamais je n’ai connu de jeune homme plus aimable et plus distingué ; on peut m’en croire, car la manière dont on l’a imposé à ma nièce m’avait armé d’une grande sévérité contre lui. Je m’étais arrangé pour lui trouver toute la fatuité d’un sot, enfin tous les défauts d’un favori. Je ne savais pas encore que Bonaparte s’amusât chaque matin à accoupler les gens de sa cour, même ceux qu’il connaissait le moins, par la seule raison d’allier la naissance à la fortune. J’imaginais que M. de Lorency était un de ces nobles déchus qui vendaient leur bravoure héréditaire pour prix d’une clef de chambellan, et ma prévention contre lui était extrême ; mais il l’a bientôt changée en estime et en affection. La noblesse de son caractère, son esprit à la fois sérieux et piquant, la grâce de ses manières, tout en lui m’a subjugué ; j’allais à Paris pour déterminer mon neveu à lui refuser la main de sa fille, et j’ai été un de ceux qui l’ont engagé le plus vivement à la lui accorder. Tu ne m’en veux pas de cette versatilité ? ajouta le président en se tournant vers Ermance.

Cette réflexion redoubla le regret qui déchirait son cœur. Comment avouer à son oncle que cet homme si digne des éloges qu’il lui donnait, ce mari qui devait assurer son bonheur, elle ne pouvait plus être à lui !

— Voilà, dit alors le baron Godeau, qui vient à l’appui de mes principes contre les mariages d’inclination ; je n’en ai jamais vu réussir : témoin celui de ce pauvre M. de T… qui demeure dans vos environs. Il a enlevé sa femme pour l’épouser contre l’avis de sa famille, et voilà qu’il s’en sépare aujourd’hui après une fatale découverte.

— Quoi ! madame de T… trompait son mari ? s’écria M. de Montvilliers ; je ne croyais pas qu’il y eût de meilleur ménage à cent lieues à la ronde.

— Et vous aviez raison, monsieur le président ; ils étaient fort heureux avant qu’une rivale, jalouse du beau M. de***, l’Apollon des banquiers, ne se fût avisée de saisir chez lui toute une correspondance de la main de madame de T…, pour en faire hommage au mari.

— Quelle indignité ! s’écrièrent toutes les personnes présentes.

— Et M. de M… va donner à cette femme le plaisir de voir réussir sa vengeance ! je lui croyais plus d’esprit, dit M. de Montvilliers.

— Ah ! c’est qu’en pareil cas on le perd, répondit M. Godeau, enchanté de sa réplique.

— Ce qui ne prouve pas qu’on en avait beaucoup, reprit le président. Eh bien, M. de T… va donc amuser tout Paris à ses dépens ; car si le mépris est pour sa femme, le ridicule sera pour lui.

— Quelle injustice ! s’écria Ermance ; quoi ! parce que sa femme est coupable, M. de T… doit être l’objet de la risée publique !

— Rien de plus injuste, j’en conviens, mais c’est un usage depuis trop de temps établi pour ne pas receler quelque chose de bon ; et je crois l’avoir trouvé dans l’indulgence de certains offensés, qui préfèrent une vengeance généreuse, propre à amener le repentir, à l’éclat d’une rupture dont le scandale retombe sur eux.

En disant ces mots, M. de Montvilliers, qui avait les yeux sur Ermance, s’étonna de la voir pâlir ; une tristesse soudaine s’empara de lui, il se rappela l’entretien qu’elle lui avait fait demander, et craignit qu’elle n’eût une confidence pénible à lui faire. C’est quelques soupçons jaloux, pensa-t-il ; mais, désirant calmer son esprit et lui donner tous les conseils d’une amitié éclairée, il profita d’un moment pour lui dire :

— Je n’aurai pas tous les jours de si pompeuses visites et si tu veux me donner demain les moments que tu me destinais…

— Oh ! oui, mon oncle ! interrompit vivement Ermance ; j’ai besoin de vous parler… il faut…

Et M. de Montvilliers, s’apercevant qu’Ermance est prête à trahir le sentiment qui la préoccupe, l’engagea se contraindre, et rend aussitôt la conversation générale. Alors le sous-préfet reprend la parole, et ne la quitte pas même pour saluer MM. de Gevrieux qui arrivent ; c’est à madame de Lorency qu’il s’adresse : elle ne l’écoute pas, il est vrai, mais il est trop occupé de lui pour s’en apercevoir ; il médite une petite fête à la sous-préfecture et voudrait bien qu’elle l’honorât de sa présence. Ermance répond oui machinalement à ce qu’il dit. Alors, M. Godeau, dans sa reconnaissance fastueuse, lui nomme tous les gens de distinction qu’il doit réunir pour ce grand jour :

— Le bonheur veut, dit-il, que j’aie pour administrées les châtelaines les plus aimables : madame de L. B…, chez laquelle on joue la comédie à ravir ; madame la comtesse du C…, où l’on rencontre tout ce que la cour a de plus brillant et qui passe pour avoir fait une illustre conquête ; madame de S…, qui fait des romans divins et non pas de ces livres prétentieux et amphigouriques à la manière de madame de Staël ; car il est bon que vous sachiez que je déteste madame de Staël.

— Je m’en doutais, dit tout bas le président.

— La jolie madame Le G…, dont la blonde et belle chevelure rend un peu jalouse la comtesse du C… ; vous aurez encore la bonne, l’excellente madame de Kerville avec sa charmante fille ; elles sont venues passer quelque temps chez madame d’Herbois, leur vieille tante. C’est dommage que le jeune Kerville soit à l’armée, je vous aurais donné là le plus beau danseur de Paris !

Ce nom sortit brusquement Ermance de sa rêverie : sans se rappeler qu’elle venait de promettre à M. Godeau d’aller à son bal, elle lui dit que sa santé ne lui permettant pas de veiller, elle ne pourra s’y rendre, et, profitant d’un moment de silence dû à l’étonnement qu’elle lui cause, elle se lève et va se renfermer chez elle, où l’attend la plus cruelle insomnie.


XVIII


— Pourquoi trembler ainsi ? dit M. de Montvilliers en voyant entrer le lendemain chez lui sa nièce ; qu’as-tu donc à m’apprendre qui puisse le causer tant de trouble ? Ah ! quel que soit le sujet qui t’afflige, tu es sûre de l’intérêt de ton vieil ami : pourquoi paraître le craindre ?

— Oui, je le crains, répondit Ermance d’une voix tremblante, car je viens m’exposer à sa colère, à son mépris…

— Toi, mériter le mépris ! jamais je ne croirai que notre Ermance, celle dont les vertus, les heureuses qualités font le bonheur de sa famille, puisse la faire rougir !

— Ne me parlez point ainsi, reprit Ermance, avec une sorte d’égarement ; ne me rappelez point ce que j’ai perdu pour jamais, ou je n’aurai pas la force de vous rien avouer ! Cependant je n’ai plus que votre pitié au monde ; il faut qu’elle m’aide à accomplir le plus affreux devoir !

— Mon enfant, calme-toi ! dit son oncle en prenant la main brûlante d’Ermance ; la fièvre t’agite !

— Oui, la fièvre me brûle ; la fièvre du désespoir, du remords !…

— Que dites-vous ? du remords !…

— Écoutez-moi,… mais jurez avant de ne pas m’abandonner ; sinon, je ne sais à quelle extrémité je puis me porter !

— Le chagrin vous égare, Ermance, vous dont les sentiments religieux servaient de modèle à vos compagnes !

— Oui, la douleur m’égare, je le sens ; et c’est pour échapper à de nouveaux torts, à de nouveaux malheurs, que je viens vous supplier d’être mon guide, mon protecteur !

Alors remontant aux événements qui avaient précédé son mariage, elle fit le récit de tous ceux qui avaient amené sa honte, sans chercher à dissimuler aucune des circonstances qui pouvaient atténuer sa faute. En l’écoutant, le visage de M. de Montvilliers avait pris un air sévère ; ses exclamations douloureuses avaient souvent interrompu le récit de sa nièce : « Misérable éducation !… exemple pernicieux !… lancer une jeune femme, sans guide, dans un monde pareil !… » et plusieurs phrases de ce genre qui prouvaient assez son indignation.

— Ainsi, dit-il après avoir reçu la confession d’Ermance, six mois ont suffi aux êtres corrompus dont on n’a pas craint de vous entourer, pour vous plonger dans un abîme de regrets, de malheurs. Les misérables !… tant de candeur, de grâce, importunaient leurs regards, humiliaient leurs cœurs dégradés ; ils ont voulu vous perdre, vous assimilera eux. C’est eux seuls qu’il faut accuser de votre faute ; mais s’ils vous ont entraînée, ils n’ont pu vous corrompre : je n’en veux pour preuve que vos larmes.

— Qu’importe ma douleur, dit Ermance. Si j’étais seule à plaindre, je leur pardonnerais ; mais si M. de Lorency apprend jamais pour quel motif je me sépare de lui…

— Vous séparer ! interrompit vivement M. de Montvilliers, en venir à un éclat !…

— Eh ! puis-je faire autrement ? reprit Ermance ; irai-je, joignant la ruse à la trahison, donner à mon mari un enfant qui n’est pas le sien ? usurper sa tendresse pour lui et le tromper enfin dans ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ? Non, je préfère ma honte, sa colère, son mépris même, à cette longue trahison ; il me perdra sans regret, lui que tant d’autres sentiments occupent. En m’éloignant de lui, en me voyant partir seule pour l’Italie, il supposera que j’ai voulu m’affranchir du joug qui m’a été imposé par l’empereur ; je lui laisserai toute ma fortune, ne me réservant que ce qu’il faut pour vivre dans la plus austère retraite. Il m’oubliera, et comme aucune action de moi ne servira désormais de prétexte à la médisance, il n’aura point à rougir de ma conduite ; je ne serai pour lui qu’un être fantasque, insociable et qui se rend justice en s’exilant du monde où sa maussaderie devenait insupportable.

— Et cet enfant, cette cause innocente de tant de malheurs, que deviendra-t-il, madame ? demanda M. de Montvilliers du ton d’un juge sévère.

— Confié aux soins d’une personne… dévouée, je le ferai… élever, s’il se peut, dans l’ignorance des torts de sa… mère… et… peut-être… u n jour…

Le trouble d’Ermance l’empêcha de continuer.

— Et savez-vous quel sera son sort ? reprit le président d’une voix tonnante ; la honte, l’abandon, et bientôt la misère !

— Ah ! monsieur, s’écria Ermance en se cachant le visage, pouvez-vous penser…

— Oui, madame, la misère dans toutes ses horreurs, la misère d’autant plus cruelle à supporter que vous aurez accoutumé son enfance à tous les soins d’une tendresse furtive, à toutes les habitudes du luxe. Croyez-vous les continuer, ces soins, lorsque le temps, ayant calmé vos idées romanesques, vous rentrerez dans la vie commune pour y maintenir votre rang et une considération d’autant plus précieuse que vous l’aurez autre fois compromise ? Non, madame, il n’en sera pas ainsi ; importunée de la présence d’un être qui ne serait plus pour vous que le souvenir de votre faute, vous l’éloignerez petit à petit de vos yeux, et lorsque viendra le moment de répondre à ses questions sur sa naissance, lorsqu’il faudra lui assigner sa place dans le monde, où vous rougirez d’être sa mère, la honte l’emportera sur le devoir ; ne pouvant lui continuer vos soins sans lui laisser deviner ses droits, vous le délaisserez par prudence. Alors, sans nom, sans état, sans appui, livré à tous les dangers d’une jeunesse abandonnée, s’il devient misérable, abject, criminel, c’est vous qui serez responsable de sa dégradation et de ses crimes.

— Par pitié, s’écria Ermance en fondant en larmes, épargnez-moi cet affreux tableau, ou je meurs !…

— Moi vous cacher l’horreur d’un avenir certain, vous laisser tomber dans l’abîme quand je puis vous en montrer la profondeur, quand je puis vous sauver, sinon du malheur, au moins d’un crime ! Jamais vous n’obtiendrez de moi cette lâche faiblesse. Vous avez réclamé le secours de mon expérience, de ma vieille amitié pour cette famille que vous vous préparez à mettre au désespoir ; je vous dois la vérité, vous la subirez tout entière. Vous croyez peut-être vous faire justice à vous-même en vous résignant pour quelques années à vivre loin du monde, dans une retraite où les douleurs du repentir céderont bientôt au charme d’une vie indépendante, où le repos et les soins mystérieux donnés à un enfant composeront de fort douces journées ; ce châtiment vous parait suffisant pour expier le tort d’abandonner un père qui ne s’est point remarié par tendresse pour vous ! un mari qui vous a confié l’honneur d’un des plus beaux noms de France ! Après une telle fuite, pensez-vous qu’il accepte la fortune que votre vertu lui légue ? Ah ! vous le connaissez trop bien pour douter un instant que votre séparation n’entraîne sa ruine ! En prenant ce parti, non contente de l’exposer au ridicule, aux suppositions injurieuses d’un monde méchant, aux suites inévitables des propos que de tels scandales font naître, vous lui enlevez, avec son repos, l’existence qu’il tient de votre fortune ; vous devenez l’arme fatale qui le frappe au milieu de sa carrière, lorsqu’il vient de se couvrir de gloire, lorsqu’il est au moment d’obtenir le prix dû à son courage, à cette noble résignation qui l’a fait entrer comme soldat dans l’armée française au lieu d’aller parer l’antichambre des Tuileries et prostituer son ancien nom parmi les favoris d’une cour nouvelle, enfin c’est lorsque tout lui promet un brillant avenir, que vous le forcez à tout abandonner pour aller cacher la honte qui retombe sur lui !

— Oh ! mon Dieu ! que faut-il faire pour le sauver d’un pareil malheur ? dites. Je puis tout braver plutôt que de le rendre victime de ma honte. Avec quelle joie je donnerais ma vie… cette existence qui n’est plus qu’un malheur pour moi, pour tout ce que j’aime ! Mais serais-je donc si criminelle en ensevelissant cet affreux secret avec moi ?… Vous détournez les yeux… je vous fais horreur… Ah ! malheureuse !…

— Oui, cet atroce vœu m’indigne ! Et qu’est-ce autre chose que le désir impie de s’affranchir d’une punition méritée ? Ce n’est point ainsi que vous pouvez expier vos torts.

— Ah ! donnez-moi le-moyen d’en obtenir un jour le pardon ; et dussiez-vous m’infliger le plus cruel, le plus long supplice, je le subirai sans me plaindre. Mais est-il un moyen de me soustraire à l’infamie, d’épargner Adhémar ?…

— Oui, madame, il en est un, le plus pénible, le plus courageux de tous, qui vous condamne à des craintes continuelles, à des soins de tous les moments, aux humiliations, aux tortures d’une contrainte sans relâche, enfin à la sombre douleur d’être seule à porter un secret dont le poids accable, d’un secret d’où dépend l’existence et l’honneur de deux êtres sacrés pour une femme.

— Qu’exigez-vous ? ô ciel !

— J’exige le sacrifice de tous les moments de votre vie, la mort de tous les sentiments d’orgueil qui vous animent. Je le sais, je sais qu’en pareille situation la femme la plus sincèrement repentante croit s’humilier assez par l’aveu de sa faute, et s’immoler généreusement en s’exposant au juste courroux de son mari. Le cœur soulagé par cette avilissante confession, elle attend avec résignation les effets du ressentiment ou de la clémence de l’offensé. Qu’en résulte-t-il ? un mépris, une méfiance mutuelle. Celui qu’on ne s’est donné la peine de tromper qu’autant qu’on trouvait intérêt à le faire ne sait pas longtemps gré d’un aveu qui lui a enlevé pour jamais sa tranquillité. Quoi ! vous l’avez trahi pour votre plaisir, et vous ne sauriez le tromper pour son intérêt ! Le soin de racheter son outrage par tous les sacrifices d’une vie exemplaire vous paraitrait-il au-dessus de vos forces ? Mais qu’est-ce donc que la vertu, si ce n’est le besoin constant d’immoler son bonheur à celui d’un autre, de souffrir pour lui épargner la souffrance ? Voilà le devoir que la religion vous impose ! la morale est plus sévère encore. Qu’importent aux intérêts de la société vos scrupules tardifs, vos remords ? Il s’agit de l’honneur, de l’existence d’un homme justement considéré, du sort d’un enfant appelé à jouir des droits que la loi donne à tous : l’arrêt ne peut être douteux. Croyez-moi, c’est ici le magistrat qui vous parle : entre deux innocents et un coupable, celui-ci doit porter seul la peine : subissez donc la vôtre avec courage.

— Le tromper ! répétait Ermance en levant au ciel ses yeux brillants de larmes ; profiter de l’amour qui l’a ramené un moment près de moi pour l’abuser par un mensonge éternel ! Ah ! mon Dieu ! le pourrais-je ? Mon tremblement, la rougeur de mon front ne me trahiront-ils point sans cesse ? Songez donc que je l’aime, que ma raison peut m’abandonner à la seule idée d’un soupçon ; enfin que, dans le trouble où le désespoir me jette, je suis incapable de chercher à maintenir son illusion par des moyens, des ruses indignes de…

— Eh bien, interrompit M. de Montvilliers, en s’emparant du bras tremblant d’Ermance, laissez-moi ce pénible soin ; je ne croirai point me dégrader en vous sauvant tous deux du déshonneur. Mais quelle qu’en soit la rigueur, vous serez docile à mes conseils.

— Oui, répondit Ermance d’une voix étouffée.

— Vous souffrirez en silence. Je serai seul au monde à partager le poids de ce triste secret : et pour mieux le garder, vous resterez ici, c’est moi qui écrirai à votre père, à votre mari ; je lui dirai que vous cédez à mes instances en passant l’hiver près de moi ; c’est moi qui les tromperai tous deux pour vous conserver leur tendresse, pour vous rendre vous-même un jour à la vertu, au bonheur ! Ah ! vous bénirez alors ce vieil ami dont la sévérité vous condamne aujourd’hui au plus cruel châtiment ! vous reconnaîtrez alors que dans ce cœur flétri par de longs malheurs, par toutes les déceptions de l’expérience, il existait encore assez de force pour vous protéger contre vous-même, assez d’affection pour vous consoler !

En finissant ces mots, deux larmes coulèrent lentement sur les joues pâles du vieillard ; Ermance les voit, se jette aux genoux de son oncle en s’écriant :

— Ô mon unique ami ! mon soutien ! mon père ! je jure ici de vous obéir ; il n’est point d’humiliations, de sacrifices que je ne puisse supporter pour payer de si précieuses larmes !… disposez de moi… Si le tourment de ma vie entière doit me rendre votre estime et l’affection de ce noble cœur que j’afflige, ah ! je n’aurai pas trop souffert ! Déjà je sens le bienfait d’une protection si douce ; je ne suis plus seule au monde avec ma douleur ; j’ai votre pitié, mon repentir vous touche, et vous m’encouragez par l’espoir de mériter un jour le pardon que je ne pourrai jamais, hélas ! implorer de lui ! Mais le ciel et vous seront les juges de mes efforts ; et si je meurs avec votre bénédiction, je croirai qu’Adhémar pardonne.

— Pauvre Ermance ! dit son oncle en la relevant pour la presser sur son cœur ; va, tant de douleur et de courage seront récompensés ! le ciel ne permettra pas que la perversité triomphe ; il déconcertera les infâmes qui ont juré ta perte ! Mais redoute-les ; songe qu’ils épient tes larmes, et qu’ils en pourraient deviner la cause ; songe qu’après s’être flattés de t’associer pour toujours à leurs coupables plaisirs, à leur secte immorale, ils ne te pardonneront point de t’être relevée de l’abaissement où ils t’ont plongée ; cache leur ton repentir, et laisse-les réunir sur moi seul tous leurs ressentiments. Je consens à passer pour un vieillard tyrannique chargé d’exercer sur toi la plus sévère surveillance. Ils m’accuseront de t’éloigner d’eux, de te soustraire à leur perfide influence ; ils me haïront enfin, et la pitié qu’ils auront pour ton sort, le mépris que leur inspirera ta docilité à te soumettre aux volontés d’un vieil oncle les empêcheront de sévir contre toi. Mais j’ai besoin que tu me secondes dans tous ces projets ; sois donc plus courageuse. Tu trembles, tu pâlis ! Promets-moi de ne plus t’abandonner ainsi au désespoir.

— Oui, je vivrai pour vous, pour mériter tant de bonté par ma reconnaissance ! dit Ermance d’une voix presque éteinte, je dévorerai mes larmes, mes souffrances ; vous seul saurez…

Mais ce pénible entretien avait épuisé ses forces, elle ne put achever. M. de Montvilliers, alarmé de l’état où il la voit, fait appeler Mélanie, la recommande à ses soins. Mais, sans s’étonner de la pâleur qui couvre le visage d’Ermance, elle l’aide à retourner dans sa chambre ; sans se douter que le chagrin pût jamais causer tant de souffrances, elle lui prépare des calmants, des tisanes, pour dissiper le tremblement qui l’agite ; elle s’établit auprès du lit de sa cousine, et lorsqu’elle la voit plus calme, elle lui raconte en détail toutes les cures qu’elle a faites dans le village avec le simple secours des plantes qu’elle fait sécher, lui dépeint le plaisir qu’elle éprouve à voir céder l’accès de fièvre d’une pauvre paysanne à quelques sudorifiques sagement employés, à recevoir les bénédictions que ces bonnes gens lui donnent en retour de ses soins charitables.

— Heureuse Mélanie ! pensait Ermance en l’écoutant ; au ! pourquoi ne m’a-t-on pas élevée comme elle !



XIX


On était au commencement de novembre 1809 ; l’empereur venait d’arriver à Fontainebleau. La cour avait reçu l’ordre d’aller l’y rejoindre ; on y préparait des l’êtes en attendant celles que Paris devait donner pour célébrer nos nouvelles victoires. Les listes d’invitations étaient faites ; et l’honneur d’être admises aux cercles, aux spectacles, enfin d’être, comme on le disait autrefois, du voyage de Fontainebleau, était brigué par toutes les femmes présentées. Madame de Lorency, absente depuis plusieurs mois, se croyait tout à fait oubliée par le grand maréchal du palais, lorsqu’elle reçut une lettre de lui accompagnée de billets d’invitation pour les fêtes qui seraient données pendant le séjour de la cour à Fontainebleau. Dans sa résolution de fuir le monde, madame de Lorency répondit d’abord que sa santé ne lui permettait pas de profiter de l’honneur que LL. MM. voulaient bien lui faire ; mais, au moment de remettre sa réponse au courrier, elle voulut avant aller consulter son oncle, et fut très-étonnée de le trouver causant avec madame de Cernan et M. de Maizières ; tous deux venaient d’arriver de Paris sur une invitation du président.

— Je te ménageais cette jolie surprise, dit-il en voyant entrer Ermance ; car c’est demain notre fête : saint Charles est aussi ton patron, n’est-ce pas ? et j’avais engagé nos amis et ceux de mon aimable neveu à braver les brouillards d’automne pour t’apporter un bouquet.

— Voici le mien, dit M. de Maizières en offrant à madame de Lorency les plus jolies fleurs que Natier eût encore faites.

— Pour moi, je suis sûre de voir le mien encore mieux accueilli que le vôtre, dit madame de Cernan en passant au col d’Ermance une petite chaîne de cheveux à laquelle pendait une cassolette d’or émaillée ; car, ajouta-t-elle, cette chaîne m’a été donnée par la mère d’Adhémar lorsqu’elle fut obligée de faire couper les beaux cheveux de son fils pour l’envoyer au collége. Ce fut un vrai désespoir pour nous ; mais non pour Adhémar, qui laissait en courant à chaque buisson quelques mèches blondes ; enfin, pour nous consoler de ne plus lui voir sa belle chevelure, ma sœur en fit natter deux chaînes, et me donna celle-ci.

— Combien je vous remercie ! dit Ermance en embrassant madame de Cernan avec une vive émotion ; ce don m’est doublement précieux, il ne me quittera jamais.

— Allons, voilà mon bouquet détrôné, reprit en riant M. de Maizières ; mais il s’en vengera un jour de bal.

— À propos de bal, dit madame de Cernan, n’avez-vous pas reçu des billets pour ceux de la cour ?

— Si, madame ; et je venais dire à mon oncle qu’étant un peu souffrante, j’allais m’excuser de ne pouvoir m’y rendre.

— C’est impossible, ma chère ; vous n’êtes pas assez malade pour vous dispenser d’un semblable devoir. Songez donc que c’est l’empereur lui-même qui vous a fait inscrire sur la liste, et qu’il déteste qu’on ne paraisse pas fort honoré et fort empressé de se rendre à ses ordres ; car des invitations royales ne sont jamais autre chose, croyez-moi. À moins d’être mourante, vous ne pouvez vous y soustraire ; sinon l’empereur supposera que c’est dédain de la part des Lorency, et votre mari en portera la peine.

— Quoi ! vous supposez qu’il s’apercevrait de mon absence au milieu d’un cercle si brillant ?

— Ah ! je n’en doute pas, dit M. de Maizières, et c’est toute galanterie à part, car vous seriez aussi laide que vous êtes jolie qu’il verrait bien que votre nom lui manque.

— Eh ! qu’a-t-il besoin de quelques anciens noms ? n’a-t-il pas formé sa cour de presque tous les souverains de l’Europe ? dit madame de Lorency.

— Raison de plus pour vouloir les mettre en bonne compagnie, reprit Ferdinand.

— Au reste, il ne s’agit pas de décider s’il a tort ou non, répliqua madame de Cernan ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’il est en ce moment d’une humour exécrable et qu’il ne faut pas la braver : on croit que son désappointement en arrivant à Fontainebleau en est cause ; il s’était annoncé pour le 27, mais il a une manière de voyager tellement rapide qu’il était le 26, à dix heures du matin, à la grille du château, où se trouvaient seulement pour le recevoir Duroc et le concierge. Vous jugez de son humeur, lui qui s’attendait à une réception digne d’un conquérant qui ramène la paix ; il se retourne pour voir sur qui il peut faire tomber sa colère et il n’aperçoit que son pauvre courrier qui venait de faire cent lieues de suite et s’apprêtait à descendre de cheval. « Tu te reposeras demain, lui a-t-il dit ; cours à Saint-Cloud, tu annonceras mon arrivée, » et le malheureux courrier s’est remis à galopper de plus belle. Malgré toute la diligence possible, l’impératrice n’a pu arriver qu’à la nuit. L’empereur, qui avait été au-devant de plusieurs voitures, croyant que c’était celle de Joséphine, n’a pas voulu se déranger lorsqu’on est venu l’avertir qu’elle arrivait, et il lui a fait un accueil glacial. La pauvre femme en a pleuré deux jours de suite ; on dit que la brouille ne s’est pas prolongée au delà, mais il en est resté un fond d’aigreur et de mécontentement qui se porte sur tout le monde. Les mieux instruits d’ordinaire affirment que des mots de divorce ont déjà été prononcés, et que l’hiver prochain verra accomplir ce grand œuvre. Vous voyez bien, ma chère amie, que ce n’est pas le moment d’indisposer le maître contre soi, surtout pour une démarche si facile à faire.

Ermance, le regard attaché sur son oncle, l’interrogeait sur ce qu’elle devait répondre.

— Si l’on doit mal interpréter ton refus, dit le président, je suis d’avis que tu accompagnes madame de Cernan à Fontainebleau, mais je ne puis te confier qu’à ses soins dans l’état où tu es. Songe que la moindre imprudence…

— Ah ! fiez-vous à moi pour la ramener bien portante ; c’est un préjugé de croire qu’un peu de fatigue soit à craindre pour une femme grosse, cela donne de la force ; je serais vraiment bien malheureuse s’il lui arrivait le plus petit accident. Adhémar me tuerait, j’en suis certaine.

Ici le front d’Ermance se couvrit de rougeur.

— Puisque le grand juge a décidé, poursuivit la comtesse, vous consentez à ce que je vous emmène ; alors il faut envoyer mademoiselle Augustine à Paris, pour dire à Leroy de vous faire un manteau des plus élégants, car c’est la plus gracieuse flatterie à faire à l’empereur.

— Comment, il s’inquiète aussi de vos robes ? dit M. de Montvilliers.

— Vraiment il est la terreur des femmes qui ne peuvent en acheter souvent ? « Vous n’avez donc que celles-là ? » demande-t-il, et Dieu sait dans qu’elle confusion ce peu de mots les jette !

— Je croyais qu’il prêchait l’économie, dit Ferdinand.

— À sa femme, oui, qui n’en tient pas compte, mais non pas aux autres : il prétend qu’il donne assez d’argent aux maris pour qu’ils en mettent aux robes de leurs femmes.

— S’il tient à la parure, l’impératrice sert parfaitement son goût, car elle est toujours habillée avec autant de richesse que d’élégance.

— Sans doute, reprit la comtesse, mais il voudrait que cela lui coûtât moins cher. On sait partout que rien n’est plus ruineux que la parure d’une femme qui commence à vieillir. Celle-là est si préoccupée de la sienne, que la condamner à mort ou au négligé ce serait la même chose ; mais on ne saurait plaisanter, même innocemment sur elle aujourd’hui, car elle fait pitié, et puis elle est si bonne ! si aimable !

— Ce qui me parait le plus douloureux dans sa situation, dit Ermance, c’est l’obligation de sourire toute la journée à des princes étrangers, à des ambassadeurs, à des courtisans qui n’en pénètrent pas moins son secret. En vérité, les philosophes n’en ont pas encore assez écrit sur les tourments des grandeurs. Voyez cette cour si belle, où des souverains accourent de toutes parts pour rendre hommage à leur vainqueur ! C’est le séjour de la crainte et du désespoir. L’empereur est, j’en suis sûre, plus malheureux de son divorce qu’on ne le croit. Il aime sa femme ; elle a vu naitre sa gloire, elle connaît ses défauts et sait les supporter sans murmurer ; enfin, en la répudiant, il brave deux sentiments impérieux : l’habitude et la superstition. La pauvre impératrice pleure jour et nuit la perte d’un trône qu’elle n’avait point désiré. Sa fille, plus à plaindre encore, souffre doublement de l’humiliation de sa mère, car elle est la conséquence d’un plus grand malheur, de la mort de cet enfant charmant que l’empereur avait adopté. Ah ! quand on voit tant de peines empoisonner de si brillantes existences, cela donne quelque résignation à subir la sienne !

— Surtout quand elle fait envie à tant de monde, dit M. de Maizières ; mais, pour vous sortir de ce cette sombre philosophie, je vous dirai que Paris est divisé maintenant en plusieurs partis fort dangereux pour l’État : celui des voltairiens et celui des disciples de Geoffroi, les amateurs de la musique de Spontini et les fidèles au culte du célèbre Gluck et de ses imitateurs ; je vous assure qu’ils se disputent entre eux avec autant d’acharnement que s’il s’agissait du sort d’un royaume. Il est vrai que les opinions politiques ne sont jamais étrangères à ces sortes de querelles ! tous ceux qui veulent plaire au maître déclament, avec Geoffroi, contre les idées d’indépendance politiques et dramatiques de Voltaire, et préfèrent à tout la musique italienne. Les opposants prêchent la révolte contre toute vieille puissance ; ils veulent du drame allemand et de la musique française. Les ballets seuls parviennent à les mettre d’accord : là plus d’avis différents sur mademoiselle Clotilde et mademoiselle Bigotini, ce qui prouve le véritable génie de la nation. J’avais bien aussi à vous compter quelques petites histoires scandaleuses sur la maison impériale et les coulisses de l’Opéra, sur les soupers de Vienne et les matinées de Neuilly ; mais je ne veux pas me faire ici la réputation d’un chroniqueur médisant.

Au mot de souper de Vienne, madame de Cernan avait fait signe à M. de Maizières pour l’empêcher d’en dire d’avantage, et ce signe maladroit venait de porter l’attention d’Ermance sur ce point. Mais elle pria vainement Ferdinand de leur raconter ce qu’il savait des aventures de nos galants officiers à Vienne.

— Cela est trop vieux, répondit-il, on n’y pense plus. On croit seulement qu’au retour de ces messieurs il y aura de grandes révolutions dans les petits arrangements particuliers. La guerre a cela de dangereux, qu’en se portant d’un côté on laisse l’autre à découvert, et il y a presque toujours là quelque ennemi qui s’en empare, sans compter que le retour du maître est toujours suivi de plusieurs exécutions. D’abord il envoie au feu tous les galants de ses sœurs, et, comme on se bat toujours pour lui dans quelque coin de l’Europe, il a toujours un moyen de s’en débarrasser. L’Espagne en a enfoui plus d’un. Mais, à propos d’Espagne, dites-moi pourquoi Adhémar s’obstine à y aller ?

— Comment, il ne revient pas ici avec son général ? demanda M. de Montvilliers.

— Cela devrait être, répondit Ferdinand, et le maréchal M… disait l’autre jour devant moi qu’Adhémar avait été désigné parmi ceux qui ont un congé pour assister aux fêtes qui vont avoir lieu ; mais que, sur une lettre de lui par laquelle il demande à faire partie des régiments qu’on envoie en Espagne, on venait de lui expédier l’ordre de se rendre à Valladolid, pour rejoindre le corps d’armée du maréchal Suchet.

— En êtes-vous bien sûr ? dit madame de Cernan, en voyant pâlir Ermance.

— J’espérais apprendre ici que c’était un faux bruit, répondit Ferdinand.

— Il y a quelque temps que ma nièce n’a reçu des nouvelles de son mari, s’empressa de dire M. de Montvilliers en venant au secours de l’embarras d’Ermance, ce qui nous faisait supposer qu’il arriverait incessamment.

— S’il ne vous a point fait part de son désir d’aller en Espagne, c’est qu’on nous a trompés. Trop d’intérêts l’attirent ici pour imaginer qu’il s’en éloigne volontairement, ajouta M. de Maizières en regardant Ermance.

Mais elle était trop persuadée de la vérité de cette nouvelle pour paraître en douter. La conduite d’Adhémar ne pouvait l’étonner. Ne l’avait-elle pas autorisée en gardant avec lui un silence offensant ? n’avait-elle pas provoqué, par sa froideur et ses larmes, l’éloignement qui la désespérait ? Ah ! l’on ne connaît bien toute l’étendue d’un malheur que lorsqu’on s’en accuse !



XX


Le voyage de Fontainebleau fut abrégé par la contrainte qu’éprouvait l’empereur de se trouver plus souvent seul avec l’impératrice, et la difficulté de cacher au petit nombre de personnes admises au cercle du soir le trouble qui régnait dans l’auguste ménage. Madame de Lorency et sa tante ne passèrent que deux jours à Fontainebleau. Jamais l’empereur n’avait paru si triste. Quant à la malheureuse Joséphine, elle pleurait, sans s’en apercevoir, en parlant de choses indifférentes.

— Vous vous êtes sans doute bien trouvée des eaux d’Aix-la-Chapelle ? dit-elle à madame de Lorency. Je me rappelle les avoir prises à une époque…

Puis, essuyant ses yeux, elle continue :

— C’était avant la campagne d’Austerlitz, dans le beau temps de ma vie… L’empereur est venu m’y rejoindre avant d’aller combattre les Autrichiens ; il croyait alors que je lui portais bonheur, et il se détournait quelquefois de cent lieues pour venir m’embrasser avant de commencer une nouvelle campagne.

Ainsi, mêlant à tout l’idée qui l’accablait, l’esprit le moins pénétrant devinait bientôt la cause de ses larmes.

— Votre mari demande à servir en Espagne ? dit l’empereur à madame de Lorency ; il veut donc absolument être général. Eh bien, il le sera à la première affaire : c’est fort bien à lui d’aimer la gloire avant tout…

Et, passant de ce grand sujet aux fêtes qui se préparaient à Paris, il ajouta qu’il fallait que toutes les jeunes femmes de la cour en fissent l’ornement. C’était prescrire un nouveau devoir à Ermance.

Sur l’avis de son oncle, elle se décida à rester à Paris le temps que devaient durer ces réjouissances. M. Brenneval, de retour de ses terres en Normandie, allait partir pour Bayonne. Il était indispensable qu’elle restât près de lui pendant son court séjour à Paris. Elle avait d’ailleurs à le remercier d’une nouvelle preuve de sa généreuse tendresse.

— Si bien qu’on puisse être chez son beau-père, avait-il dit en la revoyant, on est encore mieux chez soi. C’est pourquoi, ma chère enfant, je t’ai fait arranger le petit hôtel qui donne sur les Champs-Élysées ; tu n’en garderas pas moins un appartement chez moi, que tu pourras habiter dans l’absence de ton mari ; mais vous serez tous deux plus libres chez vous. Viens voir si ce présent est de ton goût ; il devait être prêt pour le jour de ta fête ; mais les ouvriers n’en finissent jamais.

La reconnaissance de madame de Lorency pour un don si magnifique redoubla en voyant avec quel soin son père avait réuni dans cette belle maison tout ce qui pouvait être agréable à son mari et à elle. Partout une noble simplicité se joignait à la recherche et à l’élégance : l’appartement d’Adhémar, orné de tableaux de batailles de nos meilleurs peintres, était meublé avec un goût sévère ; celui d’Ermance était rempli des charmantes inutilités qui font la parure d’un joli parloir. Cette mode polonaise de couvrir les tables, les consoles d’objets ou de souvenirs précieux, commençait à s’établir chez les femmes élégantes, et ces petits salons étaient déjà, comme à présent, l’enseigne des goûts et quelquefois du caractère de celle qui présidait à son arrangement. Le faste des livres ouverts et chargés de signets de papier dénonçait la pédante ; la multiplicité des instruments du musique, l’artiste ; les dessins commencés, les manuscrits épars, les ouvrages étrangers, la femme à prétention. Celle que le simple désir de rassembler ce qui pouvait charmer ses moments de solitude, ou faire prendre patience aux amis qui venaient quelquefois l’attendre dans ce salon, se reconnaissait à l’égal partage de ces différents objets. Aucune préférence affectée n’y donnait l’idée d’une profession : c’était la réunion la plus variée. Là une coupe antique était remplie d’anneaux, de bijoux de fantaisie inventés la veille par Mellério ; là une boîte en perles d’acier de Vienne renfermait quelques pages dérobées d’un manuscrit de l’auteur d’Atala ; un pupitre de malachite portait un dessin de Cicéri ; une miniature d’Isabey parait la couverture d’un album, dont un camée précieux ornait le fermoir ; un roman de madame Cottin un volume de Corinne, quelques vers de Millevoye, de Chénier, remplissaient les rayons d’une bibliothèque portative, à côté de laquelle se trouvait un panier à ouvrage rempli de broderies presque achevées ; un vase de Sèvres, dont les brillantes couleurs rivalisaient avec le faisceau de fleurs qu’il contenait, dominait la table, et répandait autour les parfums les plus délicats : enfin, la personne qui aurait vu ce salon sans en connaître la maîtresse aurait deviné l’esprit, le goût et les habitudes de madame de Lorency.

Il était impossible de recevoir un don de cette importance sans en faire part à son mari. Ermance lui écrivit aussi ce que l’empereur avait dit sur son compte à Fontainebleau ; sa lettre, remplie de faits intéressants pour lui, ne disait pas un mot d’elle ; seulement elle lui reprochait de s’être adressé à M. de Maizières pour lui faire envoyer les livres nouveaux qu’il désirait, et se bornait à réclamer le plaisir de lui adresser elle-même les ouvrages qu’elle supposerait devoir lui être agréables.

Cette lettre avait été précédée longtemps avant par celle où M. de Montvilliers apprenait à M. de Lorency la grossesse d’Ermance, et la résolution qu’elle avait prise de venir passer l’hiver chez lui ; le président lui mandait que ce projet le rendait d’autant plus heureux qu’il espérait le lui voir approuver. La réponse d’Adhémar ne se fit point attendre ! elle contenait d’affectueux témoignages de reconnaissance pour les soins du président envers madame de Lorency ; il se félicitait de la savoir auprès de lui, et le priait de lui donner souvent de leurs nouvelles à tous deux ; il s’excusait de n’avoir point profité de la faculté qu’on lui avait laissée de venir passer quelques mois à Paris, par des raisons de devoir assez peu convaincantes : au total, cette réponse était dans les termes qu’avait désirés le président, et il s’empresssa d’en faire part à sa nièce.

La duchesse d’Alvano n’était point de service lors du voyage de Fontainebleau ; Ermance n’avait pas eu l’occasion de la rencontrer, mais elle ne pouvait plus longtemps échapper à cet ennui. La solennité du 3 décembre allait réunir toute la cour. Le Te Deum fut chanté à Notre-Dame, avant la séance impériale du corps législatif : jamais cortége plus imposant n’avait attiré la foule, jamais la présence de l’empereur n’avait excité autant d’applaudissements et d’enthousiasme. De retour au château, il y eut réception d’ambassadeurs et grand couvert ; ce qu’on appelait alors banquet impérial. Les rois de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg y figuraient à côté des rois de la famille ; l’impératrice, les reines, les princesses étaient resplendissantes d’or et de pierreries ; mais tout en admirant ce spectacle éblouissant, on se sentait ému de compassion en voyant le front abattu de la malheureuse Joséphine s’incliner sous ce diadème éclatant qu’elle savait déjà n’avoir plus que cette fois à porter.

Contrainte à se montrer revêtue des habits impériaux, parée de toutes les magnificences mondaines, ainsi que la religieuse qui se couronne encore une fois de diamants et de fleurs au moment de quitter pour jamais le monde, l’impératrice offrait l’image du plus cruel supplice qu’ait jamais imposé l’inconstance d’un despote. Chambellants, dames du palais, invités, tous discouraient autour d’elle sur la barbarie de forcer la femme que l’on avait répudiée quelques jours avant, à représenter encore l’effigie de sa puissance perdue. Chacun savait la scène qui avait eu lieu le 30 novembre : le divorce était décidé ; le désespoir, les cris, les convulsions de Joséphine, en apprenant de la bouche même de l’empereur, cette irrévocable résolution, en avaient instruit tout ce qui les approuvait, et la profonde douleur peinte sur le front de la reine Hortense en confirmait assez la nouvelle.

Tant que dura cette solennité, Ermance oublia ses propres chagrins ; elle se rappela ce qu’elle avait entendu dire, chez madame Campan, du bonheur de cette aimable Hortense, dont l’éducation était un modèle sans cesse offert aux jeunes élèves qui paraissaient devoir se distinguer. Combien toutes enviaient ses talents, ses succès, enfin sa destinée brillante ! Et pourtant que de malheurs devaient bientôt frapper cette jeune mère, cette tendre fille !

Au cercle qui suivit le banquet, l’empereur s’approcha de madame de Cernan et de sa nièce dont l’éclatante parure attirait tous les regards, et faisait encore plus ressortir la pâleur et l’abattement de son visage. Il lui fit un compliment sur la cause de cette pâleur, qui la rendait encore plus belle, et sur le courage qu’elle avait eu de venir, quoique souffrante, embellir sa cour ; puis lui ayant demandé, en riant, si elle avait déjà choisi un parrain à son enfant, il se proposa de la manière la plus gracieuse.

Heureusement pour Ermance dont la confusion est extrême, madame de Cernan s’empresse de remercier l’empereur au nom de son neveu, en ajoutant que la famille des Lorency serait bien fière d’un si grand honneur : c’était ce qui pouvait le flatter davantage.

Absorbée dans les réflexions que cette insigne faveur fit naître dans son esprit, Ermance s’avoua qu’elle n’aurait jamais le courage d’en parler à son mari, et ne sortit de sa pénible rêverie que pour prier madame de Cernan d’écrire à Adhémar ce qu’elle venait d’entendre.

— Certainement, dit la comtesse, je me charge avec plaisir de lui faire le récit de cette journée, une des plus remarquables des fastes de la cour. Il saura au moins combien vous étiez belle et gracieuse, chose dont vous ne lui diriez pas un mot ; je suis bien aise de lui apprendre que cette jeune personne, qui n’avait pas une idée du monde avant d’y entrer, s’y fait distinguer aujourd’hui par le maintien et les discours de la femme la plus comme il faut ; je vous avoue que je n’aurais pas cru qu’on pût tant obtenir d’une personne de votre âge et entourée jusqu’alors, je vous demande pardon, ajouta-t-elle avec une bienveillance insolente, de modèles peu faits pour former dans l’art des bonnes manières…

Puis, s’appercevant que madame de Lorency s’apprêtait à répondre à cet éloge impertinent, madame de Cernan se reprit :

— Bonnes manières n’est pas positivement le mot, mais il est permis d’ignorer celles d’une certaine classe de la société, lorsqu’on n’y a pas encore vécu, et il faut, je vous l’assure, un esprit peu commun pour faire preuve d’un tact si fin.

Alors madame de Cernan passa en revue les femmes des dignitaires qui se trouvaient près d’elle, et répéta plusieurs des phrases qu’elle leur entendait dire chaque jour avec une aisance qui ajoutait encore au ridicule des expressions.

— Cette petite maréchale que vous voyez-là, disait-elle à Ermance, vous parle de ses femmes, de son hôtel, des dames qu’elle y réunit souvent, de sa sœur qui est enceinte, et de ses enfants qu’elle fait bienéduquer. Cette autre vous parle de son chasseur, n’appelle jamais son mari que monsieur le duc, et vous dit d’un air dégagé qu’il faut faire avancer son équipage pour qu’elle aille de suite en société. Je ne vous cite pas les gros bons mots de la maréchale Lefèvre, ceux-là ont du moins le mérite de l’originalité, souvent même de l’à-propos, et puis elle ne fait point la dame en laissant aller sa verve éloquente ; c’est la femme d’un brave soldat qui parle et qu’on écoute souvent avec plaisir ; elle est bien la preuve qu’une franche ignorance est préférable à une éducation commune.

Ces observations, où la médisance avait peut-être trop de part, n’en étaient pas moins utiles à Ermance, et lui montraient les ridicules à éviter ; ridicules dont elle eût été humiliée dans le monde où elle était appelée à vivre, mais qui sont sans inconvénient là où ils sont en force.

On a souvent blâmé cette aristocratie d’usages qui n’admet pas toujours les meilleurs, mais ceux qu’adoptent souvent à tort les gens distingués ; c’est encore un de ces préjugés dont l’absurdité apparente cache quelque chose de raisonnable. Dans une réunion où chacun est mis à peu près de même, comment reconnaitrait-on les siens, ceux dont l’éducation plus que le rang et la fortune est en rapport avec vos goûts et votre ton ? Eh bien, quelques mots suffisent pour révéler la classe de celui qui parle ; c’est un renseignement certain qui vous empêche de vous égarer dans la foule. Il n’en résulte aucun mal pour ceux qui ignorent les finesses ou plutôt les simplicités de cette langue ; ils n’en sont pas moins convaincus de la noblesse de leurs expressions et de l’élégance de leurs manières, de leur supériorité de fortune ou de mérite : ainsi donc on peut tolérer le préjugé et le regarder comme un de ces procédés chimiques qui servent à reconnaître les métaux sans les altérer.



XXI


À peine M. Brenneval eut quitté Paris que sa fille retourna au château de Montvilliers. Là elle attendit avec résignation le moment de ses couches, s’en remettant à la volonté, à la prudence de son oncle pour les soins qui devaient préserver son secret de toute indiscrétion, et se flattant aussi de l’affreuse espérance que son chagrin ayant gravement altéré sa santé, elle succomberait à la fièvre qui suit l’accouchement ; mais le ciel n’exauça point ce vœu du désespoir. Après de longues douleurs, elle mit au monde un enfant si chétif, si affaibli par l’état de souffrance où sa mère était depuis longtemps, que l’on n’eut pas de peine à persuader à ceux qui le virent qu’il était né à sept mois. M. de Montvilliers se chargea de faire part de cet événement à son neveu. Des billets furent envoyés selon l’usage ; et une nourrice, choisie dans le village, fut installée dans le château, par les soins de Mélanie, pour donner son lait au petit Napoléon.

La maternité, cette passion que le ciel a mise dans le cœur des femmes pour absorber toutes les autres, triomphe même du repentir et de la honte. En serrant son enfant sur son sein, Ermance lui pardonna d’être, la cause de son malheur, et regretta de s’être laissé affaiblir par la douleur au point de ne pouvoir le nourrir elle-même. Ce devoir fatigant l’aurait distraite des reproches amers qu’elle s’adressait, sa vie lui aurait été nécessaire ; quelque chose lui disait que cet être innocent devait l’aider à racheter sa faute en la lui rappelant sans cesse, et plus encore en lui imposant le sacrifice de tous les sentiments d’amour et d’espérance qui ne devaient plus occuper son cœur.

Elle se rétablissait lentement, lorsqu’une lettre de la duchesse d’Alvano vint la plonger dans une inquiétude mortelle.

« Avez-vous des nouvelles de M. de Lorency ? lui écrivait-elle : j’espère que le bruit qu’on répand ici est faux, et je compte sur votre bonté pour m’aider à rassurer ses amis. »

Impatiente de savoir quel est ce bruit alarmant, madame de Lorency fait venir le courrier qui a apporté cette lettre ; elle lui demande s’il n’a point entendu parler du motif qui l’a fait envoyer en hâte au château de Montvilliers ; il répond que la femme de chambre de madame la duchesse lui avait dit qu’on venait d’apprendre la mort d’un jeune officier assassiné en Espagne par des paysans cachés derrière une haie, mais qu’on ne lui avait pas dit le nom de cet officier. À ces mots, Ermance jette un cri d’effroi, et s’élance hors de sa chambre, elle va chez son oncle le conjurer de la laisser partir à l’instant même pour aller éclaircir un doute insupportable : en vain on lui représente qu’elle est trop faible encore pour s’exposer à faire douze lieues par un temps effroyable, en vain on lui dit que le mouvement de la voiture lui fera beaucoup de mal ; elle affirme qu’elle peut braver tous les dangers plutôt que l’inquiétude qui la dévore, et elle s’obstine à partir. M. de Montvilliers, ne pouvant la faire renoncer à son projet, se décide à l’accompagner à Paris.

Le courrier repart avec un mot qui doit avertir les gens de madame de Lorency de son arrivée et de celle de son oncle. Les chevaux de poste arrivent ; Ermance recommande son enfant à fa surveillance de la bonne Mélanie, et pénétrée de reconnaissance pour le vieil ami qui ne veut pas la quitter dans l’anxiété où elle se trouve, elle monte en voiture avec lui ; une calèche les suit, où se trouve mademoiselle Augustine et une femme emmenée par l’ordre de M. de Montvilliers dans le cas où madame de Lorency aurait besoin de secours.

Une grande agitation redouble les forces momentanément. Ermance supporta la route sans paraître souffrir ; mais lorsque la voiture fut entrée dans la cour de la nouvelle maison qu’elle devait habiter, et qu’elle se disposa à monter les marches du péristyle, ses forces l’abandonnèrent ; on fut obligé de la transporter dans son lit. Il était sept heures du soir. Le président envoya chez le docteur B…, qui était à dîner ; il ne se fit pas attendre, et sa voix seule aurait ranimé Ermance si elle avait pu l’entendre ; car ayant deviné la cause de l’imprudence qui lui faisait exposer sa vie, il lui répétait qu’on savait parfaitement que l’officier assassiné en Espagne n’était point M. de Lorency, et qu’elle serait d’autant plus convaincue de cette vérité qu’elle le verrait lui-même avant peu ; car il était porté sur la liste des nouveaux écuyers de l’empereur, et devait se trouver à Paris pour les cérémonies du mariage. Mais ce ne fut qu’après un quart d’heure d’un spasme effrayant qu’Ermance devint assez calme pour écouter le docteur B….

— Vous inventez peut-être tout cela pour me rassurer ? disait-elle. Ah ! par grâce, ne me trompez pas !

Et M. de Montvilliers était contraint d’affirmer les paroles du docteur pour qu’elle se décidât à le croire.

Heureusement madame de Cernan, avertie de l’arrivée d’Ermance, vint confirmer la nouvelle et montrer une lettre d’Adhémar qui ne laissait aucun doute sur son prochain retour. En voyant ces preuves rassurantes, Ermance promit d’être docile aux avis du docteur, il lui ordonna de garder le lit quelques jours pour se remettre de la commotion qu’elle venait d’éprouver. Cependant, trop agitée encore pour espérer du sommeil et poursuivie d’images effrayantes, elle pria ses amis de ne pas la quitter ; ils s’assirent près de son lit, et se mirent à causer des événements qui occupaient alors tous les esprits. Le docteur, ami intime du comte Régnaud-de-Saint-d’Angély, raconta toutes les particularités du divorce impérial, de ce sacrifice à l’ambition subi avec tant de douleur et de courage par l’impératrice et par ses enfans, de ses adieux déchirants au moment de quitter les Tuileries, et de céder ces appartements si magnifiquement décorés pour elle à la jeune rivale qui devait bientôt les occuper.

Madame de Cernan arrivait de chez le célèbre Leroy, où l’on montrait l’admirable corbeille destinée à Marie-Louise. L’empereur avait voulu voir par lui-même si les présents qu’il offrait à la fille des Césars étaient dignes d’elle ; rien ne lui semblait assez beau pour parer sa nouvelle femme. On prétendait qu’à force d’en être fier il en était devenu amoureux. Madame de Cernan avait été désignée par l’empereur pour accompagner la reine de Naples à Braunau ; mais la maladie d’un de ses enfants l’avait retenue à Paris ; elle s’en consolait en recevant tous les jours un récit détaillé de ce qui se passait à Braunau.

On lui mandait exactement tous les débats de prééminences, les importantes puérilités de l’étiquette, les pruderies affectées pour faire illusion sur les intrigues passées et présentes, les lignes de démarcation établies entre les duchesses de la nouvelle fabrique et mesdames de Mort…, de Montra…, de Beau… et de Noa… Tous ces commérages de cour étaient d’un grand intérêt pour madame de Cernan.

— Ainsi donc, disait M. de Montvilliers, voilà presque tous les grands noms de France attachés au char du conquérant ! Si par un revers, difficile à prévoir, j’en conviens, l’ancienne dynastie revenait sur le trône, je voudrais bien savoir ce que feraient cette foule d’émigrés qui se pressent aujourd’hui sur le seuil du palais impérial.

— Ils y resteraient, répondit en riant la comtesse ; ce sera toujours leur place. Ce n’est pas notre faute si notre rang, notre éducation nous appellent à vivre dans le palais des rois ; mais tant qu’il y aura en France une noblesse et une cour, elles tendront toujours à se réunir.

— Je le pense aussi, dit le docteur en se levant, mais je ne crois pas que nous ayons jamais à en faire l’épreuve.

— Qui sait ! dit le président ; la volonté de Dieu est grande. Il y a deux choses dont on ne peut jamais répondre, de la fortune d’un banquier et de celle d’un conquérant : c’est toujours à l’apogée de leur bonheur que leur ruine se déclare !

Cet oracle fut écouté sans effroi, et pourtant…



XXII


La conversation tomba sur les fêtes du mariage, elles devaient surpasser tout ce qu’on avait vu jusqu’alors ; et l’on s’étendit sur la cruauté qu’il y avait à forcer la reine Hortense à porter un des coins du manteau de l’impératrice qui détrônait sa mère.

— Rétablissez-vous donc bien vite, dit madame de Cernan à sa nièce, pour être en état de voir tous ces prodiges : on dit qu’ils seront chantés par l’élite de nos poètes, et que le duc de R… s’est engagé à faire rimer les plus rebelles en l’honneur de cette auguste cérémonie. Au reste, cela n’est pas plus étonnant que de nous y voir, ajouta-t-elle en sortant.

— Que deviendrai-je en revoyant M. de Lorency ? dit Ermance dès qu’elle se trouva seule avec son oncle.

— N’y pensez pas, répondit-il ; les émotions d’une âme noble et repentante fournissent toujours les mots convenables à sa situation ; vous serez simple, bonne comme à l’ordinaire ; vous ne lui témoignerez qu’une partie de l’intérêt qu’il vous inspire, cela suffira pour vous assurer son amitié.

— Son amitié ! répéta Ermance en levant au ciel ses yeux pleins de larmes ; son amitié ! quand j’aurais pu mériter… Mais ce sentiment est encore plus que je ne dois prétendre ! Ah ! unique ami ! s’écria-t-elle en tendant ses bras vers son oncle, maintenez mon courage dans cette cruelle épreuve ; parlez-lui, dites ce que je ne saurais proférer ! Si je ne suis soutenue par votre volonté, si vous n’êtes point là pour me rappeler sans cesse le serments que je vous ai fait, je sens que le remords, la faiblesse m’entraîneront à l’aveu de ma honte ! Ah !1 ne permettez pas que je devienne deux fois coupable !

— Ne pleure pas ainsi, répondit son oncle, je resterai près de toi, je ferai, je dirai tout ce que tu voudras ; mais fais à ton tour quelque chose pour ton vieil ami, conserve-moi tes soins ; j’ai perdu ma femme et cette fille dont la mort me livre à d’éternels regrets ; ton affection, tes soins me rappelleront leur tendresse ; j’en ai besoin pour vivre, pour m’aider à mourir ; ne me les ravis pas ! Songe qu’en t’abandonnant à l’excès de ta peine tu peux y succomber, et m’enlever par là ma dernière consolation !

C’est avec de semblables instances que M. de Montvilliers relevait le courage de sa nièce ; il savait que l’occuper de lui était un moyen sûr de la distraire, et il la vit avec plaisir ordonner elle-même l’arrangement de l’appartement qu’elle lui destinait. Il était au-dessus du sien, car le président craignait d’habiter un rez-de-chaussée ; Ermance l’avait fait disposer de manière à ce qu’il se crût encore au château de Montvilliers : un grand fauteuil aux gothiques accotoirs occupait un des coins de la cheminée de son cabinet, placé près d’un riche bureau en marqueterie du fameux Boule ; la porte était masquée par un paravent de vieux lacque, et des rayons d’une bibliothèque choisie recouvraient les panneaux de la chambre ; de doubles fenêtres empêchaient le froid d’y pénétrer, et jusqu’au flambeau à deux branches avec son abat-jour, jusqu’à la fourrure qui réchauffait les pieds goutteux du président, tout devait lui faire croire qu’il était encore chez lui.

Madame de Lorency faisait peu de dépense pour elle-même, et, jouissant d’un revenu considérable, elle en employait une forte partie à faire le plus de bien possible. L’argent réservé pour ce qu’elle appelait ses fantaisies était employé à payer les présents qu’elle faisait à ses amis, ou les plaisirs qu’elle cherchait à leur procurer. Ayant appris par madame Campan que mademoiselle Dermeuil avait été sur le point d’épouser le fils d’un ancien négociant de la ville de province où résidait sa famille, et que le mariage avait manqué, faute de n’avoir pu faire obtenir au futur une place dans quelque administration, Ermance avait sollicité le crédit des amis de son père pour faire nommer M. Salandray à la recette particulière de M… ; elle s’était chargée de fournir le cautionnement, et venait d’envoyer à madame Campan la nomination qui assurait le bonheur de son élève. Malgré ses dédains pour le mariage et les maris, mademoiselle Dermeuil reçut avec joie la nouvelle de ce bienfait, que suivit bientôt l’envoi d’un élégant trousseau, offert par son amie.

En étant aussi généreuse pour Caroline, madame de Lorency n’ignorait point la part qu’elle avait dans ses torts, et peut-être se félicitait-elle en secret de l’événement qui éloignait d’elle la personne dont les conseils romanesques avaient eu une si malheureuse influence sur son imagination. Mais cette excuse ne diminuait point la sévérité de son jugement contre elle-même ; et il lui semblait impossible qu’on ne devinât point sa faute au constant remords qu’elle en éprouvait.

— Croyez-vous, disait-elle à son oncle, qu’on puisse s’abuser sur la cause d’un chagrin qui résiste à tous les plaisirs qu’on envie ? Que doivent penser les gens qui me voient entourée des plus doux soins, comblée par la fortune, unie à l’homme le plus aimable, et pourtant malheureuse au point de ne pouvoir, malgré tous mes efforts, cacher le tourment qui me poursuit ?

— Ils te supposent, répondait le président, un de ces esprits chagrins que l’excès du bonheur ennuie. Comment te croiraient-ils coupable ? Ta conduite ne saurait en donner l’idée : tu es d’une indulgence parfaite sur celle des autres, et cette bonté seule suffirait pour qu’on te distinguât des femmes qui ont chaque jour de nouveaux torts à se reprocher. Va, mon enfant, le monde est plus juste qu’on ne le dit ; il tient compte de tout ce qu’on fait pour conserver ou regagner son estime. Tu verras bientôt qu’il ne confond pas l’erreur avec le vice. Prends courage, le jour viendra où…

En ce moment le bruit d’une voiture de poste annonça l’arrivée de M. de Lorency.


XXIII


Trois heures venaient de sonner, Ermance était encore au lit, car le docteur ne lui permettait de se lever que pour dîner, tant il craignait de la voir retomber dans l’état de faiblesse qui l’avait alarmé. M. de Montvilliers, interrompu par le bruit de la voiture, attendait à chaque instant que la porte s’ouvrît et qu’Adhémar parût ; madame de Lorency gardait le silence, et s’enveloppait du chale que lui avait envoyé son mari, pour cacher le tremblement qui agitait ses mains. On entendait sa respiration précipitée, et son visage, animé par la crainte et la joie, avait une expression impossible à décrire.

— Nous nous sommes trompés, dit le président, en ne voyant pas venir Adhémar, ce n’était point lui… Cependant j’ai bien entendu le claquement du fouet d’un postillon… peut-être est-il entré tout de suite dans sa chambre… On lui aura dit que tu étais couchée ; il croit que tu reposes, mais pourtant il sait bien que nous l’attendons… N’a-t-on pas ouvert la porte du salon ?… Il me semble que j’entends plusieurs voix… Si tu sonnais… Maudit pied ! ajouta-t-il en tachant de se lever pour aller vers la cheminée, car Ermance, plongée dans ses réflexions, en proie aux suppositions les plus alarmantes, n’entendait rien ; les regards attachés sur la porte de sa chambre, on eût dit que son sort dépendait de l’immobilité de cette porte ; enfin, elle s’ouvrit, et le docteur parut en disant :

— Je vous amène un médecin plus savant que moi ; celui-là aura bientôt triomphé de la maladie causée par l’inquiétude.

Au même instant, M. de Lorency s’approcha d’Ermance, l’embrassa avec une froideur préméditée, et lui fit des reproches obligeants sur l’imprudence qu’elle avait commise en venant à Paris chercher de ses nouvelles.

— Je ne me ressents plus de cette indisposition, répondit-elle en s’efforçant de paraître tranquille, et sans la recommandation du docteur, vous ne m’auriez pas trouvée au lit…

— Discrétion inutile, reprit M. B… ; je descendais de voiture au même moment où celle de M. de Lorency entrait dans la cour, et j’ai eu le temps de lui raconter dans quel état le bruit de sa mort vous avait plongée. Vraiment, il était temps qu’on vous rassurât, car il aurait couru risque de ne plus vous retrouver.

— Combien je suis touché de vos bons soins pour elle ! dit Adhémar en serrant la main de M. de Montvilliers.

Puis, s’asseyant près de lui, ils causèrent ensemble pendant que le docteur tâtait le pouls d’Ermance.

— Voilà une pulsation bien vive, disait-il, et qui s’explique assez, on ne revoit pas les gens qu’on aime sans agitation ; mais celle-là n’est pas mortelle.

Puis, se tournant du côté de M. de Lorency, il lui demanda comment il avait laissé l’armée d’Espagne.

— Assez découragée, répondit-il. Là les succès n’avancent à rien ; on n’a pas plutôt vaincu les troupes ennemies qu’il faut se défendre contre la population des villes et des campagnes. On dirait que nos soldats ont le sentiment de l’injustice de cette guerre ; ils font avec plus de dévouement que de confiance, et je m’estime fort heureux de n’être plus condamné à m’en mêler, car je prévois que cela finira par de grands revers. Il est impossible qu’une nation entière, décidée à s’affranchir du joug étranger par tous les moyens, n’y parvienne point.

Après avoir fait le récit de la prise de Lérida, où il avait été blessé légèrement, Adhémar se retira chez lui avec M. de Montvilliers. Ermance profita de ce temps pour s’habiller et se disposer à recevoir madame de Cernan et M. de Maizières, qu’elle attendait à dîner. En vain mademoiselle Augustine lui fit-elle observer qu’elle n’était point encore assez rétablie pour se vêtir comme à l’ordinaire, et l’engagea-t-elle à mettre une de ces robes négligées dont la façon et le tissu, doublé de taffetas rose, semblent l’uniforme des femmes qui relèvent de couche. Ermance, empressée de se soustraire à tout ce que l’usage ordonne en pareil cas à la coquetterie comme à la santé, mit une robe de velours noir, et fit relever ses beaux cheveux avec l’élégance accoutumée. Cette sorte de courage produisit l’effet contraire à celui qu’elle en attendait. Madame de Cernan se récria sur l’imprudence de se découvrir la tête si peu de temps après être accouchée, surtout après les souffrances qu’avait éprouvées madame de Lorency, et les accidents qui avaient hâté le terme de sa grossesse. Ce sujet une fois traité, elle allait passer au régime de l’enfant d’Ermance lorsque le président s’apercevant de ce que cette conversation faisait souffrir à sa nièce, dit tout bas à madame de Cernan de ne point trop parler de ce pauvre enfant, qui, selon toute apparence, n’était pas destiné à vivre, car il était venu au monde si chétif qu’on ne pouvait se flatter de le conserver.

Cette recommandation, répétée par madame de Cernan à tous ceux qui entouraient Ermance, explique le silence que M. de Lorency gardait lui-même sur le petit Léon. Cependant cet enfant s’élevait par les soins d’une bonne nourrice, et M. de Montvilliers en recevait chaque jour des nouvelles qu’il communiquait à sa mère.

Le reste de cette journée, Adhêmar fut tout au plaisir de revoir ses amis. Chacun venait lui faire compliment sur la nouvelle faveur qui l’attirait à Paris. On s’extasiait sur les agréments, l’élégance de sa maison, et madame de Lorency crut s’apercevoir qu’il n’était point insensible au plaisir d’être le possesseur d’une si jolie habitation. Combien elle se félicitait alors d’avoir été docile aux avis de son oncle ! que de projets elle formait pour rendre cette maison, qui plaisait à son mari, le rendez-vous de tous les gens qui pouvaient lui être agréables ! mais devait-elle se flatter de l’y retenir souvent ? n’avait-il pas juré de rompre tous les liens intimes avec elle, et l’intérêt des convenances suffirait-il pour le maintenir dans une apparence d’amitié ?

Ces doutes s’augmentèrent lorsque tout le monde étant parti Adhémar quitta tout à coup le ton affectueux qu’il avait eu avec Ermance, lui recommanda poliment le soin de sa santé, fit une ou deux questions sur ce que lui avait dit l’empereur à propos de lui, et se retira.

Sans les reproches qu’Ermance avait à se faire, la conduite d’Adhémar en cette circonstance lui aurait paru la conséquence toute naturelle du ressentiment qu’il conservait contre elle depuis son départ pour l’armée ; mais le souvenir d’un tort bien plus grave lui faisait oublier celui d’avoir décidé elle-même de leur désunion, en laissant sa lettre sans réponse. Elle se figura qu’il fallait qu’il eût quelque soupçon de sa faute pour la traiter avec tant de dédain.

— Si je n’avais excité que sa colère, pensait-elle, il me parlerait avec humeur ; chacun de ses mots serait un reproche dont moi seule connaîtrais l’amertume ; il me regretterait enfin, et tous ses soins pour m e le cacher ne parviendraient point à m’abuser ; mon cœur devinerait le sien en dépit de ses efforts, et son orgueil ne tiendrait pas contre mon amour. Mais le mépris, la méfiance ont remplacé les sentiments qui l’entraînaient vers moi, et bientôt sa vengeance rendra mon sacrifice inutile.

Ainsi la malheureuse Ermance ajoute à tous ses maux l’affreuse idée de ne pouvoir échapper au mépris de celui qu’elle aime !

Le lendemain, Adhémar se rendit de bonne heure chez le général Donavel, qui devait le même jour rejoindre l’empereur à Compiègne ; il se chargea d’apprendre au grand maréchal qu’Adhémar était à Paris, où il attendait les ordres de Sa Majesté.

— Il ne vous fera pas venir en ce moment, dit le général, car il est dans un tel enchantement de l’arrivée de Marie-Louise qu’il voudrait pouvoir éloigner sa cour pendant un mois entier pour le passer tête-à-tête avec elle ; on dit même, entre nous, qu’il n’a pas attendu la bénédiction nuptiale pour user de ses droits, ce qui désole Madame mère, dont la dévotion égale presque la superstition : aussi redoute-t-elle beaucoup pour l’avenir d’un mariage consommé avant d’être béni ; elle va jusqu’à prédire malheur aux enfants qui en doivent naître.

— Eh bien, je m’étonne que l’empereur se soit affranchi de ce respect religieux, dit Adhémar ; il faut que sa mère ne lui ait pas fait part de ses craintes superstitieuses, car il les aurait partagées, j’en suis certain.

— Je ne pense pas, reprit le général ; il est trop amoureux pour cela : vous ne pouvez vous faire une idée de sa galanterie pour sa nouvelle femme, et des frais qu’il fait de toute nature pour lui plaire ; enfin il s’est résigné à porter un habit à la mode, c’est vous en dire assez.

— Et ces grands témoignages d’amour sont-ils récompensés ? demanda M. de Lorency.

— Oui, vraiment, elle parait l’aimer ; au reste, il a toujours été adoré des femmes auxquelles il a voulu plaire, et j’en connais qui versent aujourd’hui bien des larmes de regrets.

— Cet homme-la aura donc épuisé tous les genres de bonheur ? dit Adhémar en soupirant ; être aimé ainsi quand on se fait tant craindre !

Alors il raconta au général Donavel par combien de vexations, de cruautés et de pertes d’hommes et d’argent, nous achetions nos succès en Espagne.

En sortant de chez le général, Adhémar rencontra M. de Maizières, et tous deux vinrent s’informer des nouvelles d’Ermance.

— Je crois que madame est tout à fait bien, car elle est déjà levée, répondit Francisque, le valet de chambre de madame de Lorency.

En disant ces mots, il ouvrit la porte du petit salon où se trouvait Ermance.

Elle tressaillit en voyant entrer Adhémar, et chercha à se remettre de son trouble on écoutant Ferdinand, qui disait :

— Y pensez-vous, de vous lever de si bonne heure, après une maladie, un retour ! ajouta-t-il en souriant ; si j’étais à la place d’Adhêmar, je vous gronderais de la bonne manière.

— En effet, dit M. de Lorency en baisant la main d’Ermance, pourquoi ne pas suivre les ordres du docteur ?

— C’est que je n’en ai plus besoin, répondit-elle avec un sourire plein de grâce ; car l’air d’intérêt qu’Adhémar semblait prendre à elle avait dissipé un moment toutes ses craintes M. de Montvilliers, qui survint alors, fut frappé de l’impression douce qui embellissait le visage d’Ermance ; il la crut plus heureuse qu’elle n’était, et la joie qu’il en ressentit anima sa gaieté. Celle de Ferdinand, qui ne demandait jamais qu’une occasion de se montrer, y répondit de son mieux, et il en résulta une conversation amusante ou madame de Lorency mit sa part de grâce et d’esprit.

Adhémar et le président s’étant approchés de la fenêtre pour mieux admirer un Elzévir, une édition précieuse du Don Quichotte rapportée de Madrid par M. de Lorency, Ferdinand profita de cet instant pour dire à Ermance :

— J’ai vu hier la grande Ariane… vous ne devinez pas ?

— Non, dit Ermance.

Mais la duchesse abandonnée. Oui, ajouta-t-il en répondant au signe d’incrédulité d’Ermance, abandonnée, vous dis-je ; elle est revenue de Compiègne, et s’est emparée de moi hier chez M. de T…, où nous dînions tous deux ; elle m’a fait ses doléances ; il ne lui a point écrit deux fois pendant son absence ; il était parti pour l’armée sans lui dire adieu ; il ne daigne pas lui faire part de son arrivée ici : tous ces crimes-là sont votre ouvrage, à ce qu’elle prétend. Comme je me flatte qu’elle dit vrai, je n’ai pas trouvé de bons argumens pour la combattre : cependant, lorsque j’ai vu qu’elle était décidée à se venger, n’importe comment, de l’affront que vous lui attiriez, je lui ai affirmé que vous n’aviez point cherché à influer sur la conduite d’Adhémar envers elle, qu’il avait été aussi fort négligent pour vous, que moi-même j’avais reçu à peine de ses lettres ; enfin, j’ai mis tous les torts sur lui. Nous verrons comment il s’en tirera.

— Une visite de lui calmera bientôt cette grande colère, dit Ermance d’un ton amer.

— À propos de visite, reprit Ferdinand, j’oubliais de vous dire qu’elle brûle de vous en faire une, et qu’elle n’est retenue que par le bruit qui circule ; on prétend que vous lui avez fait défendre votre porte.

— Cela est faux, reprit Ermance. On a peut-être remarqué la froide politesse avec laquelle j’ai répondu à toutes ses démonstrations d’amitié quand elle est venue me parler au dernier cercle de l’empereur ; elle même aura peut-être conclu de cette manière de l’accueillir en public que je la recevrais mal chez moi, et c’est ce qui l’empêche d’y venir avant de s’être assurée de ma condescendance.

— Cela se peut, répliqua M. de Maizières ; mais, je vous le répète, ne lui donnez pas un prétexte d’agir contre vous : sinon elle inventera une bonne calomnie pour motiver son ressentiment, et vous regretterez de n’avoir pas neutralisé sa vengeance en la traitant comme à l’ordinaire. Croyez-moi, l’insouciance est la punition la plus cruelle pour les femmes qui adorent l’effet.

— Qu’elle vienne, dit Ermance en soupirant ; je vous promets de la bien recevoir. D’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton humble et digne à la fois, M. de Lorency éprouvera quelque plaisir à la revoir, et il me saura gré…

— Je pense qu’il n’attache plus grand prix à ce plaisir, interrompit Ferdinand ; mais il serait fâché que l’éclat d’une rupture vînt porter l’attention sur elle et sur lui. Ainsi donc, vous m’autorisez à rassurer madame d’Alvano ?

— Comme vous voudrez, répondit Ermance ; car elle était dans une disposition à consentir sans peine au sacrifice qu’on exigeait d’elle.

— Vous serez récompensée de cette généreuse complaisance en voyant par vos propres yeux combien ceux de la belle Euphrasie ont perdu de leur pouvoir, dit en riant M. de Maizières. N’est-ce pas que j’ai raison ? ajouta-t-il en s’adressant à Adhémar, qui se rapprochait d’eux.

— Je ne sais ce que tu dis, ni toi non plus peut-être, répondit Adhémar ; mais n’importe, je t’approuve sur parole.

— Que le ciel vous entende ! dit madame de Lorency en portant sur lui un regard qui le fit rêver.


XXIV


Ermance ayant entendu dire à son mari qu’il regrettait de n’avoir pas eu le temps de causer avec le général Donavel des affaires d’Allemagne, s’était empressée de l’engager, ainsi que sa femme, à dîner chez elle le lendemain. M. de Maizières fut consulté sur cette réunion. Madame de Lorency désirait inviter quelques-unes de ces personnes d’élite dont l’esprit et la gaieté font le charme d’un repas. Le chevalier de P…, l’homme qui sait le mieux s’acquitter d’un bon dîner par des récits, des mots charmants, était déjà prié ; M. de Nar…, aux traditions galantes ; le comte de P…, orateur éloquent, habile homme d’Etat, dont la conversation sérieuse ou légère offrait un modèle parfait d’esprit, de raison, d’originalité et de bon goût ; madame de P…, aussi connue par son esprit piquant, par la célébrité de ses amis que par son courage à les sauver dans nos temps de troubles ; la marquise de C…, la Cornuel du temps de l’Empire, et sa nièce, autrefois la duchesse de F…, plus spirituelle à elle seule que toutes celles que l’on citait alors, sans en excepter madame Charles de N…, dont la beauté, les talents et la supériorité presque universelle étaient le désespoir des femmes à prétention ; M. de Chauv…, aussi agréable dans un salon que brillant à la tribune ; le comte de F…, que la Révolution avait fait artiste, et l’Empire un charmant officier, brave, élégant, et assez spirituel pour être plus fier de son beau talent que de son vieux nom ; l’aimable auteur de Pinto ; le célèbre peintre de la bataille d’Austerlitz, madame de Cernan et M. de Maizières devaient compléter cette réunion distinguée. Le mérite de l’avoir choisie ne pouvait échapper à M. de Lorency, et bien qu’il se doutât de la part que sa tante et son ami avaient dans ce choix, il parut surpris de la manière simple et noble dont Ermance fit les honneurs de sa maison à tant de personnes dont la réputation de talent ou d’esprit pouvait l’intimider.

Le soir, il vint plusieurs visites dont quelques-unes servirent à l’amusement des conviés. Il y a de grandes difficultés à vaincre pour de pauvres visiteurs qui tombent au milieu d’un cercle bien établi, en train de s’applaudir, de s’amuser, et qui se voient interrompre dans son plaisir par de nouveaux venus, étrangers à l’intérêt qui l’occupe ! On se sent si mal à l’aise sous l’observation d’une coterie de gens d’esprit, qu’il est impossible de n’y pas faire quelque gaucherie, ou de n’y pas dire une sottise ; ce premier malheur arrivé, il n’y a plus moyen de reprendre de l’aplomb. On se sent ridicule, tout ce qu’on tente pour cesser de le paraître ajoute à la disgrâce, et le sourire mal déguisé des amis de la maison achève de vous déconcerter. Cette remarque justifie assez les gens qui s’affranchissent d’un usage, insipide pour celui qui fait la visite, comme pour ceux qui la reçoivent.

Ermance commençait à trouver son rôle difficile entre les deux sociétés distinctes qui se formaient dans son salon, et qui paraissaient déterminées à ne pas se confondre, lorsqu’on annonça M. Garat et sa charmante écolière. Alors chacun fut d’accord de se taire pour les entendre. Leurs talents enchanteurs triomphèrent du préjugé qui défend aux gens d’un certain rang de paraître jamais ravis d’aucune chose, et de l’insupportable manie que d’autres ont d’applaudir sans écouter : deux travers dont le résultat est également glacial pour ceux qui chantent et ceux qui aiment à entendre.

Après avoir charmé tout le monde par la grande scène d’Orphée, Garat chantait un de ces jolis boléros qu’il avait mis le premier à la mode, lorsque la duchesse d’Alvano parut tout à coup à la porte du salon, et s’assit sur une chaise qui se trouvait là, en faisant signe aux personnes qui voulaient se déranger pour elle, de ne point faire de bruit. On lui obéit sans peine, car chacun savait qu’interrompre Garat, c’était risquer de ne plus l’entendre de la soirée : on lui a souvent reproché cet excès de susceptibilité, et pourtant c’est à cette exigence qu’on a dû peut-être l’attention avec laquelle on écoutait alors la musique. Les égards, les prévenances pouvant seuls reconnaître le plaisir dû à un talent qui ne se faisait point payer, on se croyait obligé de l’écouter en conscience ; et comme l’application qu’on porte à un art finit toujours par en donner le goût, il y avait alors un nombre considérable de vrais amateurs. Les plus grandes dames de la cour, des colonels, qui se battaient fort bien, de jeunes diplomates, ne dédaignaient pas de faire leur partie dans un concert particulier, où des gens aussi bien nés que Garat, d’Alvimare et madame de Montgerout, étaient les principaux artistes. Même après ces grands talents, on écoutait avec un vrai plaisir la jolie voix du comte Charles de FI…, et les accords harmonieux que M. de Per… savait tirer de sa harpe. Les romances de la reine Hortense se trouvaient sur tous les pianos. Elles servaient d’interprète aux aveux tacites, et faisaient valoir la voix et l’âme de toutes les femmes qui s’exerçaient à les chanter aussi bien que l’auteur. La maréchale N…, madame de B… sa sœur, la comtesse de Nan…, et beaucoup d’autres avaient chacune un talent remarquable ; et l’on peut affirmer, qu’à cette époque, la musique intime était le plaisir le plus élégant.

Le premier boléro fini, Ermance se leva pour aller vers la duchesse d’Alvano, et la conduisit à une place voisine de la sienne ; M. de Lorency traversa le salon pour venir la saluer et lui adresser quelques mots d’un ton assez froid. Excepté deux ou trois personnes des moins importantes qui se trouvaient là, le reste n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’arrivée de la duchesse d’Alvano ; c’était d’abord une manière de rendre hommage à la maîtresse de la maison ; et puis on aime d’ordinaire à déconcerter les projets trop visibles. Il y avait dans la parure, dans l’attitude de madame d’Alvano une conscience de l’effet qu’elle devait produire qui donnait envie de le déjouer. Sa toque de velours nacarat, surmontée d’un panache blanc, sa robe de chale, garnie de chefs d’or, ne lui avaient encore attiré que les compliments de Garat, qui admirait pièce à pièce les moindres détails de cette parure recherchée.

Impatientée de l’indifférence qu’on lui témoigne, la duchesse ne pense qu’à s’en venger sur Ermance : pour y mieux parvenir, elle attend que, rassasié de musique, on se rapproche pour causer ; et lorsqu’elle se croit à portée d’être entendue d’un certain nombre de personnes, elle adresse la parole à M. de Lorency :

— Savez-vous, dit-elle, que vous nous avez causé une frayeur mortelle, et que vous avez une manière très-ingénieuse d’éprouver l’attachement de vos amis ! C’était une véritable consternation à la cour lorsqu’on est venu nous dire que vous aviez été assassiné près de Madrid ; grâce à l’intérêt que vous inspirez, on s’est presque réjoui d’apprendre que c’était ce pauvre Adrien de Kerville qui avait été tué par ces traîtres de guérillas !

— Du courage ! dit tout bas M. de Montvilliers à sa nièce, en la voyant pâlir.

— Mais est-on bien sûr que ce soit M. de Kerville, demanda le chevalier de P… ? J’ai vu ce matin un de ses parents, qui se flattait encore, la nouvelle n’en étant point confirmée.

— Hélas ! rien de plus certain, reprit madame d’Alvano en regardant Ermance. Les détails de cet horrible événement sont arrivés aujourd’hui ; c’est le colonel G…, l’ami, le camarade d’Adrien, qui l’a ramassé lui-même dans le fossé où les misérables l’ont jeté, après avoir tiré sur lui et sa faible escorte. Le colonel G… lui avait dit la veille d’attendre, pour aller rejoindre son général, jusqu’au soir, où lui-même devait faire cette route avec son régiment ; mais Adrien avait promis d’être arrivé à une heure fixe. Le désir d’être exact l’a déterminé à partir de grand matin, suivi seulement de deux hommes de sa compagnie ; et c’est en se rendant au quartier-général qu’il a été frappé de plusieurs balles à la fois.

— Quelle affeuse guerre ! s’écria Ferdinand.

— Le général Donavel aurait pu vous donner cette nouvelle, continua la duchesse d’Alvano, car il était avec nous chez la maréchale S… quand ou a lu la lettre de M. de G…

— Il est vrai, madame, répondit le général ; mais je suis toujours peu empressé d’apprendre à mes amis de semblables malheurs. Il est si rare qu’il n’y ait pas là quelqu’un à qui cela ne fasse une peine cruelle !

— Vous avez raison, dit M. de Montvilliers, et je devinerais la bonté de votre cœur, rien qu’à cette discrétion.

— Ah ! si vous allez vous apitoyer sur toutes les victimes de l’ambition du grand homme, dit madame de Co…, nous n’en finirons point. Écoutez plutôt cette jolie romance à deux voix, que Garat et mademoiselle du Ch… veulent bien nous chanter avant de s’en aller.

Et chacun se rassit ; il se fit un profond silence : tous les yeux se tournèrent vers le piano. Le président seul s’aperçut de l’accablement profond où était tombée madame de Lorency ; assis derrière son canapé, il cherchait à la ranimer en provoquant son indignation contre l’infâme procédé de madame d’Alvano.

— Par grâce, mon enfant, ne te laisse pas abattre, disait-il, ne donne pas à cette méchante femme la joie de t’avoir compromise aux yeux de tout ce monde ; pense à Adhémar, à ce qu’il pourrait supposer…, aux soupçons…

— C’est ravissant ! divin ! s’écriait-on de tous côtés, jamais on n’a eu plus d’âme, plus de talent ! on l’entendrait cent fois sans se lasser !

Et ces cris, ces applaudissements ces démonstrations d’un plaisir général, réveillèrent comme en sursaut Ermance du songe de mort où elle était ensevelie ; ces mots : « pense à Adhémar, » retentissaient à son oreille, que son esprit ne concevait pas encore ce qu’il voulait dire. Enfin, la voix de M. de Lorency se fit entendre au milieu de ce chœur d’éloges et de ravissements ; il prévenait Ermance que Garat et son élève se disposaient à partir ; c’était l’obliger à leur adresser des remerciments sur leur aimable complaisance. Heureusement pour madame de Lorency, Adhémar qui l’avait amenée près de Garat, se chargeait d’achever les phrases de reconnaissance qu’elle entamait avec tant de peine.

Il était assez tard pour qu’Ermance espérât se trouver bientôt seule ; mais le dîner avait été si amusant, la soirée si animée que personne ne s’empressait de finir une journée si agréable. Comme cela est d’ordinaire, les conversations devinrent d’autant plus vives qu’elles avaient été contraintes par la musique. Sans la nouvelle apportée par madame d’Alvano, le président aurait exigé d’Ermance qu’elle se retirât à minuit dans sa chambre : l’état de convalescence où elle était encore aurait justifié cette démarche ; mais il ne se dissimulait pas le motif que la malveillance de madame d’Alvano y aurait donné, et cette considération le retint. Cependant le visage altéré d’Ermance faisait pitié ; M. de Maizières, dont la légèreté ne l’emportait pas toujours sur les bons sentiments, s’approcha d’elle pendant, le moment où madame d’Alvano, après beaucoup d’agaceries vaines, était enfin parvenue à causer dans un coin du salon avec Adhémar.

— Vous paraissez fatiguée, lui dit-il, et vous devriez bien nous chasser tous.

— Il est vrai, répondit-elle, je crois que je souffre ; mais je ne serais pas mieux dans mon lit. Je sens que je n’y pourrais dormir.

— La mort de ce pauvre Adrien vous a saisie douloureusement, j’en étais sûr ; moi-même j’en suis tout attristé. Si jeune, si brave ; et puis il avait de l’amitié pour nous, ajouta Ferdinand d’une voix émue ; sa mère et sa sœur vont être au désespoir.

En cet instant, de grands éclats de rire sortirent d’un groupe de femmes auxquelles le jeune Alfred de saint C… racontait un fait qu’il affirmait sur sa parole.

— Comment, elle l’aimait à ce point ? demandait l’une d’elles.

— Au point d’en mourir de regret, vous dis-je.

— Mais comment arrangeait-elle cet amour-là avec celui qu’elle a pour lui ? disait une autre en montrant M. de Maizières.

— Elle les faisait marcher ensemble, répondait M. de Saint C… Ah ! c’est une femme remplie de précaution, et vous voyez qu’elle agit toujours avec esprit, car si elle n’avait eu qu’un amant, ou en serait-elle aujourd’hui ?

— Il est certain que M. de Maizières est un fort agréable pis-aller, dit madame de Cernan : mais je m’étonne qu’il se résigne à cet emploi.

— On parle de moi ? dit Ferdinand en se retournant du côté où l’on avait prononcé son nom. Ah ! mesdames, épargnez-moi, je vous en prie, ou bien confiez-nous ce qui vous fait rire de si bon cœur. Je dois avoir ma part de cette innocente gaieté.

— Faut-il le lui dire ? demanda madame de Cernan.

— Pourquoi pas, il déteste les ménagements, dit madame de N…

— Eh bien, ce qui nous fait tant rire, c’est le désespoir de madame Audebert. On dit que, sans égard pour un amour connu, elle se meurt de regret de la mort d’Adrien, le saviez vous ?

— Je me garderai bien de répondre oui, répondit Ferdinand, car je vous ravirais le plaisir que vous trouvez à me l’apprendre. Mais puisque ma honte est dévoilée je veux m’en faire un droit à votre charité, et obtenir de vous de ne plus prononcer devant moi le nom d’un rival que j’aimais presque autant que mon infidèle ; mais il est horriblement tard, ajouta-il, et nous sommes chez une convalescente.

Ces mots furent le signal du départ ; M. de Lorency donna la main à plusieurs de ces dames jusqu’à leur voiture, Ermance profita de ce moment pour rentrer chez elle sans revoir Adhémar. Elle s’empressa de congédier sa femme de chambre, et dès qu’elle fut seule, elle pleura sur le sort de celui qui l’avait entraînée au plus grand des malheurs, à une faute que rien ne pouvait absoudre.

— Pauvre Adrien ! disait-elle en laissant couler ses larmes, il n’a pas été coupable ! moi seule n’ai pas su résister à la séduction, au désir de me venger des dédains de celui que j’aimais. Insensée, c’est pour punir un injuste mépris que j’ai mérité celui d’Adrien lui-même !… Mais non, il avait lu dans mon cœur… il savait que de perfides conseils, que le dépit, l’abandon me livraient seuls à lui ! sa docilité à me fuir, à ne troubler ma vie par aucune démarche imprudente, prouvent assez le respect qu’il me gardait encore. Ah ! qu’une si généreuse bonté lui attire les bénédictions du ciel, s’écria Ermance en tombant à genoux, qu’il ne soit point puni de ma faute. La mort qui le frappe au milieu de sa brillante carrière, cette mort que j’envie a trop expié ses torts. Loin de sa mère, de sa patrie, sans un ami pour le secourir, il a expiré en me nommant peut-être. Oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui… je reste pour subir le châtiment du plus coupable.

Ainsi la douleur d’Ermance, calmée par la prière, se réfugiait dans le ciel où le repentir a sa place, asile sacré que la philosophie ferme en vain au malheur.



XXV


Accablée sous le poids d’une tristesse qu’elle aurait eu honte de ne pas éprouver, Ermance se renferma chez elle les jours suivants. Adhémar, piqué d’une résolution qu’il supposait être l’effet de la mauvaise humeur, se livra à tous les plaisirs dont sa longue absence de Paris l’avait privé. Les dîners, les spectacles, les réunions brillantes remplirent tous les moments que lui laissait le soin de son service auprès de l’empereur.

L’affectation d’Ermance à ne point chercher à le ramener, à paraître trouver tout simple l’espèce de fraternité établie entre eux, excitait tour à tour les soupçons et le dépit d’Adhémar ; cependant rien de ce qui l’environnait ne pouvait l’éclairer sur le sentiment qu’il lui supposait. Objet des hommages de tous les gens de sa connaissance, elle paraissait n’en préférer aucun. Sa condescendance aux avis de madame de Cernan, son goût pour la société de M. de Montvilliers étaient les garants de la conduite qu’elle voulait tenir. Adhémar ne pouvait donc interpréter son consentement à la manière dont ils vivaient ensemble que par l’éloignement qu’elle avait pour lui. Hélas ! de toutes les suppositions qu’il pût faire, celle-ci était la plus contraire au bonheur d’Ermance, car elle inspirait à M. de Lorency le désir de justifier cette haine par des procédés offensants.

Après tant de mois passés loin d’elle, il avait espéré la revoir avec indifférence, et peut-être aurait-elle moins occupé son esprit s’il l’avait retrouvée moins résignée ; mais l’application continuelle à deviner ce cœur inexplicable le maintenait dans une anxiété dont son orgueil s’irritait. Fier d’entendre les éloges qu’on prodiguait à sa femme, humilié de son indifférence marquée, il sentait le besoin de s’en venger en l’affligeant. Mais, quelle que fût sa constante malice à laisser deviner ses infidélités, jamais un reproche, une plainte d’Ermance ne venaient lui dévoiler le chagrin qu’elle en éprouvait. Comment se croire aimé !

Le jour du mariage de l’empereur était arrivé. M. de Montvilliers, sachant qu’Adhémar désirait que madame de Lorency parût au milieu des femmes qui devaient occuper les places d’honneur dans la chapelle, détermina sa nièce à assister à cette auguste cérémonie.

Quelle pompe ! quel spectacle éblouissant, même pour ceux qui avaient vu les fêtes nationales de la République et celles de l’Empire ! quel ensemble merveilleux de splendeur et d’élégance ! la vue de toute cette bourgeoisie parée expliquait la prépondérance des modes parisiennes sur toutes celles des autres pays ; là, depuis la femme du modeste marchand jusqu’à celle du financier millionnaire, chacune se faisait remarquer par la fraîcheur de sa robe et la manière gracieuse dont elle était portée. Les dames de la cour, pour la plupart si éclatantes, avaient peine à rivaliser de beauté avec les coryphées de cette foule élégante. Enfin, lorsque la porte du Musée s’ouvrit pour laisser passer le cortége, on dit que l’empereur lui-même fut saisi d’étonnement à l’aspect de cette immense galerie garnie de chaque côté par un quadruple rang de femmes richement vêtues, derrière lesquelles se tenaient debout, sur de hauts gradins, un peuple d’hommes accourus de tous les points de l’empire pour venir contempler tant de magnificence.

Quel sujet d’admiration pour tous et de méditation pour ceux que les caprices de la fortune font rêver ! La fille des Césars, la nièce de Marie-Antoinette, de cette malheureuse reine immolée en haine de la royauté et de son nom d’Autrichienne, Marie-Louise, la fille d’un souverain deux fois par Bonaparte, devenir la femme de ce même Napoléon qui répandit si longtemps la terreur dans sa famille ! et l’impératrice de ces mêmes Français, ennemis de toute puissance !

Que de réflexions faisait naître ce mélange bizarre des célébrités de la Révolution et des noms illustres de notre ancienne monarchie ! Quelle idée ces deux partis ennemis, inclinés sous la bannière du vainqueur, donnaient de son pouvoir ! Ce n’était pas là seulement le triomphe des armes ; on y reconnaissait la haute science d’un grand homme d’État, et cette politique adroite qui savait ramener la vieille noblesse à de nouvelles institutions, en pliant la rudesse militaire à d’anciens usages de cour, et en apaisant les clameurs républicaines par des honneurs et des places.

Madame de Cernan devant être avec les dames du palais qui formaient la suite de l’impératrice, c’est avec la femme du général Donavel qu’Ermance se rendit à la chapelle impériale. M. de Lorency était depuis la veille à Saint-Cloud, où l’acte du mariage civil s’était passé ; il ne devait revenir qu’avec le cortége.

Lorsque madame de Lorency et la comtesse Donavel arrivèrent dans la grande galerie, un aide des cérémonies vint leur offrir la main pour les conduire jusqu’à la chapelle. Il fallait être bien jolie et parée avec goût pour traverser sans crainte cette double haie de censeurs qui, presque tous, se vengeaient des ennuis d’une longue attente sur les personnes à qui des billets de faveur ou des places réservées avaient donné le privilége d’arriver plus tard. Pendant ce long trajet, on recueillait une suite de jugements flatteurs ou sévères prononcés assez haut pour laisser sans illusion sur le plus ou moins d’avantages qu’on possédait. La modestie d’Ermance eut plus à souffrir que son amour-propre de cette épreuve critique : sa parure de lis blancs à feuillage d’or, son manteau, dont chaque bouquet détaché était retenu par une agrafe en diamant, obtenaient généralement l’approbation des femmes, tandis que l’élégance de sa taille, la noblesse de sa démarche et la beauté de son visage, que l’embarras d’être ainsi louée tout haut colorait d’une teinte rose éclatante, excitaient l’admiration de tous les hommes.

Le salon qui sert ordinairement à l’exposition des tableaux de nos artistes avait été disposé ce jour-là en sainte-chapelle : les murs, auxquels on avait adapté des tribunes, étaient recouverts de tentures en velours bleu brodé d’abeilles d’or ; des colonnes, soutenant un dais chargé de panaches blancs et de riches draperies, servaient de dôme à un maitre-autel resplendissant ; enfin, tous les ornements que la magnificence et le génie des artistes avaient pu réunir dans ce lieu destiné à une si pompeuse cérémonie frappaient les regards ; mais il y manquait cet aspect solennel des monuments gothiques consacrés depuis tant de siècles à nos cérémonies religieuses. Ce salon converti en temple, cet autel improvisé, au-dessus duquel on croyait voir encore un de ces tableaux mythologiques qui étaient à cette même place quelques mois auparavant, n’imposaient point à l’imagination ; on s’y croyait au spectacle, à une représentation extraordinaire, et non pas à la célébration d’un acte religieux. Quelle différence de cette pompe théâtrale avec celle dont les Parisiens avaient été témoins à Notre-Dame le jour où l’empereur et Joséphine reçurent la couronne des mains du saint-père ! et cependant alors la foule était moins grande, le luxe moins éclatant ; ce n’était pas une réunion si complète des puissances de l’Europe ; on n’y voyait point couronner la fille des Césars. Mais sous ces arceaux gothiques, au pied de cet autel consacré par tant d’actes religieux de notre vieille histoire, la présence de Dieu se faisait encore mieux sentir ; et lorsque le saint-père se leva, lorsque ses mains accoutumées à bénir le monde du haut de la chaire de saint Pierre s’étendirent sur la tête du héros, on crut que le ciel même bénissait la gloire de la France.

Mais à cette cérémonie du mariage, la puissance de l’homme semblait faire oublier la puissance suprême. On ne pensait qu’à Napoléon ; on repassait en idée son histoire. Le visage maigre du petit caporal, son teint hâlé par le soleil d’Italie, son front assombri par les veilles, apparaissaient sous le diadème, et la redingote grise perçait à travers le superbe manteau impérial. Chacun se faisait part de ses réflexions philosophiques à ce sujet en attendant le cortége. Dès qu’il parut, les discours changèrent, et les yeux se portèrent sur tous ceux qui le composaient. Madame de Lorency, placée entre madame Donavel et la princesse Ranieska, entendait souvent malgré elle tout ce que disait cette dernière à la comtesse Ziamanoff qui était assise derrière elles. Fixée à Paris depuis le temps du Directoire, madame Ziamanoff était la personne la mieux instruite des plus petits événements secrets ou connus de la cour et de la ville. Femme d’un brave général polonais fort estimé de l’empereur, elle était bien reçue à la cour, ce qui lui donnait les moyens de satisfaire sa curiosité et de répandre les nouvelles dans toutes les maisons où elle allait le soir. Pour la comtesse Ziamanoff, l’avantage de savoir avant tout le monde l’événement du jour l’emportait sur le mérite même : ignorer à qui l’empereur n’avait point parlé dans un cercle, quelle robe portait l’impératrice, chez qui se donnerait le premier bal de la semaine, c’était pour elle ne pas vivre ou ne pas mériter l’attention. Elle avait accompagné, ce jour là, la princesse Mikaella-Ra-nieska, une de ces ravissantes Polonaises qui ont, pour ainsi dire, les attitudes de toutes les qualités qui séduisent ; belle, indolente, dédaigneuse, celle-là cachait un esprit futile et satirique sous l’apparence d’une langueur pleine de charmes. Arrivée nouvellement de Varsovie avec une de ses tantes, elle était fort reconnaissante de la peine que madame Ziamanoff prenait à l’instruire du nom, du rang et des aventures des personnes qui se faisaient le plus remarquer dans les tribunes de la chapelle, ou parmi celles qui composaient le cortége. Personnellement attachée aux droits de la naissance, la princesse ne pouvait s’empêcher de se récrier en voyant la femme d’un garçon teinturier servir de dame d’honneur à la fille de l’empereur d’Autriche, sans penser que ce teinturier, devenu par sa valeur maréchal de France, était mort sur le champ de bataille, et que les regrets de son pays avaient suffisamment constaté ses titres de noblesse. Elle ne s’accoutumait pas davantage à voir cette troupe de chambellans, où les No…, les Gont…, les Beauv…, les Montes…, les Clerm… marchaient sur la même ligne et portant les mêmes couleurs que le fils d’un banquier et de sa cuisinière. Madame Ziamanoff, pour qui la mode était la seule aristocratie puissante, défendait les parvenus en raison de leurs jolies figures, de leur tournure élégante, et de la dépense qu’ils faisaient pour suivre ou pour donner la mode.

Madame de Lorency écoutait avec indifférence la conversation de ces deux voisines lorsqu’elle entendit prononcer le nom de son mari par la moins jeune.

— Ah ! montrez-le moi, dit la princesse ; on dit qu’il est charmant : j’en ai beaucoup entendu parlera Vienne. Est-il vrai que l’empereur l’ait forcé d’épouser la fille d’un parvenu, et que, malgré la fortune qu’elle lui a apportée, il ne peut s’habituer à vivre avec elle ?

Un geste de madame Ziamanoff empêcha la princesse de continuer ; elles se mirent à causer plus bas, et madame de Lorency devina que madame Ziamanoff apprenait à son amie qu’elle se trouvait à côté de cette parvenue dont elle parlait avec tant de dédain. Alors la princesse se tourna du côté d’Ermance, et la considéra longtemps avec toute l’attention d’une curiosité malveillante.

— Cependant elle est assez jolie, dit-elle en se retournant vers madame Ziamanoff.

— Et plus aimable qu’on ne croit, ajouta madame Ziamanoff, de manière à être entendue d’Ermance.

— Elle doit être en adoration devant un tel mari, reprit la princesse ; elle doit l’assommer de sa jalousie.

— Rien ne donne lieu de le croire, car elle reçoit la…

Ici la voix de madame Ziamanoff baissa et l’on n’entendit plus rien ; mais la princesse ayant demandé au même instant si une femme, qu’elle désignait parmi les dames du palais, n’était point la duchesse d’Alvano, Ermance acheva sans peine la phrase de madame Ziamanoff.

— C’est ce qu’on appelle une belle femme, dit la princesse après avoir lorgné madame d’Alvano ; mais je comprends bien qu’il lui ait été infidèle à Vienne pour la princesse B… Celle-là a, par sa naissance, sa distinction, sa grâce et ses manières, bien plus de rapports avec lui.

Ici la conversation fut interrompue par la bénédiction nuptiale ; chacun se prosterna. L’empereur prit l’anneau et la pièce d’argent qu’il donna à Marie-Louise ; puis, s’adressant à l’un des archevêques qui l’entouraient, il lui demanda, pendant qu’on entonnait les prières, si cet usage de l’anneau et de la pièce de monnaie ne remontait pas au temps où lorsqu’on achetait un esclave on lui passait au doigt l’anneau auquel tenait sa chaîne. Cette question, faite dans un semblable moment, frappa si vivement le spirituel archevêque de M…, qu’il n’a pu s’empêcher de la répéter à ses amis.

Dès le commencement de la cérémonie, Ermance avait vu Adhémar parcourir des yeux les tribunes, puis les arrêter sur celle où madame Donavel et elle se trouvaient ; il les avait saluées par un sourire gracieux qui avait fait battre le cœur d’Ermance. Jamais elle ne l’avait vu dans le costume brillant qu’il portait avec tant de distinction ; jamais la grâce de son maintien, l’expression à la ibis sévère et tendre de ses traits nobles et doux ne l’avaient autant frappée ; elle ne pouvait se lasser de le regarder, et se félicitait de pouvoir jouir sans contrainte d’un bonheur qu’elle se refusait si souvent ; mais, dès qu’il portait ses regards de son côté, elle baissait les siens et se reprochait de montrer tant d’amour pour celui qu’elle avait trahi.

Pendant qu’elle écoutait ce qu’on disait d’Adhémar, il entendait de son côte d’étranges discussions sur la beauté de sa femme et celle de la princesse Ranieska. Le hasard semblait les avoir placées l’une près de l’autre pour faciliter la comparaison, qui tournait souvent à l’avantage de madame de Lorency. Le jeune comte de Sh…, l’aide de camp du prince Shwarz… était le plus exalté des admirateurs d’Ermance.

— Vous n’avez pas en France, disait-il, une plus jolie femme que celle-là ; c’est une figure angélique ! un regard à en perdre la tête ! A-t-elle une maison ? reçoit-elle ? Ah ! si vous la connaissez, par grâce, présentez-moi…

Et la même pantomime qui avait arrêté les questions de la princesse Ranieska fit taire l’officier diplomate : on lui montra M. de Lorency, ce qui ne le détermina point à changer le sujet de sa conversation ; seulement il la continua d’une manière plus discrète.

Ainsi, les grands et petits intérêts du monde occupaient encore les esprits pendant cette solennité où toutes les pompes de la vanité mondaine empêchaient de se livrer à aucun sentiment religieux.

Et de quel respect pouvait-on être pénétré à l’aspect de cette chapelle érigée par les décorateurs de l’Opéra pour recevoir du vainqueur de l’Europe le même serment qu’il venait de violer en répudiant Joséphine ! Comment aurait-on éprouvé cette émotion pudique qu’inspire le trouble d’une jeune fiancée en prononçant ce oui dont elle ignore et craint la conséquence ! On savait que la mariée, sans être moins pure, était déjà la femme de l’empereur : elle n’était point embellie par ce charme de virginité, cette sainteté d’innocence qui impose à tous un respect religieux. Enfin, c’était l’alliance de la gloire passée avec la gloire présente ; la paix en devait naître ; le pouvoir, les grandeurs, la renommée, toutes les puissance de la terre avaient été conviés à ces noces impériales. Mais ne croirait-on pas que Dieu seul, oublié dans cette auguste fête, dans ce grand mariage, n’a pas voulu le bénir !!!



XXVI


Pendant cette pompeuse journée terminée par un banquet splendide et des illuminations magiques, la plupart des gens de la cour n’avaient pas eu le temps de dîner, et madame de Lorency étant rentrée chez elle pour changer de parure, avait prévenu son oncle qu’elle et madame de Cernan reviendraient souper avec lui pour lui raconter les nouvelles magnificences de la soirée.

De retour de cette noble corvée, Ermance trouva chez elle Auguste de Castelmont qu’avait amené M. de Maizières.

— Je l’ai rencontré, dit-il, chez Tortoni, où il venait très-modestement calmer sa faim avec un sorbet à l’orange. Je savais par le président qu’Adhémar et vous reveniez souper, et j’ai pensé que vous auriez pitié de ce pauvre affamé qui n’a pu trouver un morceau de pain à manger dans ce palais des rois. Belle noce, vraiment, que celle où l’on fait jeuner les témoins !

— Tant qu’a duré la célébration, je n’ai pas eu à me plaindre, dit Auguste ; quelques morceaux de chocolat, quelques bonbons, dont plusieurs femmes charmantes m’ont fait la charité, avaient suffi pour me donner du courage ; mais quand j’ai vu arriver l’heure de ce banquet royal, que nous étions condamnés à regarder seulement, la fête s’est fort attristée pour moi, et je n’ai plus pensé qu’au moment où cette belle parade serait finie pour aller chercher ma vie ailleurs ; mais les illuminations ont mis tous les cuisiniers en campagne, et je suis bien heureux que vous ayez pitié de moi, car s’il m’avait fallu aller ainsi jusqu’au Marais je serais arrivé chez moi à moitié mort.

Adhémar, qui revenait au même instant du château avec madame de Cernan, parut très-satisfait du soin qu’Ermance avait eu de faire préparer un souper pour lui et ses amis. Cependant, à travers le plaisir qu’il témoignait de se retrouver près d’eux et chez lui après deux jours d’ennui et de fatigue, on voyait qu’une idée importune le préoccupait ; tantôt gracieux jusqu’à la galanterie avec sa femme, tantôt d’une sécheresse qui tenait du dépit, Ermance ne pouvait rien comprendre à deux manières d’être si différentes, ou plutôt elle tremblait de les expliquer.

Après avoir satisfait à la curiosité du président et de M. de Maizières sur la solennité du jour, M. de Lorency dit à Ermance :

— Vous aviez près de vous une bien jolie femme ; c’est une princesse polonaise, m’a-t-on dit ; elle porte sans doute un intérêt très-vif à l’un des écuyers de l’empereur, car elle n’a cessé de regarder de notre côté.

— Je le crois bien, répondit Auguste ; c’est toi qu’elle regardait ainsi, et je ne m’en étonne pas, car je sais qu’elle avait un grand désir de te connaître ; elle était à Vienne lors de notre fameux souper. Mais chut…, ajouta-t-il en se tournant vers madame de Lorency on ne doit point parler de nos récréations à l’armée devant…

— Ne soyez pas si discret, interrompit Ermance en s’efforçant de sourire  ; il ne faut pas croire que le bruit de vos exploits nous arrive seul ; celui de vos plaisirs nous parvient aussi, et ne fait pas moins de sensation, je vous assure.

À ces mots, Adhémar fixa les yeux sur Ermance comme pour deviner quel sentiment lui dictait cette réflexion maligne ; puis, après quelques moments de silence :

— Ah ; oui, dit-il, je me rappelle qu’on racontait alors une assez singulière histoire sur le compte de cette jeune princesse Ranieska ; mais je ne l’ai jamais rencontrée à Vienne.

— Je le crois bien, dit M. de Castelmont ; elle n’allait point alors dans le monde ; elle avait quitté Varsovie avec sa tante, la comtesse M…, pour échapper aux suppositions, aux pruderies, aux caquets que son aventure conjugale faisait naître, et qui s’éternisaient par le mystère répandu sur cette étrange séparation.

À ce mot de séparation, madame de Lorency, qui écoutait attentivement, n’osa point questionner M. de Castelmont sur ce qu’on disait de la princesse ; mais madame de Cernan insista pour apprendre tout ce qu’en savait Auguste :

— Je ne suis pas mieux instruit qu’un autre, répliqua-t-il ; je sais seulement qu’après s’être mariée de plein gré avec le prince Raniesky, homme assez agréable et qui passait pour en être fort amoureux, elle est partie avec lui, comme c’est l’usage dans le pays, pour aller passer la nuit des noces dans un château près de Varsovie, et que le lendemain, au point du jour, le marié est monté en voiture pour se rentre à Stockholm, en laissant un petit billet d’adieu par lequel il disait à sa famille qu’il ne comptait jamais revenir en Pologne. Vous jugez des conjectures nombreuses qu’on a faites sur ce départ précipité, dont on n’a pu parvenir à savoir la cause : la princesse elle-même prétend l’ignorer. — C’est ce qu’elle avait de mieux à répondre, dit madame deCernan.

— Sans doute, reprit Auguste, mais on la croit dans ceci plus discrète que sincère ; il en résulte un intérêt de curiosité qui attire une foule de soupirants, et je prévois qu’elle va faire de grands ravages parmi nos agréables, car elle a bien la langueur la plus coquette !…

— Le comte Albert de Sh… n’en a-t-il pas été fort épris pendant son séjour à Vienne, demanda M. de Maizières ?

— On le dit, mais je n’en sais rien, répondit Auguste.

— Et moi, je présume, dit Adhémar, à la manière dont il sacrifiait ce matin sa beauté à celle d’une autre femme ; on n’est jamais si généreux que de son bien.

— C’est plutôt de la vengeance, reprit M. de Castelmont ; car il passe dans le monde pour avoir été, comme tous les adorateurs de la princesse Ranieska, attiré par ses charmes, encouragé par ses dolentes agaceries, puis rebuté par ses rigueurs.

— Sorte de manége dont nous devrions tous faire justice, dit M. de Maizières ; ces femmes-là se croient les plus honnêtes du monde, parce qu’elles n’ont pas assez de cœur pour aimer, et qu’après avoir passé par tous les degrés de la séduction, elles s’arrêtent juste au moment de prouver qu’elles étaient de bonne foi. J’ai cent fois plus d’estime pour la pauvre pécheresse qui succombe naïvement à sa faiblesse.

— On voit bien que vous n’êtes pas marié, mon cher, répondit Auguste ; vous ne parleriez point ainsi. Nous autres maris, ajoutait-il en montrant Adhémar, nous ne confondons point l’intention avec le fait ; il y a certaines conséquences qui nous rendent plus indulgents pour les torts de coquetterie que pour les faiblesse sentimentales.

— Et ce prince Raniesky, a-t-on de ses nouvelles depuis sa disparition accusatrice ? demanda le président, désirant donner un autre tour à la conversation.

— Certainement, reprit Auguste, il passe sa vie chez notre ambassadeur à Stockholm ; mais il ne parle jamais de son mariage, et vous pensez bien que personne n’ose lui adresser un mot à ce sujet.

— Savez-vous bien, dit Ferdinand, que cette conduite donne de grands soupçons sur l’innocence de la princesse avant son mariage ?

— Ou sur la raison de son mari, dit madame de Cernan. Il faut être bien fou ou bien méchant pour s’amuser ainsi à déshonorer sa femme.

— Qui sait ? dit Adhémar, il y a quelquefois de si tristes mystères entre deux êtres que des parents ont unis sans s’inquiéter de savoir s’ils se convenaient, qu’on devrait les juger moins sévèrement. Le prince Raniesky s’est peut-être aperçu que sa femme le detestait, et il n’a pas voulu abuser de sa résignation ?

— Bon ! ce sont de ces délicatesses françaises inconnues dans tout le reste de l’Europe, dit M. de Castelmont, et je parierais bien que la rupture du prince a une autre cause : au reste, on la connaîtra bientôt, car j’ai la certitude que tous les secrets de ce genre finissent toujours par se dévoiler.

L’état d’Ermance pendant cette conversation inspirait de vives crainte à M. de Montvilliers ; il admirait son courage, et faisait de vains efforts pour empêcher qu’on ne le mit trop longtemps à l’épreuve.

— N’est-ce pas qu’elle était belle avec cette guirlande de lis ? disait-il à M. de Castelmont en montrant Ermance.

— Adhémar doit le savoir aussi bien que moi, répondit Auguste, car on ne parlait que de la beauté de madame de Lorency autour de nous.

— Il est vrai que chacun vous trouvait mise à merveille, dit Adhémar.

— Voilà bien les maris, dit Ferdinand, n’osant jamais dire franchement une vérité agréable ! Sans doute, madame de Lorency était mise, comme toujours, avec un goût parfait ; mais on admirait beaucoup plus sa personne que sa parure ; je le sais par tous les gens que je viens de voir chez la duchesse de L…, et qui la proclamaient, à l’unanimité, la plus belle de toutes les femmes qui ornaient la chapelle,

— Ah ! messieurs, épargnez-moi, dit Ermance, que ces éloges ranimaient un peu, car il est si doux de s’entendre louer devant celui qu’on aime !

— Tant pis pour vous, reprit Ferdinand ; mais je ne saurais supporter ce dédain conjugal qui porte à ne pas convenir de la beauté de sa femme ; cela est aussi ridicule que d’en vanter sans cesse les agréments.

— Est-ce qu’il y a d’autre beauté dans le monde que celle qui plaît ? dit Ermance avec tristesse.

Puis, cherchant à ôter toute idée d’application particulière, elle ajouta :

— J’ai entendu ce matin tant de discussions différentes à ce sujet, que je ne comprends pas qu’on se laisse aveugler par quelques éloges flatteurs ; ils sont pour l’ordinaire l’occasion d’une critique si malveillante ! il n’y a pas une des femmes qu’on admire généralement à la cour dont je n’aie entendu discuter les agréments avec une sévérité extrême…

— Oui, par vos voisines, interrompit Auguste ; mais nous étions plus justes de notre côté ; et puisqu’Adhémar croit prudent de ne pas vous répéter ce qu’il a entendu, je vous le raconterai, moi, quand il ne sera plus là.

— C’est me prescrire ce que je dois faire, répondit Adhémar…

Et, voyant que madame de Lorency se levait de table, il offrit la main à madame de Cernan pour passer dans le salon ; puis il ajouta en riant :

— Vous voyez qu’on me chasse, et je trouve qu’on a raison ; je suis mort de fatigue de cette éternelle cérémonie, et je dois être fort maussade. En finissant ces mots il se retira.

— Je ne sais ce qu’il a ce soir, dit Auguste, mais il ne sourit pas franchement : au reste, il avait déjà un peu d’humeur ce matin, car il a répondu à une question fort simple du comte de Sh… avec un ton sec qui ne lui est pas habituel.

— Songez donc, dit Ermance, qu’il est depuis deux jours sous le poids d’un ennui dont il n’avait pas encore fait l’épreuve ; le métier de courtisan doit paraître si insipide à un colonel !

— N’importe, dit Ferdinand, je le crois un peu tourmenté de jalousie, et cela m’amuse.

— Quelle folie ! reprit Ermance.

— Jaloux ! et de qui ? s’écria madame de Cernan ; Ermance n’a pas l’ombre de coquetterie pour personne, c’est un tort que je lui reproche. Adhémar serait plus assidu auprès d’elle, s’il risquait plus souvent de la retrouver entourée d’admirateurs.

— Sans doute, rien de plus maladroit que la perfection, dit Auguste en s’adressant à Ermance ; mais, pour être ainsi dupe, vous l’aimez donc encore comme au premier jour ?

— Ah ! bien davantage ! répondit-elle avec un accent pénétré.

— Allons, il n’y a rien à faire, reprit M. de Castelmont ; ce damné de Lorency les ensorcelle toutes.

— Si pourtant vous vous ravisiez, ajouta M. de Maizières en riant, pensez à ses meilleurs amis.



XXVII


M. de Montvilliers, que le changement d’humeur de M. de Lorency avait livré à plusieurs conjectures, s’était arrêté à l’idée que la duchesse d’Alvano en était la seule cause. Adhémar venait de passer deux jours auprès d’elle à saint-Cloud, et, malgré les obstacles, elle avait dû parvenir à être assez longtemps avec lui pour chercher à regagner son cœur, ou du moins à le tourmenter. M. de Montvilliers ne redoutait pas une grossière dénonciation de sa part ; il savait qu’Adhémar en eût été trop révolté pour l’écouter avec confiance ; mais il craignait les insinuations perfides et les témoignages patelins de cette espèce d’intérêt qu’on porte aux dupes. Ermance n’était pas moins inquiète de la raison qui maintenait Adhémar dans la disposition malveillante qu’il avait montrée depuis son retour de saint-Cloud ; et si sa faute n’avait pas rendu toute explication impossible entre eux, elle se serait courageusement exposée à la colère de son mari pour en connaître le motif. Mais ce supplice, elle l’avait trop pressenti pour ne pas le subir sans murmurer.

— N’irez-vous point voir l’impératrice Joséphine ? dit Adhémar quelques jours après la célébration du mariage impérial. Et madame de Lorency, qui n’attendait que l’autorisation de son mari pour remplir ce devoir, convint avec le général Donavel qu’elle irait prendre sa femme le lendemain, et qu’elles se rendraient toutes deux à la Malmaison.

Il fallait l’extrême désir qu’avait l’impératrice Joséphine de rester le plus près possible de l’empereur, dans l’espérance de le voir quelquefois et d’en avoir chaque jour des nouvelles par les gens de sa cour, pour la déterminer à vivre dans une habitation qui lui rappelait à chaque pas ce qu’elle avait perdu. C’est dans cette charmante retraite qu’elle avait vu Bonaparte heureux de lui consacrer sa gloire ; c’est là qu’il avait adopté ses enfants par amour pour elle. Ce beau parc, ces arbres plantés par lui, ces belles serres où il se plaisait à réunir les plantes les plus rares pour amuser la nouvelle fantaisie de sa femme, ce petit jardin joint par un pont léger à cette bibliothèque, à ce cabinet où son génie décidait des destins de l’Europe, et cette chambre à coucher, la seule de leur appartement commun, tout rappelait à Joséphine son veuvage anticipé : mais lorsque rien ne peut distraire d’un regret on se plait à s’entourer de tout ce qui l’augmente, et l’on conçoit que l’ancienne compagne de Napoléon ait voulu mourir là où il l’avait si tendrement aimée.

Malgré la permission tacite que l’empereur donnait aux personnes de sa cour qui désiraient voir l’impératrice Joséphine, elle recevait peu de visites, car on savait déplaire à Marie-Louise en allant à la Malmaison. Cependant la reine Hortense en faisait les honneurs avec sa grâce accoutumée ; on y donnait de bons concerts, où mesdemoiselles Delieu étaient justement applaudies, on y rencontrait toujours quelques-unes de ces personnes généreuses que le malheur attire, et qui ont par cela même un esprit distingué ; et l’on aurait pu s’y amuser encore sans la roideur de l’étiquette, qui donnait à cette cour déchue l’aspect de celle d’une petite principauté d’Allemagne. Les grands airs ne vont qu’à la grande puissance, et le cérémonial observé à la Malmaison, sans abuser sur le peu de crédit qui restait à l’impératrice détrônée, empêchait qu’on se plût à sa cour.

Elle reçut madame de Lorency et madame Donavel avec la reconnaissance pleine de dignité qu’elle mettait à accueillir les témoignages de l’intérêt qu’on lui conservait. Malgré la tristesse de son sourire, elle paraissait moins malheureuse alors que lorsqu’un reste d’espoir l’agitait encore. Elle savait que l’ingratitude de l’empereur envers elle était généralement blâmée, que sa jeune rivale ne faisait pas les honneurs de la cour avec autant de grâce qu’elle, et ces faibles plaisirs d’amour-propre consolaient un peu son cœur.

Il y avait ce soir-là chez elle plusieurs mécontents oubliés dans les faveurs répandues à l’occasion du mariage, un petit nombre de personnes dont les obligations envers l’impératrice Joséphine étaient trop connues pour ne pas avoir l’air de se les rappeler elles-mêmes, et quelques étrangers attachés au corps diplomatique ; parmi ces derniers on remarquait le jeune comte Albert de Sh…, dont la figure agréable et la tournure distinguée prévenaient favorablement. L’exclamation qu’il avait faite malgré lui en voyant entrer madame de Lorency excita le sourire du comte de F…, qui se trouvait près de lui.

— Vous avez bien raison d’en être amoureux, dit-il, car elle est ravissante.

— Et qui vous a dit que j’en fusse amoureux ? reprit le comte Albert avec étonnement.

— Qui ! mais vous. Quand vous voudrez cacher votre secret, il faudra vous interdire toute exclamation à l’aspect inattendu de certaine personne.

— Comme vous jugez légèrement ! Je n’ai pas même l’honneur de connaître celle-là.

— Vous l’avez souvent rencontrée, reprit M. de F… ; en faut-il davantage pour avoir la tête tournée par une aussi jolie femme ?

— En vérité, j’ai peur que vous ne disiez vrai, répliqua le comte Albert ; car, depuis que je l’ai vue, son image me poursuit.

— Allons, voilà une belle occasion de faire valoir votre mérite : la femme d’un homme très-aimable, et qu’elle aime à la folie, cela vaut la peine d’employer toute votre diplomatie.

— Je me reconnais indigne d’un semblable triomphe, dit le comte Albert, et je vous promets bien de ne lui donner jamais le droit de se moquer de mon admiration pour elle ; mais il est certain que je serais capable de l’aimer comme un fou sans qu’elle en sût jamais rien. Nous autres Allemands, nous avons tous un petit fonds de Werther que votre frivolité française ne comprend pas.

— Vous, Allemand ! reprit le comte de F…, vous ne l’êtes qu’à moitié, et lorsqu’on vous entend parler notre langue, on croirait que vous ne l’êtes point du tout.

— Il est vrai que ma mère étant née à Paris m’a appris à parler comme elle, mais que mon père, véritable Saxon, m’a appris à aimer comme lui.

— C’est trop d’avantages à la fois, reprit M. de F…, et je vais mettre madame de Lorency en garde contre tant de séduction.

Alors M. de F…, s’approcha d’Ermance, et, après lui avoir adressé les flatteries gracieuses qu’il savait si bien dire, il lui fit compliment de la conquête brillante que sa beauté avait faite. Ermance, qu’un propos de ce genre embarrassait toujours, accusa M. de F… de vouloir éprouver son amour-propre.

— Vraiment, dit-il, je n’aurais jamais osé vous dénoncer son adoration, s’il n’était bien décidé à vous la laisser ignorer éternellement ; mais il se vante de pouvoir vivre du bonheur de vous contempler comme il le fait en ce moment. Voyez-le ; et il prétend que cet amour extatique suffit pour amuser un Allemand.

En sacrifiant ainsi le bel étranger, M. de F… obéissait à un sentiment jaloux, ce qu’ignorait Ermance. Une grande dame de la cour avait été la veille fort coquette pour le comte Albert, et M. de F… désirait jeter un peu de ridicule sur lui. Le moyen lui avait tant de fois réussi avec d’autres rivaux ! Mais le jeune Albert était moins facile à déjouer ; il était sans présomption et d’une persévérance à désespérer la malice en la forçant de se répéter.

Hors de rivalité, M. de F… était le meilleur et le plus bienveillant des hommes ; sa présence chez l’impératrice Joséphine prouvait assez la noblesse de son caractère, car, attaché à la cour d’une princesse ennemie de tout temps de madame Bonaparte, il risquait de déplaire à celle qui triomphait en venant rendre hommage à la victime ; et déplaire à une si belle personne était un acte bien courageux de sa part !

En observant la manière dont M. de F… causait avec madame de Lorency et les regards que tous deux portaient de son côté, le comte Albert devina qu’on parlait de lui, et il fit une de ces manœuvres difficiles à exécuter dans un salon où il y a trop de monde pour circuler librement, et trop peu pour que le moindre changement de place n’y fasse événement ; cependant il parvint à se glisser derrière le fauteuil de madame de Lorency, auprès de M. de F…, et se plaignit avec beaucoup de grâce de l’abus que celui-ci faisait de sa confiance.

— Dites de moi sérieusement tout le mal que vous voudrez, ajouta-t-il, et que je mérite peut-être, mais ne riez pas en en parlant, je vous prie ; sinon, je suis un homme perdu !

— Tenez, le voilà qui m’implore, dit M. de F… à madame de Lorency. Puis, se retournant vers le comte Albert : Ingrat ! ajouta-t-il d’un ton plaisamment solennel, je demandais à madame la permission de vous présenter à elle… C’est M. le comte de Sh… qui désire vivement, madame, avoir l’honneur de vous offrir ses hommages !

Et madame de Lorency fut obligée de répondre par les politesses d’usage au compliment respectueux que lui adressa le comte Albert ; elle achevait de lui parler lorsqu’elle aperçut Adhémar les yeux fixés sur elle avec une expression de mécontentement très-marquée. Il venait d’arriver avec le général Donavel, tous deux attendaient que l’impératrice Joséphine eût fini de dire adieu à un grand personnage qui prenait congé d’elle, pour la saluer.

— Voilà M. de Lorency, dit M. de F… à M. de Sh… de manière à être entendu d’Ermance ; voyez un peu si un homme de cette tournure-là n’est pas désespérant pour de pauvres adorateurs.

— Ah ! si les agréments étaient tout, vous avez bien raison, répondit Albert ; mais près des femmes qui tiennent à être aimées on peut encore se flatter de quelque préférence ; le malheur est que vos adorables Françaises sont plutôt importunées qu’attendries par un vrai sentiment.

— Que parlez-vous de vrais sentiments ? dit madame de R…, en prenant la place que venait de quitter la belle madame Visc… auprès d’Ermance ; racontez-vous une histoire merveilleuse ?

— À peu près, madame, dit le comte Albert ; car M. de F… n’a pas l’air d’y croire plus qu’à un conte de fées.

— Je ne demande pas s’il s’agit d’amour, reprit en souriant madame de Rem… ; c’est la seule chose sur laquelle personne ne s’accorde.

Alors il s’établit entre elle et le comte de Sh… une conversation à voix basse, dont chaque mot de ce dernier était une profession de cœur adressée à madame de Lorency. Madame de Rem… l’interpellait souvent pour donner son avis sur ce qu’elle appelait les rêveries allemandes du comte Albert ; mais Ermance, préoccupée de l’expression qui assombrissait le regard de son mari, répondait avec contrainte. Cependant elle appréciait mieux que personne l’esprit distingué, la gaieté douce et piquante de madame de Rem… ; au cercle de l’impératrice Joséphine, elle ne manquait pas une occasion de se rapprocher d’elle, et, plus d’une fois, le charme de sa conversation avait triomphé de la tristesse d’Ermance ; mais ce qui agit sur la douleur ne peut rien sur l’inquiétude ; madame de Lorency, se sentant incapable de prendre part à ce qui se disait, et jugeant que sa visite s’était assez prolongée, témoigna à madame Donavel le désir de s’en aller. Le général, et M. de Lorency, les voyant se lever, se disposèrent à les suivre. Quand leurs voitures furent avancées, le général proposa à M. de Lorency de monter dans celle où ces dames étaient venues, préférant faire cette longue route avec elles, et ne doutant point qu’Adhémar ne fût du même avis. Il parut un moment contrarié de cette proposition ; mais, poussé par l’idée de ne pouvoir s’y refuser sans paraître étrange, il monta après lui dans la voiture et se trouva en face d’Ermance.

Après une longue hésitation et des craintes indéfinissables, elle prit enfin sur elle de lui dire d’une voix timide :

— Vous paraissez souffrant ?

— Moi, souffrant, répondit-il d’un ton amer, non, vraiment, je me sens fort bien.

— Pourtant… il me semblait… Je craignais… balbutia Ermance.

— Vous êtes trop bonne, reprit-il en cherchant à adoucir la sécheresse de son inflexion.

Puis, voulant rendre la conversation générale, il parla de la contrainte répandue sur le cercle de la Malmaison. Le général prédit que si l’impératrice ne prenait pas mieux son parti, elle ne verrait bientôt plus que les personnes attachées à sa cour.

— C’est parce qu’elle s’attend à ce prochain abandon qu’elle est si triste, dit Ermance en soupirant. Ah ! plus j’observe le monde, plus je vois qu’il faut le fuir quand on ne peut lui cacher ses peines !

— Ou ses plaisirs, dit Adhémar avec un sourire sardonique, et en lançant sur Ermance un regard accusateur.

Elle ne répliqua point. Le froid d’un coup de stylet dans le cœur l’aurait moins glacée que ce mot cruel.

— Il sait tout, pensa-t-elle ; ah ! puissé-je mourir à son premier reproche !



XXVIII


En arrivant, madame de Lorency monta chez son oncle, qu’une légère attaque de goutte retenait dans sa chambre, Adhémar l’y suivit ; mais après s’être informé affectueusement des nouvelles du président, il le laissa seul avec Ermance. Alors elle raconta ce qui s’était passé dans leur visite à la Malmaison, et finit par supplier son oncle de la ramener à Montvilliers le plus tôt possible.

— J’en causerai demain avec Adhémar, répondit-il, et j’espère me convaincre, dans cet entretien, de l’idée que tu t’alarmes sans sujet.

En effet, lorsqu’Adhémar revint le matin savoir comment il avait passé la nuit, M. de Montvilliers ne remarqua nulle altération dans son humeur, et lorsqu’il lui parla du désir qu’Ermance avait de l’accompagner à Montvilliers, Adhémar prit au contraire une physionomie riante, et dit qu’étant forcé lui-même de quitter Paris pour suivre l’empereur pendant le voyage qu’il allait faire dans les départements du Nord, il serait charmé de savoir madame de Lorency près de son oncle.

Soit que ce projet l’eût rassuré, ou que la réflexion eût dissipé ses soupçons, Adhémar parut moins soucieux en revoyant Ermance ; seulement la froideur avait remplacé le courroux qui animait ses regards. Sans avoir l’air de s’apercevoir de l’état de souffrance où une nuit passée dans la terreur et les larmes l’avait plongée, il parla du bien que ferait à sa santé quelque séjour à la campagne, et témoigna le regret de ne pouvoir l’y suivre.

Deux jours après Ermance était à Montvilliers, où le plaisir d’embrasser son enfant la consola un moment de ses chagrins. Il s’élevait avec peine, et sa mère seule ne s’apercevait pas de son état languissant : son peu d’expérience maternelle et le soin que l’on prenait de l’abuser sur la faiblesse du petit Léon l’empêchait de s’inquiéter. Malgré ses ennuis, cet intérêt de tous les instants animait ses journées, et les faisait passer avec rapidité : aussi aurait-elle désiré rester toute sa vie à Montvilliers. Partagée entre les soins qu’exigeaient son enfant et son vieil ami, elle y était de retour déjà depuis plus de six semaines, et elle n’y avait pas éprouvé une seule fois cette anxiété cruelle qui l’agitait dans le monde.

La terre de madame de L. B… était à peu de distance de Montvilliers. On y jouait la comédie, et cette troupe, composée des meilleurs talents de la bonne compagnie, attirait non-seulement tous les châtelains du voisinage, mais beaucoup de personnes y venaient de Paris sans regretter les douze lieues de route que leur coûtait ce plaisir. Les étrangers distingués s’empressaient de s’y faire inviter, et l’on était sûr d’y trouver ceux dont le rang ou la célébrité devait ajouter à l’éclat de ce public choisi.

Le président, ancien ami de madame de L. B…, manquait rarement à ces représentations dramatiques ; il savait combien elle tenait à la fidélité de ses spectateurs, et puis il s’amusait à voir ainsi travestis les gens de sa connaissance. Une autre considération le déterminait : madame de L. B… tenait par son mari et son gendre à la haute magistrature, et M. de Montvilliers avait été élevé dans le respect et presque dans le culte des autorités parlementaires.

Malgré son éloignement pour le monde et sa résolution de ne s’y montrer qu’autant que les convenances ou l’intérêt de son mari l’y obligeaient, Ermance ne put refuser à son oncle de l’accompagner chez madame de L. B…. On venait de passer dans la salle de spectacle lorsqu’ils arrivèrent. Placée à côté de madame de N…, la plus aimable moqueuse de Paris, Ermance s’amusa encore plus de sa conversation que du spectacle. Madame de N… était trop spirituelle pour faire porter ses plaisanteries sur de pauvres amateurs qui font de leur mieux pour divertir ou intéresser leurs amis, et dont les talents ont souvent quelque chose de plus naturellement délicat que ceux des artistes, obligés de représenter des personnages et des manières qui leur sont inconnus. Madame de N… applaudissait sincèrement les acteurs, mais elle était sans pitié pour les spectateurs à prétention : la princesse Ranieska, avec ses attitudes dolentes, son regard envieux et sa grâce polonaise, était particulièrement l’objet de sa gaieté maligne.

— Vous savez son histoire, dit-elle à madame de Lorency ; elle vient ici pour la rédiger selon les mœurs du pays ; elle a une version différente pour chacune des grandes villes où elle fait quelque séjour : sa dame de compagnie et ses gens sont chargés de la répandre, car elle n’oserait traiter elle-même un sujet semblable. À Vienne, son mari a voulu l’assassiner ; à Berlin, il est devenu subitement fou ; à Londres, il est parti de désespoir de n’avoir pu l’épouser comme elle mérite de l’être ; enfin, elle nous arrive ici parée d’un voile virginal qui doit lui attirer une foule d’adorateurs.

— Je lui pardonnerais volontiers tout ce qu’elle invente dans le dessein de plaire, dit Ermance, sans la manie qu’elle a de nous lorgner avec une constance insupportable.

— Vous êtes bien bonne de vous en inquiéter, reprit madame de N…, ce n’est ni vous, ni moi qu’elle lorgne, mais bien le jeune élégant qui est derrière nous.

Alors, madame de Lorency se retourna pour voir qui attirait ainsi l’attention de la princesse Ranieska, et reconnut le comte Albert de Sh… : celui-ci, transporté de joie d’avoir obtenu un regard même involontaire, y répondit par un salut respectueux ; puis, encouragé par madame de N…, il se mêla à leur conversation, et fit plusieurs remarques spirituelles sur les pièces qu’on jouait ; il était facile de voir que cette conversation, toute simple qu’elle fût, donnait beaucoup d’humeur à la princesse Ranieska, qui la supposait être probablement d’un autre genre.

Vers la moitié du spectacle, Ermance fut bien étonnée de voir arriver M. de Maizières avec Adhémar.

— C’est lui ! s’écria une voix qu’elle crut être celle de la princesse Ranieska. Au même instant, elle la vit saluer M. de Lorency, et faire signe qu’elle lui gardait une place au second rang derrière elle ; mais il n’aurait pu y parvenir qu’en dérangeant plusieurs personnes, et il attendit que l’entr’acte lui permit de circuler. Un sentiment de curiosité jalouse porta Ermance à se retourner vers madame de N… et le comte Albert, dans l’espoir de n’être pas aperçue d’Adhémar pendant quelque temps et de pouvoir l’observer à son aise.

— Il ne se doute pas que je sois ici, pensa-t-elle ; ce n’est pas pour le spectacle qu’il y vient, découvrons l’intérêt qui l’y attire… Mais ne pas me prévenir de son retour, à peine arrivé se livrer aux plaisirs du monde avant de songer…

Et ce reproche expira dans sa pensée au souvenir de ceux qu’elle méritait.

Adhémar enfin, parvenu à la place désignée par madame Ranieska, répond aux questions qu’elle lui adresse sur son voyage en regardant les femmes jolies ou parées qui remplissent les premiers rangs de loges : l’une d’elles le frappe particulièrement par sa tournure et sa robe élégante, mais il ne peut voir son visage, tant elle parait vivement occupée de ce que lui dit le comte Albert : alors un mouvement d’impatience saisit Adhémar, et il interrompit la princesse pour lui demander le nom de la femme qui se trouve à côté de madame de N…

— Vous plaisantez ! répond la princesse avec le dépit qu’on éprouve d’ordinaire en découvrant qu’on n’était point écouté ; vous ne sauriez la méconnaître, et d’ailleurs les soins passionnés de M. de Sh… la désignent assez.

À ces mots, Adhémar a peine à contenir le sentiment qui couvre ses traits d’une pâleur subite ; cependant il ne veut point paraître attacher d’importance à ce qu’il appelle une ruse de la princesse pour lui faire croire que le comte Albert s’occupe d’une autre que d’elle, et il s’efforce de sourire ; mais il attend que madame de Lorency jette enfin les yeux de son côté, et il s’apprête à lui lancer un de ses regards vengeurs dont les jaloux ont seuls la puissance.

En voyant le trouble d’Adhémar, la princesse Ranieska ne doute point qu’elle n’en soit la cause ; elle redouble de coquetterie, et lui parle avec une langueur si affectée que chacun la remarque.

— Savez-vous bien qu’à votre place, dit madame de N… à Ermance, je trouverais les airs qu’elle prend en parlant à M. de Lorency très-ridicules ?

Puis, s’adressant au comte Albert :

— Les reconnaissez-vous ? ajouta-t-elle en souriant ; est-elle aussi langoureuse pour tout le monde ?

Le comte répondit avec un sérieux très-convenable à une question si indiscrète, et ne fut pas moins réservé sur tout ce que lui demanda madame de N… à propos de ce qu’on racontait d’étrange sur le mariage de la princesse. Si Ermance avait pu s’occuper d’autre chose que du retour d’Adhémar, elle aurait remarqué avec quelle respectueuse discrétion le comte Albert parlait d’une femme dont on prétendait qu’il avait à se plaindre.

La dernière pièce finie, chaque homme offrit son bras à la femme près de laquelle il se trouvait, pour l’aider à sortir de la salle de spectacle et à traverser la longue galerie qui la séparait du château : Ermance fut contrainte d’accepter celui du comte Albert. Dès que la foule fut un peu dissipée, M. de Maizières s’approcha d’elle et lui apprit comment il avait décidé Adhémar à venir avec lui, malgré qu’il fût à peine descendu de cheval et encore fatigué de son voyage impérial.

— J’ai pensé, ajouta-t-il, que Montvilliers n’étant qu’à deux heures d’ici, vous seriez assez bonne pour nous donner l’hospitalité. Nous avons déjà le consentement de notre cher président que j’ai été bien étonné de trouver à l’orchestre parmi les vrais amateurs de la comédie bourgeoise ; mais j’ai deviné que son pied goutteux lui avait fait préférer cette place.

En cet instant, ils arrivèrent près de M. de Montvilliers, qui les attendait, dans le salon en causant avec Adhémar. Le comte Albert, après avoir conduit madame de Lorency vers lui, les salua et se retira.

— Vous le connaissez donc beaucoup ? demanda Adhémar en montrant M. de Sh…, sans s’apercevoir que ce premier mot, après une absence de deux mois, pouvait paraître étrange.

— Non, répondit Ermance sans paraître éprouver le moindre embarras à cette question, je l’ai seulement rencontré quelquefois ; mais je ne m’attendais pas au plaisir de vous trouver ici.

— Je le crois, reprit-il d’un ton amer ; puis, cherchant à plaisanter, je ne m’y attendais pas plus que vous, et sans cet étourdi de Maizières…

— Ah ! point d’injure, interrompit Ferdinand, sinon je dirai la vérité, et l’on verra bien que ce n’est pas pour moi que… Mais il suffit… je veux être généreux, et pourtant, ajouta-t-il en se penchant vers madame de Lorency, j’aurais bien des choses à vous raconter.

Comme il finissait ces mots, on annonça que le souper était servi. Le président proposa à Ermance de la laisser avec son mari, tandis qu’il irait prévenir sa nièce Mélanie de l’arrivée de deux hôtes nouveaux ; mais Ermance voulut l’accompagner, et renonçant sans regret aux plaisirs qui devaient terminer la fête, elle chargea M. de Maizières de dire à Adhémar qu’elle allait les attendre à Montvilliers.

À peine fut elle dans le vestibule qu’elle entendit demander les gens du comte de Sh… et qu’elle le vit descendre, empressé de montrer qu’il n’avait pas envie de rester là où elle n’était plus. Pendant le peu de moments qu’ils attendirent leur voiture, Albert s’approcha du président, et chercha à lier conversation avec lui en lui demandant s’il se rappelait madame de Karlweld.

— Si je me la rappelle ! s’écria le président ; elle a été l’objet de ma première adoration, et, sans les idées ambitieuses de son père, je l’aurais sans doute épousée, car elle avait de l’amitié pour moi, et nul amour pour ce baron de Karlweld qu’on l’a obligée de me préférer.

— N’en dites pas trop de mal, interrompit en souriant Albert, car ce baron de Karlweld est devenu le comte de Sh… et je suis son fils.

— Quoi ! la bonne, la charmante Valentine serait votre mère ? reprit le président ; et il s’étendit sur le bonheur d’entendre parler d’une femme qui lui avait laissé de si doux et si purs souvenirs.

Albert ne manqua point de profiter des droits que lui donnait l’ancienne affection de M. de Montvilliers pour sa mère, en demandant la permission d’aller quelquefois lui parler d’elle. Le président répondit qu’il serait toujours très-flatté de le recevoir, et ils se séparèrent fort contents l’un de l’autre.

Absorbée dans ses réflexions, Ermance n’avait rien entendu de cette conversation ; toute à l’idée qu’Adhémar allait voir pour la première fois cet enfant qu’elle osait à peine nommer devant lui, elle ressentait une égale honte en pensant qu’il allait peut-être le caresser avec confiance ou le repousser avec colère. Un sentiment indéfinissable lui faisait craindre de voir l’homme qu’elle aimait, qu’elle honorait le plus, remplir aux yeux d’un autre, aux siens même, le rôle d’une dupe, et sa fierté pour son mari l’emportait alors sur la crainte de lui voir pénétrer son secret. Hors d’état de dissimuler le tourment où ces contradictions, ces terreurs plongeaient son esprit, elle prétexta la fa’igue de la journée pour se retirer chez elle avant l’arrivée d’Adhémar et de son ami.

Bientôt après elle entendit la voiture qui les amenait. Adhémar fut conduit par le valet de chambre du président dans un appartement qui n’était séparé de celui d’Ermance que par une petite bibliothèque. Elle écouta longtemps le bruit qui venait de ce côté ; elle distingua la voix de Ferdinand qui disait bonsoir à M. de Lorency, et lui souhaitait, en riant, une bonne nuit ; puis des portes se fermèrent l’une après l’autre, et le silence régna dans tout le château.



XXIX


Le soleil se glissait déjà entre les volets de la chambre d’Ermance qu’elle était encore assise à la même place où mademoiselle Augustine l’avait laissée après l’avoir déshabillée, les yeux fixés sur la table qui se trouvait devant elle, n’ayant pas même la force de chercher à se distraire par la lecture des livres nouveaux épars sur cette table ; elle traçait machinalement, sur un album ouvert, des mots sans suite, tombant pour ainsi dire de sa pensée ; car sa peine n’était point de celles qu’on soulage en les confiant au papier. Son malheur écrit lui aurait causé autant d’effroi que de honte.

Au milieu de cette pénible rêverie, les lumières s’éteignirent. Alors Ermance ouvrit sa fenêtre pour laisser pénétrer le jour, et resta quelques moments à contempler l’aspect riant de la campagne à cette heure où tout s’éveille ; mais cette vue si douce aux cœurs heureux redoubla sa tristesse, elle vint se rasseoir, et, trouvant qu’il était trop tard pour se mettre au lit, elle se décida à attendre ainsi le moment où chacun se lèverait.

Elle avait déjà repris la suite de ses pensées douloureuses lorsque le bruit d’une porte qu’on ouvre la fait tressaillir. Elle prête l’oreille et n’ose respirer, car cette porte est celle de la petite bibliothèque qui donne dans la chambre d’Adhémar. L’autre va-t-elle s’ouvrir, ou, bien fatigué de ne pouvoir dormir, Adhémar vient-il chercher un livre pour se désennuyer ? n’a-t-il pas plutôt deviné le chagrin que son accueil sec et froid a causé à Ermance ? n’a-t-il pas lu dans ses yeux la joie de le revoir et le désespoir de n’en pas être aimée ? vient-il la consoler d’une injustice ou l’accabler d’un reproche mérité ? est-ce le ciel ou l’enfer qui s’ouvre pour elle ? Ah ! grand Dieu ! quelle attente ! et ce cœur à la fois si faible et si courageux pourra-t-il résister à la violence de ses battements !

Mais les pas qu’elle croit entendre s’arrêtent tout à coup, et nul bruit ne frappe plus son oreille. Cependant Adhémar n’a point refermé sa porte, il est encore là ; sans doute il lit et ne soupçonne pas qu’Ermance veille si près de lui.

— Ah ! s’il savait ce qu’il me fait éprouver, pensa-t-elle, il me pardonnerait ! tant d’amour, de regrets toucheraient son âme ! son orgueil serait fier de mon tourment ; il saurait à quel point il faut l’adorer pour tant souffrir, et j’obtiendrais tout de sa pitié ! Mais, condamnée à mourir de remords et d’amour, là, près de lui, sans qu’il sache jamais à quels maux je succombe, sans connaître mes droits à son amour et à sa haine ! ce supplice, qui surpasse tous les autres, puis-je l’accomplir… n’est-il pas au-dessus de mes forces ?…

Et, cédant au sentiment passionné qui égare sa raison, Ermance est prête à franchir la porte qui la sépare d’Adhémar, à courir se jeter à ses pieds, à implorer sa colère pour apaiser le remords qui la déchire… Mais le souvenir du serment qu’elle a fait à son oncle la retient… c’est au nom du repos, du bonheur d’Adhémar qu’elle l’a fait ; elle ne peut y manquer sans ajouter un crime à celui qu’elle se reproche : terrifiée par cette idée, elle s’arrête et vient retomber sur le siége qu’elle a quitté, tremblant que le bruit de ses sanglots ne parvienne jusqu’à son mari.

La tête appuyée sur ses mains, qu’elle inonde de larmes, elle cherche à se calmer, car l’heure approche où il faudra paraître heureuse à des yeux indifférents ;… mais, pour cette fois, elle ne saurait s’y tromper, c’est bien sa porte qu’on ouvre… c’est Adhémar !… Dans l’excès de l’émotion où cette certitude la plonge, elle n’ose tourner ses regards du côté de la bibliothèque, tant elle craint de s’abuser ; la voix d’Adhémar ne lui laisse plus de doute.

— Passer ainsi la nuit, dit-il d’un ton amer, sans prendre un moment de repos ! il faut que votre esprit soit cruellement agité. Je serais fâché que mon retour fût cause d’une si cruelle insomnie ; cependant j’ai cru devoir m’expliquer avec vous à ce sujet.

En disant ces mots, Adhémar s’était approché de la cheminée, et se trouvait en face d’Ermance. Elle le regardait avec un étonnement qui tenait de la stupeur. Incertaine sur la nature du coup qui doit la frapper, la pâleur d’Adhémar, la sombre expression de son visage lui annoncent assez que d’amers reproches et peut-être un arrêt fatal vont l’accabler ; résignée à tout, elle attend en silence qu’Adhémar se soit remis du trouble qu’il parait avoir peine à surmonter.

— Dans les termes où nous en sommes, reprit-il d’une voix altérée, il faut autant qu’il est possible éviter de mettre le public dans la nécessité de porter sur vous et sur moi un jugement qui nous flétrirait tous deux.

— Que voulez-vous dire ? prononça à voix basse Ermance.

— Vous le savez aussi bien que moi, reprit Adhémar avec un sourire de dépit.

Et la malheureuse Ermance sentit un frisson mortel circuler dans ses veines.

— Vous n’ignorez pas davantage, poursuivit-il, le parti que la méchanceté sait tirer de semblables faiblesses ; vous savez que la réputation d’une femme en souffre encore moins que celle du mari qui parait les tolérer.

En cet instant, Ermance, ne pouvant plus supporter le regard de M. de Lorency, baissa la tête et tomba dans l’accablement stupide d’un criminel qui écoute sa sentence.

— Je ne vous reproche point, continua-t-il, une préférence dont je ne me suis pas probablement assez rendu digne, vous m’avez trop prouvé mon peu d’empire sur votre cœur pour que j’aie à vous accuser de fausseté ; mais si j’ai pu consentir à vous laisser libre dans votre indifférence, je ne saurais être aussi complaisant pour les sentiments que vous montrez, et je dois vous prévenir du parti que votre conduite m’oblige à prendre.

Adhémar s’arrêta ici dans l’espoir qu’Ermance chercherait à se disculper ; mais, prenant son silence pour un aveu :

— La fortune dont vous jouissez, ajouta-t-il, m’oblige à plus de sévérité qu’un autre : on croit que je la partage, et la moindre tolérance de ma part serait aux yeux du monde plus qu’une faiblesse, ce serait une lâcheté dont je ne saurais supporter le soupçon. Ainsi, ne me taxez point de jalousie ridicule, de tyrannie conjugale ; rien de tout cela n’entre dans la détermination que j’ai prise d’obtenir de vous… ou de lui… le sacrifice des soins compromettants du comte Albert.

— Du comte Albert ! s’écria Ermance en passant subitement de l’anéantissement à la vie ; ah ! mon Dieu ! je vous promets de ne plus le voir, de ne jamais lui parler, et cela sans regret ! Je le connais à peine, et je ne comprends point comment il se peut qu’on parle dans le monde de ses soins pour moi ; c’est quelques méchants qui se seront plu à m e prêter ce tort pour que vous m’en punissiez ; mais vous ne tarderez pas à juger vous-même de la vérité : d’ici là je vous conjure de m’indiquer la conduite que je dois tenir pour me mettre à l’abri des propos qui vous importunent ; vous verrez s’il m’en coûte de vous obéir.

Pendant qu’Ermance parlait, Adhémar cherchait à deviner à ses inflexions, aux différentes impressions qui se peignaient sur son visage, ce qu’il devait croire des assurances qu’elle lui donnait avec ce ton de franchise si difficile à imiter. Tant de fausseté lui semblait impossible dans un caractère tel que celui d’Ermance ; cependant l’amour-propre offensé lui défendait la confiance. Ermance se résignait à tous les sacrifices pour le rassurer ; mais, dans son empressement à lui prouver que le comte Albert lui était indifférent, avait-elle parlé de l’affection qui n’en permet point d’autre ? avait-elle laissé entendre seulement qu’elle aimât assez Adhémar pour se défendre sans peine contre un autre sentiment ? Non ; le devoir seul paraissait dicter sa conduite, et, sans pouvoir se plaindre, sans continuer des reproches dont tout prouvait l’injustice, Adhémar sentait qu’il avait encore raison d’être jaloux.

— Je n’ai rien à répondre à de telles assurances, madame, dit-il, et je ne vous ferai point l’injure d’en douter, malgré toutes les apparences qui devraient confirmer mes craintes.

En disant ces mots, Adhémar regardait Ermance, dont les traits altérés, les yeux rouges, les cheveux encore nattés de la veille, attestaient une nuit entière passée dans les larmes. Ah ! s’il avait pu deviner qu’elles coulaient pour lui ! Mais, bien loin de le croire, ces larmes lui semblaient la preuve des regrets d’Ermance pour un autre.

— Au reste, continua-t-il, nous sommes dans une situation où la ruse est inutile, et je vous crois incapable de ne pas dire vrai quand vous savez si bien vous taire : sans les considérations qui m’obligent à vous éclairer sur les prétentions du comte Albert, je ne me serais pas donné vis-à-vis de vous le ridicule d’un tuteur de comédie ; mais il est de certains devoirs dont un homme d’honneur ne peut s’affranchir, et j’en avais assez entendu pour ne pas permettre plus de conjectures à ce sujet. Vous connaissez trop bien les convenances et les moyens qu’une femme comme il faut a toujours de faire cesser les assiduités qui la compromettent pour que j’aie à vous tracer votre conduite : votre fermeté à maintenir les résolutions que vous savez prendre ne doit pas me laisser de doute sur votre courage à tout sacrifier aux soins de votre réputation, et j’espère que vous ne m’en voudrez point d’un avis dicté par la plus sincère amitié.

Ce mot d’amitié, cette injure des âmes passionnées retentit au cœur d’Ermance et ranima sa fierté.

— Je vous remercie, dit-elle avec amertume, de m’avoir appris à quel point je pouvais vous déplaire, et je m’engage à vous éviter désormais l’ennui de me surveiller dans le monde. Je le hais : ses plaisirs, ses médisances me fatiguent également ; laissez-moi le fuir, laissez-moi vivre ici, près de mon oncle, loin de tout ce qui blesse mon cœur et mes yeux.

— Je vous croyais au-dessus de ce dépit vulgaire, reprit Adhémar. Quoi ! parce qu’on vous avertit d’un danger, qu’on demande le sacrifice de quelques soins dont on peut tirer des conséquences factieuses, vous voulez fuir le monde et me donner le ridicule de cet exil inopiné ? c’est vouloir me faire jouer un rôle de tyran que je n’accepterai point, je vous en préviens ; mais ces partis violents sont le résultat ordinaire d’une soumission pénible, on fait du devoir une vengeance : c’est la consolation de tout amour contrarié, ajouta-t-il avec un accent de rage concentrée ; pourtant, je ne saurais vous l’accorder. Quels que soient vos projets, je ne me laisserai accuser ni de complaisance ni de tyrannie ; c’est à vous à vous conformer à ce que le monde exige : peu lui importe les sentiments cachés ; il n’est sévère que pour ceux qu’on lui montre, et l’on peut lui obéir sans affecter un désespoir délateur.

— Hélas ! que puis-je donc faire ? s’écria Ermance en fondant en larmes ; comment vous prouver…

— Il ne s’agit point ici de ce que je pense, interrompit Adhémar, rien de plus indifférent, mais bien de ce qu’on doit penser dans le monde où nous vivons, et tout mon intérêt se borne à vous engager à mieux dissimuler le sentiment que votre trouble et vos larmes trahissent.

À ces mots, Adhémar, pâle de colère, rentra dans sa chambre sans laisser à Ermance le temps de lui répondre.

Combien cette fureur jalouse eût réjoui son cœur, si Adhémar n’avait pas pris le soin de la voiler sous tant d’expressions dédaigneuses ! Mais, en dépit de ces froides menaces, de ces conseils humiliants, sous le poids d’une injustice que le passé lui défendait de combattre, Ermance éprouvait une sorte de consolation à se voir accusée à tort, après avoir frémi de succomber à de trop justes reproches : ainsi le cœur noble qui s’est rendu un moment coupable accueille avec reconnaissance tous les chagrins qui peuvent l’absoudre !


XXX


Dès qu’Adhémar sut que le président était visible, il alla savoir de ses nouvelles, et le trouva dans son cabinet, s’entretenant avec son médecin sur l’état du petit Léon, que tenait sa nourrice, tandis que Mélanie s’amusait à le faire sourire. Le président dit bonjour à M. de Lorency, sans cesser d’écouter le docteur.

— Ce serait risquer sa vie, disait-il en montrant les bras maigres et délicats de l’enfant ; il ne faut pas penser à le vacciner en ce moment. Si par un miracle dont l’honneur sera dû tout entier à cette bonne nourrice, il acquiert un peu plus de force, nous tenterons alors… mais je ne vous ai jamais trompé sur l’état de cet enfant-là, vous le savez.

— C’est bien dommage, dit Mélanie, il est si gentil ! c’est tout le portrait de sa mère !

En ce moment Adhémar s’approcha de Léon et le regarda d’un air de pitié qui prouvait combien il croyait aux présages du docteur.

— Si nos soins ne peuvent le conserver, dit le président, laissons-en toujours l’espoir à sa mère ; et vous, bonne Geneviève, ajouta-t-il en glissant une pièce d’or dans la main de la nourrice, ne pleurez pas ainsi, car ma nièce devinerait bientôt la cause de votre chagrin, et il est inutile de l’affliger d’avance. Promettez-moi tous de ne pas répéter un mot de ce que vient de nous dire le docteur.

— Ce n’est pas moi qui le lui répéterai, je vous jure, répondit Mélanie ; je n’ai pas envie de la voir mourir de surprise et de douleur, car elle ne se doute pas que ce pauvre petit soit si faible, et quand je l’entends parler du plaisir qu’elle se promet de l’élever, de renoncer à tous les plaisirs du monde pour se consacrer à son éducation, j’en ai les larmes aux yeux.

Une profonde tristesse se peignit alors sur le front d’Adhémar. M. de Montvilliers, qui le considérait, dit d’un air résigné :

— Que voulez-vous ? ce sont de ces malheurs contre lesquels on ne peut rien, et qu’il faut supporter avec courage ; il n’y a de vraiment à plaindre que la pauvre mère ; mais le ciel l’épargnera peut-être, il ne saurait mieux placer un miracle.

Pendant que le président parlait ainsi, Mélanie apprenait au docteur que c’était M. de Lorency devant lequel il venait de prononcer si franchement la condamnation du petit Léon. Le docteur, habitué à lancer ses arrêts sans plus de ménagements, ne tenta pas même d’adoucir l’effet de celui-ci ; mais il se confondit en excuses sur ce qu’il n’avait point encore salué M. de Lorency et l’accabla de politesses. Bientôt après, il sortit en promettant à M. de Montvilliers de se charger de sa commission près du baron Godeau.

— Je ne savais comment divertir notre ami Ferdinand, dit le président, et j’ai imaginé de lui donner à dîner avec notre joyeux sous-préfet : c’est un petit proverbe vivant qui ne manque pas de comique. D’ailleurs, je suis bien aise de me faire honneur de vous devant lui, un écuyer de l’empereur ! Vraiment, voilà de quoi me mettre en odeur de sainteté impériale près de mon surveillant pendant une année entière ! Allons, ma chère Mélanie, ajouta-t-il, je recommande à vos soins nos aimables hôtes ; je vous préviens que j’ai invité aussi quelques-uns de nos voisins hier à la comédie, et que je veux leur donner un bon dîner.

C’était offrir à Mélanie l’occasion de faire valoir toutes ses facultés, et l’ordre de préparer le siége d’une ville n’aurait pas mieux stimulé le zèle d’un général d’armée ; elle fit rassembler son conseil domestique et le grand intérêt du dîner et des arrangements de la journée fut discuté et décidé dans un ordre parfait.

En sortant de chez le président, Geneviève était allée, selon sa coutume, porter le petit Léon à sa mère, et lui dire, à peu près le contraire de ce qu’avait déclaré le docteur, sans oublier les compliments que M. de Lorency lui avait adressés sur sa bonne mine, et sans manquer à féliciter Ermance sur le bonheur d’avoir un si bel homme pour mari.

— Il vous a vue ? dit Ermance en n’osant lui en demander davantage.

— Sans doute, madame ; il est venu comme nous étions chez M. le président avec le médecin, il a trouvé mon enfant superbe. Ah ! dame ! c’est que je l’avais joliment attifé aussi… Il a dit qu’il ressemblait à madame, je crois… je n’en répondrais pas, pourtant ; mais c’est quelqu’un qui l’a dit tout de même. Mademoiselle Augustine m’avait bien prévenue que monsieur était un charmant cavalier, mais je ne me le figurais pas encore si bien que ça. Il ne faut pas s’étonner si cet enfant est si joli, et vous, madame, qui êtes si belle femme ! Allez, je suis sûre que vous aurez bientôt, comme moi, une troupe de marmots plus mignons, plus gentils les uns que les autres.

Toutes ces phrases de nourrice, qui amusent ordinairement les mères, rendaient Ermance triste et confuse : elle les interrompit en quittant son enfant pour aller rejoindre, chez son oncle, Adhémar et Ferdinand. L’abattement de ses traits ne frappa point M. de Montvilliers ; il s’attendait à ce qu’elle éprouverait le jour où Adhémar verrait Léon, et il s’étudia à parler des différentes visites qu’il avait reçues le matin, sans omettre celle de la nourrice, de manière à la rassurer sur cette entrevue.

Ermance, voyant comment Adhémar interprétait ses larmes, avait cherché à en effacer les traces et à donner à toute sa personne un air d’élégance que les femmes préoccupées d’une idée triste ont rarement : une jolie capote de mousseline doublée de bleu de ciel encadrait son visage, ombragé par de longues boucles de cheveux ; une robe d’une blancheur éblouissante, à peine fixée sur sa taille par une ceinture dont les rubans flottaient au gré de ses mouvements gracieux, laissait voir à quel point les baleines d’un corset lui étaient inutiles ; ses pieds, que dessinait un simple brodequin de prunelle, paraissaient encore plus petits que de coutume ; un châle de mousseline de l’Inde complétait le charme de ce négligé, vraie parure de campagne. Enfin, Ermance était si jolie et désirait tant le paraître, que Ferdinand ne put s’empêcher de lui dire qu’il ne l’avait jamais vue plus à son avantage.

— Savez-vous bien ajouta-t-il, que vous commencez à donner beaucoup d’humeur à nos femmes à la mode ? Elles se plaignaient hier, avec de faux airs d’humilité, de la manière dont vous fixiez les regards de leurs adorateurs, si vous continuez à les désespérer ainsi, attendez-vous à leur colère.

— J’en ai déjà ressenti l’effet, dit Ermance en regardant Adhémar, et pourtant le ciel sait si j’en suis digne ! mais ce sont de malins flatteurs tels que vous, ajouta-t-elle, qui nous attirent cet injuste courroux. Vous avez tant de plaisir à exciter l’envie des femmes entre elles, leur rivalité d’amour-propre a si bien la couleur d’une jalousie amoureuse, que vous cherchez tous les moyens de l’augmenter, soit par des éloges exagérés, des comparaisons blessantes, ou, ce qui est pis encore, par la confidence de succès imaginaires et de sentiments que nous n’inspirons pas. Découvrez-vous l’intérêt qu’une femme prend à quelqu’un, vous ne manquez jamais de lui dire qu’il est passionné pour une autre, et la conversation la plus insignifiante suffit pour vous servir de preuves ; ainsi vous créez des haines qui ne tournent même pas à votre profit.

— Et des amours auxquels on n’aurait peut-être jamais pensé, ajouta Adhémar.

— Je te conseille de me prêcher aussi, dit Ferdinand, toi que j’entendais hier soir immoler sans pitié tout ce qui se trouvait là de jolies femmes au plaisir de faire sourire une belle Polonaise. Va, nous sommes tous les mêmes, et madame a raison ; nous voulons tous produire de l’effet : à défaut d’émotion tendre, nous visons aux agitations de la vanité ; le dépit remplace le trouble ; et quand nous avons fait rougir et pâlir une femme en lui parlant d’une autre, nous la croyons prête à nous adorer : j’ai la bonne foi d’en convenir ; voilà ma seule supériorité.

— De mon temps, dit M. de Montvilliers, on n’employait pas tant de finesse ; la société était divisée en deux classes, celle des femmes coquettes et sages, et celle des femmes galantes et prudes. On savait comment agir et à qui l’on avait affaire : on faisait sa cour aux premières et l’on brusquait les autres. Les arrangements étaient connus, et par cela même assez respectés. La naïveté, la constance de ces sortes de liaisons déconcertaient la calomnie ; chacun portait le poids de sa réputation sans craindre de la voir flétrir ou surcharger par une histoire inventée à plaisir. Enfin, il y avait tant d’indulgence pour les mauvaises mœurs, qu’on laissait en repos ceux qui préféraient la vie honnête, et je ne sois pas trop si cette corruption franche n’est pas moins funeste au bonheur des ménages que les demi-soins qu’on prend aujourd’hui de cacher ses intrigues.

— Comment voulez-vous qu’on fasse sous la domination de notre démon guerrier ? reprit M. de Maizières ; à peine laisse-t-il à ces pauvres officiers le temps de faire une déclaration d’amour ! Ils n’ont pas plutôt obtenu une jolie femme qu’il leur faut la quitter pour aller se battre au bout de l’Europe : cela ne fait pas de longs attachements, et l’on ne peut pas en vouloir aux personnes que ces éclairs d’amour ont un moment éblouies d’en perdre aussitôt le souvenir.

— Tous ces torts sont ceux des maris, répliqua le président ; s’ils ne commençaient pas par délaisser leurs femmes, par les humilier en leur en préférant souvent de moins aimables, ils ne leur donneraient pas, l’idée de se venger.

En ce moment Adhémar lança un regard de mépris sur Ermance, qui la fit rougir ; elle devina que cette réflexion du président semblait une preuve de la confidence qu’elle avait dû lui faire, et des excuses qu’elle espérait trouver dans la conduite de son mari. Le chagrin de ne pouvoir détruire cette impression dans l’esprit d’Adhémar mit le comble à son trouble.

Elle passa le reste de cette journée à chercher l’occasion de lui dire un mot qui dissipât ce soupçon ; mais, chaque fois qu’elle s’approchait de lui, une émotion invincible s’emparait d’elle, et, dans la crainte de voir son tremblement démentir ses assurances, elle n’osait parler. Cependant son courage lui revint lorsqu’à dîner le président raconta la rencontre qu’il avait faite la veille du fils de son ancienne amie et le plaisir qu’il se promettait à le recevoir.

— C’est, ajouta-t-il, un jeune homme distingué et que vous connaissez tous. J’aurais dû le reconnaître à sa ressemblance avec la baronne de Kardweld, mais ce nom de Sh… m’avait dérouté. Il est, dit-on, attaché à l’ambassade de Vienne.

— Quoi ! c’est du comte Albert que vous parlez ! s’écria M. Godeau ; je ne connais que lui. Il vient sans cesse chez sa tante, qui demeure la moitié de l’année dans sa terre, à deux lieues d’ici. C’est un diplomate charmant, un peu fier, mais d’une politesse extrême. Vous serez ravi de sa conversation ; pas le moindre accent germanique : au reste, vous en jugerez bientôt ; car je l’ai vu ce matin chez sa tante, la comtesse de Volfberg, et il me semble lui avoir entendu dire qu’il aurait l’honneur de vous faire une visite ce soir. Ah ! vous aurez souvent le plaisir de le voir, car il passe chez sa tante tout le temps dont le prince de Shwar… le laisse disposer. À propos de ce prince, il n’est bruit à Paris que de la fête qu’il va donner à notre jeune impératrice ; on dit qu’il prétend l’emporter sur tout ce qu’on a imaginé jusqu’à présent. On travaille depuis quinze jours à construire une salle de bal à la suite de ses appartements et un théâtre dans le jardin. L’Opéra y exécutera un ballet de circonstance, des madrigaux en pirouettes ; ce sera un spectacle magnifique.

— Vous me donnez l’envie de le voir, dit Ermance, et si mon oncle n’a pas besoin de moi, j’irai dès demain à Paris pour me préparer à paraître dignement à cette fête. Savez-vous quel jour elle doit avoir lieu ? demanda-t-elle en s’adressant à M. de Lorency, pour mieux s’assurer qu’il l’avait entendue.

— Je crois qu’elle a été fixée par l’empereur au 1er  de juillet, répondit-il, n’ayant pas l’air de comprendre le motif qui déterminait Ermance à quitter si vite le château de Montvilliers, et vous avez encore le temps de rester ici quelques jours ?

— Non, répondit Ermance ; je profiterai de cette occasion pour voir madame de Cernan et quelques-unes de mes amies.

La jalousie d’Adhémar s’apaisa un moment en voyant le soin qu’Ermance prenait de fuir le comte Albert ; mais son orgueil s’irrita de ce qu’il regardait comme un sacrifice fait à sa souffrance ; et ce misérable sentiment, ce tyran des âmes fières, qui réprime tous les mouvements naturels, les aveux de tendresse ou de reconnaissance, porta M. de Lorency à l’affectation d’une bienveillance extrême pour le comte Albert. Il l’accueillit de manière à lui laisser croire que sa visite, loin de l’inquiéter, lui était fort agréable, et il s’appliqua à lui faire les honneurs de la maison du président avec une grâce toute particulière. Il est vrai qu’Ermance, ne sachant comment dissimuler son embarras et l’étonnement que la conduite d’Adhémar lui causait, gardait le silence et paraissait bien différente de ce qu’elle était d’ordinaire pour les gens que recevait son oncle. Une contrainte si visible aurait eu quelque chose de bien flatteur pour le comte Albert, s’il avait ressemblé à la plupart des hommes ; mais sa modestie ne lui permettait pas de s’abuser sur le trouble d’Ermance. Il y a un instinct de cœur chez les gens qui aiment véritablement qui leur fait reconnaître dans un autre la même émotion qu’ils éprouvent ; ils sont comme les personnes accoutumées à porter de beaux diamants, qui, sans être lapidaires, ne sont jamais trompées par l’éclat des pierres fausses.

Adhémar s’empara si bien du comte Albert qu’il eut à peine le temps d’adresser quelques mots à madame de Lorency. Il avait mis la conversation sur les personnes que tous deux connaissaient à Vienne, et M. de Maizières, ne pouvant s’en mêler, vint se réfugier près d’Ermance, et se plaindre de la manière dont Adhémar accaparait le nouveau venu.

— C’est un procédé fort adroit, dit-il, et que je conseillerai à tous les maris de ma connaissance. Au fait, de quel droit se plaindrait l’homme séduisant qui vient voir sa femme ? Ne le reçoit-il pas à merveille ? Ah ! vraiment ce moyen-là est bien supérieur aux airs de mauvaise humeur des jaloux vulgaires. J’en ferai compliment à Adhémar comme d’une découverte importante.

— Si vous avez quelque amitié pour moi, vous ne lui ferez aucune plaisanterie à ce sujet.

— Ah ! ah ! vous avez peur ! dit en riant M. de Maizières.

— Eh bien, oui, j’ai peur de tout ce qui peut le contrarier.

— Et c’est avec cette douceur-là que vous le perdez, et qu’il croit pouvoir se faire adorer impunément. Pourquoi ne lui avez-vous pas fait une bonne scène hier à propos de sa princesse polonaise ? Tout le monde vous aurait approuvée. Pourquoi ne pas le faire enrager aujourd’hui par quelques frais de coquetterie pour ce beau diplomate ? Il en vaut bien la peine ; mais vous n’avez pas l’ombre de courage. Chacun s’accorde à vous trouver la plus jolie femme de Paris : à quoi cela vous sert-il ? pas même à inquiéter un mari infidèle ! cela fait pitié !

— Ce n’est donc plus la duchesse d’Alvano qu’il préfère ? dit Ermance d’une voix émue.

— Non, tout est fini entre eux, et c’est maintenant sur la princesse Ranieska qu’elle fait tomber sa colère ; c’est votre faute aussi. Ah ! si vous vouliez suivre mes conseils !…

— Hélas ! oui, c’est ma faute ! pensa Ermance. Et le souvenir de la beauté, des grâces de la princesse Ranieska vint ajouter un nouveau tourment à tous ceux qui l’accablaient. L’amour d’Adhémar pour Euphrasie avait devancé son mariage ; elle s’était flattée justement de l’avoir fait oublier, mais celui qui occupait le cœur d’Adhémar aujourd’hui lui enlevait tout espoir. Sans ses scrupules, sa trompeuse froideur, cet amour ne serait pas né sans doute ; il était son ouvrage, et l’on souffre tant du malheur qu’on pouvait éviter !


XXXI


Pendant les deux jours que madame de Lorency resta encore à Montvilliers, elle eut à souffrir d’une de ces scènes domestiques dont on ne parle jamais et qui composent peut-être à elles seules la plus forte part des ennuis de la vie. Mademoiselle Augustine, que son rang dans la maison rendait fort orgueilleuse, se prit tout à coup de jalousie pour la nourrice du petit Léon. Dans son humeur de voir prodiguer tant de soins et traiter avec tant d’égards une simple paysanne, elle se laissa aller à lui reprocher ce qu’elle appelait ses airs de maîtresse et les préférences qu’on lui accordait sur elle, avec tant d’amertume que la nourrice y répondit par des injures, et se mit à pleurer, argument irrésistible de toutes les nourrices pour se faire raison. Les choses en vinrent au point qu’elle déclara ne pouvoir plus rester dans la maison où elle était exposée à chaque instant au mauvais procédé d’une femme de chambre, et à des crises de colère qui faisaient tourner son lait. Dans cette cruelle alternative, madame de Lorency ne pouvait hésiter. Après avoir tenté tous les moyens de conciliation, l’intérêt de son enfant l’emporta, et, malgré le danger de se faire pour ennemie une personne que sa place auprès d’elle avait pu rendre, sinon confidente, au moins possesseur de son secret, madame de Lorency donna son congé à mademoiselle Augustine, qui eut le dépit de se voir remplacée par la femme de chambre qu’elle avait sous ses ordres.

Cet événement, si commun dans les maisons où règne une nourrice, devint une source d’inquiétude pour madame de Lorency, car elle ne pouvait se dissimuler qu’à travers ses flatteries et le zèle d’un service adroit et ponctuel, mademoiselle Augustine laissait percer, un fond d’envie médisante que la moindre mortification devait tourner en méchanceté. La générosité d’Ermance et cette indulgence prudente que toute femme coupable, a toujours pour les accès d’humeur du domestique dont elle redoute l’indiscrétion, rendaient la place de mademoiselle Augustine très-douce et très-lucrative : aussi fut-elle désolée de la perdre, et, comme le désespoir est toujours actif chez les envieux, elle ne pensa plus qu’à chercher un moyen de se venger de la nourrice qui l’avait fait renvoyer, quitte à envelopper aussi sa maîtresse dans la même vengeance.

Ermance s’était vue forcée de confier à son oncle la scène que lui avait faite Adhémar à propos du comte Albert, et s’en était rapportée à sa prudence pour ne pas encourager les visites du fils de son ancienne amie, sans pourtant lui laisser soupçonner l’espèce de crainte qu’il inspirait. Le président approuva la détermination qu’elle prenait de se rapprocher d’Adhémar pour lui ôter toute inquiétude sur le séjour du comte Albert dans les environs de Montvilliers, et lui recommanda de nouveau, en la voyant partir pour Paris, de rester fidèle à son secret

En arrivant, elle eut le plaisir d’être reçue par son père ; il revenait d’Espagne avec le regret de n’avoir pu y terminer les affaires qui l’y avaient conduit ; mais dans ce malheureux pays, livré au désordre, à la guerre, il n’était pas possible d’y faire valoir les droits d’un créancier. M. Brenneval, fort lié avec un ministre en crédit, crut devoir lui faire part de ce qui l’avait frappé dans l’administration, et lui dévoiler les mesures vexatoires dont on affligeait les provinces qui nous étaient soumises au-delà des Pyrénées. Convaincu de la nécessité d’y mettre ordre, il lui soumit le projet qu’il avait de demander une audience pour instruire lui-même l’empereur de plusieurs faits importans qu’on lui laissait ignorer et qui augmentaient l’animosité des Espagnols contre les Français. Mais le ministre le détourna de ce dessein, en lui affirmant que l’empereur savait mieux que personne les inconvéniens, les malheurs attachés à cette guerre injuste, et que prétendre l’éclairer à ce sujet c’était lui déplaire sans le servir. Il est vrai qu’enivré d’amour, de plaisirs et de gloire, Napoléon ne pensait alors qu’à jouir d’une élévation qui dépassait ses rêves ambitieux.

Le jour de la fête préparée pour l’impératrice chez l’ambassadeur d’Autriche était arrivé, et, malgré la chaleur de la saison, aucune des personnes invitées ne se dispensa d’y venir. La plupart ne purent jouir du spectacle d’un ballet représenté au milieu du jardin par les premiers sujets de l’Opéra, tant la foule était grande et tant le désir d’être bien placé dans la salle de bal engageait à s’y rendre pendant qu’on pouvait encore y arriver.

Le comte Albert, à la tête de tous les jeunes gens attachés à l’ambassade, faisait ainsi qu’eux les honneurs de la fête, tandis que le prince Shwartzemberg et sa famille étaient occupés à recevoir l’impératrice. Debout, près de la porte du premier salon, le comte Albert guettait l’arrivée de madame de Lorency ; dès qu’elle parut, accompagnée de la comtesse Donavel, il s’empressa de lui offrir la main pour la conduire dans la salle de bal aux places réservées près de celles qui avoisinaient le trône. Il n’y avait pas moyen de se refuser à une politesse qu’elle devait partager avec toutes les femmes que le comte Albert était chargé de placer le mieux possible ; mais pendant le trajet, qu’il fallut faire en lui donnant le bras, Ermance était tremblante, et lorsqu’elle traversa ainsi la galerie où se trouvait la suite le l’empereur, elle se sentit rougir en apercevant Adhémar.

Parvenue à la salle de bal, elle conjure le comte Albert de ne pas lui donner les moments que réclame son devoir de maître des cérémonies ; mais il a peine à s’arracher d’auprès d’elle, et ne cède enfin qu’à un ordre trop impérieux pour n’être pas un peu flatteur. Ainsi la jalousie du mari le plus aimé vaut toujours quelque chose au rival qu’il fait craindre.



XXXII


Bientôt la salle se remplit de tout ce qu’il y avait alors de plus brillant, de plus illustre en France. Les reines d’Espagne, de Hollande, de Naples, de Westphalie, la vice-reine d’Italie, la grande duchesse de Bade, la belle princesse Borghèse, entourent l’impératrice Marie-Louise. Jamais tant de jolies femmes couronnées n’ont composé la cour d’une grande souveraine ; et quand on pense que chacune de ces princesses avait elle-même une cour, où l’on remarquait mesdames de Bar…, de Vill…, de Math…, madame Moll…, la belle comtesse L. de Gir… et la comtesse de La Bor…, dont la beauté héréditaire s’est léguée, sans s’appauvrir, à ses charmantes filles ; quand on ajoute à ce tableau, déjà si riche de couleur, tout ce que le luxe a jamais produit de plus brillant, on se fera l’idée de l’éclat qui frappait tous les yeux à cet aspect éblouissant.

L’empereur en paraissait ravi et Marie-Louise retrouvait des souvenirs de patrie en causant avec la princesse de Shwartzemberg et son aimable belle-sœur, dont la jeune fille est là parée de toutes les grâces de son âge et de cette joie enfantine qui semble le présage d’un avenir heureux. Combien cette excellente mère est fière des compliments que l’empereur lui adresse sur la charmante famille qu’elle est au moment d’augmenter, sur cette fille dont les plus grand seigneurs de l’Allemagne vont bientôt se disputer la main ! Que de rêves de bonheur elle fait en la voyant danser à côté de la fille de son souverain, protégée par tout ce qu’il y a de plus puissant en Europe et admirée de tous ! Elle se voit en idée, changeant la branche de lilas qui noue les cheveux blonds de son enfant en couronne virginale, et le bouquet que retient sa ceinture en rameau de fleurs d’oranger ; elle la pare d’un voile de mariée, et la suit à l’autel, où la conduit l’époux choisi par elle. Son cœur bat, ses yeux s’humectent de douces larmes à la seule pensée du bonheur dont elle se croit déjà témoin… et la mort… l’implacable mort est là qui plane sur sa tête et se rit des espérances, des illusions de cette tendre mère !

Sous ces voûtes dorées, ces guirlandes de fleurs, ces lustres resplendissants, au milieu de femmes éblouissantes, il fallait un éclat extraordinaire pour se faire remarquer, ou bien une de ces beautés dont la fraîcheur et la grâce l’emportent sur toutes les pompes de la parure et sur toute la recherche de l’art. Ermance avait trouvé de bon goût de ne point rivaliser ce jour-là de magnificence avec des princesses qu’elle n’aurait pu atteindre ; et sa robe, garnie en fleurs des champs, sa coiffure, où les épis de la saison remplaçaient ceux que les joailliers imitent en diamants, enfin l’ensemble de sa mise si élégante et si simple au milieu de tant de femmes surchargées d’or et de pierreries la distinguait plus que ne l’aurait fait une riche parure.

Cependant c’était à la réunion de tous les écrains de sa famille que la princesse Ranieska devait les regards qui se portaient de son côté, il est vrai que les princesses seules pouvaient lutter contre les rayons colorés de ses opales, de ses éméraudes, de ses rubis entourés de diamants qui brillaient sur son cou, et formaient, pour ainsi dire, autour de sa tête une guirlande de roses pétrifiées. Sa robe, sa ceinture, n’étaient pas moins éclatantes : aussi chacun se demandait si on l’avait vue, et on envoyait les nouveaux venus l’admirer comme on les aurait envoyés à Golconde.

En fait d’admiration, l’on n’est pas difficile, et, sans se demander si celle qu’elle inspirait n’était pas due à sa richesse plutôt qu’à sa beauté, la princesse Ranieska jouissait avec orgueil de l’effet qu’elle produisait, et le faisait remarquer à M. de Lorency, en exagérant l’embarras qu’elle en éprouvait.

— Passons d’un autre côté, disait-elle, je déteste à me sentir ainsi l’objet de l’attention ; et c’était toujours au moment où, la curiosité satisfaite, cette attention cessait, qu’elle allait tenter de l’exciter ailleurs.

Si Ermance avait pu s’abuser sur la liaison qui existait entre Adhémar et la princesse, les regards jaloux de la duchesse d’Alvano l’en auraient convaincue. Livrée à toutes les tortures d’un amour-propre blessé, et sans égard pour ce même amour-propre dont chacune de ses paroles trahissait l’humiliation, elle critiquait avec amertume le visage, la parure de la princesse Ranieska, prétendant qu’elle ressemblait à ces vierges qu’on voit dans les chapelles d’Italie, dont la tête et les bras en cire ont peine à soutenir la quantité de bijoux de toutes les couleurs dont on les surcharge. À cette comparaison, elle ajoutait d’autres moqueries dont elle seule riait ; car pour sourire des saillies d’une gaieté maligne, on a besoin de la croire désintéressée, sinon elle prend le caractère d’une vengeance dont on craint de se rendre complice : aussi les plaisanteries de madame d’Alvano sur la princesse Ranieska venaient mourir à Ermance, qui avait trop d’esprit et de fierté pour les répéter.

Après avoir épuisé ce moyen d’exhaler sa colère jalouse, Euphrasie se rapprocha de madame de Lorency, et lui témoigna tant d’intérêt, de pitié même, qu’elle ne put se tromper sur le motif d’une commisération si indiscrète. Cependant elle feignit de ne la pas comprendre. Alors la duchesse d’Alvano, cédant au besoin qu’elle avait de médire d’Adhémar et parlant au nom d’une amitié révoltée, fit entendre clairement à Ermance qu’on était généralement indigné de l’affectation que M. de Lorency mettait dans les soins qu’il rendait à la princesse Ranieska.

— Je ne vous en parlerais pas, ajouta-t-elle, car je n’ignore pas ce que cette conversation a de pénible pour vous, si je ne savais, à n’en pas douter, que l’empereur à trouvé fort étrange qu’Adhémar se fit accompagner par elle tout le temps du voyage de Leurs Majestés, et j’ai cru devoir vous prévenir du mauvais effet qu’a produit cette inconvenance, afin de l’engager à mettre plus de prudence dans son amour pour sa poupée polonaise.

— Vous savez, madame, reprit Ermance d’un ton digne, que je ne me mêle point de contrarier les goûts de M. de Lorency. Ce n’est pas que je ne souffre infiniment des préférences qu’il ne se donne pas la peine de me cacher : mais que faire contre le malheur de n’être pas aimée… contre l’abandon ? On ne peut qu’attendre et se taire, ajouta-t-elle en craignant de laisser pénétrer sa pensée.

— Vous méritiez mieux, reprit la duchesse d’Alvano en serrant la main d’Ermance, pendant que celle-ci détournait les yeux pour cacher les larmes prêtes à s’en échapper.

Au même instant un grand personnage vint inviter madame de Lorency pour l’anglaise, et demandée par l’impératrice, afin de donner à un grand nombre de personnes l’honneur de danser avec elle. On était accouru de tous les autres salons pour la voir : elle venait de descendre la colonne, lorsqu’une jeune personne qui était à côté de la nièce du prince de Schwartzemberg et fort près de l’empereur, s’écria avec effroi : « Le feu !…, le feu est là » et elle montrait une guirlande de fleurs artificielles qu’une bougie inclinée venait d’embraser à l’entrée de la galerie.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit l’empereur en retenant le bras de mademoiselle *** ; ne vous effrayez pas.

En disant cela il regardait MM. P… et de G…, et plusieurs autres personnes qui cherchaient à décrocher la guirlande et à se rendre maîtres du feu. Mais le courant d’air avait déjà porté la flamme du côté de la salle avec une telle rapidité que, malgré tous leurs efforts, elle gagna en une seconde toutes les guirlandes suspendues aux colonnes de bois qui soutenaient le plafond. Alors, perdant tout espoir d’arrêter l’incendie, la foule se précipita vers les deux seules issues que l’on avait pour s’enfuir de ce gouffre enflammé. Une petite porte réservée pour le service de l’empereur, près de l’estrade, protégea sa sortie et celle des princesses ; mais rien ne saurait peindre la terreur des malheureux que trop de confiance dans le secours des pompiers, peut-être aussi dans la présence de l’empereur, avait empêchées de s’élancer dans le jardin quand on le pouvait encore. Enchaînés sous cette voûte dont la charpente commence à s’ébranler, ils entendent craquer les marches du perron ; elles s’enfoncent bientôt sons les pieds des élus qui ont pu y parvenir ; alors chacun cherche à sauver ce qu’il aime le mieux. Là plus de devoir, plus de secret, l’amant arrache sa maîtresse au bras de son vieux père trop faible pour braver la foule ou l’incendie, l’egoïste repousse la femme qui s’attache à lui pour l’aider à sortir du passage où on l’étouffe ; la mère appelle à grands cris sa fille et va la chercher jusqu’au milieu des flammes.

Abandonnée par son illustre danseur, par le prince Eu…, dont la femme prête d’accoucher réclame avant tout sa protection, Ermance voit les issues assiégées et frémit de l’impossibilité où elle est de les franchir sans le secours d’un autre. Le sentiment du danger, la terreur d’une mort affreuse s’empare de ses sens ; elle considère d’un œil hagard les progrès de l’incendie : déjà des lustres, dont les cordes de métal se sont fondues à la chaleur des poutres enflammées, sont tombés à ses pieds ; les éclats des glaces qui se brisent de toutes parts viennent frapper sa tête ; la lueur s’augmente, la voûte se déchire, s’embrase, elle est prête à s’effondrer. Les portes sont dégagées ; Ermance pourrait fuir, mais elle n’en a plus la force ; l’horreur d’une telle mort l’a frappée de stupeur, ses genoux fléchissent… elle est évanouie… Une femme éplorée lui demande sa fille, elle ne l’entend pas. En cet instant, un homme franchit une des fenêtres embrasées, s’élance vers Ermance, l’enlève dans ses bras, la serre contre son sein pour étouffer la flamme qui consume déjà sa chevelure, et, traversant la foule qu’il force à lui livrer passage, il va déposer Ermance dans la maison de madame R… de St.-J. d’A…, devenue l’asile protecteur de toutes les victimes de cette fête déplorable.



XXXIII


Après avoir accompagné l’impératrice jusqu’à l’entrée des Champs-Elysées, l’empereur revint chez le prince de Schwartzemberg, devinant trop les malheurs qu’un tel accident devait amener, et voulant animer le zèle des pompiers par sa présence ; mais par l’effet d’une imprévoyance sans exemple, ils n’avaient pas même d’eau dans leurs pompes, et il s’était passé plus d’une demi-heure avant qu’ils fussent en état d’agir ; les secours les plus prompts avaient été donnés par la plupart des jeunes gens qui se trouvaient au bal ; c’est à eux que l’ambassadeur de Russie avait dû de ne pas périr sous les degrés enfoncés par la foule et déjà atteints par les flammes ; leur courageux dévouement avait déjà sauvé plusieurs personnes ; mais, malgré leur audace à pénétrer là où le feu durait encore, ils ne purent trouver la belle-sœur du prince de Schwartzemberg, cette heureuse mère, qui rêvait une heure avant le bonheur de sa fille ; hélas ! cette fille chérie devait lui coûter la vie. Sortie de la salle de bal avant que le feu y prît, la princesse de Schwartzemberg y était rentrée pour chercher sa fille : à peine était-elle sous cette voûte enflammée que la charpente s’écroula, et ce ne fut que longtemps après qu’on la retrouva à moitié consumée sous les débris fumants.

La pauvre mère s’était trompée en ayant cru reconnaître la voix de sa fille dans les cris déchirants qui partaient de la salle embrasée ; sa fille vivait. Transportée chez sa tante, on lui prodiguait tous les soins que son état exigeait, car elle avait plusieurs brûlures graves. C’était un spectacle déchirant que de la voir s’étonner de souffrir sans avoir là sa mère ; elle la demandait à tous ceux qui l’entouraient avec une anxiété qui tenait du présage ; et sans l’ingénieuse bonté de la comtesse R…, qui imagina de lui faire croire que la princesse de Schwartzemberg étant elle-même blessée et retenue dans son lit, elle ne pourrait pas la voir de quelques jours, la pauvre enfant aurait succombé à la fièvre qui la dévorait ; son désespoir l’eût rendue incurable.

Quel triste spectacle offrit alors la maison du comte Reguault de Saint-Jean-d’Angely où l’on avait déposé les malheureux blessés que leur état de souffrance et la nécessité de voler au secours d’autres victimes du feu ne permettaient pas de transporter plus loin ! Quels soins touchants leur prodiguait la comtesse Regnault ! À peine échappée elle-même au malheur commun, et tremblante encore du danger qu’elle et sa famille avaient couru, avec qu’elle active bonté elle animait le zèle de tous ses gens pour multiplier les secours ! Déjà l’un d’eux était parti à la recherche du docteur B… ; les autres avaient réclamé à la hâte les soins de tous les médecins et chirurgiens du quartier. Rien n’était plus attendrissant que de voir la comtesse R…, cette belle personne encore parée de sa robe de fête, aider sa jeune sœur à déchirer, à distribuer tout ce qu’elles croyaient pouvoir servir à panser tant d’effroyables plaies. Ah ! c’est dans de semblables moments que le cœur se révèle et qu’on peut deviner ce qu’une femme aura de courage et de dévouement si jamais l’exil et le malheur accablent ses amis !

Enfin le docteur B… arriva ; il aperçut madame de Lorency entourée de plusieurs femmes qui cherchaient en vain à la ranimer ; il fut à elle, et ses soins la rendirent bientôt à la vie. À peine commençait-elle à rouvrir les yeux que son père vint la prendre. On peut se figurer l’inquiétude de M. Brenneval, au retour de la campagne, en apprenant que le feu était chez l’ambassadeur d’Autriche, là où il savait que devait être sa fille : dans la plus vive anxiété, il se rend aussitôt à l’ambassade ; les gendarmes défendaient d’en approcher. Il demande aux domestiques des personnes qui accompagnaient l’empereur si l’un d’eux n’a point vu M. de Lorency, si l’on sait où est sa femme ; enfin il s’en trouve un qui a aidé à transporter une femme blessée chez la comtesse R… ; il croit avoir entendu dire que madame de Lorency venait aussi d’y être déposée et qu’on désespérait de sa vie. Qu’on juge de l’état où ces mots plongent M. Brenneval : il en est si cruellement frappé, que la vue de sa fille, les assurances du docteur B…, qui lui répète que le feu n’a atteint que la coiffure de madame de Lorency, ne peuvent parvenir à le calmer. Ce n’est que lorsque, ramenée chez elle, il l’entend raconter ce qu’elle a vu et ressenti de cet affreux désastre qu’il la croit sauvée. Elle-même a peine à se convaincre du miracle qui l’a arrachée à une mort inévitable ; elle n’a aucun souvenir du moment où elle a été secourue ; elle sait seulement, par les gens de la comtesse R…, qu’elle a été remise aux soins d’une femme de chambre qui se trouvait dans le vestibule, par un homme dont les vêtements à moitié brûlés et le visage noirci n’avaient pas permis de distinguer les traits, et qu’il était reparti aussitôt pour retourner au lieu de l’incendie.

Le bruit de cet affreux événement, qui avait failli coûter la vie à madame de Lorency, attira bientôt chez elle tous ses amis : on envoya demander de toutes parts de ses nouvelles, et madame de Cernan fut chargée par l’empereur de lui témoigner l’intérêt qu’il avait pris au danger qu’elle avait couru. On ne parlait que du zèle courageux des gens qui étaient restés pendant l’incendie, et l’on citait MM. de Ger…, Pir… de Col…, le comte Albert et M. de Lorency comme ceux qui avaient secouru le plus de victimes.

L’empereur ne s’était retiré qu’après avoir vu le feu complétement éteint. La douleur déchirante de la famille du prince de Schwartzemberg, l’affreux spectacle dont l’empereur avait été témoin lorsqu’on retrouva le corps de la belle-sœur du prince, et l’opération qu’on fit dans l’espoir de sauver au moins l’enfant qu’elle portait, enfin cet événement fatal, à l’occasion de ses noces, d’une fête dédiée à l’impératrice, le jetèrent dans une tristesse profonde. Ce désastre rappelait trop celui qui plongea tant de familles dans le deuil lors du mariage de Marie-Antoinette pour ne pas alarmer sa superstition ; il pressentit les rapprochements qu’on allait faire entre ces deux malheurs, et les présages qui en naîtraient. C’était le premier nuage qui voilait son étoile, et le moindre événement qui atteint un prestige le frappe toujours mortellement.

Adhémar ne rentra qu’à huit heures du matin, les mains brûlées en plusieurs endroits, et tellement fatigué qu’il fut obligé de se mettre au lit. Après avoir pris quelque repos, il se disposait à partir pour Saint-Cloud lorsque M. de Maizières vint lui dire que madame de Lorency le priait de passer chez elle avant de monter en voiture.

— Comment se fait-il que tu ne sois pas venu la voir depuis qu’elle a failli périr à cette horrible fête ? ajouta Ferdinand ; vraiment, tu la traites aussi avec trop de négligence.

— Je savais de ses nouvelles par le docteur B…, dit Adhémar, et je n’en étais pas inquiet. Serait-elle plus souffrante qu’il ne le croit ?

— Elle n’a point de brûlures graves, mais la terreur qu’elle a éprouvée lui a laissé un tremblement nerveux et une oppression si forte qu’elle peut à peine respirer ; elle parle vivement, et dit des mots sans suite qui prouvent que sa tête n’est pas encore remise de cette terrible secousse. Elle me demande, à moi, le nom de celui qui l’a sauvée, à moi qui ne suis revenu que ce matin du Raincy ; elle prétend que tu es grièvement blessé, qu’on veut en vain le lui cacher ; Enfin, viens lui rendre un peu de raison, sinon l’inquiétude pourrait achever de la lui faire perdre.

Sans répondre à M. de Maizières, Adhémar le suivit. Dès qu’Ermance l’aperçut, son visage se couvrit de douces larmes : la joie de le revoir après un si grand danger, la crainte d’en avoir été oubliée au milieu d’un tel péril, l’espérance vague d’avoir été sauvée par lui, enfin une foule de sentiments confus s’emparèrent de son âme et la portèrent à un attendrissement qu’elle ne put vaincre.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, Adhémar s’approcha d’elle et lui adressa quelques mots affectueux.

— Mais vous êtes blessé ? dit Ermance en voyant le taffetas noir qui recouvrait en partie les mains d’Adhémar.

— Ce n’est presque rien, répondit-il, et le docteur prétend qu’avec son baume il n’y paraîtra plus demain. C’est lui qui m’a rassuré sur vous, ajouta-t-il, lorsqu’il est venu rendre compte à l’empereur de l’état de plusieurs personnes grièvement blessées ; il m’a dit que vous…

— Étiez-vous dans la salle lorsque le feu y a pris ? demanda vivement Ermance, sans le laisser achever.

— Non, répondit Adhémar en rougissant ; j’étais dans le grand salon, près de la galerie, avec…

— La princesse Ranieska, interrompit madame de Cernan. Je vous ai vus passer tous deux au moment où je suivais l’impératrice, et déjà l’on ne pouvait plus rentrer dans la salle, tant les portes étaient obstruées par la foule. Il faut que votre libérateur ait attendu l’embrasement général, ajouta-t-elle en s’adressant à Ermance, pour avoir pu pénétrer jusqu’à vous, car je l’aurais bien défié d’y arriver pendant qu’on trépignait sur ce pauvre ambassadeur russe. Mais le bonheur de vous avoir sauvée n’est pas de ceux dont on garde le secret, et vous apprendrez bientôt, je pense, le nom de ce courageux chevalier. Savez-vous bien qu’un héros de roman ne s’y prendrait pas mieux pour tourner la tête de sa belle ? Se mettre dans le feu pour elle et lui cacher son nom, c’est on ne saurait plus délicat.

— Et plus adroit encore, dit Ferdinand ; car le plaisir d’être deviné est la suite obligée d’un semblable mystère. Il n’y a pas tant de personnes sur qui puisse flotter le soupçon d’un pareil dévouement pour être longtemps à chercher son nom, et l’on sait à quoi peut mener la reconnaissance.

— Raison de plus pour se faire connaître, dit madame de Cernan. D’ailleurs, un mystère de ce genre ne peut manquer d’être dévoilé. D’abord, je vais épier tous ceux qui viendront ici, et je finirai, tôt ou tard, par découvrir le héros anonyme.

— Il serait bien plus simple de vous demander son nom, dit en riant Ferdinand à Ermance ; mais je crois le connaître : Adhémar le sait probablement encore mieux que moi ; il aurait déjà dit son nom peut-être, sans le silence qu’un mari garde toujours sur les belles actions des adorateurs de sa femme.

En cet instant Ermance leva les yeux brusquement sur M. de Maizières, comme s’il venait tout à coup de faire naître une idée dans son esprit ; puis, les reportant sur Adhémar, elle vit sa physionomie prendre un air sombre, et ne douta plus qu’il ne soupçonnât le comte Albert de s’être dévoué pour elle. Peut-être ne se trompait-il point. Cette incertitude détruisait l’espérance que madame de Lorency avait conçue un moment, et elle retomba dans une tristesse profonde.

Adhémar sortit bientôt après, en laissant voir l’impatience que lui causaient les plaisanteries de Ferdinand sur l’héroïsme du comte Albert, et combien cette gaieté, à propos d’un désastre, lui était insupportable.

Les gens du monde tombent souvent dans le tort de n’avoir que le même ton, la même ironie, le même genre d’esprit, pour parler de ce qu’il y a de plus sérieux, de plus triste ou de plus comique. C’est toujours le besoin d’attiédir un sentiment, de déconcerter un intérêt, de déjouer un effet quelconque, qui dirige leur conversation : aussi ce partage, froidement spirituel, assez amusant dans l’habitude de la vie, devient-il insoutenable lorsqu’un événement grave captive le cœur et l’esprit de tout le monde. M. de Maizières était de ceux que le côté plaisant des choses empêchait de voir l’autre, et le piquant de son esprit n’en faisait pas toujours excuser la légèreté intempestive.

Ermance le supplia de ne point faire de conjectures sur la personne à qui elle devait de n’avoir point partagé le sort de la malheureuse princesse de Schwartzemberg et de ne pas l’exposer surtout à l’embarras d’en témoigner sa reconnaissance à quelqu’un qui n’aurait pas seulement pensé à elle. Cependant, revenue de son trouble et de l’inquiétude qu’elle avait eue pour Adhémar, elle consentit à recevoir tous ceux qui viendraient demander de ses nouvelles, espérant apprendre de l’une d’elles, et peut-être de lui-même, quel était son libérateur.

Mais chacun, occupé de soi, n’avait pas remarqué ce qui se passait d’étranger à lui : l’un se vantant d’avoir perdu la tête, racontait qu’il avait tiré son épée contre les flammes, en cherchant la femme qui l’intéressait ; l’autre prétendait être le sauveur d’une famille entière ; celui-ci levait les yeux au ciel en laissant entendre que sa maîtresse était dans le plus grand danger par suite de sa frayeur ou de ses brûlures ; celui-là se reprochait d’avoir trahi le secret de son amour pour madame… en la voyant prête à périr. Quant aux femmes, toutes avaient été sauvées par un être dévoué qu’elles avaient grand soin de désigner de façon à ne pouvoir le méconnaître. Aucun de ces récits personnels, de ces romans imaginés par l’amour-propre, n’apprit rien à Ermance sur ce qui l’intéressait.

Impatientés du silence que gardait le héros anonyme, ainsi nommé par madame de Cernan et M. de Maizières, ils complotèrent ensemble un moyen de l’obliger à se trahir. Un jeune aide de camp du prince de Neufchâtel fut choisi par eux pour les aider dans cette entreprise innocente ; il devait se laisser présenter par le colonel Castelmont et M. de Maizières comme le sauveur d’Ermance, quitte à rendre tous les témoignages de reconnaissance qu’il aurait surpris lorsqu’il se dépouillerait de son rôle de héros en faveur du véritable. C’était risquer de déplaire vivement à madame de Lorençy, mais l’étourderie de M. Jules de C… ne le laissait jamais réfléchir sur le danger d’une inconséquence amusante ; d’ailleurs c’était la tante de M. de Lorency qu’il rendait responsable de cette espièglerie. Le jour fut pris jour la présentation solennelle, et M. Jules de C…, qui avait souvent rencontré madame de Lorency et qui désirait beaucoup la connaître, saisit avec empressement cette occasion d’être reçu chez elle.



XXXIV


À Paris, l’événement le plus important n’occupe pas au delà de trois jours ; c’est la mesure classique de tous les drames qui s’y jouent : aussi les gens qui s’immolent à la vanité d’y produire de l’effet sont-ils toujours dupes. Un suicide, un désastre n’y vivent pas plus longtemps dans le souvenir public qu’une belle action ou un succès.

Excepté les familles que l’incendie du bal plongeait dans le deuil ou l’inquiétude, personne ne pensait plus à ce funeste événement, si ce n’est l’empereur, qui en resta frappé comme d’un avertissement du ciel, et madame de Lorency, que le mystère répandu sur la manière dont elle avait été sauvée préoccupait sans cesse.

Bien qu’on ne parlât plus guère de ce jour malheureux que pour raconter une foule de petits faits plaisants, d’aventures burlesques qui se mêlent ordinairement aux événements les plus tragiques, toutes les invitations de bals avaient été suspendues ; personne n’aurait voulu insulter à la douleur des victimes en donnant un concert, ou même en invitant du monde chez soi dans le dessein de s’amuser : car chez nous le respect des convenances tient lieu de sensibilité ; mais ce sacrifice fait, on tachait de s’en dédommager en se réunissant dans les maisons où l’on était sûr de trouver toujours des causeurs agréables. À cette époque, on comptait plusieurs asiles de ce genre, où l’on pouvait se mettre à l’abri du fracas du monde ou de l’ennui d’un boston de famille. L’habitude d’aller au spectacle ou à la cour ne nuisait en rien à ces réunions quotidiennes ; car les théâtres, ne donnant que deux pièces, étaient fermés à onze heures, et comme les habitués d’un spectacle en voient rarement la fin, la maitresse de maison qui aimait à recevoir, pouvait rentrer chez elle d’assez bonne heure pour y recommencer une soirée amusante. La mode de faire étouffer quatre cents personnes dans de petits salons n’étant pas encore adoptée, on recevait, les uns après les autres, les gens de sa connaissance, et l’on donnait aux amis d’élite le droit de venir tous les soirs causer des événements de la journée : cet usage favorisait les conversations intimes, les rapports d’esprit et d’amitié ; on y continuait l’entretien de la veille, et la discussion entamée sur un sujet littéraire fournissait à chacun les moyens d’instruire ou d’amuser, selon que son caractère était sérieux ou plaisant. Dans ces sortes de réunions, on se laissait aller sans contrainte à la nature de son humeur, certain d’être bien écouté et jugé avec indulgence par des amis dont les éloges ou les épigrammes étaient également bien accueillis. On ne pouvait tomber dans le tort de blesser en disputant, car on devait se revoir le lendemain, et cette obligation empêche souvent les querelles de trop s’animer ; enfin l’impossibilité de rien changer aux lois de la toute puissance qui régnait alors ne permettait pas les suppositions, les dissertations politiques qui forment aujourd’hui le fond de nos conversations ; la volonté de l’empereur régissant tous les intérêts à son gré, personne n’était captivé par ce désir rongeur d’abattre pour reconstruire à son profit, et si la dignité de l’homme y perdait, son esprit, dégagé des rêves d’une ambition financière, se montrait dans tout ce qu’il avait d’aimable. La victoire et les femmes y gagnaient ; on s’illustrait, on s’aimait, faute de mieux : aussi ce temps de gloire et d’esclavage sera-t-il, malgré tous les avantages de la liberté constitutionnelle, un éternel sujet de regret ou d’envie pour les générations présentes et futures.

M. de L… ancien ami de la famille de M. de Lorency, homme d’esprit, penseur ingénieux, auteur de plusieurs ouvrages de mérite, avait, comme tant d’autres, la manie de dédaigner le genre où il excellait, et de se croire passé maître dans celui où la nature lui avait refusé tout moyen de réussir. Avec un génie observateur et malin, par cela même froid et sec, M. de L… s’était imaginé qu’il était appelé à concevoir et à écrire la tragédie. En vain ses meilleurs amis avaient-ils voulu le détourner de cette idée, ils n’avaient fait que redoubler son envie de leur prouver qu’il pouvait devenir le Corneille de la tragédie moderne, et un long ouvrage en cinq actes et en vers était né de ce défi. Déjà M. de L… avait proposé plusieurs fois à madame de Lorency de la lui lire devant quelques personnes chez elle ; mais Adhémar, qui connaissait le danger d’une telle proposition, l’avait engagée à l’éluder. Ses occupations, les bals, les concerts de Paris, son séjour à la campagne, lui avaient servi jusqu’alors de prétexte pour ajourner cette lecture ; mais l’événement qui la retenait chez elle parut très-propice à M. de L… pour renouveler son offre, et madame de Lorency, craignant de le désobliger, fixa au surlendemain la lecture redoutée. C’était justement le jour choisi pour la présentation de M. Jules de C…, et Ferdinand rit de bon cœur en pensant à la grimace que ferait le jeune étourdi en tombant au beau milieu d’une tragédie lue par l’auteur lui-même.

Il faut l’avoir éprouvé, sinon l’on n’aura jamais l’idée du supplice de la maîtresse de maison que la confidence littéraire d’un ami oblige à le faire applaudir de force ou de gré par ses auditeurs. D’abord les rassembler n’est pas chose facile : depuis le succès de la comédie de Molière, où le bel-esprit est si gaiement bafoué, la peur de tomber dans les extases de Philaminte ou les critiques de Trissotin, engage la plupart des gens capables de soutenir une lecture à s’en dispenser, et la crainte plus vive encore de ne pouvoir surmonter le sommeil ou les bâillements causés par un ouvrage ennuyeux, éloigne le plus grand nombre de personnes en état d’en juger. Reste donc ce fond de public insignifiant attaché à toutes les maisons, dont la moitié se compose de femmes qui saisissent toujours avec empressement l’occasion de mettre une toque et d’être là où plusieurs autres doivent se trouver, et la seconde moitié, d’hommes qui ne savent quel emploi faire de leur soirée. Ce public, fort agréable à l’œil, car il est ordinairement paré, est aussi le plus difficile à captiver ; ses airs distraits, ses chuchotements, ses réflexions aventurées font d’abord le tourment de la pauvre maîtresse de la maison avant d’arriver à déconcerter l’auteur. À tout cela il faut joindre le dérangement occasionné par les auditeurs tardifs auxquels deux derniers actes de tragédie suffisent pour décider du mérite des premiers, et puis les rires étouffés de certaines jeunes femmes que le souvenir des lectures de pensionnat dispose toujours à l’ironie, et que la vue d’un auditeur qui s’endort plonge dans des accès de gaieté impossibles à calmer.

C’était en proie à ces petites tortures que madame de Lorency écoutait tant bien que mal la pièce de M. de L…, saisissant avec une bonté spirituelle les moindres passages qui prêtaient à l’éloge et cherchant à les faire valoir : mais cette bienveillance était faiblement imitée ; quelques fort bien, c’est écrit à merveille, quelques signes de tête approbatifs venaient lentement et l’un après l’autre ranimer l’auteur, que le froid glacial répandu par son œuvre sur l’auditoire commençait à gagner. Cependant l’ouvrage n’était pas sans mérite, et c’était là le pire ; un plus mauvais aurait moins ennuyé. Mais écouter cinq actes écrits sans faute et sans élégance, sur un sujet connu, dont toutes les situations prévues n’excitent pas une émotion, pas une critique, ni curiosité, ni crainte, enfin une de ces honnêtes tragédies dont l’époque qui a succédé à Voltaire offre tant de modèles, voilà une de ces corvées littéraires pour lesquelles on ne trouve plus de serfs aujourd’hui, et qui faisaient déjà bien des révoltés sous le régime impérial.

Madame de Lorency avait supplié M. du Maizières de ne pas venir à cette lecture, et il aurait bien désiré lui obéir, car il était connu pour l’homme le plus opposé à ce genre de plaisir ou d’ennui, mais il s’était engagé à aller prendre M. Jules de C…, à dix heures, chez le prince de Neufchatel, et il voulait tenir sa promesse.

— Je suis trop l’ami de M. de L…, avait-il dit, pour entendre un mot de sa pièce ; mais que vous importe, si je la loue de manière à vous contenter tous les deux : permettez-moi seulement de passer dans votre petit salon pendant que lui et son chef-d’œuvre occuperont celui-ci. Je montrerai vos jolis albums à mon ami, et la nous rédigerons ensemble le compliment sincère dont l’effet sera merveilleux, je vous l’affirme ; seulement, tachez de ne pas rire en l’écoutant.

— Et vous, tâchez de ne pas vous attirer quelques mots piquants, quelques traits malins de la part de M. de L…, car ses épigrammes valent mieux que ses tragédies, vous le savez, dit Ermance.

— Oui, mais je sais encore mieux qu’un auteur ne se fâche jamais quand on le loue, même de mauvaise foi, et je brave la menace. En effet, il exécuta son projet fidèlement. Lui et madame de Cernan, qui n’avait cessé de penser à autre chose qu’à sa pièce, furent les seuls dont M. de L… crut avoir été entendu avec attention et jugé sans flatterie.

Pendant la lecture, madame de Cernan, assise sur le même canapé qu’Ermance, avait trouvé le temps de lui dire tous bas qu’elle était priée de recevoir l’ami que M. de Maizières devait lui amener avec toute la bonne grâce dont elle était capable.

— Pourquoi faut-il que je le reçoive mieux qu’un autre ? demanda Ermance.

— Pourquoi ? vous le saurez, reprit madame de Cernan ; mais il serait mieux à vous de le deviner.

Ce peu de mots jeta le trouble dans l’esprit de madame de Lorency, et, quand elle vit entrer Ferdinand avec M. Jules de C…, elle éprouva une sorte de malaise, comme à la vue d’une personne qui devait lui apprendre quelque chose de désagréable.

Après la lecture, les habitués de la maison de madame de Lorency arrivèrent : ce n’était pas sans motif qu’ils venaient si tard ; mais tous témoignèrent à M. de L… de si vifs regrets de n’être pas arrivés assez tôt pour l’entendre, qu’il ne put s’empêcher de reprocher à madame de Lorency le tort qu’elle lui avait fait en ne les invitant pas à sa lecture. C’étaient, comme on le devine bien, les mêmes qui avaient résisté à toutes ses instances lorsqu’elle leur avait offert de donner à M. de L… cette preuve d’intérêt. Ermance resta stupéfaite en écoutant ces assurances mensongères, ces faussetés naïves tellement reçues dans le monde, qu’on ne se donne même pas la peine de les relever.

Dès qu’on put parler d’autre chose que de la pièce lue, et qu’en sachant à peine le titre, M. de Maizières se fut engagé à en faire accepter à Talma le rôle principal, il pensa que le moment était venu de jouer la petite scène de reconnaissance concertée avec madame de Cernan ; alors il présenta M. Jules de C… à Ermance, comme étant l’homme le plus heureux qu’il connût au monde, puisqu’il avait eu le bonheur de lui sauver la vie.

— Quoi ! c’est vous, monsieur, à qui je dois…

Ermance ne put continuer ; le regret de ne pouvoir placer sa reconnaissance au gré de son cœur l’oppressa, elle se sentit prête à pleurer, et elle fut obligée de s’asseoir, tant elle avait de peine à se soutenir. Pendant ce temps, Jules disait, du ton le plus singulièrement modeste, qu’elle ne lui devait aucun remercîment, que l’homme assez favorisé du ciel pour avoir eu l’occasion de se dévouer un moment pour elle, était assez récompensé en la voyant ; et plusieurs phrases de ce genre, où sa bonne foi se retranchait dans l’arrangement des mots, croyant, parla, se soustraire à la complicité d’un mensonge.

M. de Lorency, qui causait près de la cheminée, se retourna vivement pour voir celui qu’il entendait madame de Cernan désigner tout haut comme étant le libérateur d’Ermance. Il quitta involontairement l’homme auquel il parlait pour se rapprocher d’elle, et contempla d’un air sombre l’abattement qui se peignit tout à coup sur ses traits en apprenant que le héros anonyme n’était point le comte Albert. C’est ainsi qu’il interprétait les regrets d’Ermance. Ensuite, portant ses regards sur Ferdinand et son jeune ami, il sourit, et prêta une attention maligne à ce qu’ils disaient tous deux sur l’événement du bal. Il paraissait s’amuser surtout de la peine que prenait madame de Cernan de parcourir tous les salons pour signaler M. Jules de C… à la reconnaissance des amis de madame de Lorency ; puis, réfléchissant à ce qu’il était de son devoir de témoigner aussi la sienne, il adressa à M. de C… des remercîments si vifs, des questions si embarrassantes sur la manière dont il était parvenu à rentrer dans la salle embrasée, et sur le danger qu’il avait bravé pour arriver jusqu’à madame de Lorency, que le faux libérateur ne savait plus comment soutenir son rôle.

L’arrivée de M. Brenneval le sortit enfin d’une situation qui commençait à devenir trop difficile ; il arrivait de chez le duc de Ro…, où il était enfin parvenu à apprendre par qui sa fille, sa chère Ermance, lui avait été conservée. Des ouvriers qui la connaissaient pour l’avoir vue pendant qu’ils travaillaient dans sa maison l’avaient reconnue au moment où celui qui venait de l’arracher aux flammes la portait chez madame R…

— Eh bien, qui était-ce ? demanda avec vivacité madame de Cernan, oubliant ce qu’elle venait de dire cinq minutes avant.

— D’abord, reprit M. Brenneval, des gens de la maison du prince de Schwartzemberg ayant vu le comte Albert se précipiter dans la salle pour y chercher la pauvre sœur de l’ambassadeur (en cet instant Adhémar fixa ses yeux sur Ermance, mais elle ne leva point les siens et resta plongée dans sa triste rêverie), on supposa, continua M. Brenneval, que lui seul avait pu sauver Ermance ; mais plusieurs personnes l’ayant félicité ce soir chez le duc de R… d’un tel bonheur, voilà ce qu’il leur a répondu devant moi, à l’instant même où j’allais lui témoigner toute ma reconnaissance.

Ici on se rapprocha de M. Brenneval pour mieux l’entendre, ne doutant pas qu’il ne s’apprêtât à nommer M. Jules de C… La contenance de ce dernier aurait été embarrassante pour tout autre ; mais pour lui, qui ne savait rien prendre au sérieux, même ce qui le déjouait, il souriait, en regardant Ferdinand, qui, de son côté, se pâmait de rire. La curiosité d’Adhémar paraissait aussi vive que celle de tous les gens qui écoutaient M. Brenneval, répétant les paroles du comte Albert :

— « Hélas ! messieurs, avait-il dit, vos félicitations cruelles ne font que me rappeler le regret de n’avoir pu les mériter. Je suis en effet parvenu dans la salle à l’instant où le plafond allait s’écrouler ; j’ai aperçu une femme étendue par terre, mais quand je m’élançais pour la secourir, un homme plus heureux que moi avait déjà franchi la fenêtre embrasée. Se précipiter vers madame de Lorency, l’arracher à cet enfer dévorant, tout cela fut accompli dans l’espace d’une seconde par l’homme qui avait le plus de droit à un tel bonheur. »

— Eh bien, vous ne devinez pas ? ajouta M. Brenneval.

— Adhémar ! Adhémar !… s’écria aussitôt Ermance.

Et dans sa joie, son premier mouvement fut de se lever pour aller se jeter dans les bras de M. de Lorency ; mais, arrêtée subitement par la présence des gens qui l’entouraient, et plus encore par le froid sourire d’Adhémar, elle retomba sur son siége et ne put retenir ses larmes.

— Qui diable l’aurait jamais deviné ? dit Ferdinand. Un mari sauver sa femme ! et ce la sans même s’en vanter ! On n’en a jamais vu d’exemple. Pourquoi ne nous avoir pas mis dans le secret ? Tu nous aurais épargné les frais d’une ruse dont tu te moques depuis une heure, et ce pauvre Jules ne nous aurait pas prouvé à quel point il ment mal.

Adhémar, embarrassé de son émotion, de celle d’Ermance surtout, craignant de lui laisser deviner le bonheur qu’il ressentait en la voyant ainsi touchée de ce qu’il avait fait pour elle, adopta avec empressement le ton plaisant dont M. de Maizières traitait son dévouement conjugal, et raconta en termes fort gais toutes les réflexions qu’il faisait depuis que M. Jules de C… usurpait sa place de libérateur.

— Ainsi, reprit Ferdinand, tu nous aurais laissé te divertir pendant une éternité des extravagants mensonges que nous imaginions pour obliger le véritable héros à se trahir. L’auriez-vous jamais, soupçonné d’une telle hypocrisie ? ajouta-t-il en s’adressant à madame de Cernan.

— Certainement, j’aurais dû l’en soupçonner, et maintenant que j’y pense je ne comprends pas comment l’idée ne m’en est pas venue. De semblables trahisons ont toujours été dans son caractère.

— Vraiment, je n’aurais pas fait mystère d’une chose aussi simple, dit Adhémar, si je ne vous avais pas vus tous enchantés de la supposition d’une histoire romanesque, et la revêtissant à votre gré de tous les détails qui en doublent l’intérêt. Convenez qu’il eût été dommage de mettre sur le compte d’un mari tout ce que vous imaginiez d’élégant, de poétique.

Ainsi, Adhémar chercha, en plaisantant, à se justifier de son silence, et surtout à atténuer le mérite d’une action qu’il prétendait avoir été à peu près celle de tous les gens témoins de cet horrible incendie.

Pendant qu’on discourait sur ce sujet, Ermance, agitée par un sentiment de bonheur étranger à son âme, craignait d’entendre un mot qui le gâtât, une inflexion qui la rendît plus calme ; maudissant la présence des gens qui l’empêchaient de se livrer à sa reconnaissance, elle espérait qu’en ne faisant aucun frais pour eux ils se retireraient plus tôt ; mais M. de Maizières et son jeune ami les captivèrent longtemps par leur conversation et la manière amusante dont ils se moquaient d’eux-mêmes à propos de leur ruse si bien déjouée ; enfin, l’heure avancée obligea de se séparer. M. Brenneval, resté le dernier avec sa fille et son gendre, serra la main de celui-ci avec une profonde émotion : il y avait dans ce geste cordial, dans les yeux humides de ce bon père, tout un traité de reconnaissance paternelle.



XXXV


— Pourquoi m’avoir caché que c’était vous ? dit Ermance dès que son père fut sorti.

— Mais… peut-être pour vous laisser dans une douce erreur, répondit Adhémar en souriant.

— Ce soupçon devrait m’offenser, reprit-elle ; mais en ce moment rien ne peut m’affliger…, pas même vous.

À ce mot Adhémar la regarda avec étonnement, car jamais il ne l’avait entendue lui parler d’une voix plus douce.

— Dites-moi, ajouta-t-elle, comment il se fait qu’étant ce soir-là tout occupé de la princesse… Ranieska…, vous ayez pensé au danger que je courais ?

— Je me crois dispensé de répondre à cette question, que vous seule pouviez faire.

— Ce n’est point un reproche, je vous l’assure, et si je vous interroge là-dessus c’est par l’unique désir d’apprendre tout ce que je vous dois.

— Ah ! vous voulez savoir ce qu’il m’en a coûté pour ravir à un autre le bonheur de vous sauver ? réplique Adhémar en s’efforçant de paraître s’amuser à tourmenter Ermance sur le dévouement du comte Albert.

— Ce n’est pas cela qui m’intéresse, reprit-elle avec impatience, je vous l’ai déjà dit, et je croyais même vous l’avoir assez prouvé pour n’être plus exposée à aucune remarque sérieuse ou plaisante à ce sujet ; mais vous trouverez plus commode de m’accuser que de me répondre, et pourtant le ciel sait de quel prix serait pour moi le récit de cette action dont je ne connais le bienfait qu’aujourd’hui.

— Serait-il vrai ? s’écria M. de Lorency en prenant la main d’Ermance. Puis, la voyant se troubler et rougir : Vous êtes incompréhensible, ajouta-t-il en laissant retomber la main qu’il portait à ses lèvres.

— J’en conviens, dit-elle d’une voix tremblante, votre cœur ne peut plus me comprendre ; vivant ainsi étrangers l’un à l’autre, sans attrait pour vous captiver…, livrée à tous les défauts d’un caractère sombre, d’une humeur bizarre…, vous devez… me… croire…

— Achevez ! dit Adhémar dans un trouble extrême, et en se rapprochant d’Ermance, achevez !

— Non, dit-elle en faisant un effort sur elle-même, non, je ne le puis.

— Eh quoi ! jamais un moment de confiance !

— Jamais ! répéta Ermance en répondant à sa pensée.

Alors Adhémar indigné se lève ; il est prêt à sortir du salon.

— Par grâce ! s’écrie Ermance en volant vers lui, n’empoisonnez pas le plus doux moment de ma vie, de cette vie que je vous dois ! Laissez-moi croire que l’humanité seule ne vous a pas ordonné un pareil dévouement. Mais non, j’en mourrais de joie, et je n’ai pas mérité…

— Que dis-tu, Ermance, chère Ermance ? s’écrie Adhémar en la serrant dans ses bras. Mais tu me repousses… tu frémis de m’abuser… Ah ! maudit soit le fatal secret qui nous sépare !

— Malheureuse ! dit Ermance épouvantée ; car les derniers mots d’Adhémar lui ont rappelé tout à coup sa faute et son serment. Elle sent que sa raison succombe à son amour, qu’elle aime ; alors, éperdue, elle s’échappe des bras d’Adhémar, qui, la voyant fuir avec effroi, sort aussitôt transporté de colère.

Malgré cette colère, ce brusque départ, qui prouve trop à Ermance qu’Adhémar, offensé de nouveau, va la punir de son silence, rien ne saurait altérer la joie qui l’enivre.

— Il a traversé les flammes pour me sauver ! pensait-elle ; l’inquiétude de mon sort l’a fait quitter ma rivale pour me chercher et me ravir à une mort certaine ! J’ai été un moment son premier intérêt ! Ah ! c’est plus de bonheur que je n’aurais osé en demander au ciel !

Le lendemain, Adhémar partit de bonne heure pour Fontainebleau, et n’en revint que deux jours après. Comme il était vivement irrité contre Ermance, il s’attendait à la trouver triste et contrainte avec lui, il s’étonna d’en être reçu de la manière la plus affectueuse. Elle témoignait tant de plaisir à le revoir, et faisait naître avec une adresse si ingénieuse l’occasion de lui parler de sa reconnaissance à travers les amis ou les indifférents qui étaient chez elle, enfin elle était si aimable et si jolie, que, malgré lui, son ressentiment cédait par moment à tant de séductions. Rien ne déconcerte la rancune comme de ne pas paraître la mériter. Adhémar cherchait vainement à se rappeler les mots amers qu’il s’était promis de lancer, les menaces détournées qui devaient prévenir Ermance sur ses projets contre elle, tout cela venait échouer contre un de ses regards si doux et si tendres. Il ne savait comment accorder tant d’éloignement et tant d’amour, et ne pouvait expliquer les contradictions du cœur d’Ermance que par sa haine et sa faiblesse pour elle.

Il comptait rester plus de temps sans la voir ; mais M. de Ség… lui avait dit que le baptême des enfants que l’empereur et l’impératrice devaient nommer aurait lieu la semaine suivante, et M. de Lorency, chargé d’en prévenir sa femme, fut obligé de venir se concerter avec elle sur cette prochaine solennité. Au premier mot qu’il en dit à Ermance, il la vit pâlir et se troubler. M. Brenneval, qui était présent, pensa que la crainte de déplacer un enfant d’une santé si faible, à qui la moindre fatigue pouvait être funeste, était la cause de cette émotion pénible, et il proposa à sa fille d’aller lui-même à Montvilliers chercher le petit Léon et sa nourrice. Mais elle ne voulut confier ce soin à personne, et résolut d’accompagner son père à Montvilliers.

Ce fut un grand plaisir pour le président que de les voir arriver chez lui ; quand il apprit le sujet de leur visite et le peu de temps qu’elle devait durer, sa gaieté fit place à de tristes pensées. Le soin de surveiller l’enfant d’Ermance était devenu pour lui un intérêt de tous les moments, et l’idée de s’en séparer l’affligeait vivement ; d’ailleurs il craignait que l’air de Paris ne détruisit tout le bienfait de celui de Montvilliers, car l’enfant commençait à se fortifier et l’on espérait l’élever. À toutes ces raisons d’inquiétudes et de regrets, il s’en mêlait d’autres plus sérieuses encore : madame de Lorency, qui en connaissait toute l’importance, promit à son oncle de lui ramener son petit protégé aussitôt après la cérémonie du baptême.

En venant près de son oncle, de son guide éclairé, Ermance avait espéré qu’il lui fournirait un moyen de se soustraire à cette solennité, dont la pompe devait lui paraître si cruelle ; mais le président, loin de céder aux scrupules de sa nièce, lui avait ordonné ce supplice comme une expiation indispensable ; et lui-même, ayant préparé la nourrice à ce qu’elle appelait un grand voyage, il les engagea à le quitter un jour plus tôt pour donner à la nourrice et à l’enfant le temps de se reposer à Paris avant de se rendre à Fontainebleau, où devait avoir lieu la cérémonie.

Plusieurs autres enfants appartenant à de grands dignitaires ou à des officiers en faveur devaient partager l’honneur accordé au fils de madame de Lorency. M. Brenneval, dans sa vanité paternelle, avait commandé la parure la plus riche en broderie et en dentelle dont on peut revêtir un enfant de cet âge ; mais l’empereur, ayant prévu que les parents ne manqueraient pas de faire assaut de magnificence dans la parure des nouveaux-nés, avait ordonné que les enfants à baptiser n’auraient pas d’autre habillement qu’une robe de lin, comme dans les premiers temps de l’Église.

Quelques moments avant de partir pour Fontainebleau, madame de Cernan et plusieurs autres personnes se trouvant avec Adhémar dans le petit salon d’Ermance, un domestique entra pour remettre deux lettres à M. de Lorency ; la première était une invitation, qu’il laissa tout ouverte sur la table, la seconde, écrite sur un papier des plus communs, excita la gaieté de madame de Cernan.

— C’est sans doute quelque soldat de votre ancien régiment qui vous adresse cet élégant billet ? demanda-t-elle. Mais Adhémar ne répondit pas, sa figure se contracta d’une manière effrayante, il continua la lecture de la lettre ; puis, la chiffonnant dans sa main avec une sorte de rage, il sortit du salon.

Un tremblement soudain s’empara d’Ermance, le plus sinistre présage vint frapper son esprit.

— Si le ciel avait marqué ce jour pour dévoiler mon crime ! pensa-t-elle, glacée d’effroi ; s’il voulait me punir de cette profanation qui l’offense ! Ah ! je sens que sa justice est prête à m’écraser !

Et dans le trouble où cette crainte funeste la plongeait, Ermance n’entendait point madame de Cernan, qui la pressait de partir ; car l’heure était sonnée, et il ne fallait pas risquer d’arriver trop tard.

— Faites avertir mon neveu, dit-elle, et montons en voiture. On lui répondit que M. de Lorency venait de partir pour se rendre chez le général Donavel, qui devait le mener dans sa calèche à Fontainebleau.

Eh bien, ne perdons point de temps, reprit la comtesse en emmenant sa nièce ; puis, faisant placer devant elle la nourrice et l’enfant, madame de Cernan prit pour eux tous les soins qu’Ermance était hors d’état de leur donner.



XXXVI


Que de suppositions terribles, que de pressentiments funestes agitèrent madame de Lorency pendant ce court voyage ! et combien elle souffrit de la nécessité d’écouter les caquets spirituels de madame de Cernan, qui ne tarissait point en bons mots, en récits scandaleux, en réflexions critiques et gaies sur les diverses héroïnes des aventures qu’elle citait ! Il faut avoir porté dans le monde le poids d’une douleur concentrée pour savoir tout ce qu’on peut souffrir, Ah ! la pitié n’est pas due à celui qui pleure dans la solitude ! Mais traîner avec soi, parmi les indifférents, les heureux du monde les égoïstes qui exigent qu’on leur réponde, qu’on les amuse, un chagrin que chaque mot irrite, un regret que chaque plaisanterie profane, voilà l’affreux tourment que le Dante aurait mis au premier rang des tortures infernales si la tyrannie des convenances et le despotisme des esprits légers avaient régné dans son siècle.

À peine arrivées à Fontainebleau, Ermance et sa tante se butèrent de s’habiller pour se rendre au château. Mais l’aspect de cette antique résidence royale si riche en souvenirs historiques, de ces longues galeries, témoins de la piété de saint Louis, des amours de François Ier, du meurtre de Monaldeschi, des fêtes galantes de Louis XIV, ces vastes cours où l’élite des chevaliers français venait jadis prendre les ordres du roi, comme aujourd’hui les vainqueurs de l’Europe viennent attendre ceux de Napoléon, ce monument de la puissance passée vaincue par la puissance présente, cet éclat qui suivait partout l’empereur, ce bruit, ce mouvement qui précèdent toujours les moindres solennités, rien ne put distraire madame de Lorency de ses idées de parjure et de châtiment.

Tout le monde était déjà réuni dans la galerie, de Monaldes-chi, attendant le moment où l’empereur et l’impératrice la traverseraient pour se rendre à la chapelle ; les femmes causaient entre elles de leurs enfants, et les hommes dissertaient tout bas sur les dernières nouvelles reçues d’Espagne. Adhémar, à qui le comte de N… adressait plusieurs questions sur ce malheureux pays, paraissait répondre avec peine et dominé par une préoccupation invincible. Jamais Ermance n’avait remarqué une semblable altération sur son visage : abattu, distrait avec tous ceux qui venaient lui parler, elle ne le vit s’animer qu’en causant avec le ministre des relations extérieures. À l’air gracieux qu’il prit tout à coup avec lui, elle présuma qu’il le remerciait de quelque faveur accordée à sa sollicitation ; mais cet entretien étant interrompu par l’arrivée d’un grand personnage, Adhémar reprit l’air sombre qu’il avait auparavant.

Madame de Cernan, obligée de se rendre chez l’impératrice, venait de livrer Ermance au bavardage maternel de toutes les femmes que le même intérêt avait réunies ce jour-là. La duchesse d’Alvano était de ce nombre, et son empressement à faire admirer les jolis yeux, les traits gracieux de l’enfant d’Ermance, son affectation à prouver qu’il ressemblait à M. de Lorency, lorsque chacun s’extasiait sur sa ressemblance avec sa mère, mettaient Ermance au supplice. Mais la malice de cette fausse bienveillance n’était comprise que par elle, car la sage conduite de madame de Lorency, depuis la faute où le dépit et le mauvais exemple l’avaient entraînée, n’ayant donné lieu à aucun propos sur elle, on ne pouvait en médire sans se faire accuser de mensonge et d’envie : aussi la duchesse d’Alvano, convaincue de cette vérité, ne disait-elle jamais de mal d’Ermance, et se contentait-elle de chercher à lui nuire par des éloges exagérés, maladroits, ou de l’embarrasser dans le monde, en lui rappelant, avec une intention perfide, les plaisirs de leur voyage à Aix-la-Chapelle.

Elle avait imaginé ce jour-là un nouveau moyen de la déconcerter en faisant avoir un billet à l’une de ces amies soumises et complaisantes qui faisaient ordinairement le fonds de la petite cour dont chaque nouvelle duchesse aimait à s’entourer. Ces sortes de confidentes que quelques personnes nommaient dames d’hôtel, en les voyant parodier la dame du palais auprès de laquelle elles étaient de service, ces amies subalternes étaient toujours parées, bien portantes, de bonne humeur, toujours disposées à suivre ou à attendre, blâmant ou louant à volonté, écoutant sans oser interrompre, ne doutant jamais de la vérité d’un amour quelconque, voyant dans chaque homme une victime des attraits de leur dame suzeraine, et n’exigeant, pour prix d’une telle condescendance, que le mince avantage d’une place dans sa loge les mauvais jours d’opéra, ou l’honneur de l’accompagner chez son peintre ou chez sa marchande de modes. En retour, la dame cherchait à reconnaître un si beau dévouement par une foule de petites faveurs sans conséquence, tels que des billets pour le spectacle de la cour, la messe en musique de la chapelle impériale, les grandes revues et les bals de l’archichancelier.

Madame Ludelbourg remplissait auprès de la duchesse d’Alvano une de ces places dont la tradition commence à se perdre, et c’est à elle que la duchesse adressait ces remarques critiques, ces sourires malins qui ont l’air de faire suite à une histoire connue ; elle chuchotait avec elle depuis un quart d’heure en regardant alternativement M. de Lorency, Ermance, ou son enfant, l’orsqu’on vint l’avertir que l’impératrice allait sortir de son appartement. Alors elle s’éloigna pour aller prendre son rang parmi les dames de la suite.

La voix d’un huissier ayant fait retentir la salle de ce mot ; l’empereur, chacun se leva, il se fit un profond silence, seulement interrompu par les choses gracieuses que l’empereur adressait à quelques personnes : madame de Lorency était de ce nombre, niais l’état d’anxiété où elle se trouvait lui permit à peine d’y répondre.

Le peu de frais que faisait Marie-Louise pour les personnes de sa cour, sa timidité à s’exprimer dans une langue qui n’était pas la sienne, engageait l’empereur à plus de soins envers les femmes habituées à l’affectueuse politesse de l’impératrice Joséphine, et l’on s’apercevait, que depuis son second mariage il se livrait moins à ces remarques désobligeantes qui le faisaient redouter autrefois. Il paraissait ce jour-là préoccupé d’une idée agréable, ce qui ne l’empêcha pas de donner beaucoup de signes d’ennui et d’impatience pendant cette longue cérémonie. Pourtant le prélat courtisan avait abrégé le plus possible les prières du rituel : malgré cela, l’empereur ne pouvait obtenir de lui de prêter l’attention nécessaire aux questions de l’officiant.

C’était à l’époque où le haut clergé, rappelé en France et rétabli dans plusieurs de ses droits par Bonaparte, lui causait le plus de soucis. Le pape ne voulait pas donner de bulles aux évêques nommés par l’empereur aux siéges vacants ; les cardinaux romains avaient cru de leur devoir de ne point assister à son mariage, et chaque jour, irrité par la découverte des menées, des conférences secrètes de la petite Église[1], l’empereur ne voyait point de prêtres sans éprouver un mouvement d’humeur et sans penser à la prédiction qu’un républicain lui fit, en sortant de Notre-Dame, après le fameux concordat : « Vous venez de les ressusciter, avait-il dit, eh bien, vous verrez comment ils vous en récompenseront ! »

Ermance, placée sur le banc réservé aux mères des enfants qu’on allait baptiser, se faisait remarquer, sans le vouloir, par une triste et profonde méditation que chacun prenait pour un recueillement religieux. Tant que la cérémonie n’intéressa que les autres mères, elle conserva assez de calme ; d’ailleurs, préparée à tout ce que cette solennité devait lui faire éprouver, elle avait rassemblé son courage ; cependant elle faillit succomber au moment où il lui fallut prendre son enfant des bras de la nourrice pour le présenter elle-même sur les fonds baptismaux. Le nom de Lorency, mêlé à celui de Napoléon, la fit tressaillir ; l’idée de trahir à la fois ce qu’il y a de plus sacré, de plus saint et de plus puissant, couvre son front d’une rougeur que le remords seul fait naître ; il lui semble que chacun lit sur son front coupable la cause de sa honte ; et l’intérêt de son enfant, la promesse qui la lie, tout cède à l’horreur d’un parjure ; elle est prête à confesser son crime aux pieds des autels, devant le souverain terrestre dont le pouvoir fuit trembler l’Europe, devant cette foule curieuse dont le mépris va l’accabler. Le spectacle de tant de colère, de malédictions suspendues sur sa tête ne la retient pas ; elle est sûre d’y succomber ; elle est sûre de s’affranchir par là de l’horreur d’un sacrilége : s’accuser et mourir, voilà le seul espoir qui lui reste… Mais Adhémar… À ce souvenir, la raison, la générosité du cœur d’Ermance triomphent de la soif de se délivrer du fatal secret qui l’oppresse, d’expier, par une humiliation sans exemple, un crime qui n’eut pas même l’amour pour excuse ; elle rassemble ses forces pour subir jusqu’au bout cette cruelle épreuve ; mais, épuisée par tant d’émotions poignantes, elle ne se soutient plus que par l’effet d’une contraction nerveuse qui fait trembler tous ses membres ; elle craint de ne pouvoir supporter plus longtemps le fardeau qu’elle tient, et, dans sa frayeur de le voir tomber, elle le serre avec tant de violence sur son sein que le pauvre enfant se met à crier.

Ce cri produit sur Ermance un effet magnétique, il la rend soudain à tous les sentiments d’une mère ; ses remords, son désespoir sont distraits tout à coup par le besoin de calmer la douleur, d’apaiser les cris de son enfant, et lorsque, la cérémonie terminée, elle le remet aux bras de sa nourrice, elle se reproche d’avoir eu la pensée de l’abandonner pour jamais.

Dès qu’il fut permis de se retirer, Ermance s’empressa de se soustraire à l’observation de tant de personnes que l’agitation où elle se trouvait commençait à frapper ; elle revint seule avec son enfant et la nourrice. Madame de Cernan et M. de Lorency étaient tous deux de service à Fontainebleau.

En sortant de la chapelle, l’empereur s’approcha des parents des enfants qu’il venait de nommer, accueillit avec un sourire gracieux leurs remerciments de l’honneur qu’il faisait à leur famille, et leur dit :

— Avant peu, messieurs, nous aurons, j’espère, un autre enfant à baptiser.

Cette première déclaration de la grossesse de Marie-Louise fut reçue avec des témoignages de joie très-sincères ; car on espérait que le soin de fonder sa dynastie, d’affermir sa puissance, changerait le héros conquérant en monarque législateur, et la paix, si vivement désirée, semblait devoir naître de tant de gloire et de bonheur.

— Voyez le duc de Cadore, dit l’empereur à M. de Lorency en rentrant dans son cabinet ; il est chargé de vous parler d’une affaire.

Adhémar savait déjà par le ministre des relations extérieures qu’il s’agissait d’une mission lointaine, dont il aurait cherché à se dispenser dans un autre temps, mais que la disposition présente de son esprit lui faisait accueillir comme une faveur. Il se rendit, en sortant du château, chez le duc de Cadore, et s’engagea à partir aussitôt qu’il aurait ses instructions.

N’étant plus tourmenté par l’incertitude du parti qu’il voulait prendre, Adhémar sentit qu’il avait recouvré assez d’empire sur lui pour causer librement de ses projets devant Ermance et avec ses amis. Son absence devant être longue, il était convenable d’y préparerM. Brenneval, car pour Ermance, elle s’expliquerait assez, pensait-il, le désir qu’il devait avoir de s’éloigner d’elle. Aussi, dès qu’il put quitter Fontainebleau, il se rendit chez M. Brenneval, lui fit part de la mission dont il était chargé et de l’obligation où il était de partir incessamment pour Constantinople.

M. Brenneval, pressentant le chagrin que ce brusque départ allait causer à sa fille, se chargea de le lui apprendre avec tous les ménagements possibles.

— Au fait, dit-il, cela vaut encore mieux que d’aller à l’armée ; on sait du moins qu’on en reviendra.

Et M. Brenneval, fort de cette bonne raison et de quelques nouveaux présents, genre de consolation le plus à sa portée, était venu prévenir Ermance de la mission que l’empereur donnait à son mari.

Ermance écouta son père sans paraître étonnée, et ne fit pas la moindre réflexion sur un événement qui devait l’affliger : sans quelques larmes qui glissaient lentement sur ses joues décolorées, il aurait pu la croire insensible à cette longue absence d’Adhémar. Un observateur profond aurait deviné la souffrance cachée sous ce calme apparent ; mais M. Brenneval, comme presque tous les gens consacrés aux affaires, réservait toute sa pénétration pour découvrir le plus ou moins de crédit de ceux avec qui il traitait : sur tout le reste, il ne voyait plus que ce qu’on lui montrait. Ermance ne se plaignait jamais de son mari ; elle paraissait l’aimer ; il venait de se dévouer pour elle : M. Brenneval la croyait heureuse, et mettait la tristesse qui l’absorbait quelquefois sur le compte de son caractère, naturellement mélancolique ; d’ailleurs il savait que, dans les ménages d’une certaine classe de la société, la froideur des manières était prescrite par le bon ton, et il pensait que l’intimité n’y perdait rien.

M. Brenneval parlait encore, et s’efforçait de prouver à sa fille les avantages que M. de Lorency recueillerait d’une mission à laquelle l’empereur attachait beaucoup d’importance, lorsqu’Adhémar arriva accompagné de M. de Maizières.

— Eh bien, le voilà qui nous quitte encore, s’écria Ferdinand ; il n’y a pas moyen de former un projet avec ce diable de conquérant ; il n’aime pas plus le repos pour les autres que pour lui. Cependant le voilà bientôt père, à ce qu’on dit, et il serait temps qu’il se tint tranquille.

Ermance attendait qu’Adhémar lui parlât de cette mission : ne sachant comment interpréter son silence à ce sujet, elle leva les yeux sur lui et fut frappée de l’altération de son visage. Un sourire factice essayait vainement de ranimer sa pâleur ; une expression de colère mal dissimulée donnait à sa physionomie quelque chose de celle d’un homme qui rêve une vengeance.

Plusieurs visites survinrent ; on parla de la cérémonie du baptême ; Adhémar évita de répondre aux questions sur cet intérêt du jour, en apprenant à tous la nouvelle de la grossesse de l’impératrice. Madame Ziamanoff, qu’on était toujours sûr de voir arriver après la moindre cérémonie, la moindre fête à la cour où elle n’avait pas été invitée, suppliait madame de Lorency de lui raconter en détail comment tout s’était passé.

— Est-il vrai, disait-elle, que tous les enfants fussent vêtus de même ? Étiez-vous en manteau de cour, ? Cette parure en plein jour ne devait pas être favorable à plusieurs de ces dames ; le blanc et le rouge font si mauvais effet au soleil, et cette chapelle est si claire ! Quelle figure faisait la duchesse de… ? Vous savez que l’empereur lui a fait une scène, avant-hier matin, pour l’avoir vue en robe de perkale brochée chez la reine de Naples ; il a prétendu que cette robe était venue de Londres, et il est parti de là pour faire une sortie virulente contre les femmes assez dénuées de patriotisme pour enrichir les ennemis de la France, et se parer du produit de leur industrie, au lieu d’encourager la nôtre. Jugez si la pauvre femme était déconcertée.

— Encore si sa pénitence avait fini là, dit M. de Maizières ; mais rentrée au logis, son mari, qui est chargé de faire brûler lès marchandises anglaises partout où l’on en trouve, n’aura pas manqué de prouver son patriotisme en la traitant encore plus mal que l’empereur. En bon courtisan, il aurait dû faire, devant toute sa maison, un auto-da-fé de la robe insulaire.

— Aimez-vous les nouveaux chapeaux de Leroy ? reprit la comtesse Ziamanoff en s’adressant à Ermance ; je trouve qu’ils ne vont bien qu’aux figures longues ; ils ont été évidemment composés pour l’impératrice. Les brunes au visage arrondi feront bien de les abandonner ; ils leur donnent l’air commun.

Ermance, préoccupée d’idées fort opposées à celles qui captivaient en ce moment l’esprit de madame Ziamanoff, se trouva bien soulagée en voyant que madame de B… se chargeait de lui répondre. Alors il s’engagea entre ces dames une discussion raisonnée à propos de plusieurs façons de robes, de chapeaux, de toques, sur la préférence qu’il fallait accorder à madame Germont, à Leroy et à mademoiselle Despaux, et ce ne fut qu’après un long examen des modes propagées par ces trois grands génies que le prix fut décerné à Leroy, comme rappelant, par la variété et l’universalité de ses ouvrages, le mérite et la fécondité de Voltaire.

Ainsi le bavardage des gens à la mode coule à travers les intérêts sérieux, les peines secrètes, sans s’apercevoir, sans s’inquiéter de rien, sans soupçonner qu’on puisse être ennuyé ou importuné d’une conversation qui traite de ce qui les intéresse avant tout. Peut-être cet aveuglement est-il un bien : les esprits légers font tant de mal quand ils se mêlent de juger les sentiments qu’ils ne sauraient comprendre !



XXXVII


Ermance s’était promis de retourner à Montvilliers aussitôt après la cérémonie du baptême, mais elle ne pouvait quitter Paris avant le départ de M. de Lorency. Fatiguée des visites de la veille, elle lit défendre sa porte, espérant qu’Adhémar viendrait lui parler de ses projets ; mais il fit dire qu’il dînerait ce jour-là chez le duc de C… Ermance l’attendit en vain toute la soirée ; le bruit de sa voiture lui apprit qu’il était rentré à plus de minuit.

Le lendemain, sa femme de chambre, après avoir ouvert ses volets, lui remit une grande enveloppe contenant un papier timbré dont l’écriture classique était fort difficile à déchiffrer. À force d’application, Ermance finit par découvrir que c’était une procuration signée par M. de Lorency, qui lui donnait tout pouvoir d’aliéner et de vendre les propriétés qu’elle avait reçues en dot ou en présent de son père, M. Brenneval.

Elle devina trop bien que ce papier, qui lui laissait la libre disposition de sa fortune particulière, était le seul adieu qu’elle recevrait d’Adhémar. En effet, il venait de partir en recommandant à mademoiselle Rosalie de remettre la lettre à sa maîtresse dès qu’elle serait éveillée.

— On voyait qu’il avait bien du chagrin de quitter madame ajouta-t-elle, car il avait des larmes dans les yeux en me parlant, et lorsque la nourrice s’est approchée pour lui souhaiter un bon voyage et lui faire embrasser le petit, il est monté en voiture sans seulement s’apercevoir qu’elle était là.

— Déjà séparés de biens ! pensait Ermance, et sans doute bientôt…

Puis, n’osant achever sa pensée, elle s’interroge sur ce qu’elle doit faire de ce pouvoir qui la condamne à une si cruelle indépendance. Peut-être ne l’a-t-il laissé que pour des ventes à effectuer et dont il est convenu avec son père. Un pressentiment lui dit que non ; mais elle consultera M. Brenneval à ce sujet ; elle a besoin que cette démarche lui soit expliquée par des gens d’affaires, pour s’abuser sur sa véritable cause.

À peine habillée, elle fait tout préparer pour son retour à Montvilliers ; mais avant de quitter cette maison, qu’elle craint de ne plus lui voir habiter, elle veut entrer dans l’appartement d’Adhémar, elle veut revoir cette chambre où tout atteste encore sa présence. Un livre est ouvert sur sa table, c’est le volume d’Émile et Sophie ; cette histoire éloquente d’une trahison si cruellement et si noblement punie ! Une plume encore humide d’encre a peut-être servi à tracer quelques mots pour Ermance. Elle cherche si quelque lettre commencée n’est pas restée là, mais des papiers nouvellement brûlés ne lui en laissent pas l’espérance ; un portrait d’elle, fait par Gérard et placé en face du lit de M. de Lorency, est voilé par un rideau de soie noire. Est-ce un soin pris par lui pour préserver ce beau tableau de la poussière ? ou l’a-t-il fait voiler ainsi pour n’être plus importuné de son image ? Elle n’ose s’informer du moment où il a fait couvrir ce portrait : il y aurait tant d’humiliation à laisser pénétrer le doute qu’elle éprouve ! Enfin elle aperçoit, suspendue à la cheminée, la montre qu’elle lui a donnée en se mariant. Frappée de cet oubli volontaire, ses yeux se remplissent de larmes, elle détache la montre, et veut la garder comme un doux et triste souvenir, car elle se rappelle qu’il la portait le jour où il l’a sauvée.

Une heure après elle était avec son enfant sur la route de Montvilliers.

— Je vous ai tenu parole, dit-elle à son oncle en lui racontant ce qui s’était passé entre Adhémar et elle depuis le bal du prince de Schwar…, je me suis arrachée de ses bras à l’instant où l’aveu de ma faute allait peut-être m’attirer son pardon ; j’ai bravé sa colère, j’ai ranimé sa haine quand je pouvais la calmer en lui laissant voir les remords qui le vengent ; enfin, je vous ai obéi, mais je crains bien que ce ne soit déjà qu’un tort de plus à ses yeux, et, qu’éclairé par un avis perfide, il ne sache…

— Quelle raison as-tu de le soupçonner ? interrompit le président.

— Une lettre reçue le jour même du baptême de Léon, qu’il a lue devant moi et madame de Cernan, avec tous les signes d’une fureur concentrée, d’une altération extrême. Depuis ce moment son regard ne s’est pas arrêté sur moi sans me faire frémir, il ne m’a plus adressé la parole, et j’ai su, ajouta Ermance en baissant sa voix comprimée par la honte, j’ai su qu’en partant il avait repoussé la nourrice qui lui présentait…

Elle ne put continuer, des larmes achevèrent d’apprendre à son oncle ce qu’elle n’osait articuler.

Après avoir réfléchi quelques moments :

— Cette misérable femme de chambre que Geneviève a fait renvoyer, serait-elle capable… d’une semblable infamie ? dit M. de Montvilliers ; ces gens-là ne connaissent que ce bas moyen de vengeance… ; il serait possible que, dans l’unique intention de faire maltraiter la nourrice, elle se fût portée à cet excès de… Mais Adhémar aurait méprisé un écrit anonyme.

— On les méprise, dit Ermance, mais on les croit, et cela explique assez la conduite d’Adhémar depuis que cette infâme lettre est venue lui donner des soupçons ou peut-être confirmer ceux qu’il renfermait dans son âme. Trop juste, trop noble pour se faire un titre d’un avis semblable il en garde le secret, mais en se réservant le droit d’agir selon l’impression qu’il en conserver à, et, je le sens, cette impression ne peut que m’être funeste, ajouta madame de Lorency avec cette inspiration du malheur qui dévoile l’avenir.

— Pourquoi, reprit son vieil ami, pourquoi le sentiment de justice qui l’empêche d’éclater en reproches aujourd’hui ne lui ferait-il pas apprécier ta conduite présente et les sacrifices que tu fais à sa considération ? pourquoi le soin continuel de ta réputation, des intérêts qui le touchent ne détruiraient-ils pas ses soupçons ? et, s’il n’a plus de doute sur ta faute, pourquoi cette vie de regrets et de repentir n’obtiendrait-elle pas grâce auprès de lui ? Va, mon enfant, le cœur d’un homme généreux n’est jamais implacable ; il n’en faut pas plus désespérer que de la bonté du ciel.

Ainsi ranimée par la voix consolatrice de ce noble vieillard, Ermance se fit un devoir d’accomplir son sort avec courage. Elle apprit par M. de Maizières que la princesse Ranieska était retournée à Varsovie peu de jours après le départ de M. de Lorency, et qu’on ne doutait pas qu’avec sa passion pour les voyages elle ne le suivit à Constantinople aussi facilement qu’elle l’avait suivi à Amsterdam : c’était un vrai scandale, à ce que prétendait Ferdinand, et l’indignation qu’on en ressentait dans le monde était telle qu’Ermance pouvait se choisir un vengeur avec l’assurance d’être approuvée des plus rigides.

De semblables discours de la part d’un ami d’Adhémar auraient été bien dangereux, si Ermance n’avait eu dans ses remords un préservatif certain contre les poisons d’une séduction qui paraissait désintéressée. Mais de Maizières se disait et même se croyait l’ami d’Adhémar ; mais accessible, comme tous les hommes inoccupés, à un petit sentiment d’envie contre ceux qui se distinguent dans une carrière honorable, il aimait à le retrouver à son niveau par l’effet d’une de ces chances malheureuses communes aux gens supérieurs et aux gens inutiles. Si l’on avait prononcé devant lui le véritable nom d’un procédé semblable, il aurait crié à l’exagération et se serait cru calomnié d’une manière outrageante. Débaucher, corrompre la femme de son ami ! quelle horreur ! il s’en croyait sincèrement incapable, et pourtant le soin continuel qu’il prenait d’instruire Ermance des infidélités de son mari et de lui répéter que la jalousie seule pouvait le ramener à elle ne devait-il pas la conduire à ce but ?

Mais si le malheur d’Ermance la garantissait d’un tel piége, l’amour du comte Albert devait s’y laisser prendre. À force d’entendre dire que madame de Lorency ferait bien de se venger de l’abandon d’Adhémar, il se flatta de pouvoir l’en consoler ; mais il faillait parvenir à la convaincre de la passion profonde qu’elle lui inspirait, et le peu d’occasions qu’il avait de la rencontrer depuis qu’elle n’allait plus dans le monde rendait l’aveu de ses sentiments bien difficile. N’ayant pu s’abuser sur la manière aussi froide que polie dont M. de Montvilliers avait accueilli ses dernières visites, il n’osait en risquer une nouvelle. Cependant une faible espérance engage le comte Albert à braver la sévérité du président pour s’assurer qu’Ermance ne la partage point. Il vient un jour, accompagné de sa tante, au château de Montvilliers. Madame de Volberg, sœur de madame de Karlveld, était une ancienne connaissance du président, et elle espérait qu’en souvenir de son aimable sœur il accepterait l’invitation qu’elle venait lui faire. Il devait y avoir dans quelques jours une grande partie de chasse sur ses terres ; ce plaisir devait réunir chez elle plusieurs personnes distinguées des environs ; on danserait le soir, on y jouerait des proverbes, et madame de Volberg insista beaucoup pour que madame de Lorency et son oncle fussent de cette fête champêtre ; mais Ermance, donnant pour prétexte la santé de son oncle, celle de son enfant, témoigna le regret de ne pouvoir se rendre à l’invitation de madame de Volberg.

Comme le président venait de dire, quelques moments auparavant, qu’il se portait à merveille, et qu’Ermance avait répondu aux questions pleines d’intérêt de madame de Volberg sur le petit Léon, que sa santé ne lui donnait plus aucune inquiétude, le comte Albert ne put se méprendre sur le véritable motif du refus de madame de Lorency. Ainsi donc, elle savait l’amour qu’il ressentait et craignait de l’encourager par sa présence : c’était déjà un pas de fait, le comte Albert, sûr de sa constance, espérait tout du temps et de ce penchant irrésistible qui attire vers celui qui aime avec persévérance. Albert, nourri de la philosophie allemande, croyait qu’une volonté forte exerce un pouvoir magnétique, et l’usage si répandu en France de cacher avec plus de soin l’amour qu’on porte à son mari qu’on n’en met à dissimuler un sentiment coupable ne lui laissait pas craindre d’avoir à combattre une vive passion. Quant à la vertu, aux devoirs, à la réputation de madame de Lorency, il consentait à leur immoler son bonheur, bornant ses vœux à celui d’être aimé.

Dans la situation où vivait Ermance, un attachement pareil était peut-être le seul qui lui eût offert de vraies consolations, car elle n’aurait pas eu à en rougir. Mais les soupçons d’Adhémar, les propos des malveillants, lui interdisaient toute espèce d’intimité avec M. de Sh…, même celle de l’amitié la plus pure.

Embarrassé de ne pouvoir céder aux instances de madame de Volberg, le président répondit qu’il s’était engagé pour ce jour-là chez M. de Gévrieux, et que la susceptibilité de son vieil ami ne lui permettait pas de manquer à sa promesse. En effet, M. de Montvilliers devait lui donner un jour de la semaine, mais il ne l’avait point encore fixé ; il fut arrêté que ce serait le même que celui de la fête de madame de Volberg. Ermance, connaissant fort peu M. de Gévrieux, pria son oncle et Mélanie de la dispenser de les accompagner.

Soit que le comte Albert eût gagné un des gens de madame de Lorency pour l’instruire de ses démarches, soit qu’il eût deviné que le dîner du vieux conseiller au parlement lui paraîtrait trop ennuyeux pour ne pas l’éviter, malgré le grand nombre des convives réunis chez sa tante et l’obligation où il était de leur faire aussi les honneurs de la soirée, il prétexta un ordre du prince de Sclrwartzemberg et monta à cheval au sortir de table. Arrivé à Montvilliers, qui se trouvait sur la route, il laissa ses chevaux et son domestique au tourne-bride, et suivit à pied l’avenue du château.

Dès qu’il se trouva près de la grande route, la résolution qui l’avait conduit jusque-là l’abandonna tout à coup ; l’idée que madame de Lorency s’offenserait peut-être d’une démarche qui, toute simple qu’elle fût, pouvait lui paraitre trop hardie, la crainte qu’elle ne lui laissât pas le temps de se justifier, enfin celle d’être mal reçu, le troubla à tel point que, voulant prendre quelques moments pour se remettre, il se détourna de la porte d’entrée et franchit une des grilles du parc qui donnait dans la cour.

Il faisait une de ces belles soirées du mois de septembre où la nuit est déjà sombre à huit heures, et où l’air est embaumé par le réséda, la tubéreuse et l’héliotrope des parterres. Ermance se livrait au triste plaisir de rêver sans contrainte ; elle méditait sur la fatalité qui avait réuni tant de biens sur elle à la condition de n’en pas jouir. Que de femmes lui enviaient le bonheur d’avoir pour mari l’homme le plus aimable ! Que de mères auraient voulu que leur enfant eût la gentillesse de Léon ! car il devenait chaque jour plus joli et plus caressant : on aurait dit qu’étant dans le secret de sa naissance, il voulait se la faire pardonner à force de caresses ; et pourtant, que de malheurs ces deux êtres, si tendrement aimés, répandaient sur sa vie ! il n’était pas jusqu’à sa fortune dont elle n’eût à se plaindre, car elle servait plutôt à éloigner Adhémar qu’à le rapprocher d’elle ; et ces maux cruels, ces pensées sombres que la consolation de les confier ne pouvait adoucir, ils étaient sans terme : le temps, qui calme tout, n’y devait qu’ajouter. Oh ! tourment sans relâche ! oh ! supplice honteux ! Et cet enfer terrestre, un seul moment d’erreur l’y avait plongée pour toute sa vie !

Malgré l’amertume de ces réflexions et la sévérité de ses jugements sur elle-même, Ermance trouvait encore des charmes dans la solitude : c’est le privilége des âmes qu’une faute n’a pu corrompre ; sans illusion sur leurs torts, elles ne redoutent pas la vérité qui les leur montre dans tout ce qu’ils ont de blâmable. Cette vérité, affreux spectre de la solitude qu’on tenterait vainement de conjurer par l’audace ou la légèreté, divinité implacable qui nous attend chaque soir au chevet de notre lit, pour se venger des outrages de la journée ! Ermance n’avait rien à en craindre. Quel tort, quel malheur la triste vérité pouvait-elle lui dévoiler dont elle n’eût pas pleuré d’avance.



XXXVIII


Ermance était sortie du salon à ce moment de la soirée où le jour baissant ne permet plus de continuer un ouvrage et où il ne fait pas encore assez nuit pour demander de la lumière ; elle avait suivi lentement l’allée tournante qui menait à un bois de jeunes frênes, sa promenade favorite : à peine y eut-elle fait quelques pas que le bruit de feuilles sèches, déplacées vivement, la fait tressaillir ; elle s’arrête…, n’entend plus rien…, et, ne doutant pas que sa marche n’ait fait fuir une des biches renfermées dans le parc, elle continue à se promener dans l’épaisseur du bois, guidée par la lueur de quelques vers luisants qui, placés à de grandes distances, ressemblaient aux lampions dont on éclaire le chemin qui conduit à une fête. Sa démarche est plus vive, car elle a eu peur, et le désir de surmonter une sensation qu’on n’ose s’avouer fait qu’on prend ordinairement un air intrépide ; sa robe blanche, le châle dont elle vient de recouvrir sa tête pour la garantir du serein, lui donnent l’air d’un fantôme. Albert la voit passer près de l’églantier qui le cache, et cette apparition inattendue frappe son imagination exaltée.

— C’est elle ! s’écrie-t-il, cédant à l’émotion qui l’emporte.

Puis, retenu par l’idée de la frayeur qu’il peut lui causer, et craignant d’être accusé d’avoir calculé toutes les chances que lui offrait une semblable surprise, il reste immobile, préférant partir sans la voir plutôt que de lui laisser soupçonner qu’il pense à la compromettre ou à profiter de son effroi. Mais ces mots, quoique prononcés à voix basse, ont frappé l’oreille d’Ermance.

— Qui me parle ? demande-t-elle en tremblant ; est-ce vous Ambroise ?

Mais Ambroise, le jardinier, est assis sur le banc de sa porte, à jouer avec ses enfants, et il n’entend pas Ermance.

— Qui donc est là ? dit-elle en se retournant précipitamment pour regagner l’allée qui conduit au château.

— C’est moi, madame, répond la nouvelle femme de chambre d’Ermance ; je me suis aperçue que madame avait oublié son chapeau, et comme il fait très-humide ce soir, je viens le lui apporter.

— Ah ! mon Dieu, que vous m’avez fait peur ? dit en souriant madame de Lorency ; mais il y a donc quelque temps que vous êtes là ?

— Non, madame, j’arrive à l’instant ; et sans Francisque, qui m’a dit avoir vu madame entrer dans le petit bois, j’aurais peut-être fait tout le parc avant de la rejoindre.

En parlant ainsi, mademoiselle Rosalie s’apprêtait à retourner au château : sa maîtresse la retient. Touchée d’un soin qui prouve l’intérêt et le zèle de sa femme de chambre, Ermance n’ose le lui reprocher ; mais le tremblement qu’elle conserve encore, et l’idée que la voix qu’elle avait entendue d’abord n’était pas celle de Rosalie, lui inspirent le désir de ne pas rester plus longtemps seule dans le parc ; elle s’appuie sur le bras de sa femme de chambre, puis, se tournant du côté où elle avait cru entendre parler :

— C’est étrange, dit-elle, l’imagination une fois frappée, rien ne détruit l’impression qui reste : on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a là quelqu’un ; et pourtant, quand j’ai appelé, personne n’a répondu… vous seule…

— Cela ne pourrait être qu’un des gens de la maison, interrompit mademoiselle Rosalie, et certes aucun d’eux ne s’amuserait ainsi à faire peur à madame ; mais le soir, dans un jardin, si une branche se casse, si un oiseau s’envole, on croit toujours que ce sont des personnes.

— À cette heure, les grilles du parc sont fermées, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, tous les jours, excepté celui-ci pourtant ; car M. le président devant traverser le parc en revenant de chez M. de Gévrieux, les grilles sont encore ouvertes ; mais j’entends le bruit de sa voiture, je crois ?

En effet, c’était le président et mademoiselle de Montvilliers, qui tous deux, impatients de revoir Ermance, avaient quitté M. de Gévrieux d’assez bonne heure pour finir la soirée avec elle. Ermance leur raconta la frayeur que les soins empressés de sa femme de chambre lui avaient causée ; mais elle ne dit rien de l’idée qui revenait sans cesse à son esprit, certaine que son oncle se serait moqué d’elle et de ses visions.

Le lendemain, madame de Volberg vint témoigner de nouveau ses regrets aux habitants de Montvilliers, et chercher à leur en inspirer quelque regret en leur nommant toutes les personnes aimables qui étaient venues à sa fête et le succès qu’avaient eu ses proverbes.

— Comment trouvez-vous mon neveu, ajouta-t-elle, qui nous a quittés juste au moment où Mousson entrait en scène ? Je crois qu’il se repentira d’avoir montré tant de dédain pour nos plaisirs : il aurait ri de bon cœur, et les saillies de nos spirituels improvisateurs l’auraient bien autant amusé que les lieux communs qu’on débite à la cour.

— Quoi ! le comte Abert n’était pas hier soir à Champville ? dit Ermance d’un ton qui marquait plus que de la surprise.

— Non, vraiment. Il m’a aidée de la meilleure grâce possible à faire les honneurs du dîner : il est vrai que je l’avais placé entre deux de nos plus jolies femmes ; mais pendant qu’on passait dans le salon, il a disparu, et quand je l’ai fait chercher pour le prévenir que le proverbe était commencé, on m’a répondu qu’il était parti pour Paris. C’est un trait abominable, et que je ne lui aurais pardonné que s’il s’était du moins arrêté ici en passant, dit la baronne eu souriant.

— Je ne l’ai point vu, s’empressa de répondre Ermance.

— Au fait, je me rappelle maintenant reprit madame de Volberg, que vous ne deviez pas être à Montvilliers.

Cette réflexion obligea Ermance à expliquer pourquoi elle n’avait pas accompagné son oncle chez M. de Gévrieux, ce qu’elle fit avec une sorte d’embarras dont elle ne put se rendre compte.

Madame de Volberg avait amené ce jour-là avec elle une jeune personne de ses parentes, pour laquelle elle témoignait tous les sentiments d’une mère. Mademoiselle Ogherman, née à Hambourg pendant l’émigration, était fille unique d’un riche négociant de cette ville chez lequel sa famille avait trouvé un asile pendant nos troubles, et que sa mère, quoique d’une des plus anciennes maisons de France, avait été fort heureuse d’épouser pour assurer son existence et celle de toute sa famille. Ayant perdu sa mère à l’âge de dix ans, Natalie avait été confiée aux soins de la comtesse de Sh…, sa plus proche parente : M. Ogherman avait cédé sans peine à ce désir de sa femme mourante, car le soin de ses nombreuses affaires et la nécessité de faire souvent des voyages ne lui permettaient pas de surveiller l’éducation d’une jeune fille. Ce fut un malheur. Natalie, déjà élevée par sa mère dans l’orgueil de sa famille maternelle et dans le dédain de celle de son père, prit chez madame de Sh… l’habitude de vivre dans un monde élégant où les amis de son père et leurs manières communes étaient tournées en ridicule, et où le préjugé de la naissance avait trop d’empire pour qu’elle n’eût pas elle-même à en souffrir.

Cependant la beauté, les talents agréables de mademoiselle Ogherman, et la fortune qu’elle devait avoir un jour, lui avaient déjà attiré plusieurs propositions de mariage très-avantageuses ; mais, quoiqu’elle eût bientôt dix-neuf ans, elle n’avait pu se décider pour aucun de ces partis. La comtesse de Sh…, lui en faisait souvent des reproches : alors Natalie donnait pour prétexte sa santé, qui en effet s’altérait chaque jour, à tel point que les médecins lui ordonnèrent un voyage en Italie, espérant que l’air pur de ce beau climat la rétablirait. Le comte Albert était alors secrétaire d’ambassade à Naples, sa mère saisit avec empressement cette occasion d’aller passer quelque temps avec lui. C’est là que madame de Volberg avait rencontré sa sœur, et que mademoiselle Ogherman, ayant témoigné un vif désir de voir la France, avait été confiée aux soins et à l’amitié de la tante d’Albert.

L’expression charmante du visage de Natalie, la souffrance qu’elle cherchait vainement à dissimuler, répandaient sur elle lin intérêt qu’on se sentait le besoin de lui témoigner. Jamais une plainte ne sortait de sa bouche, jamais la moindre altération dans son humeur ne laissait supposer qu’elle eût un sujet de peine, et pourtant chacun lui offrait des consolations et tentait de la distraire d’un chagrin dont rien ne prouvait l’existence.

Madame de Lorency, soumise à ce charme mystérieux, s’étonna de tous les frais d’amitié qu’elle fit à son insu pour mademoiselle Ogherman ; il est vrai que Natalie, ayant rencontré Léon dans la cour du château, l’avait pris des bras de sa nourrice pour le caresser, et qu’elle venait d’en parler comme du plus joli enfant qu’elle eût jamais vu. Enfin, soit reconnaissance ou sympathie, Ermance éprouva dès ce moment, pour elle, une affection vive, et lorsque Natalie lui dit : « Si vous saviez, madame, avec quelle impatience on vous espérait hier à Champville, vous ne refuseriez pas si cruellement d’y venir, » Ermance s’empressa de répondre qu’elle irait dès le lendemain lui prouver l’injustice de cet obligeant reproche.

Son empressement à rendre cette visite tenait beaucoup à la certitude de ne pas rencontrer ce jour-là le comte Albert chez sa tante ; mais s’il n’y était pas en personne, son souvenir y régnait partout ; on ne pouvait faire un pas dans la maison ou dans le jardin sans y rencontrer quelque chose arrangée d’après son goût et ses avis. C’était lui qui avait fait changer le vieux parc en jardin anglais, qui l’avait enrichi de vases, de statues envoyés d’Italie. Les tables dû salon étaient couvertes de ses dessins, des livres qu’il apportait chaque semaine de Paris. Sur un métier de tapisserie on voyait l’imitation d’une gravure rapportée par lui de Vienne. Sa giberne, son fusil de chasse étaient dans un coin du salon : on voyait que, malgré qu’ils fussent déplacés là, aucun domestique n’aurait osé les ranger ailleurs sans en avoir reçu l’Ordre. Enfin, tout y rappelait sa présence. Ainsi pensait madame de Lorency : la plupart des maisons ressemblent à ces temples antiques dont la divinité voilée est reconnue des voyageurs par les tributs épars qu’on y laisse.

L’attachement de madame de Volberg pour son neveu, le plaisir, mêlé d’un peu de vanité, qu’elle avait à exercer sur lui l’autorité d’une proche parente, se trahissaient par l’habitude de glisser le nom d’Albert dans presque toutes ses phrases. Le sentiment de Natalie se trahissait, au contraire, par le soin qu’elle prenait de ne jamais prononcer ce nom. Cette retenue singulière avait d’abord fait présumer à Ermance que mademoiselle Ogherman, ne partageant pas l’admiration de madame de Volberg pour son neveu, préférait garder le silence quand on parlait de lui. Mais ayant remarqué une émotion contrainte dans toute la personne de Natalie chaque fois que le nom d’Albert était prononcé, Ermance devina ce qui se passait dans l’âme de cette intéressante personne, et l’attrait d’un malheur semblable, cette tristesse résignée d’un amour sans espoir, lui expliquèrent bientôt le charme qui l’attirait vers elle.

« On s’attache aux gens, a dit un philosophe, en raison du mal ou du bien qu’on peut leur faire. » À peine madame de Lorency eut-elle pénétré le chagrin qui minait l’existence de Natalie qu’elle se flatta de pouvoir l’adoucir et même de le changer en bonheur. Cette présomption d’un cœur noble et généreux était bien combattue par la difficulté de faire naître dans l’âme du comte Albert un sentiment contraire à celui qu’elle lui soupçonnait. Elle se disait bien que, s’il avait pu voir jusqu’à présent l’amour qu’il inspirait à Natalie sans en être ému, il n’y répondrait jamais ; mais, en dépit de ces réflexions, une secrète espérance l’encourageait à tenter le bonheur de celle dont un moment l’avait rendue l’amie.

Ce projet, que tout semblait contrarier, devint un secours puissant contre la réflexion désespérée, l’abattement qui paralysait la vie d’Ermance. Occupée à chercher un moyen d’arriver à son but, elle évoquait en souvenir tous ses amis pour choisir celui dont l’adresse discrète pourrait la seconder. L’un avait bien assez d’esprit pour lui indiquer la meilleure route à prendre ; mais son cœur raisonnable ne comprendrait pas qu’on se donnât tant de peine pour arriver à faire aimer par ruse une personne que l’on connaissait à peine. L’autre, dans son zèle fastueux, donnerait à ses moindres démarches la couleur de l’intrigue ; le plus grand nombre lui prouverait qu’on gagne rarement à se mêler de la destinée des autres. Enfin, après avoir bien cherché, elle trouva que le moins sensé de tous était encore celui qui la servirait le mieux, et se décida à mettre M. de Maizières dans le secret de son ambition généreuse.

Ce n’était pas compromettre mademoiselle Ogherman que de chercher à lui faire épouser un homme distingué, et l’on pouvait former ce vœu sans laisser soupçonner que la vie de Natalie dût en dépendre ; mais, tout en comptant sur l’empire qu’un esprit froid a toujours sur les gens d’une sensibilité profonde, Ermance sentait bien qu’elle seule pourrait tout obtenir du comte Albert, et, sans crainte de déplaire à M. de Lorency, elle aurait usé de l’ascendant qu’il lui supposait sur M. de Sh… pour tourner son amour vers Natalie. Mais comment faire pour établir entre Albert et elle le moindre rapport sans alarmer Adhémar, sans paraître mériter ses reproches ? voilà la difficulté que M. de Maizières l’aiderait à vaincre ; lui confier son projet, c’était s’assurer un témoin qui répondrait de la pureté de sa conduite, un défenseur qu’Adhémar croirait d’autant mieux qu’il prendrait son parti sans chaleur, et madame de Lorency, guidée par cet instinct des femmes qui leur fait si souvent deviner juste là où un grand diplomate se tromperait, remit avec confiance ses intérêts à l’homme le plus insouciant du monde.



XXXIX


Ermance n’avait pas appris le brusque départ du comte Albert sans concevoir l’idée que c’était lui qu’elle avait entendu dans le parc ; mais la singularité d’une telle démarche, l’ignorance où il était qu’elle dût se promener aussi tard ce soir-là, et bien d’autres raisons vinrent la détourner de cette supposition ; elle aurait fini par en perdre le souvenir sans le soin constant que prenait Albert de se rappeler sans cesse à sa pensée. Ayant prévu que sa présence à Champville empêcherait toute liaison intime entre sa tante et madame de Lorency, il avait presque cessé d’y venir ; mais pendant le court séjour qu’il y faisait il tâchait d’apprendre par Natalie tout ce qu’avait fait et dit Ermance : c’est ainsi qu’il connaissait les fleurs qu’elle préférait, le livre qu’elle avait projeté de faire venir de Paris, le dessin dont elle avait besoin pour une nouvelle broderie, et plusieurs petites choses de ce genre, qu’Ermance trouvait chaque jour sur la table de son salon sans savoir qui les lui envoyait. Il y avait tant de grâce, tant d’à-propos dans ces soins mystérieux, que le soupçon en devait tomber naturellement sur Natalie ; d’ailleurs elle s’en défendait avec une sorte d’embarras propre à l’affermir. Cependant, madame de Lorency ayant trouvé un jour dans son album un charmant dessin à l’aquarelle, représentant un des plus jolis endroits du parc de Champville, où deux femmes à demi voilées se promenaient, elle crut reconnaître dans ces deux figures gracieuses elle et Natalie, et la remercia dans les expressions les plus tendres d’avoir pensé à lui donner un si précieux souvenir. Mais, en lui parlant de sa reconnaissance, elle fut frappée de voir les yeux de son amie se remplir de larmes. D’abord vivement émue elle-même, Ermance crut que ces larmes n’étaient point celles de la tristesse ; mais la pâleur subite, l’expression douloureuse répandue sur les traits de Natalie ne lui permirent pas de rester plus longtemps dans cette douce illusion. Impatiente d’apprendre ce qui pouvait causer cette altération, elle la questionne ; mais en vain ; Natalie s’obstine à lui répondre qu’une violente douleur à la poitrine a causé l’oppression qu’elle éprouve, le sourire revient sur ses lèvres ; elle embrasse Ermance en disant :

— Si vous saviez à quel point je vous aime !

Puis, s’élançant hors du salon, elle rejoint sa voiture avant qu’Ermance ait eu le temps de la retenir.

On avait des nouvelles de l’arrivée d’Adhémar à Constantinople ; il devait y rester tout l’hiver, et madame de Lorency, goûtant chez son oncle le seul bonheur dont elle pût jouir, espérait y rester tout le temps que durerait l’absence de son mari, et peut-être plus encore ; car elle n’osait prévoir dans quelle disposition il reviendrait. Mais une attaque violente de goutte mit les jours de M. de Montvilliers en danger, et les médecins ayant décidé que le froid de la campagne pendant l’arrière-saison lui serait funeste, Ermance le détermina à venir s’établir chez elle à Paris. Mélanie devait le suivre, et le président, pour qui la présence de sa nièce et les soins qu’il en recevait étaient devenus un besoin du cœur, quitta son vieux manoir sans regret.

De retour à Paris, Ermance, toute aux soins qu’exigeait la santé de son oncle, ne voulut recevoir qu’un petit nombre de personnes. Madame de Volberg et mademoiselle Ogherman, revenues en même temps qu’elle de la campagne, venaient la voir assidûment, et Natalie laissait souvent madame de Volberg se choisir une autre compagne pour aller à la promenade ou au spectacle, afin de consacrer sa journée à Ermance. Cependant son père ne lui permettait de rester longtemps à Paris que pour y voir les théâtres, les fêtes qui y attirent les étrangers, enfin tous les enchantements qui font le sujet des conversations, de retour dans sa patrie. Mais elle leur préférait une intimité agréable, le plaisir de faire quelquefois de la musique avec Ermance, de mêler leurs voix douces et mélancoliques en chantant les nocturnes de Blangini, et, plus encore, celui de jouer avec Léon, qui lui tendait ses petits bras du plus loin qu’il l’apercevait.

M. de Maizières rencontrait souvent Natalie chez madame de Lorency, et, comme il la trouvait fort aimable, il ne manquait jamais d’en parler avec enthousiasme chaque fois qu’il se trouvait avec le comte Albert ; mais ce qui l’empêchait de traiter ce sujet aussi longuement qu’il l’aurait voulu, c’était la manière dont M. de Sh… renchérissait sur les éloges qu’il faisait de Natalie.

— Ah ! si vous la connaissiez comme moi, disait-il, vous sauriez à quel point elle dépasse tout le bien qu’on en pense ! c’est un être angélique ! Nous avons été élevés ensemble ; sa mère était parente de la mienne ; elle lui a, pour ainsi dire, légué sa fille, et j’ai pour elle toute la tendresse d’un frère.

Cette réponse rendue fidèlement à madame de Lorency l’avait un peu découragée dans son espérance. Quant à M. de Maizières, elle ne lui en laissait aucune.

— S’il ne l’avait pas aimée du tout, disait-il, nous avions mille chances ; mais dès qu’il l’aime ainsi, il ne l’aimera jamais mieux. J’en suis fâché pour elle, ajouta-t-il, car c’est un homme vraiment distingué ; il m’a presque aussi complètement séduit qu’elle. Il est vrai qu’il se donne assez de peine pour me plaire, et j’ai beau ne pas m’abuser sur l’attrait qu’il trouve à causer avec moi, et le désir qu’il témoigne de former entre nous une liaison d’amitié, je n’y suis pas moins sensible. J’avoue pourtant que j’en serais plus reconnaissant s’il ne trouvait pas toujours moyen de faire tomber sur vous la conversation ; mais on ne doit jamais s’enquérir de ce qui vaut une chose gracieuse, sinon il faudrait sans cesse recourir après ses remercîments. Vous, qui n’avez pas à craindre qu’il vous flatte pour parvenir à une autre, pourquoi ne lui parlez-vous pas de votre jolie protégée ?

— Par la raison que vous venez de dire, répondit Ermance, je suis loin de croire au sentiment que vous prêtez au comte Albert ; mais du moment qu’on en parle et que vous-même en avez l’idée, je ne puis le recevoir chez moi sans me donner aux yeux du monde le tort…

— De le trouver aimable ! interrompit Ferdinand ; voilà un bien grand crime ! Si ce n’est que la crainte des propos qui vous arrête, je vous assure que vous les excitez bien davantage en ne le recevant pas chez vous. On sait que le président aime à le voir, qu’il l’accueille toujours avec plaisir, que vous êtes liée avec sa tante, que sa jeune parente est votre intime amie, et l’on doit naturellement supposer que vous le verriez tous les jours si vous ne le trouviez pas si dangereux.

— J’aime encore mieux cette supposition-là qu’une autre, reprit Ermance ; et, d’ailleurs, je me suis… promis…

— Non, vous ne vous êtes rien promis, dit M. de Maizières en souriant de pitié, mais Adhémar vous a fait promettre de ne pas recevoir le comte Albert, et vous avez la faiblesse de lui obéir : je ne sais ce qu’il a contre lui, mais il le hait à faire plaisir.

— Eh mon Dieu ! ce sont les sots propos qu’on débite dans le monde qui en sont cause et qui m’empêchent de plaider moi-même pour Natalie. Je vous affirme que si j’avais un moyen de lui parler d’elle sans que chacun pût mal interpréter notre entretien, je le ferais sans hésiter, certaine qu’il ne pourrait tirer aucun avantage de ma démarche.

— Eh bien, rien n’est si facile, reprit Ferdinand ; l’archi-chancelier donne, mardi prochain, un bal masqué où tout Paris est invité ; Albert y sera, venez-y ? Quel que soit votre masque, il vous devinera, j’en suis sûr, et vous pourrez lui parler librement des sentiments qu’il inspire.

— Cela est impossible : j’ai refusé ce matin à madame de Volberg d’y conduire Natalie, et j’ai dit à madame de Cernan que j’étais bien décidée à n’y point aller.

— Raison de plus pour vous en donner le plaisir ; mais comme vous ne sauriez pas même mentir à propos d’un bal, eh bien, il faut leur dire tout simplement que vous avez changé d’avis.

— Songez donc que je n’ai été chez personne cet hiver, et que, refusant toutes les invitations sous prétexte que mon oncle est souffrant, on trouvera fort ridicule de me rencontrer au bal.

— D’abord, vous n’êtes pas forcée de vous y faire reconnaître à tout le monde ; ensuite, si vous vous laissez décourager dans une bonne action par la crainte de paraître ridicule, vous n’en ferez jamais.

— Au fait, j’ai la conscience du sentiment qui me dirige, reprit Ermance, et je compte sur vous pour l’attester… Je réfléchirai au conseil que vous me donnez… mais ne parlez pas de ceci au comte Albert, je vous prie. Natalie doit venir aujourd’hui dîner avec moi : sa disposition calme ou triste fixera mes projets.

L’arrivée de mademoiselle Ogherman interrompit cette conversation. Elle était encore plus abattue qu’à l’ordinaire ; ses yeux, fatigués par les larmes, étaient languissants : sa respiration paraissait difficile.

— Vous êtes plus souffrante ? lui dit Ermance avec inquiétude.

Et madame de Volberg, voyant que Natalie hésitait à répondre, dit :

— Je la trouve aussi moins bien aujourd’hui, et je ne comprends pas ce qui a pu occasionner ce changement dans sa santé, dont je commençais à être beaucoup plus contente. Je crois que l’air du spectacle ne lui vaut rien. Albert est venu hier nous apporter la loge du prince de Schwarz… à la Comédie française. Talma jouait ; elle ne l’avait jamais vu dans l’Oreste d’Andromaque. Vous savez qu’il y est admirable ? Eh bien, il s’est surpassé à tel point hier qu’Albert était à moitié fou en l’entendant maudire la fatalité de son amour et que Natalie a pensé s’en trouver mal. Ces sortes d’émotions ne valent rien pour les santés délicates : aussi ai-je résolu de ne plus la mener voir Talma.

— Il faudrait aussi l’empêcher de lire Racine, dit tout bas Ferdinand à madame de Lorency, et surtout Andromaque, ce drame universel qui se joue continuellement dans le monde, où l’on n’aime bien que celui qui en aime une autre.

— Si le ciel ne vient à son secours, pensa Ermance en voyant l’altération des traits de Natalie, elle sera morte avant six mois.

Et cette pénible réflexion la décida à aller au bal de l’archi-chancelier.

Que de fois un motif aussi triste a conduit une femme dans ces lieux de plaisirs où les plus cruelles passions se cachent sous le rire ! dans ces bals déguisés où le soupçon, la jalousie, la vengeance espèrent saisir un moment favorable pour faire expier leurs tourments à de coupables victimes ! Ah ! si l’on pouvait lire sur la plupart de ces masques joyeux le sentiment qui les anime, on se croirait transporté tout à coup dans une de ces maisons où le sombre désespoir et les éclats de rire offrent l’affreux spectacle de la démence incurable.


XL


L’archichancelier, ce prince des bourgeois de Paris, au milieu desquels il aimait à se promener tous les soirs à pied, les mains derrière le dos, et suivi d’une petite cour silencieuse, donnait de grands dîners par goût, et des fêtes par ordre ; ce qui se devinait sans peine à la manière dont les premiers étaient soignés, et les secondes abandonnées aux entrepreneurs des plaisirs de ce genre. Cependant, lorsque c’était un bal masqué où l’empereur devait venir, on tâchait que les invitations fussent moins nombreuses et, surtout plus rigides ; mais cette précaution n’empêchait pas le bal de ressembler à une cohue : soit que la présence d’une femme qui en aurait fait les honneurs y manquât, soit que l’habitude de rire des courtisans du grave Cambacérès nuisît à la retenue qu’on doit avoir en bonne compagnie, il régnait dans ces bals un ton qu’on n’aurait pas toléré ailleurs ; les gens les plus habitués à toutes les délicatesses du langage y parlaient de tout avec une franchise, une naïveté d’expression comique ; la gaieté surtout y prenait une tournure égrillarde dont personne ne s’étonnait. Enfin, sans que rien en apparence dût établir de différence entre ces fêtes et celles qu’on donnait chaque jour chez les ambassadeurs, les ministres et à la cour, on ne pouvait se dissimuler qu’elles ne jouissaient d’aucune considération parmi les fashionables de cette époque. La vanité militaire contribuait un peu à ce jugement : alors, tout ce qui n’était pas de l’armée était l’objet des dédains de ceux-là mêmes qui n’en étaient pas. Le nom de pékins, si plaisamment prodigué à tout ce qui ne portait pas d’épaulettes, jetait du ridicule sur les classes les plus respectables ; et les femmes, qui sont toujours du parti des moqueurs, ajoutaient encore à cette injustice par leurs préférences pour les habits d’uniforme : c’était, la flatterie à la mode. Les mêmes qui, dans ce temps, ne pouvaient regarder un pékin sans prendre un air dédaigneux, n’auraient pas quitté les églises il y a deux ans, et aujourd’hui ne manqueraient pas une revue de la garde nationale.

L’impératrice étant déjà fort avancée dans sa grossesse n’était restée que quelques moments au bal de l’archichancelier, mais l’empereur s’y trouvait encore lorsque madame de Lorency, madame de Cernan, et M. Brenneval y arrivèrent. Malgré le soin qu’il avait de changer souvent de domino et de ne se confier qu’à une personne pour son déguisement, sa démarche, la peine que prenait le duc de R… et quelques autres de ses aides de camp de le précéder ou de le suivre à distance, et son parler bref surtout, le faisaient reconnaître. Ce jour là, voulant se donner le plaisir d’observer par lui-même l’effet qu’il produisait quand on le rencontrait sous le masque, il imagina de faire mettre le domino sous lequel il venait d’être reconnu à Isabey, dont l’adresse gracieuse était aussi justement vantée que son beau talent, et qui savait contrefaire la marche et les gestes de l’empereur à s’y tromper. Rentrés tous deux dans la salle de bal, bientôt la foule s’empresse autour du magicien, qu’on croit être encore l’empereur : les flatteries, les plaisanteries sur le pouvoir de sa baguette magique se succèdent avec rapidité.

— C’est bien lui, disent les uns en s’éloignant du groupe où on les étouffait ; il ne peut pas s’empêcher de garder son attitude impérieuse, même sous le masque.

— Ah ! vraiment, disent les autres, il n’a pas besoin de se faire magicien pour nous mener à la baguette.

— Voulez-vous me dire ma bonne aventure ? lui demandait une jeune femme.

— Il lui serait tout aussi facile de la faire, répondait le bel-esprit du groupe.

Et cent bons mots de ce genre qui divertissaient beaucoup le nouveau magicien. Il avait déjà répondu plusieurs fois avec bonheur aux questions embarrassantes dont on l’accablait, car tout le monde voulait avoir un mot du masque régnant, lorsque M. Brenneval, ayant un grand intérêt à savoir si c’était vraiment l’empereur qui était là, vint prendre madame de Lorency pour l’aider à le reconnaître. Ayant eu souvent l’occasion de l’entendre causer, elle devait avoir encore sa voix présente à l’oreille, et puis il espérait que l’esprit d’Ermance, la grâce de sa tournure engageraient le masque redoutable à lier conversation avec eux.

— Laissez passer madame, dit une voix qu’Ermance reconnut pour être celle de M. de Maizières ; elle vous dira bien vite si c’est lui.

Bien qu’elle ne fût point à visage découvert, comme elle donnait le bras à son père, elle ne s’étonna pas d’avoir été devinée par Ferdinand ; mais elle fut vivement troublée en apercevant le comte Albert à côté de lui. Le soin qu’on prenait de s’habiller avec le plus d’élégance possible à ces bals, l’horreur que professait l’empereur pour les dominos noirs rendaient l’incognito bien difficile, surtout pour les femmes dont la jolie taille aurait trop coûté à dissimuler : aussi n’y restait-on masqué que pendant les premières heures du bal. Mais Ermance, qui avait intérêt à rester inconnue, se pencha vers Ferdinand pour le prier de ne la point trahir. En ce moment, M. Brenneval ayant adressé quelques mots au magicien :

— Vous avez raison, répondit-il, et je voudrais…

— Je voudrais ! s’écria aussitôt madame de Lorency ; ce n’est pas l’empereur, il n’a jamais prononcé ce mot-là. Au même instant, on entendit un éclat de rire, et l’on vit s’échapper du groupe un domino bleu que suivirent plusieurs autres.

— Méchante, dit alors tout bas le magicien à Ermance, pourquoi m’avoir si vite détrôné ?

En effet, la simple réflexion de madame de Lorency avait frappé tous ceux qui étaient là comme une preuve incontestable, et chacun s’éloignait du magicien en disant :

— La remarque de ce joli domino blanc est si vraie que l’empereur n’a pu s’empêcher d’en rire ; car, vous l’avez vu, c’est lui qui s’est enfui si vite après s’être trahi. Quelle maladresse de la part de ce petit magicien ! Puisqu’il voulait singer son maître, il fallait dire : Je veux.

Quelques minutes après, le domino bleu s’approcha d’Ermance ; elle donnait alors le bras au duc de B…, dont la conversation spirituelle l’intéressait d’autant plus qu’il lui racontait une anecdote récente ; mais à peine le domino bleu se fut-il arrêté pour parler à madame de Lorency, qu’elle sentit le bras du duc de B… se retirer doucement et laisser retomber le sien. Alors le domino bleu s’offre pour remplacer le duc de B…, il se promène avec elle assez de temps pour fixer l’attention des courtisans et des femmes qui attendaient leur tour avec impatience.

Le plaisir de posséder une femme jeune, blanche et bien faite, n’empêchait pas l’empereur de rêver quelques petites infidélités fugitives : lorsqu’il pouvait compter sur le secret, il tentait volontiers une aventure amoureuse ; mais il fallait tant de conditions réunies pour l’engager dans un semblable tort, qu’il n’a pas dû s’en rendre souvent coupable.

C’est une erreur de croire que son aversion pour ce qu’on appelle une femme d’esprit lui fit aimer de préférence celles qui en manquaient ; non, l’esprit d’observation et d’ironie était le seul qu’il détestât, et malheureusement les plus beaux génies n’en sont pas exempts, en France surtout, où l’on commence par critiquer les actions avant de les comprendre. On conçoit que, pour le restaurateur d’un pays où la plus tragique des révolutions laissait tout à rétablir ou à créer, l’artillerie des bons mots et des épigrammes fût plus redoutable que celle des ennemis. Depuis que l’on a vu tant de gouvernements succomber tour à tour sous les projectiles de la presse, comme le disent nos publicistes, on est forcé de convenir que Napoléon avait raison de la redouter, et que l’esprit satirique des salons, qui suppléait alors à celui des journaux, ne devait pas lui plaire davantage. « Les institutions seules peuvent se moquer du quand dira-t-on, disait à madame de Staël un de ses amis, et si puissant que soit un homme, il aura toujours raison d’avoir peur de votre esprit. »

Celui de madame de Lorency n’était pas de nature à faire craindre une réflexion malveillante : l’empereur, attiré par ce charme de douceur et de grâce qui la caractérisait, fut très-coquet pour elle ; d’abord, cherchant à la troubler, il lui parla de la dangereuse habitude que prenait son mari de vivre loin d’elle ; puis il la questionna sur l’état de son cœur. C’est par-là que commencent toutes les conversations de bal ; mais ce qui distingua celle-ci, ce fut la franchise d’Ermance à convenir de l’amour qu’elle avait pour son mari.

De tous les souverains qui se sont avisés d’aimer leurs sujettes, Napoléon est peut-être le seul qu’un refus n’ait jamais irrité. On cite l’exemple d’une jeune femme près de laquelle il voulut faire valoir d’anciens droits acquis avant son mariage et qui, s’étant refusée à tromper son mari, avait toujours été depuis respectée et protégée par l’empereur. Jaloux à l’excès, il aimait à trouver, fût-ce même dans la femme qu’il désirait le plus séduire, un exemple de fidélité conjugale ; c’était une garantie pour celle qu’il exigeait de l’impératrice ; et cette vertu, qu’il devait croire assez rare, lui faisait toujours plaisir à rencontrer.

Cet entretien entre les deux masques était interprété par tous ceux qui le remarquaient d’une manière différente.

— C’est quelque nouvelle faveur qu’elle demande pour son mari, disaient les ambitieux.

— Il la gronde sans doute de voir tant de ces bégueules du faubourg Saint-Germain, disaient les parvenus.

— Le pauvre Lorency fait bien d’être en Turquie, disaient les jeunes gens.

Mais les femmes passaient et repassaient le plus près possible des deux masques dont on s’occupait, dans l’espoir d’attraper quelque mots de leur conversation.

Pendant ce temps, le comte Albert, pâle, abattu, le coude appuyé sur une console, suivait des yeux Ermance et l’auguste domino qui lui donnait le bras. Si l’idée de combattre le souvenir d’un mari infidèle intimidait son amour, on peut se figurer ce que cette nouvelle rivalité lui inspirait de crainte, ou plutôt de désespoir ; il en était dominé au point de ne pas entendre ce que lui disaient plusieurs petits masques dont les agaceries dédaignées se changeaient aussitôt en injures, ou bien qui, devinant sans peine la cause de sa préoccupation, en faisaient tout haut des plaisanteries offensantes pour madame de Lorency.

Enfin, le domino bleu s’arrêta près de la console sur laquelle s’appuyait Albert ; il regarda la pendule et dit adieu à Ermance ; alors les masques à la suite se rassemblèrent dans l’ordre accoutumé, et tous sortirent du bal.

Albert, voyant madame de Lorency toute seule, s’offrit pour la conduire à la place où madame de Cernan était restée, dans un autre salon : Ermance accepte, non pas sans s’apercevoir du trouble d’Albert, mais n’osant lui dire un mot, dans la crainte de l’augmenter.

— Il faut être bien audacieux, madame, dit-il alors d’un ton amer, pour oser vous offrir son bras après celui que vous venez de quitter.

Puis, voyant que madame de Lorency s’obstinait à ne pas répondre, il ajouta :

— Je commets peut-être une indiscrétion en vous parlant d’un entretien qui excite l’envie ou la jalousie de tant de personnes ici ; mais vous n’espérez pas sans doute en garder le secret : la publicité est un malheur attaché à une si auguste préférence.

— Je ne prétends pas plus nier cette conversation que m’en vanter, reprit madame de Lorency, et si la malignité cherche à en tirer parti contre moi, j’espère trouver plus de justice chez les gens qui me connaissent.

— Ceux-là ont pourtant plus de raisons encore de croire à votre puissance, et on leur persuaderait difficilement que l’homme qui posssède toutes les séductions de la gloire ne les employât pas à tenter une si belle conquête.

— Il a de plus nobles ambitions, reprit Ermance, et je vous assure qu’il ne pense pas…

— Ne lui faites rien perdre de mon estime, interrompit Albert ; s’il pouvait connaître tant de perfections sans les apprécier, il serait indigne de son bonheur ; mais je ne lui fais pas cette injure. Seulement, le soin de bouleverser les empires et de gouverner le sien lui laissent si peu de temps à donner à ses affections qu’elles ne sont jamais que les épisodes fort courts de l’histoire de son règne, et l’on ne peut voir sans regret celle qu’on aurait exclusivement adorée tout sacrifier à la gloire de lui plaire un moment.

— Tout sacrifier ? reprit Ermance avec dignité.

— Pardon, je vous offense ; je suis un malheureux, un fou qui mérite bien plus votre pitié que votre colère ; par grâce, ne me jugez pas sur ce que la rage me fait dire en ce moment ; je me perds, je le sens je n’ai aucun droit de vous parler ainsi ; vous m’en punirez sans doute, en ne me permettant plus de vous parler de ma vie ; mais n’importe, je cède à une puissance au-dessus de ma volonté, de mon intérêt ; un seul moment, du moins, vous saurez ce que je pense, ce que j’aurai souffert ma vie entière sans vous l’apprendre, si la terreur de vous en voir écouter un autre ne m’avait égaré à ce point ; mais il vous aime, sans doute il vous l’a dit, il attend de vous l’amour que tant de femmes lui offrent. Cette pensée me tue, et vous ne saurez ajouter au supplice que j’éprouve.

En finissant ces mots, Albert s’était laissé tomber sur le siége qui se trouvait auprès de celui d’Ermance. Madame de Cernan causait de l’autre côté avec M. d’H…, dont l’esprit distingué et la gaieté piquante la captivaient entièrement. Ermance, interdite, craignait également d’encourager Albert dans sa folie, ou de la porter à l’extrême en la traitant légèrement. Elle se demandait comment il avait pu être amené à lui déclarer ainsi son amour, et elle s’étonnait de l’écouter sans défiance comme sans colère. C’est qu’il disait vrai, et que, tout en déplorant le sentiment qu’elle ne partageait point et qui excitait déjà la jalousie d’Adhémar, elle n’avait pas la mauvaise foi de le combattre par ces minauderies si communes aux femmes, par ces doutes affectés qui réclament de nouvelles assurances et diffèrent l’instant du refus.

— Vous m’affligez, dit-elle d’un accent pénétré, car je vous crois trop de noblesse dans l’âme pour vouloir agir sur la vanité d’une personne qui ne vous a pas donné le droit de l’abuser. Aucune coquetterie de ma part n’a pu vous encourager dans l’idée d’un sentiment romanesque entre nous, et je ne doute pas que cette folie d’un instant ne cède bientôt à la raison et à l’affection qu’il dépend de vous de m’inspirer.

— Que dites-vous ! reprit Albert avec des yeux brillants d’espoir. Quoi ! vous pourriez répondre…

— Non, pas à votre amour, répliqua Ermance avec toute la sévérité d’une femme d’esprit qui sait qu’en pareils cas les ménagements sont des humiliations mal déguisées ; non, je ne mériterais pas de vous intéresser autant, si je pouvais vous flatter d’un retour impossible. M. de Lorency a des maîtresses, je le sais, et ce tort, qui vous encourage à me parler de consolations, m’afflige profondément ; mais il ne saurait altérer mon attachement, je dirai plus, ma passion pour lui. Je voudrais que le sentiment du devoir fût pour quelque chose dans l’éloignement que j’éprouve pour tout autre amour ; mais je ne m’abuse point : après l’avoir épousé contre mon gré et lui avoir peut-être trop mal dissimulé ma répugnance à obéir aux ordres de l’empereur, qui voulait ce mariage, j’ai reconnu mon injustice envers lui, et j’ai fini par l’aimer d’un amour trop vif, trop tourmenté, pour n’être pas éternel. Hélas ! si ce sentiment était plus heureux, je ne vous en parlerais pas, dit Ermance d’une voix qui trahissait ses larmes, je n’insulterais point par mon bonheur à votre peine, mais je suis malheureuse, et sans espoir d’être jamais consolée, car je préfère mon malheur à toute la félicité qu’un autre sentiment pourrait m’offrir.

— Et moi aussi, reprit Albert, que le désespoir et la reconnaissance animaient à la fois ; mon malheur est ma vie, et vous venez de me le rendre plus cher encore. Votre cruelle franchise ne me guérira pas, je le sens, mais elle soumettra toutes mes actions à votre volonté. La pensée que vous savez ce que j’éprouve m’aidera à le supporter ; vous me plaindrez, du moins ; vous saurez qu’il y a là, près de vous, un être que vous seule animez ; je ne vous serai plus étranger ; je ne serai plus réduit à vous faire parvenir par une ruse une preuve de ma pensée permanente, à me cacher dans les bois de Montvilliers pour respirer un instant le même air que vous, pour vous voir passer comme une ombre, et pour pleurer ensuite du regret de n’avoir pas osé m’approcher du fantôme adoré. Vous me permettrez de vous voir, n’est-ce pas ? d’aller puiser dans votre indifférence la force de vous moins aimer. Ah ! vous me devez bien cette triste consolation !

— Il ne tiendrait qu’à vous de me voir sans cesse, dit Ermance d’un ton timide, et si j’avais sur vos sentiments le moindre empire, nous serions…

— Ah commandez, s’écria vivement Albert, quelque soit le sacrifice, vous êtes trop sûre de l’obtenir.

— Celui-là, en supposant que c’en fût un, me donnerait l’unique bonheur que je puisse attendre dans une situation où l’amitié seule… peut me distraire de mes peines.

— Moi ! je pourrais les adoucir ! je pourrais obtenir un instant l’oubli de ce qui vous afflige ! Ah ! parlez, ne me laissez pas ignorer plus longtemps comment je puis me dévouer à vos moindres intérêts.

— Mes moindres intérêts ! répéta Ermance ; ah ! je vous jure qu’après celui dont je vous ai parlé, c’est le premier de mon cœur.

— Dites donc, vous me faites mourir d’impatience ! Si madame de Cernan se levait, elle vous entraînerait avec elle et je ne pourrais plus savoir ce que vous voulez de moi.

— Au fait, je ne sais pourquoi j’hésite à vous l’apprendre, reprit madame de Lorency en cherchant à vaincre son embarras et le sentiment de fierté qui la retenait au souvenir de son amie ; on ne devrait pas être embarrassée de proposer un moyen qui peut assurer le bonheur de trois personnes, et arracher au chagrin, peut-être même… à la mort, un être angélique… dont la beauté n’est que le moindre charme et qu’il serait si doux de rendre à la vie, au…

— Je vous comprends, interrompit le comte Albert en redressant sa tête qu’il avait inclinée pour mieux entendre madame de Lorency, dont la voix baissait à mesure qu’elle approchait du but de sa conversation ; je vous comprends, et je regrette que vous m’ordonniez l’impossible.

— Non ; une action noble et généreuse ne vous sera jamais impossible.

— Je l’espère, reprit-il ; mais abuser un cœur dévoué, payer son affection par une ingratitude éternelle, lui apporter en dot un amour délirant pour un autre ! Non, malgré les exemples nombreux d’une si lâche trahison, ajouta-t-il en appuyant sur cette phrase, malgré la douleur profonde que je ressens à vous refuser ce sacrifice, je sens qu’il n’est pas en mon pouvoir de l’accomplir…

— Laissez-moi espérer que ce refus n’est pas irrévocable, et qu’un jour…

— Je vous tromperais, si, assez heureux pour troubler votre repos, vous m’aviez ordonné de consacrer ma vie à une de ces femmes que l’on prend par convenance et que l’on épouse de même ; jaurais eu le courage de braver le poids d’une chaîne semblable pour vous prouver ma soumission à vos désirs, mais je connais trop bien le supplice d’être immolé à l’amour qu’un autre inspire pour jamais l’imposer à personne. Votre amie est belle, spirituelle, parfaite, elle doit être adorée, et ce serait mériter tout ce que je souffre que de la ravir au bonheur qui l’attend un jour.

— Ainsi donc, vous nous délaisserez toutes deux ; et ce rêve d’une douce présence, d’une amitié tendre, il y faut renoncer.

— Quoi ! vous auriez la barbarie d’y mettre pour condition une perfidie indigne de tous trois ?

— Cette perfidie ne saurait exister ; et lors même qu’une idée déraisonnable troublerait un instant ce bonheur, bientôt l’attrait d’une femme charmante en triompherait.

— Ne l’espérez pas. Votre présence est tout pour moi. J’affronterais mille dangers pour vous rencontrer un instant ; je donnerais ma fortune, ma vie pour entendre une minute le son de votre voix ; mais renoncer à vous aimer, à savourer le poison qui me brûle, non, j’aime encore mieux vous fuir.

Comme Albert prononçait ces mots, il s’aperçut qu’un masque l’écoutait, planté debout devant Ermance. Ce domino brun avait l’air d’attendre que la conversation d’Albert fût terminée pour en commencer une avec madame de Lorency. En jetant les yeux sur cet observateur silencieux, Ermance éprouva un saisissement indéfinissable. Les regards qui perçaient à travers le masque noir avaient quelque chose d’effrayant. Son attitude était fière, son immobilité menaçante.

— Il doit être tard, dit Ermance d’une voix mal assurée et ne pouvant détourner ses yeux du domino qui lui causait un trouble si étrange ; je voudrais m’en aller. Soyez assez bon, dit-elle à M. de Sh…, pour chercher mon père, et le prévenir que je compte sur lui pour me ramener. Madame de Cernan restera encore longtemps ici… pour l’attendre.

Ces mots articulés avec peine, cette oppression qui gênait la respiration d’Ermance, Albert les interpréta comme l’effet d’un adieu pénible.

— Je vous obéis, madame, dit-il en se levant, et j’espère que votre justice me tiendra compte de tout ce que je perds aujourd’hui pour garder votre estime.

Alors il s’éloigna pour aller trouver M. Brenneval dans la salle où l’on jouait.

À peine fut-il à quelques pas de madame de Lorency qu’elle voulut se lever et changer de place, pour échapper à l’observation tenace du domino brun. D’abord elle pensa qu’il se méprenait sans doute sur elle, et qu’en ôtant son masque elle le détromperait. Or, elle le détacha un instant pour respirer plus librement, et se débarasser ainsi de l’importum observateur. Mais la vue de ses traits ne parut point lui causer de surprise ; il se rapprocha d’Ermance, puis, s’emparant de son bras avec une sorte d’autorité, il l’entraîna assez loin de madame de Cernan, au milieu de la foule des masques.

— Que me voulez-vous ? disait Ermance, n’osant résister à cette volonté muette ; je ne puis vous suivre… on va venir me chercher.

Et le masque gardait le silence. Seulement, Ermance sentait trembler son bras sous le sien, et reconnaissait, aux battements pressés de son cœur, l’émotion que devait éprouver ce mystérieux personnage. Enfin succombant à une terreur invincible, elle veut s’éloigner de lui et retourner à sa place. Dans le mouvement qu’elle fait pour dégager son bras, le petit médaillon qui ne la quitte jamais s’échappe de sa pèlerine ; la chaîne en cheveux qui le lient s’accroche aux blondes de la garniture, elle craint de le perdre et veut le cacher dans sa ceinture ; mais le masque, qui vient de l’apercevoir, rompt aussitôt le faible cadenas de la chaîne de cheveux, la prend, et dit d’une voix altérée par la colère des mots sans suite qu’Ermance ne peut entendre, car elle a presque perdu l’usage de ses sens. M. Brenneval qui la rejoint en ce moment, la voit prête à se trouver mal. Persuadé que la chaleur qu’il fait dans cette salle la suffoque, il l’entraîne hors du bal, et la ramène chez elle dans un état d’effroi et de stupeur impossible à décrire.



XLI


M. de Montvilliers, ayant appris que sa nièce était revenue souffrante du bal masqué, se rendit dans sa chambre dès qu’elle fut visible.

— C’était lui ! s’écria Ermance en apercevant le président ; je n’en puis douter, c’était lui. Ah ! mon oncle, que va-t-il croire ?

— Qui, lui ? demanda-t-il, ne pouvant se douter de la pensée d’Ermance.

— Adhémar ! reprit-elle avec l’accent de la terreur.

— Quelle idée ! Quoi ! tu penses qu’il serait de retour ? Mais pourquoi nous en faire un mystère ?

— C’était lui, vous dis-je ; son tremblement, sa colère ne m’en laissent aucun doute.

— Non, cela est impossible. Les journaux n’auraient pas manqué de parler de son départ de Constantinople… C’est quelque mauvais plaisant qui se sera amusé à le contrefaire et à te jeter dans ce trouble. Quand on veut jouer un semblable rôle avec succès, il faut feindre la colère, la jalousie : c’est ce qu’il y a de plus facile et de plus certain.

— Eh ! quel accent emprunté, quel regard menaçant aurait pu me plonger dans l’état où je suis ? Il était là, devant moi, immobile ; il n’avait pas dit un mot, et déjà tout mon être, averti de sa présence, éprouvait un trouble, une émotion qui m’empêchaient de respirer.

Alors Ermance raconta cette singulière apparition, et la manière dont le masque s’était emparé de la chaine de cheveux et du petit médaillon. Cette dernière circonstance ébranla M. de Montvilliers, dans la croyance où il était que ce ne pouvait être Adhémar. Lui seul savait le prix qu’Ermance attachait à cette chaîne tissue de ses cheveux, et il paraissait impossible qu’un autre que lui eût osé la lui arracher. Cependant le fait était inexplicable.

À quelques jours de là, un aide de camp du duc de R… étant venu faire une visite à madame de Lorency et au président, leur dit que la Russie prenait une attitude menaçante, et que, malgré ses assurances d’amitié, l’empereur avait envoyé de nouvelles instructions à son ambassadeur, afin de savoir à quoi s’en tenir sur certaine disposition qui devait inquiéter la France.

— Cette mission délicate, ajouta-t-il, a été remplie avec autant de promptitude que de discrétion.

— Et savez-vous par qui ? demanda le président.

— Non, monsieur ; je sais seulement que la personne chargée d’apporter à l’empereur la réponse qu’il attendait de Saint-Pétersbourg, est repartie presque en sortant de l’audience.

En ce moment, M. de Montvilliers regarda Ermance, et chercha à confirmer ses soupçons en questionnant de nouveau l’aide de camp ; mais celui-ci n’en savait ou n’en voulait pas dire davantage.

— Ainsi, vous croyez, dit M. de Maizières, que cette belle amitié de Tilsitt finira par des coups de canon ? Eh bien, cela ne m’étonnerait pas ; c’est l’opinion de M. de T… ; vous savez qu’il se trompe rarement. On prétendait l’autre soir que l’empereur Alexandre ne pardonnerait jamais au gendre de l’empereur d’Autriche de n’avoir pas voulu être son beau-frère. Vous en conviendrez, voilà un sujet de guerre qu’on n’aurait pas prévu il y a dix ans.

Pendant cette conversation, Ermance, absorbée par l’idée que c’était à M. de Lorency qu’avait été confiée la mission dont on venait de parler, déplorait la fatalité, qui la faisait paraître coupable lorsque sa conduite avec le comte Albert, dans ce moment même, aurait pu dissiper toutes les craintes d’Adhémar. Convaincue de la présence de son mari à ce bal, elle repassait dans sa mémoire tout ce qu’elle avait dit, et regrettait qu’il ne l’eût pas entendu ; mais les bruits les plus offensants devaient être seuls parvenus aux oreilles d’Adhémar ; il n’ignorait pas sans doute les conjectures que son entretien avec le domino bleu avait fait naître ; l’émotion qui dominait le comte Albert avait dû lui sembler la preuve qu’il parlait de son amour ; on l’écoutait : n’en était-ce pas assez pour exciter la colère d’Adhémar ?

— Je commence à croire que tu ne t’es point trompée, dit le président à sa nièce lorsqu’ils furent seuls ; on aura fait répandre le bruit qu’il allait à Constantinople, pour mieux dissimuler le but de sa mission secrète ; peut-être lui-même n’a-t-il su qu’en route sa vraie destination. Mais non… il tenait ses instructions du maître lui-même, et c’est sans doute d’accord avec lui qu’il nous a dit aller en Turquie. Le fait est que tu n’as reçu aucune lettre depuis son départ.

— Hélas ! ce ne serait pas une raison, répondit Ermance d’un ton triste ; mais M. de Maizières et madame de Cernan n’en ont pas reçu davantage, et cela est une preuve de plus.

— Si tu lui écrivais qu’abusé par l’apparence il t’accuse injustement…

— Eh ! le puis-je ? s’écria Ermance ; ne me suis-je pas ôté tout moyen de réclamer contre une injustice ? Quel mal pensera-t-il de moi, dont je n’aie mérité le soupçon ? Il faut avoir une conscience pure pour repousser dignement l’injustice ; l’innocence présente est sans pouvoir contre le souvenir d’un tort qui nous a ravi pour jamais notre estime. Lors même que je tenterais de détruire ses soupçons, y parviendrais-je ? ne m’accusera-t-il pas d’avoir recours à une misérable ruse, à un moyen employé par toutes celles qui trompent ? croira-t-il que je ne l’écoutais que dans l’espoir de le déterminer à épouser mon amie ? Non ; je m’avilirais à ses yeux, sans profit pour sa tranquillité, et, je vous l’avoue, je préfère sa fureur, sa vengeance et tous les malheurs qui en peuvent résulter, à l’idée de me voir assimilée par lui aux femmes qui cherchent à se justifier ou à s’excuser par des prétextes bas et vulgaires. Le crime a sa dignité, et, je le sens, je mourrai avec la haine d’Adhémar plutôt que de vouloir l’apaiser par d’avilissantes attestations.

M. de Montvilliers, malgré le désir d’employer tout ce qui devait amener un rapprochement entre Ermance et son mari, ne pouvait s’empêcher d’admirer une résignation si noble, et finissait par se persuader qu’elle était peut-être la meilleure justification des torts que n’avait point sa nièce.

Tandis qu’elle déplorait ainsi son triste sort, madame de Lorency était l’objet de la plus ardente envie ; il n’était bruit, dans les différents salons de Paris, que du long entretien de l’empereur avec elle. Madame de Cernan l’avait appris à la cour seulement, et ne concevait pas qu’étant au bal avec Ermance elle le lui eût laissé ignorer.

— Comment se peut-il que vous me laissiez apprendre par d’autres que par vous un succès pareil ? lui dit-elle avec une sorte d’amertume.

— Mais je ne pensais pas, répondit Ermance, que cela pût vous intéresser. L’empereur m’a dit de ces propos de bal auxquels il n’attachait certainement aucune importance, et je ne les ai point répétés, pour ne pas leur en donner ; d’ailleurs, je sais que, lorsqu’il fait à une personne l’honneur de causer avec elle, même de choses insignifiantes, il n’aime pas qu’on les redise.

— Je ne vous demande point votre secret, reprit madame de Cernan, et je trouve tout simple que vous n’admettiez personne à une semblable confidence ; je vous en veux seulement de m’avoir donné l’air d’une imbécile quand on est venu me dire que l’empereur ne s’était occupé que de vous au bal de l’archichancelier, et qu’il résultait de cet entretien que la famille des Lorency venait d’être inscrite parmi celles des anciens nobles auxquels on doit rendre les propriétés qui n’ont pas été vendues lors de…

— Vous croyez, madame ? interrompit Ermance d’un air offensé.

— Oui, je sais positivement que nous sommes compris dans la liste des grâces qu’on veut répandre à la naissance de l’enfant impérial.

— Si je savais, reprit Ermance avec fierté, qu’on pût attribuer cette faveur à un motif dont M. de Lorency aurait à rougir, j’irais à l’instant même supplier l’empereur…

— Quelle folie ! interrompit vivement madame de Cernan ; iriez-vous lui dire que les sentiments qu’on lui suppose pour vous ne vous permettent pas d’accepter ses bienfaits, ou plutôt la reddition des biens qui nous appartiennent très-légitimement ? Ce serait lui donner l’idée d’une corruption humiliante pour tous deux, et que sa rancune de Corse ne vous pardonnerait pas, je puis vous l’affirmer.

— Il ne saurait m’accuser d’une telle pensée ; il ne m’a rien dit qui dût me l’inspirer.

— Eh bien, alors pourquoi vous révolter contre une action dont vous connaissiez mieux que personne toute la générosité et l’innocence ?

— Mais si le monde en juge autrement ?

— Le monde est un joueur qu’on a toujours de son parti quand on gagne : quelque chose que vous fassiez aujourd’hui, il dira, soit que vous acceptiez ou non, que c’est une faveur qui en acquitte une autre, ou bien que, son caprice passé, l’empereur n’a pas voulu le payer si cher ; ainsi n’agissez point en considération des propos de la malveillance ; il est des situations où tous les sacrifices possibles ne les font point taire : la vôtre est de ce genre. Vous savez que, dans ce bienfait, rien ne doit blesser votre honneur, ni celui de votre mari, ni même votre délicatesse : que cette assurance vous suffise, songez qu’il y va de la fortune de toute notre famille, et qu’il serait cruel de la perdre par une pruderie inutile.

— Je sens fort bien, reprit Ermance, que cette fortune n’étant pas la mienne je n’ai pas le droit d’en disposer ; mais si pourtant on me croyait capable de…

— Tranquillisez-vous, ma chère, on ne croit que ce qui est vrai, reprit madame de Cernan oubliant qu’elle venait de dire le contraire ; on saura bientôt que ce qu’on a pris pour un commencement d’aventure n’était qu’une simple conversation, et vous n’aurez plus qu’à supporter le dédain ou l’envie des femmes qui n’auraient jamais eu la vertu de négliger une si belle occasion ; enfin, ma chère enfant, ne faites rien à ce sujet sans m’en prévenir ; peut-être ai-je été mal informée, et vous jugez combien il serait ridicule d’usurper l’honneur d’un refus digne d’une Romaine, si l’empereur ne pense pas à nous.

Ce doute, émis avec adresse par madame de Cernan, n’en laissa plus aucun à Ermance sur la reddition des bois de la famille Lorency. Bien qu’elle fût certaine que cette faveur n’était que la récompense des services d’Adhémar, et peut-être aussi de la dernière mission dont l’empereur venait de le charger, elle s’inquiéta vivement de la coïncidence de cet événement avec les conjectures auxquelles la conversation du bal donnait lieu, et résolut de s’en remettre à la sagesse de M. de Montvilliers pour la diriger dans cette affaire délicate.

— Je conçois que l’avis de madame de Cernan, dit-il, vous ait paru suspect, car il était visiblement dicté par son intérêt personnel, et voilà comme les choses raisonnables perdent de leur crédit ; si elle avait appuyé ses conseils sur la facilité de vous mettre à l’abri de tout soupçon flétrissant par votre conduite à la cour, par le soin de n’y paraître que dans les occasions indispensables, et d’éviter toutes celles qui vous rapprocheraient de l’empereur, si elle vous avait dit cette vérité connue de tout Paris : que, s’il a parfois recompensé la faiblesse de quelques femmes pour lui, il n’a jamais tenté de les obtenir par des offres humiliantes, vous auriez été convaincue de la cessation prochaine des propos qui vous importunent aujourd’hui, et que vous seule pouvez accréditer ou détruire sans retour. Ah ! vraiment, la condition des femmes serait par trop malheureuse, si leur honneur dépendait ainsi du caprice de la médisance ; rassurez-vous, mon enfant, si méchant que soit le monde, il ne nous ferait pas grand mal si nous n’étions pas si souvent son complice.


XLII


Depuis le jour du bal de l’archichancelier, Ermance, plus triste qu’elle ne l’avait encore été, ne sortait plus de chez elle. En vain M. de Maizières lui répétait-il sans cesse qu’elle avait tort de prendre au mot le refus du comte Albert, que c’était un procédé indispensable de sa part, mais que ce devoir accompli envers son amour, il se laisserait vaincre par des instances réitérées ; enfin, qu’en lui vantant souvent le bonheur d’être aimé d’une personne si distinguée, il finirait par y être sensible. Ermance, découragée par tant de chances contraires, ne voulait plus s’exposer à de nouvelles calomnies. Mademoiselle Ogherman, sans connaître la cause du surcroît de peine qui accablait son amie, s’efforçait de l’en consoler par les soins les plus tendres et ne la questionnait point. Cette affection profonde entre deux personnes qui s’entendaient sans jamais se confier l’une à l’autre avait un charme mystérieux et une puissance de consolation toute particulière : on eût dit que la situation, les faits, les causes, n’entraient pour rien dans cette amitié, et que la sympathie seule en était le lien. Cependant Natalie n’ignorait pas que son malheur venait d’Ermance ; mais tel était l’ascendant de madame de Lorency sur ceux qu’elle aimait, qu’on oubliait près d’elle jusqu’à la rivalité.

L’hiver touchant à sa fin, Ermance pensait déjà à quitter Paris, lorsque sa femme de chambre entra un matin chez elle plus tôt qu’à l’ordinaire.

— J’ai pensé, dit-elle, que madame m’excuserait de la réveiller aujourd’hui de si bonne heure, lorsqu’elle apprendrait…

— Quoi ! qu’avez-vous à m’apprendre ? demanda vivement Ermance. Léon est-il malade ?

— Grâce à Dieu, je n’ai qu’une bonne nouvelle à vous donner… Madame n’a donc pas entendu un bruit de voitures cette nuit ?

— Si, vraiment. Le bal de la princesse Pauline a fini bien tard, à en juger par le roulement des voitures, qui n’a cessé qu’au jour.

— Ce n’était pas seulement celles-là que madame aura entendues ?

— Et qu’elle autre, donc ?

— Mais la calèche de monsieur, par exemple, et ce coquin d’Ambroise qui faisait un train du diable pour faire lever le concierge, malgré la recommandation que monsieur lui avait faite de prendre garde à ne pas réveiller madame.

— M. de Lorency est arrivé, dites-vous ? Il est ici ? s’écria Ermance avec un sentiment de joie que mademoiselle Rosalie trouva fort naturel.

— Oui, madame ; Francisque lui a parlé ; c’est à lui qu’il a demandé des nouvelles de madame.

— Il a demandé de mes nouvelles ? répéta Ermance avec un étonnement qui devait paraître étrange. Puis, s’apercevant de l’inconvenance de sa question, elle se hâta d’ajouter : Pourquoi lui avoir obéi, et n’être pas entrée chez moi pour m’apprendre…

— Monsieur avait défendu expressément qu’on m’avertît, et je vous avoue, madame, que je n’ai rien entendu ; c’est ce matin seulement que j’ai appris, par la bonne du petit, le retour de monsieur.

En parlant ainsi, mademoiselle Rosalie aidait sa maîtresse à s’habiller : dès qu’elle fut prête, elle passa dans son petit salon, décidée à attendre avec courage le parti qu’Adhémar prendrait avec elle, et à ne point chercher à le rencontrer chez son oncle. L’idée du malheur qu’elle redoutait le plus lui donnait tant de force contre les dédains et la colère d’Adhémar ! Qu’était-ce à supporter en comparaison d’une séparation éclatante, éternelle ? Il était là, il habitait encore sous le même toit avec elle ; c’était plus qu’elle n’avait osé espérer, et, pour obtenir ce seul avantage, elle consentait à la perte de tout ce que son amour avait ambitionné.

Elle méditait, depuis plusieurs heures, sur ce retour, lorsqu’Adhémar entra, s’informa des nouvelles de sa santé, et lui parla, comme s’il l’avait vue la veille, du plaisir qu’il avait eu à retrouver à Paris M. de Montvilliers, lui dit que les mauvais chemins l’avaient retenu un jour de plus en route, qu’il venait de faire un long et ennuyeux voyage, mais que l’empereur l’en dédommageait si bien qu’il n’avait pas le droit de s’en plaindre.

Dans son récit, dans ses questions précipitées, il régnait une telle affectation d’oubli pour le passé, d’insouciance pour le présent, qu’il était facile de voir qu’Adhémar jouait le rôle qu’il s’était imposé, et que, placé entre la nécessité de rompre d’une manière éclatante avec madame de Lorency ou de paraître vivre convenablement avec elle, il s’était tracé un plan de conduite qui devait satisfaire aux exigences du monde et à sa résolution de rester le plus possible étranger à sa femme. Peut-être le moment où il recouvrait une partie de sa fortune personnelle lui paraissait-il mal choisi pour une rupture ; peut-être, n’ayant que des soupçons, ne se croyait-il pas en droit de sévir contre une personne qui jouissait d’une véritable considération ; enfin, quel que fût son motif pour en agir ainsi, Ermance ne chercha pas à le deviner : heureuse de l’entendre, malgré le ton léger, l’air indifférent qui accompagnaient ses paroles, elle s’abandonna à la plus douce émotion. Ah ! s’il naît de la présence de ce qu’on aime une sorte d’enivrement que sa colère ou sa froideur même ne peut neutraliser, c’est qu’en dépit des chagrins qu’il cause et de ceux dont il menace, sa présence est toujours de l’espoir.

Cependant, si la conduite d’Adhémar avec Ermance offrait peu de changement dans leur intérieur, il n’en était pas de même devant le monde. Jusqu’alors empressé, presque soigneux pour elle devant des témoins, il avait évité tout ce qui aurait pu faire deviner la désunion qui régnait entre sa femme et lui ; maintenant il semblait mettre, au contraire, de l’amour-propre à se montrer indépendant et complétement dégagé de tous sentiments affectueux pour elle ; enfin, à ses égards prémédités, à son insouciance polie, on l’aurait cru d’une indifférence profonde pour tout ce qui la regardait, si l’amertume de ses plaisanteries et sa gaieté forcée n’avaient parfois trahi son désir de l’affliger.

On était à la moitié du mois de mars, et l’on attendait avec impatience le moment de voir affermir pour longtemps la nouvelle dynastie : chacun faisait des prédictions à ce sujet, et les plus grands ennemis de l’empereur étaient eux-mêmes bien loin du vrai dans leurs prévisions haineuses : l’envahissement de la moitié du monde, la tyrannie, voilà tout ce qu’ils osaient prédire. C’est qu’il est des revers qui dépassent tous les vœux de l’inimitié et de la vengeance !

Un matin qu’Ermance et Natalie jouaient avec Léon, dont les premiers pas s’essayaient à aller sans guides de l’une à l’autre, M. de Lorency entra pour s’acquitter d’une commission dont madame de Cernan l’avait chargé ; elle faisait demander à Ermance si elle avait le projet d’aller le lendemain chez la princesse de Ch…, où l’on devait jouer un vaudeville en l’honneur du maître de la maison, dont c’était la fête, et l’opéra d’un jeune homme, élève de Chérubini, dont on vantait beaucoup la musique. Les succès qu’a obtenus depuis ce grand compositeur prouvent en faveur du goût des amateurs qui l’applaudirent des premiers.

— Vous m’étonnez, dit Ermance ; je croyais madame de Cernan presque brouillée avec la princesse de Ch…

— Il est vrai que, pendant plusieurs années, elle a été un peu froide pour elle, reprit Adhémar en souriant ; mais aujourd’hui qu’elle a épousé un de ses parents, elle se rappelle les services qu’elle a rendus à notre famille lors de la Révolution, et se fait un devoir de lui en témoigner sa reconnaissance les jours où la princesse donne une fête. Moi, qui n’ai jamais oublié qu’elle a sauvé mon père de l’échafaud en 93, je n’ai point cessé de la voir et de lui être fort dévoué ; ce qui, certes, n’est pas un mérite lorsqu’on la connaît. Mais que répondrai-je à ma tante ?

— Que j’irai avec plaisir demain chez la princesse de Ch…, répondit vivement Ermance.

C’était faire ce que désirait Adhémar : Ermance l’avait deviné, et sa répugnance à sortir de chez elle ne pouvait tenir contre l’espoir de lui plaire par la moindre démarche : seulement, elle exigea de Natalie de venir avec elle.

— Il faut que vous connaissiez cette belle personne, dit Ermance, cette femme qui ne s’est approchée des tigres de la terreur que pour leur arracher un grand nombre de victimes. Vous serez frappée de sa beauté. Le son de sa voix, l’éclat de son teint, ses bras admirables, cette jolie main, qui a tant de fois apporté le brevet sauveur qui permettait la fuite, ou donnait un moyen d’existence, tout en elle semble prouver que le courage des bonnes actions est le plus sûr des moyens pour maintenir les grâces et la fraîcheur d’une belle personne.

Pendant qu’Ermance parlait, Natalie tenait une boîte de bombons, dans laquelle Léon puisait en les distribuant à ceux qui se trouvaient à sa portée. Quand vint le tour d’Adhémar :

— Merci, dit-il en repoussant assez durement le petit bras de Léon ; je n’en veux pas !

Et l’enfant, surpris de ce ton sévère, crut qu’on le grondait, et se mit à pleurer.

— Emmenez-le, dit aussitôt Ermance à le gouvernante qu’elle venait d’appeler.

Alors, M. de Lorency, se repentant de la dureté qu’il avait mise à refuser ce pauvre enfant, fit un mouvement pour le retenir ; puis, cédant à une réflexion secrète, il le laissa emporter par la bonne, dont les caresses ne parvenaient pas à calmer les larmes de Léon.

Ermance sentit les siennes prêtes à couler ; mais un sentiment amer ranimant son courage, elle s’empressa de parler de choses étrangères à sa pensée. Peu de moments après, M. de Montvilliers et Ferdinand survinrent, et la conversation devint moins pénible à soutenir. M. de Maizières n’était jamais plus sémillant qu’en présence de mademoiselle Ogherman. Sans comprendre son âme, il était séduit par l’attrait qu’un chagrin romanesque répandait sur toute sa personne. Il lui semblait impossible qu’avec un esprit aussi distingué elle ne rendit pas justice au sien, et son amour-propre espérait que tant de gaieté, de mots fins, de flatteries délicates, parviendraient à distraire Natalie du souvenir d’un ingrat. Il ignorait que ce genre d’agréments si recherché dans le monde est sans aucun charme pour les cœurs malheureux, et qu’il faut avoir donné souvent des preuves d’une vraie sensibilité pour s’être acquis le pouvoir d’amuser ceux qu’on plaint.



XLIII


La mode n’était pas encore venue de payer à grands frais de premiers artistes pour amuser un salon. Lorsqu’ils consentaient à abaisser leur talent jusqu’à un petit rôle de comédie, un air de vaudeville, une décoration de théâtre de société, empressés de reconnaître leur complaisance, le maître et la maîtresse de la maison redoublaient de soins pour les faire valoir, et il était rare que l’un des deux ne fût pas acteur dans la troupe qui réunissait tant de célébrités. Aussi la certitude de n’être point soupçonné de faire un métier lorsqu’on se prêtait à un plaisir permettait-elle souvent à nos plus grands compositeurs, peintres ou poètes, de faire les frais de la soirée. Ce jour-là, l’auteur d’Agamemnon, celui de la Fille d’Honneur et le spirituel auteur de Jean de Paris s’étaient réunis pour écrire et pour jouer le prologue d’ouverture du théâtre. Cette camaraderie dramatique, sans faire le tapage des camaraderies d’aujourd’hui, n’avait alors d’autre but que d’employer beaucoup d’esprit à faire rire ; et l’on applaudissait franchement des scènes d’un comique décent et naïf lorsque madame de Lorency arriva. La petite pièce finie, on proclama les grands noms des auteurs au bruit des applaudissements qui faisaient retentir la salle, car ce n’était pas la mode non plus d’accueillir froidement ce qui plaît.

Alors, le chef d’orchestre se glissa humblement à la place où il devait commander à Rhodes, à Grasset, à Baillot et autres violons de ce grade, à Frédéric Duvernoy, au célèbre Lamarre, enfin à un orchestre qu’aurait envié le plus grand souverain. On devine bien que cette compagnie d’élite ne pouvait obéir qu’à un illustre général : aussi était-ce M. Chérubini qui dirigeait leurs mouvements de toute l’autorité de son piano-forté. On exécuta l’opéra de ce jeune compositeur, que sa qualité d’amateur rendait suspect à ceux qui refusent toute supériorité dans les arts aux gens élevés dans le monde. Cependant, ce talent auquel on reprochait déjà d’être presque aussi savant que son maître, devait bientôt succéder dignement à nos plus grands compositeurs et maintenir la pompe opériale à côté du premier génie de l’Italie. Sa musique brillante, harmonieuse et difficile, avait pour interprètes d’excellents amateurs, parmi lesquels on distinguait la jolie madame du Cham… dont la voix avait le même charme qu’elle a mis depuis dans ses ravissantes romances. Un des meilleurs acteurs de cette troupe choisie était le maître de la maison : c’est à ses talents, à sa politesse exquise, que l’on pouvait attribuer, autant qu’à la grâce affectueuse de la princesse de Ch., l’empressement que tant de talents supérieurs mettaient à rendre ses fêtes charmantes et inimitables.

Un vaudeville, où l’on célébrait le patron du jour, et dans lequel MM. Isabey, Cicéri et la célèbre madame Grassini remplissaient les principaux rôles, suivit l’opéra de M. Auber. On ne se laissait point d’admirer la belle cantatrice, qui, déguisée en marchande de chansons, trahissait son rang en parant de toutes les richesses de son art la romance si mélodieuse et si chevaleresque de la reine Hortense : Partant pour la Syrie. On applaudissait à la voix légère et pure du jeune décorateur, l’EIleviou de la troupe, et l’on riait aux éclats du comique vrai et des lazzi imprévus du fameux peintre dont les portraits étaient recherchés dans toute l’Europe. Enfin, chacun paraissait vivement captivé par la représentation, lorsqu’un arrivant du château des Tuileries s’approcha du ministre de Danemarck pour lui apprendre que l’impératrice était sur le point d’accoucher, et qu’une grande partie de la cour était déjà réunie dans la galerie de Diane pour attendre l’événement si désiré.

À peine cette nouvelle eut-elle fait le tour de la salle, qu’on en vit sortir toutes les personnes que leur rang ou leur devoir appelaient au château ; Adhémar et madame de Cernan partirent des premiers, en confiant madame de Lorency aux soins de la baronne de Volberg.

En attendant le souper, Ermance et Natalie allèrent s’asseoir, dans une galerie, sur un canapé ombragé par des arbustes en fleurs, dont les parfums embaumaient les salons. Comme elles causaient d’un air de confidence, on passait auprès d’elles sans oser les interrompre et sans oser s’asseoir sur les siéges placés à côté du canapé qu’elles occupaient : elles commençaient à se croire seules au milieu de tant de monde, lorsqu’un homme vint s’appuyer sur la caisse d’oranger qui se trouvait derrière madame de Lorency, et dit d’une voix émue :

— Par grâce ! écoutez-moi ; c’est un adieu bien triste et peut-être éternel que je vous adresse ; il fallait cesser de vous aimer, ou m’éloigner de vous avec le sentiment qui est ma vie… et je pars.

— Oh ! ne partez point, répondit Ermance d’un ton suppliant, restez pour être heureux… pour nous aimer, ajouta-t-elle en montrant son amie, dont la main tremblante s’était rapprochée involontairement de celle d’Ermance, en reconnaissant la voix du comte Albert.

— Non, reprit-il, mon sort est fixé, rien ne peut m’y soustraire, aussi je ne viens pas vous en parler ; mais il en est un autre qui mérite mieux votre intérêt, et j’ai besoin de savoir que vous approuvez le projet de M. de Maizières avant de le servir. Il sait que je dois passer à Hambourg avant de me rendre à Vienne, et il désire que je parle de lui au père de Natalie.

— Gardez-vous-en bien ! interrompit Ermance ; n’ajoutez pas un chagrin de plus à tous ceux qu’elle éprouve.

Puis, frappée tout à coup de l’idée que Ferdinand avait sans doute imaginé de demander Natalie en mariage dans le dessein d’éprouver les vrais sentiments d’Albert pour cette aimable personne, madame de Lorency ajouta :

— Si pourtant sa raison l’emportait, si je pouvais obtenir d’elle… d’oublier… un ingrat… M. de Maizières est aimable ; sa fortune, son état dans le monde en font un parti très-sortable, et puis ce mariage nous fixerait pour toujours l’une près de l’autre.

À chacun de ces mots, Ermance en épiait l’effet sur la physionomie d’Albert, et remarquait avec peinte que nul dépit jaloux ne se mêlait à sa profonde tristesse.

— Oui, reprit-il du ton le plus naturel, ce mariage, convenable en tout point, finirait par être heureux : Natalie est si parfaite !

Pendant qu’il s’occupait ainsi de l’avenir de Natalie, elle luttait péniblement contre une oppression violente, et se sentait au moment d’y succomber. Ermance, en la voyant dans cet état de souffrance, ne put s’empêcher de lancer au comte Albert un regard d’indignation.

— Ouvrez cette fenêtre, dit-elle vivement ; vous ne voyez donc pas qu’elle se meurt ! Ah ! tant d’insensibilité vous ferait haïr !

— Natalie ! chère Natalie ! dit tout bas Albert en cherchant à approcher le canapé de la fenêtre.

Puis, effrayé de la pâleur qui couvrait le visage de Natalie, il veut aller chercher madame de Volberg pour les aider à la secourir ; mais Natalie le retient, en disant d’une voix faible qu’elle se trouve beaucoup mieux. En effet, le plaisir de s’entendre nommer par Albert, de sentir sa main pressée dans les siennes, l’accent de pitié, d’affection qui avait retenti à son cœur, venaient de la ranimer comme par enchantement. Attribuant cette résurrection à l’air pur qu’on venait de lui faire respirer, elle s’empresse de rentrer dans le grand salon, pour que madame de Volberg ne soupçonne point qu’elle s’est trouvée ainsi indisposée. Albert, désolé du reproche amer que lui avait adressé madame de Lorency, ne quitte plus Natalie du reste de la soirée et lui consacre tous ses soins ; seulement, à l’instant de se séparer, il vient conjurer Ermance d’accueillir le mot d’adieu qui lui sera porté le lendemain.

Ce lendemain, ce jour d’espérance et d’ivresse, fut salué par les cent et un coups de canon qui annoncèrent la naissance du roi de Rome.

Ce grand événement est peut-être le seul dont l’effet n’ait point été exagéré par les poëtes, par les journalistes, et même par les flatteurs. Jamais la joie publique ne parut plus éclatante et plus sincère. Depuis l’instant où le bourdon de la cathédrale s’était fait entendre, le peuple, réuni dans les rues, sur les places publiques, attendait avec impatience le premier coup de canon qui devait annoncer la délivrance de l’impératrice, et ce vingt-deuxième coup qui devait proclamer la naissance du fils de la victoire. De quelles acclamations cette nouvelle fut accueillie ! Quel garant pour la paix ! pour la durée d’un gouvernement fondé par la gloire ! C’était un délire général, car l’ennemi même de ce gouvernement y voyait la conservation de ses fils, la sûreté de sa fortune et le repos de son pays.

Lorsque M. de Lorency revint du château, il trouva Ermance chez M. de Montvilliers ; tous deux l’attendaient avec impatience, pour savoir la vérité sur le danger qu’avait couru l’impératrice ; et puis l’on était si curieux de connaître les différentes impressions qu’avait dû éprouver l’empereur pendant cette pénible nuit !

— Je vous avouerai, dit Adhémar, que l’habitude de voir le conquérant m’avait fait douter de l’homme sensible ; j’étais loin d’imaginer que l’empereur serait aussi violemment ému que nous l’avons tous vu pendant les douleurs qui ont failli coûter la vie à l’impératrice : car vous saurez que Dubois s’étant cru un moment dans l’obligation de sacrifier la mère ou l’enfant, a été consulter l’empereur, et que celui-ci s’est vite écrié : « Sauvez la mère ! ne pensez qu’à la mère ! oubliez que c’est l’impératrice ; faites comme si vous accouchiez une bourgeoise de la rue Saint-Denis. Mais cet homme, que la vue d’un champ couvert de morts n’a jamais fait pâlir, s’est trouvé sans force contre le danger de sa femme ; il a été obligé de s’éloigner d’elle, ne pouvant résister à l’excès de l’émotion. Corvisart m’a dit que l’anxiété où s’est trouvé l’empereur depuis son court entretien avec M. Dubois jusqu’au moment de la délivrance, ne peut se peindre : il était pâle d’effroi lorsqu’il s’est élancé, du cabinet de toilette où il attendait, dans la chambre de Marie-Louise. Enfin, une bataille perdue ne l’aurait pas mis dans un état semblable. On a d’abord cru l’enfant mort ; mais quand, après sept minutes, il a poussé un cri, l’empereur a couru l’embrasser avec une joie délirante.

— On ne lui supposait pas de si tendres sentiments, dit Ermance ; voilà un événement qui prouve pour sa sensibilité.

— Ou plutôt pour l’amour qu’il inspire à sa femme, reprit Adhémar ; il est si facile d’être dévoué quand on est aimé !

Cette réflexion fut accompagnée d’un regard qui fit battre le cœur d’Ermance. Une lueur d’espoir l’éblouit ; mais quand elle chercha à ramener la conversation sur le bonheur dont jouissait l’impératrice, sur l’étoile qui semblait conduire l’empereur à l’accomplissement de tous ses vœux, Adhémar prit un air sombre, et sa préoccupation devint telle qu’il n’entendit plus les questions que lui adressable président. À l’aspect de cette subite impression, Ermance, devinant trop bien les pensées qui devaient l’avoir fait naître, se troubla ; M. de Montvilliers lui-même, dans le secret de leur situation, éprouva de l’embarras, mais il se remit bientôt par l’obligation de recevoir plusieurs personnes qui arrivèrent successivement. Jamais il ne se fit plus de visites matinales que ce jour-là, jamais il n’y eut de joie plus vraie, de prédictions plus fausses qu’à l’occasion de cette auguste naissance. Que de brillantes destinées promises à cet enfant né sur le plus puissant trône de l’Europe, rejeton de la plus vieille dynastie, premier descendant de notre jeune gloire, et baptisé d’un nom qu’envia Jules-César ! Ah ! si jamais il parvient à l’âge de vingt ans, disait-on, nous verrons tous les partis se réunir pour illustrer son règne ; il sera, pour l’antique noblesse de France, le neveu de Marie-Antoinette ; pour la grande armée, le fils du héros ; pour le peuple, l’enfant de la paix ; et pour l’Europe entière, l’héritier d’une gloire qui a retenti dans toutes les parties du monde ! Pauvre science humaine !… Il a vingt ans… et cet enfant, né dans le palais de nos rois, baptisé à Notre-Dame, on l’appelle étranger ! Rome et Paris ne sont point sous ses lois ! et il est dans l’exil !

Quel beau sujet d’humilité, si Bossuet vivait encore !


XLIV


Le reste de cette année se passa dans les fêtes. Des spectacles brillants, où le public était admis, des comédies intimes jouées devant un petit nombre de personnes privilégiées, maintenaient la cour et le peuple dans une agitation joyeuse qui l’empêchait de réfléchir sur les événements qui se préparaient ; mais les gens sensés, affligés de la tournure que prenait la guerre d’Espagne, ne voyaient pas sans crainte les dissensions qui allaient nécessiter une nouvelle campagne vers le Nord. Dans la situation la plus glorieuse, on se sentait sous le poids d’un sinistre pressentiment. Quelque chose semblait avertir la France d’un prochain malheur, et lui prédire qu’étant parvenue à un si haut degré de puissance, elle ne pouvait plus chercher à l’augmenter sans risquer de la perdre ; enfin, tant de succès, de bonheur, devait avoir lassé la destinée. Ce découragement raisonné se faisait sentir même parmi les militaires. Comblés des faveurs de la gloire et des bienfaits de l’empereur, arrivés à l’âge où l’on aime à raconter ses batailles, ils murmuraient tout haut contre l’obligation de quitter une douce existence pour aller courir de nouveaux périls sous un climat glacé. On dit que Napoléon s’est souvent reproché depuis la quantité de dotations, d’honneurs, de récompenses de tous genres dont il avait comblé ses compagnons d’armes ; en effet, n’est-ce pas une grande erreur de la part d’un si vaste génie que de compter plus sur la reconnaissance que sur l’ambition des hommes ?

Madame de Lorency passa toute cette année dans la même anxiété qui la dévorait depuis le jour où la conduite d’Adhémar lui avait fait craindre qu’il ne fût instruit de sa faute. Pour lui, sans cesse occupé de son service ou livré à ses plaisirs, il ne voyait Ermance qu’aux heures où elle recevait ses amis, évitant avec soin de se trouver seul avec elle. Le départ du comte Albert ne donnant plus aucun prétexte à ses reproches, et la vie retirée que menait Ermance ne lui offrant nulle occasion de la soupçonner, il ne lui adressait plus de ces mots amers dont elle gardait un souvenir si cruel ; mais sa froideur, sa contrainte avec elle s’augmentait chaque jour. Quelquefois, après l’avoir regardée longtemps, après l’avoir entendue chanter une romance, il se levait tout à coup et sortait du salon, comme s’il cherchait à cacher une émotion invincible ; mais, le lendemain de ces jours-là, Ermance était sûre de ne le point voir, ou si quelque raison l’obligeait à la rencontrer, il ne lui adressait pas la parole, et ne levait pas même les yeux sur elle. Alors Léon, qui le croyait triste, allait le caresser ; mais sa gentillesse, loin de triompher de l’humeur d’Adhémar, semblait l’accroitre.

Enfin, la guerre avec la Russie étant déclarée, l’empereur partit avec Marie-Louise pour Dresde ; une partie de la cour les suivit, et M. de Lorency quitta Paris sans se douter plus que son maître de l’affreux hiver qui les attendait.

Les événements de cette triste campagne sont trop connus et trop douloureux à rappeler pour les retracer ici ; et, d’ailleurs, quel intérêt particulier pourrait se soutenir à côté d’un intérêt semblable ! quel récit pourrait se faire lire après celui de ce drame homérique ! et qui oserait l’entreprendre après avoir frémi aux pages éloquentes de M. de Ségur !

À peine tenterait-on de peindre l’abattement, la terreur qu’inspirait à Paris la lecture des bulletins de cette grande-armée, dont plus de la moitié était déjà ensevelie sous les neiges de la Russie ! Chacun courait après la nouvelle qui devait désespérer lui ou les siens ; on s’abordait dans la rue sans se souhaiter le bonjour : « Est-il vrai qu’il soit mort ? » disait-on en pensant à un fils, à un frère, et des yeux qui se levaient au ciel faisaient seuls la réponse. Le père de famille se renfermait pour lire dans la solitude son journal, se résignant à recevoir courageusement le coup qui devait accabler sa femme ou sa fille, dans la nécessité de les y préparer. On en était réduit à se féliciter d’apprendre que celui pour lequel on tremblait était parvenu jusqu’à Wilna, où il gisait à l’hôpital, couvert de blessures et dévoré par la fièvre jaune, ou bien que, surpris, les membres gelés, par une horde de cosaques, il était prisonnier sur les bords de l’Oural. Rien, hélas ! ne donnait plus l’idée des malheurs de cette campagne que ces tristes joies ; mais c’était encore de l’espoir, et tant de pauvres mères n’en avaient plus !

Après avoir passé par toutes les inquiétudes, les terreurs de cette cruelle époque, madame de Lorency apprit enfin, par une lettre à peine lisible, écrite par un domestique dont les doigts avaient été gelés, que M. de Lorency, grièvement blessé, venait d’arriver à Mayence, où une fièvre violente l’avait forcé de s’arrêter. La lettre de ce brave serviteur, le seul des gens de M. de Lorency qui ne fût pas mort de froid ou de faim pendant ce désastreux retour, laissait peu d’espérance. Atteint d’un coup de feu au passage de la Bérézina, Adhémar n’avait pas cessé depuis de monter à cheval et de braver un froid mortel, aussi la plaie qu’il avait à la jambe s’était-elle envenimée à tel point que l’on craignait d’être obligé d’en venir à faire l’amputation. Tous ces détails, donnés avec une exactitude presque barbare, plongèrent Ermance dans un profond désespoir ; mais son cœur, habitué aux déchirements les plus cruels, ne se laissa point abattre. Une heure après la réception de cette lettre, tout était disposé pour son départ ; elle n’attendait plus que le passe-port qui devait l’empêcher d’être retardée dans sa route, lorsqu’elle vit entrer chez elle M. Brenneval, le visage altéré, les lèvres tremblantes, enfin, dans un état qui la fit frémir.

— Est-il bien vrai ?… tu pars… dit-il précipitamment, tu me laisses au moment où… perdu ! déshonoré ! je n’ai plus que toi… où toi seule peux me secourir… me sauver !…

Et M. Brenneval, prêt à suffoquer, venait de se laisser aller sur le canapé, et tenait sa tête dans ses mains, comme pour cacher les larmes qui l’étouffaient.

— Mon père ! s’écrie Ermance, qu’avez-vous ? quel malheur vous arrive ?

— Je suis ruiné !… D… et S…, de Hambourg, m’emportent dans leur faillite le reste de ma fortune. Ce malheur, tout grand qu’il soit, ne me plongerait pas dans l’état où tu me vois sans les engagements qu’il me faut remplir dans vingt-quatre heures, sous peine d’être déclaré moi-même en faillite ; mais c’est une honte dont je ne souffrirai pas… non, il m’en coûtera moins de mourir !

— Que dites-vous, mon Dieu ! quelle affreuse pensée ! N’est-il donc aucun moyen de parer à ce coup ?

— La somme est trop considérable, et d’ailleurs pourquoi t’entraîner dans ma perte ?

— Pour vous sauver, quel sacrifice ne ferais-je pas, mon père ? Ah ! disposez de tout ce qui m’appartient. N’est-ce donc pas vous qui me l’avez donné ? Mais calmez-vous, parlez-moi avec confiance, dites comment je puis vous secourir, que j’emporte au moins l’assurance de votre tranquillité dans le triste voyage que je vais faire ! Ce serait trop de craindre pour vous deux…

En disant ces mots, Ermance embrassait son père et le baignait de ses larmes.

M. Brenneval, encouragé par le dévouement de sa fille, lui fit l’aveu des spéculations imprudentes qu’il avait entreprises dans l’idée que la guerre aurait une autre issue, et des engagements qu’il avait pris, ne soupçonnant pas la crise affreuse que nos revers feraient éprouver à la Banque, et la quantité de faillites qui devaient s’en suivre. Enfin, les biens considérables dont il avait doté sa fille pouvaient seuls offrir un nantissement suffisant aux prêteurs des sommes dont il avait besoin pour faire honneur à sa signature. Dans cette extrémité, Ermance se rappela la procuration de son mari, cet acte qui l’autorisait à disposer de sa fortune. Son père était décidé à se brûler la cervelle s’il ne trouvait pas un moyen de sortir de la situation où il se trouvait : pouvait-elle hésiter ?

La procuration, la signature indispensable qui la dépouillait en faveur des créanciers de M. Brenneval, tout fut offert et donné avec cette irréflexion attachée à l’excès du malheur. Qu’importe la perte de sa fortune à la personne qu’un regret éternel menace ! Ermance ne fut pas même généreuse en signant sa ruine : loin d’avoir l’idée du sacrifice qu’elle faisait, son cœur, tout occupé du danger d’Adhémar, se reprocha d’être si peu sensible au désespoir de son père.

La vue de Léon, de cet enfant qu’elle venait de déshériter, ne lui inspira pas même une réflexion à ce sujet ; elle se sépara de lui sans en paraître émue, le recommanda d’un air distrait à M. de Montvilliers, à Natalie, et quitta ses amis sans verser une larme. En ce moment, l’amour, dans tout ce qu’il a de dévorant, de sombre, d’accablant, soumettait toutes les facultés d’Ermance. Une seule pensée régnait dans son esprit : « Le reverrai-je ? existe-t-il encore ? » Et le monde pouvait s’écrouler sous ses yeux sans la distraire de son inquiétude. Oh ! puissance divine ! quelle est belle cette tyrannie du cœur qui fait taire l’intérêt, la raison, l’esprit, tout, jusqu’à l’amour maternel ! et que ce délire, appliqué au devoir, paraît noble et touchant ! Ermance venait de compromettre par un acte imprudent son existence et celle de sa famille ; elle abandonnait son enfant à d’autres soins que les siens, elle voyait sans pitié les regrets de son amie. Malgré tous ces torts, qui eût osé la blâmer ?… Personne, car ceux-là même qui ne comprennent pas l’amour le respectent et l’admirent.



XLV


Accompagnée seulement d’une femme de chambre et du fidèle Francisque, qui n’avait pas voulu céder à aucun de ses camarades l’honneur de soigner ou de défendre sa bonne maîtresse pendant la route, Ermance arriva à Mayence accablée d’inquiétude et de fatigue. On était au mois de janvier : les chemins, couverts de neige et de glace, étaient funestes aux pauvres postillons, dont les chevaux s’abattaient à chaque descente de montagne ; on n’osait les presser tant il y avait de danger pour eux à marcher plus vite, et madame de Lorency, obligée de dévorer son impatience, en avait doublement souffert. Enfin, sa voiture entre dans la cour de l’auberge où doit être Adhémar. Francisque, qui a pris un cheval à la dernière poste pour devancer sa maîtresse, s’élance à la portière :

— Monsieur n’est pas plus mal, dit-il ; je viens de l’entendre dire moi-même au chirurgien qui sortait de sa chambre ; mais comme il a défendu que personne ne le vit en ce moment, je crois que madame ferait bien de venir tout de suite dans l’appartement que je lui ai fait préparer ; il y a un bon feu, et Étienne viendra y parler à madame dès qu’il le pourra.

La crainte, l’émotion d’Ermance en écoutant Francisque, la plongèrent dans une sorte de stupeur. On fut obligé de la soutenir pour la conduire à sa chambre, le froid faisait trembler ses membres et claquer ses dents. Quand la chaleur l’eut un peu ranimée, son inquiétude redevint plus vive, elle s’imagina que Francisque la trompait par pitié, et elle voulut voir Étienne, sûre de deviner, à l’expression de son visage, le véritable état de son maître ; mais quand, après une heure d’attente, il entra chez elle, les traits défigurés, les lèvres pâles, avec l’attitude d’un homme embarrassé qui cherche la moins triste réponse à faire aux questions qu’on va lui adresser, elle ne soupçonna point que les fatigues de la campagne et la maladie eussent seules opéré un tel changement sur Étienne, elle crut Adhémar à l’agonie, et s’écria avec force qu’elle voulait le voir, qu’elle était sa femme, et qu’on ne pouvait l’empêcher de le soigner, de mourir de douleur près de son lit de mort.

Pendant ce temps, Étienne lui jurait, sur tout ce qu’il avait de plus sacré, que son maître était sauvé, que le docteur en répondait si aucune agitation ne venait détruire le mieux que le malade éprouvait, car la fièvre menaçait de devenir cérébrale, ajouta-t-il. Depuis deux jours il ne nous reconnaissait plus ; mais ce matin, il a parlé ; son pouls est meilleur, et s’il ne survient pas de nouvelle crise…

— Étienne, mon cher Étienne ! interrompit Ermance en tâchant de se calmer, je vous crois, vous êtes un trop brave garçon pour vouloir m’abuser, n’est-ce pas ?… Mais ne vous serait-il pas possible de me faire entrer dans sa chambre sans qu’il m’aperçût ? Je vous promets de ne pas approcher de lui ; je resterai immobile, derrière son lit, sans pleurer ; mais je saurai qu’il vit…, je l’entendrai respirer, et là je trouverai le courage d’attendre le moment où l’on me permettra de le soigner.

— Oh ! madame peut être tranquille, les soins ne lui manquent point… reprit Étienne d’un air embarrassé ; bien au contraire, j’ai quelquefois peur qu’on ne le tourmente à force de lui demander ce qu’il veut. Les malades ont besoin de repos avant tout ; et quand on s’empresse trop autour d’eux, quand on essaie à chaque instant de leur faire prendre quelques nouvelles potions, qu’on leur témoigne trop d’inquiétude, ils devinent qu’ils sont en danger, et cela leur est très-souvent nuisible.

— N’est-ce donc pas vous qui le veillez ? N’a-t-il pas une garde intelligente, zélée ?

— Oh ! mon Dieu, oui, madame ; et si nous étions tous deux seuls à exécuter les ordonnances du médecin, monsieur ne s’en trouverait pas plus mal. Mais… c’est… que je ne sais trop comment… dire à madame…

Alors l’embarras d’Étienne l’empêchant de continuer :

— Aurait-il près de lui quelqu’autre personne ? demanda Ermance d’une voix altérée.

— Vraiment, c’est ce qui me coûte tant à apprendre à madame que je ne sais comment m’y prendre pour lui…

— Je conçois la peine que vous éprouvez, mon cher Étienne, et je vous en remercie, dit Ermance en essuyant les larmes qu’elle ne pouvait retenir ; car l’expression d’une pitié touchante attristait le visage d’Étienne et attendrissait Ermance sur son propre malheur.

Après un moment de réflexion :

— L’état de votre maître, ajouta-t-elle, est la seule pensée qui m’occupe aujourd’hui. Quelle que soit la personne dont il ait voulu recevoir… les soins… dans mon absence,… je ne puis lui en vouloir… Elle a été avertie plus tôt que moi de son danger… elle s’est empressée de le secourir. Sans doute ses soins sont agréables à M. de Lorency ;… je ne veux pas l’en priver… Mais vous a-t-on défendu de nommer cette femme si dévouée ? demanda Ermance d’un ton à la fois digne et timide.

— Je croyais que madame savait son nom ; elle n’en fait pas mystère. Depuis que nous l’avons retrouvée à Varsovie, elle a toujours voyagé avec nous, s’arrêtant dans les mêmes endroits où mon maître était forcé de prendre un peu de repos ou de consulter quelque chirurgien sur sa blessure ; un jour pourtant, monsieur, qui ne paraissait pas avoir envie de rentrer en France suivi d’une troupe de femmes, car ces Polonaises en ont toujours des voitures pleines à leur suite, monsieur me dit :

« — Étienne, fais atteler demain deux heures plus tôt que nous en sommes convenus avec la princesse, et n’en dis rien à personne ; je veux passer la frontière le plus secrètement possible : l’empereur a de l’humeur contre les officiers qui reviennent à Paris, et j’ai beau être malade, on ne me pardonnerait pas de me passer de congé.

» Il suffit, répondis-je. Avant le jour, les chevaux étaient à la calèche et les malles attachées ; mais la maudite fièvre qui l’a mis à la mort depuis commença à le prendre juste au moment de partir, et cela avec tant de violence qu’il fallut attendre que l’accès fût calmé. L’heure se passait ; la princesse ayant appris à son réveil que monsieur était plus malade, et qu’il avait voulu partir seul de Francfort, gronda tout le monde, et fit tout ce qu’elle put pour l’engager à rester à la Maison-Rouge, où nous étions très-bien logés, et où M. Bethman nous avait recommandés à un excellent médecin ; mais monsieur répétait toujours :

— » Moi, rester ici ! non, non, je veux mourir en France, je veux la revoir !

» Cette idée était si bien enracinée dans sa tête qu’il a fallu y céder : nous l’avons porté dans sa voiture, je me suis placé sur le devant de la calèche pour soutenir sa jambe blessée. Au bout de quelques heures, nous avons passé le Rhin, et quand mon pauvre maître s’est revu en France, après avoir si souvent déploré ensemble le chagrin de mourir si loin de notre pays, il s’est mis à pleurer comme un enfant, lui à qui on couperait bras et jambes sans lui tirer une larme ; oui, madame, il pleurait, et moi aussi j’avais les yeux tout brouillés, ce qu’il vit bien, car il me tendit la main comme pour me dire :

» — Toi aussi tu aimes ta patrie ; c’est notre mère à tous deux.

» Avec quelle reconnaissance je m’emparai de cette main, que je baisai de tout cœur ; mais combien je fus saisi de crainte en la sentant si froide, en la voyant si livide ! Je pressentis que le frisson allait le reprendre. Hélas ! je ne me trompais point ; nous n’étions pas ici depuis une heure que le délire et les convulsions avaient recommencé. Heureusement, le médecin et le chirurgien de l’hôpital sont arrivés à temps, et il n’y a plus maintenant que de la patience à avoir : c’est ce que tous les deux nous ont bien affirmé ce matin, et madame peut compter sur la vérité de ce que je lui dis, ajouta Étienne en s’apercevant que madame de Lorency était préoccupée d’une autre idée en l’écoutant.

Il est vrai que, tout en prêtant au récit d’Étienne une attention extrême, tout en frémissant du danger qui menaçait encore Adhémar, il se faisait un travail dans l’esprit d’Ermance indépendant des intérêts de son cœur ; elle se demandait quel parti elle devait prendre dans cette circonstance où la vie de celui qu’elle aimait pouvait dépendre d’une impression douloureuse, peut-être même d’une contrariété. Suspendue entre la crainte de le surprendre désagréablement lorsqu’une autre occupait sa place auprès de lui et l’espoir que peut-être il la regrettait dans un moment où toutes les affections apparaissent, elle n’osait se décider : aussi, comme toutes les âmes généreuses, elle choisit le plus contraire à son intérêt. En préférant ce qui nous coûte le plus, nous évitons du moins les peines de conscience, et c’est toujours ce repos-là d’assuré.

— Oui, dit Ermance en sortant de sa rêverie, il faut que rien ne le trouble, qu’il ne soit pas importuné par l’idée de ce que je souffre. Je le connais… malgré lui, la position où je me trouve ici l’humilierait pour moi… il en serait malheureux. Promettez-moi, Étienne, de ne pas lui dire que vous m’avez vue ; surtout que la princesse ignore mon arrivée : recommandez à Francisque et à ma femme de chambre de ne me faire connaître ici que sous le nom de madame de Montvilliers. Oui, j’en aurai la force ; je me résigne au plus cruel sacrifice que je puisse lui faire… mais ayez pitié de moi, bon Étienne, ajouta Ermance en pleurant, venez me donner toutes les heures de ses nouvelles. J’ai déjà tant souffert de mon inquiétude !… ne m’y laissez pas succomber… Si par bonheur quelques moments de sommeil venaient calmer sa fièvre pendant la nuit… si vous étiez seul à le veiller… rappelez-vous que je suis-là… et que je donnerais ma vie pour le voir un instant !

— Ah ! madame ! s’écria Étienne en portant la main à ses yeux, vous pouvez compter sur mon zèle à vous servir ; qui sait mieux que moi combien vous êtes bonne, combien vous méritez d’être aimée ! Sans cette misérable guerre qui sépare de sa famille, qui fait qu’on se lie sans amitié parfois à des personnes dont on ne sait plus comment se débarrasser, jamais un semblable chagrin n’aurait affligé une si digne…

— Je ne me plains point, Étienne ; que votre maître soit bien soigné, qu’il recouvre la santé, et je me trouverai heureuse. Allez, ne soyez pas plus longtemps loin de lui : il pourrait avoir besoin de vous et soupçonner la cause de votre absence ; gardez-en le secret… Pauvre garçon ! ajouta Ermance en remarquant le changement d’Étienne, vous avez été bien malade aussi, et les veilles vous fatiguent ; croyez que tant de courage et tant d’attachement seront récompensés.

En finissant ces mots, madame de Lorency prit dans son nécessaire ouvert sur la table un rouleau de napoléons, et le donna à Étienne pour remplacer une partie de ce qu’il avait perdu en Russie.



XLVI


— Si près de lui ! s’écria Ermance lorsqu’elle fut seule, et plus séparés que jamais ! Ne pas oser revendiquer mes droits ! ne pas oser le forcer à recevoir mes soins, à me voir mourir de sa souffrance ou revivre de sa vie ! le savoir livré à une autre quand je suis là ?… quand j’ai tout quitté pour le rejoindre… lorsque sourde au désespoir de mon père, aux pleurs de mon…

Ici le remords l’empêcha d’achever : le sentiment d’une justice sévère fit taire ces murmures de l’âme, qui la soulagent un moment, et Ermance s’interdit jusqu’à la triste consolation de se plaindre.

Absorbée dans les cruelles réflexions qu’une situation si humiliante et si douloureuse devait lui inspirer, elle passa la nuit sans se coucher, attendant qu’Étienne revint lui parler d’Adhémar, et prêtant l’oreille au moindre bruit qui se faisait dans la maison. L’appartement de son mari donnait sur un long corridor où aboutissaient les portes des autres chambres du même étage ; celle d’Ermance, placée au bout du corridor, était séparée de la chambre du malade par toutes celles qu’occupaient la princesse Ranieska et les personnes de sa suite. La crainte d’être rencontrée et reconnue par l’une d’elles empêchait Ermance de sortir pour aller réclamer la promesse qu’Étienne lui avait faite. Cependant, enhardie par le silence qui règne depuis une heure, elle ouvre sa porte, et traverse à pas lents le long corridor, respirant à peine, de peur d’être entendue ; le froid de la pierre commence à glacer ses pieds ; appuyée près d’une fenêtre dont plusieurs carreaux sont cassés, des flocons de neige tombent sur ses cheveux sans qu’elle s’en aperçoive, sans que l’air glacé qui ternissait les vitres l’avertît qu’elle ne pouvait rester là sans danger ; enfin, la porte sur laquelle ses regards étaient fixés s’ouvre, elle voit flotter au vent les palmes d’un châle, et, se cachant aussitôt derrière une grande armoire qui se trouvait là, elle attend que la femme qui sort par cette porte soit rentrée chez elle pour se montrer à Étienne, dont la lumière éclaire seule le corridor. Il a peine à retenir un cri de surprise en apercevant sa jeune maîtresse ainsi exposée au froid, et devine que l’excès de l’inquiétude lui a fait commettre cette imprudence ; il dit à voix basse que son maître ayant été dans une grande agitation pendant toute la soirée, il n’avait pu le quitter, mais que M. de Lorency repose depuis une heure, que sa respiration est plus libre, et que ce sommeil si calme doit sans doute durer quelque temps, car il y a de l’opium dans la potion calmante qu’on lui a donnée.

— S’il est profondément endormi, dit Ermance d’un ton suppliant, ne pourrais-je pas ?…

— Chut ! interrompt Étienne en se tournant vers l’intérieur de l’appartement ; il me semble toujours entendre sa voix qui m’appelle ; puis, revenant presque aussitôt, il fait signe à madame de Lorency de le suivre. Alors un mouvement de joie, colore ses joues, une douce chaleur circule dans ses veines, et les battements de son cœur se précipitent si vivement qu’elle est obligée de s’arrêter un instant sur le seuil de la porte. La faible lueur d’une lampe posée derrière le lit du malade éclairait un côté de la chambre, et un large foyer de charbon de terre allumé échauffait et servait de flambeau à l’autre partie ; une bergère, cou verte de coussins parfumés, était auprès du lit et témoignait de la visite récente d’une personne privilégiée. Les rideaux étant fermés pour garantir le malade de l’air qui venait de la porte, Ermance ne peut l’apercevoir qu’en s’avançant jusqu’à la bergère : elle marche en retenant sa respiration, et le bon Étienne, ému du soin qu’elle prend pour ne pas troubler le repos d’Adhémar, se retire dans l’antichambre, ne voulant pas ajouter la gène d’un témoin à tout ce que madame de Lorency éprouve d’émotions pénibles.

Hélas ! elle faillit y succomber en apercevant les traits amaigris, le teint livide de ce visage si beau, et qu’une longue souffrance rendait presque méconnaissable. Tous les désastres, les maux de cette horrible guerre semblaient inscrits sur ce front abattu. Une main pale et décharnée, la main d’Adhémar, était pendante sur le bord du lit, et semblait chercher l’impression du froid pour tempérer le feu de la fièvre. À cette vue, Ermance sent fléchir ses genoux : la crainte de ne pouvoir se soutenir la fait d’abord s’appuyer sur le siége qui est près d’elle ; mais repoussée par l’idée qu’il vient d’être occupé par sa rivale, elle retire son bras, et se livrant à l’émotion qui la domine, elle se prosterne devant le lit, les yeux attachés sur cette main qu’elle n’ose presser. Alors de douces larmes viennent la soulager ; elle prie le ciel pour l’objet de tant de douleur et d’amour, et le ciel, que devait toucher un repentir si noble, lui inspire dès ce moment une confiance telle que l’état d’Adhémar cesse de l’inquiéter ; elle ne doute plus de son prochain rétablissement. Il semble qu’en se sacrifiant ainsi au repos, au sentiment de son mari pour une autre, elle s’est acquis le droit d’exiger de la bonté divine son retour à la vie, et c’est l’âme fortifiée par cette pieuse croyance qu’elle obéit aux signes impérieux que lui fait Étienne pour l’engager à s’éloigner du lit de son maître.

Les jours suivants amenèrent un mieux sensible dans l’état de M. de Lorency ; mais son extrême faiblesse exigeant les même précautions, on redoublait de soins pour éviter tout ce qui pouvait lui causer une rechute. Enfermée tout le jour dans sa chambre, Ermance n’en sortait que la nuit pour retourner passer auprès de son cher malade tout le temps que la prudence d’Étienne voulait bien le lui permettre. C’était déjà la quatrième fois qu’elle savourait le bonheur de le voir, de l’entendre respirer : debout au pied du lit, les regards attachés sur les lèvres d’Adhémar, qui semblent se colorer d’une minute à l’autre, Ermance s’oubliait dans une douce rêverie. Tout à coup Adhémar fait un mouvement, un cri douloureux s’échappe de sa bouche ; Ermance s’enfuit précipitamment, sans s’apercevoir que la chaîne qui tient sa montre s’est accrochée à la frange du rideau, que le cadenas s’est rompu et que le tout est resté suspendu à la frange.

Étienne est accouru à la voix de son maître, mais la douleur causée par le déplacement de sa jambe blessée est dissipée, et le malade s’est rendormi. Ermance se retire en se reprochant son imprudence, et promet de ne rester qu’un instant la nuit prochaine.

Revenu dans la chambre d’Adhémar, Étienne, que la fatigue accable, se couche sur un vieux canapé près du feu, et tombe dans un profond sommeil. Pendant ce temps, son maître se réveille ; mais comme le repos a triomphé de sa souffrance. il se garde bien d’interrompre celui du brave Étienne, et reste dans ce calme si doux, ce vague de pensée qui est pour ainsi dire l’extase de la convalescence ; ses yeux se portent lentement sur ce qui l’entoure ; ils se reposent d’abord sur les dessins grotesques de l’étoffe de Perse qui forme ses rideaux ; puis, attirés par la couleur éclatante de la frange qui les borde, ils s’y arrêtent et considèrent long temps l’objet qui tient à cette frange et qui reluit aux faibles rayons de la lampe, mais il les regarde sans étonnement comme sans curiosité ; enfin, si la main d’Adhémar n’avait pas rencontré sur sa couverture quelque chose de froid dont elle s’était emparée machinalement, il n’aurait pas reconnu la montre qu’il avait volontairement oubliée en partant de Paris. La vue de cette montre ne ranima que lentement ses souvenirs confus : d’abord, se reportant à l’époque ou il s’en servait tous les jours, il lui parut tout naturel de la trouver là ; ensuite, l’idée qu’il l’avait reçue d’Ermance lui revint ; puis la certitude pénible de n’avoir plus voulu la porter, de l’avoir laissée suspendue à sa cheminée lors de son départ pour l’armé, acheva de réveiller sa mémoire.

Lorsqu’Étienne entra le lendemain, selon sa coutume, chez madame de Lorency pour répéter ce que le médecin avait dit, elle le vit si troublé qu’elle le questionna en frémissant.

— Vraiment, nous avons pensé avoir une belle crise ! répondit-il d’un ton de reproche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Ermance ; serait-il plus mal ?

— Certainement ; il n’est pas si bien qu’hier, car il s’est agité toute la matinée de manière à se rendre la fièvre pour savoir comment cette maudite montre était venue toute seule de Paris. Ah ! madame m’a mis dans un grand embarras, et si j’avais pu penser…

— Ô ciel ! interrompit Ermance en s’apercevant qu’elle n’avait plus à son cou la chaîne qu’elle portait depuis le jour où elle l’avait prise chez Adhémar ; qu’elle fatalité ! Quoi ! je l’aurais laissé tomber en m’enfuyant ?

— Oui, madame, et sur son lit encore, ce qui fait qu’il l’a vue en s’éveillant et qu’il m’a fallu lui faire cent contes pour lui expliquer comment elle se trouvait là. Mais j’ai eu beau lui dire qu’il m e l’avait confiée eu sortant de Moscou, que je l’avais sur moi quand nos bagages ont été pris, et que je m’en servais depuis qu’il est malade pour suivre avec plus d’exactitude les ordonnances du médecin il s’obstine à me prouver que cette montre est restée à Paris dans son appartement, et qu’il faut qu’on l’ait prise chez lui et que quelqu’un soit arrivé ici chargé de la lui remettre. Il dit, à propos de cela, beaucoup de choses qui prouvent que sa tête est encore dérangée par la fièvre. Pardonnez-moi, madame, de vous faire tant de peine en vous disant cela ; mais je suis si désolé de le voir se tourmenter ainsi que je ne m e pardonne pas de m’être endormi un moment ; car si j’avais veillé, les yeux fixés sur son lit, c o m m e je le fais toutes les nuits, j’aurais aperçu cette maudite chaîne, et j’aurais eu le temps de la cacher avant son réveil.

— Hélas ! je regrette plus que vous ce malheureux accident ; mais peut-être qu’en éloignant la montre de ses yeux il n’y pensera plus.

— C’est impossible, madame ; j’ai vainement tenté de la lui ôter, il a tourné la chaîne autour de son bras, et tient la montre dans sa main en la regardant sans cesse .et en répétant d’un air égaré :

« — C’est inconcevable, je m’y perds.

» Ce n’est pas seulement à moi qu’il a refusé de remettre cette montre, une autre personne, qui se croit de l’autorité sur lui, a exigé qu’il la lui confiât, espérant le voir plus calme lorsqu’il n’aurait plus sous les yeux l’objet qui alimentait son délire ; mais il s’est mis en colère lorsqu’elle a voulu s’en emparer, et l’a menacée de ne plus la revoir si elle persistait à le contrarier sur ce point.

L’amour le plus généreux a toujours ses moments d’égoïsme, et malgré le regret sincère de causer une telle agitation à celui dont la moindre souffrance la mettait au désespoir, Ermance sentit son cœur battre de joie en apprenant qu’Adhémar avait ainsi défendu un souvenir d’elle contre l’impérieuse volonté de sa rivale. Combien elle aurait été heureuse de le voir gardant près de lui ce présent qu’il tenait d’elle ! Mais Étienne lui fit observer qu’après une journée pareille, le sommeil de la nuit serait souvent interrompu, et qu’il serait imprudent de risquer une surprise dont l’effet pourrait être dangereux.

Ermance se résigna ; elle fut récompensée d’un si grand sacrifice en apprenant le lendemain qu’en dépit de plusieurs heures d’insomnie, Adhémar se trouvait beaucoup mieux, et qu’il ne pensait plus qu’à reprendre assez de force pour se mettre en route. Deux jours après, Étienne prévint madame de Lorency qu’à la suite d’une scène assez vive, où son maître venait de déclarer sa résolution de retourner seul à Paris, les gens de la princesse avaient reçu l’ordre de tout préparer pour son départ le soir même.

— Dieu soit loué ! ajouta Étienne, nous allons être délivrés de bien des embarras et de ces femmes, qui se plaignent sans cesse des chemins, des auberges, qui ont peur des voleurs, des revenants, et qui, en ayant l’air de vous donner des soins, vous forcent toujours à vous gêner pour elles. Parlez-moi des Françaises pour voyager agréablement : elles trouvent tout bien, et ne s’évanouissent pas à chaque relais.

— Vous croyez qu’elle se décidera à partir sans vous ? demanda Ermance d’un air incrédule.

— Oh ! maintenant, j’en suis certain ; monsieur lui a donné des raisons auxquelles il a bien fallu se rendre.

— Si je pouvais compter sur ce départ… mais non, elle ne parait céder à ce qu’il exige que par convenance, par égard, peut-être, ajouta Ermance en soupirant, elle saura l’amener à se rétracter.

— Je ne le pense pas, madame ; le médecin a déclaré tout à l’heure que monsieur étant en pleine convalescence, il pourrait continuer sa route après-demain, pourvu qu’il eût un lit dans sa voiture, car sa jambe a besoin d’être étendue, et ils disent bien qu’elle sera encore longtemps à guérir. Si vous aviez pu voir la joie de monsieur quand il a su qu’il serait dans peu de jours à Paris, j’ai cru qu’il en deviendrait fou ; il m’a envoyé sur-le-champ commander tout ce qu’il fallait pour l’arrangement de sa voiture, et c o m m e elle sera bientôt prête, il voudra s’en servir tout de suite. La princesse est bien forcée de le devancer d’un jour au moins.

Ermance feignit d’être persuadée, et recommanda à Étienne de lui faire savoir le moment du départ de la princesse. La recommandation était inutile, car il se fit un grand train dans l’auberge une heure avant qu’Ermance entendît plusieurs voitures sortir de la cour.

Il faut avoir été longtemps malheureux pour connaître le prix de ces allégements passagers causés par un mot, un bruit, par le moindre événement dont on fait un heureux présage ; le malheur est toujours là, on sait sa présence, mais on bénit l’illusion qui le voile un moment.



XLVII


— Je l’avais bien prédit, madame ; elle est partie enfin : les pleurs, les reproches, les évanouissements, rien n’a fait changer la résolution de monsieur, et il a fallu dire adieu ou se brouiller pour toujours. Que le ciel la conduise, elle et toute sa suite ! Maintenant que nous n’avons plus à craindre de rencontre désagréable, quels ordres madame veut-elle me donner ? demanda Étienne d’un ton qui prouvait son plaisir à n’en plus recevoir d’un autre.

— Mais je pense que ma présence ici ne devant plus contrarier personne, vous pourrez apprendre demain matin à M. de Lorency que je viens d’arriver.

— Ah ! madame, je serai bien content de lui donner cette bonne nouvelle ; elle achèvera sa guérison.

Ermance sourit tristement à cette prédiction, et convint avec Étienne de maintenir le secret de son séjour à Mayence. Avec quelle impatience elle attendit l’heure où il reviendrait lui donner des nouvelles d’Adhémar et lui dire qu’elle pouvait se rendre prés de lui. Pour la première fois, depuis qu’elle était descendue dans cette auberge, elle fit ouvrir la malle où sa femme de chambre avait emballé plusieurs de ces robes négligées qui remplacent ordinairement la robe de voyage ; elle mit quelques soins à paraître à son avantage, sans penser que l’inquiétude et l’insomnie devaient l’embellir plus encore aux yeux d’Adhémar. Combien elle était émue en traversant le long corridor avec Étienne, en l’entendant raconter la joie de son maître lorsqu’il avait appris qu’elle était venue au-devant de lui ; elle n’osait le croire, mais bientôt les yeux brillants d’Adhémar, l’expression douce répandue sur son visage encore altéré, ne lui permirent plus de douter de sa reconnaissance pour une telle preuve de dévouement. En apercevant Ermance, il oublie sa blessure et se lève du canapé sur lequel il est à moitié couché pour aller vers elle ; mais la douleur le fait chanceler. Ermance court à lui, le soutient, le fait se rasseoir, puis, le voyant pâlir, elle fond en larmes.

— Chère Ermance, dit-il d’une voix faible, que je suis heureux de vous revoir !… je ne l’espérais plus… Que de fois j’ai pensé…

Mais ces mots, il les articulait avec peine, et elle lui fit signe de se taire ; alors il prend la main qui lui imposait le silence, la couvre de baisers, et la pauvre Ermance, si forte contre ses chagrins, faillit succomber à ce moment de bonheur.

Après de grands dangers, dans l’éloignement du monde, les lois d’un honneur factice, les exigences de l’orgueil, la crainte du ridicule, sont sans pouvoir contre les sentiments tendres ; une seule chose importe dans les malheurs vrais où l’amour-propre n’entre pour rien, c’est d’être plaint, c’est d’être aimé ; et malgré ses préventions, Adhémar ne pouvait être insensible à l’intérêt que lui montrait Ermance ; peut-être aussi l’affection qu’elle lui cachait agissait-elle encore plus vivement sur lui : l’amour est si contagieux ! Ah ! si les événements les avaient condamnés à rester ainsi livrés l’un à l’autre pendant la fin de cet hiver désastreux, combien les rigueurs d’un semblable exil leur auraient épargné de peines !

Mais Adhémar était impatient de reprendre son service auprès de l’empereur, et madame de Lorency pensait qu’à Paris seulement son mari trouverait les secours nécessaires pour hâter sa guérison. Ils se mirent en route dès le lendemain. Le temps qu’Ermance n’employait pas à soigner Adhémar se passa à écouter avidement le récit des revers et des maux dont il avait été victime ou témoin pendant la funeste campagne de Moscou.

Arrivés à Metz, Adhémar reconnut un des gens de la princesse Ranieska sur la porte de l’hôtel où ils allaient descendre ; il prit un air soucieux qui n’échappa point à madame de Lorency. Un moment après, Étienne lui remit une lettre qu’il lut pendant qu’on l’aidait à monter l’escalier. Ermance, craignant de le gêner dans la réponse qu’on attendait de lui, le devança ; mais elle avait à peine fait quelques pas qu’elle entendit Adhémar s’excuser de ne pouvoir se rendre aux ordres de la princesse, en ajoutant qu’il allait beaucoup mieux, mais que madame de Lorency étant souffrante, il passerait la soirée près d’elle. C’était quelque chose de curieux que de voir la figure rayonnante d’Étienne en écoutant cette réponse, et son affectation à crier à Francisque de ne point oublier la pelisse de madame qui était dans la voiture à côté du portefeuille de monsieur.

— Enfin madame sera logée convenablement ici, dit-il en entrant pour déposer les malles dans une belle chambre où Ermance établissait Adhémar au coin d’un bon feu, elle ne gèlera pas comme dans cette petite chambre de Mayence et dans ce froid corridor où la neige…

Ermance s’empressa de l’interrompre par un regard, car il allait raconter devant son maître tout ce qu’ils étaient convenus de lui laisser ignorer.

En effet, quelle différence entre son arrivée à Metz et son séjour dans cette autre maison où régnait sa rivale ! entre la triste consolation de contempler un instant et furtivement celui qu’elle aimait et le plaisir de le voir, de le soigner à toute heure ! Dans sa joie de se sentir ainsi remontée à son rang, Ermance oubliait la faute qui l’en avait fait descendre ; elle aurait voulu prolonger ce voyage, peut-être même la convalescence qui rendait ses soins nécessaires et lui donnait l’occasion de révéler tout ce que son cœur recelait de tendresse, tout ce que sa bonté avait de grâce.

Une lettre de son père l’attendait à Metz ; il lui mandait que la preuve de confiance qu’elle lui avait donnée en partant l’avait tiré de son affreuse situation : il finissait en disant que, malgré nos revers et l’état dans lequel revenait le reste de notre grande armée, le retour de l’empereur à Paris avait ranimé les esprits : on comptait sur les ressources de son génie pour réparer nos pertes et sur de prochains succès pour ramener le crédit ; enfin, il espérait que les affaires reprendraient leur cours ordinaire et lui donneraient les moyens de s’acquitter.

Dans cette espérance, madame de Lorency pensa qu’il était inutile d’instruire Adhémar de l’engagement qu’elle avait pris pour son père ; certaine de rentrer bientôt dans ses biens, M. Brenneval ayant assez de recouvrements à faire pour remplacer sa caution. Hélas ! il ne devait pas en être ainsi ! Mais, alors même, on était loin de prévoir l’envahissement et la ruine de cette belle France !

Malgré les prières, les menaces qui arrivaient cachetées d’heure en heure à M. de Lorency, il s’obstina à partir de Metz sans voir la princesse Ranieska. On supposera sans peine le dépit qu’elle en éprouva et la haine qu’elle conçut pour Ermance, car elle n’hésita point à l’accuser de ce qu’elle appelait un procédé infâme de la part d’Adhémar.

Enfin ils aperçurent le dôme de Sainte-Geneviève, et madame de Lorency se sentit tout à coup oppressée ; une tristesse invincible s’empara d’elle en pensant qu’elle allait peut-être retrouver tous les tourments qui l’avaient assaillie dans cette ville des plaisirs. L’idée de revoir son enfant se présenta pour la première fois douloureusement à son esprit ; elle redouta l’accueil que son mari ferait à Léon, et tout l’enchantement de sa situation présente se dissipa comme un rêve.

Ces sortes de pressentiments trompent rarement, car ils ne sont au fond que des prévoyances.

À peine arrivé, lorsqu’il revit les lieux témoins de leur mésintelligence, les amis dont il redoutait le sourire moqueur, Adhémar revint tout naturellement à ses soupçons et à ses manières contraintes ; sa reconnaissance pour les soins d’Ermance n’en était pas moins vive, mais il lui en parlait trop souvent, et elle lui en voulait d’en faire pour ainsi dire l’explication du rapprochement qu’on pouvait remarquer entre eux.

Il ne lui avait jamais parlé de la montre qu’il avait trouvée sur son lit à Mayence ; mais il la portait toujours et la tirait souvent sans nécessité, puis il regardait Ermance comme pour chercher à deviner ce que ce souvenir lui faisait éprouver. Mais, plus convaincue que jamais de la peine et de l’humeur qu’il aurait en apprenant le rôle humiliant auquel la présence de la princesse Ranieska l’avait réduite à Mayence, elle engagea Étienne à persister dans son mensonge.

Un de ces incidents dont la fatalité s’empare quand elle nous poursuit vint détruire en une minute tout ce que le dévouement et la tendresse d’Ermance avait opéré sur le cœur d’Adhémar. Il commençait à sortir en se soutenant à l’aide d’une canne. Un jour qu’il revenait du château, on lui remit plusieurs lettres, parmi lesquelles s’en trouvait une timbrée d’Allemagne et adressée à madame de Lorency : l’écriture lui en était inconnue ; mais une rougeur subite couvrit son visage en pensant que c’était peut-être celle du comte Albert. Il la rendit à son domestique, en disant avec humeur :

— Cette lettre n’est pas pour moi.

Le même jour, à dîner, on parla de la défection de tous nos alliés et de la peine qu’on avait à recevoir des nouvelles particulières à travers tant d’armées et de polices différentes. Chacun déclama contre la violation des lettres et la difficulté d’en avoir de l’étranger. Adhémar attendait avec anxiété qu’Ermance parlât de celle qu’elle avait reçue ; le silence qu’elle garda sur ce sujet le confirma dans son idée. Il ne se trompait point. À son départ pour Vienne, le comte Albert avait supplié madame de Lorency de permettre qu’il lui écrivit quelquefois ; la crainte qu’une telle correspondance, si innocente qu’elle fut, ne la compromît, l’avait d’abord engagée à rejeter la prière d’Albert ; mais l’espoir d’en tirer parti en l’amenant par degré à répondre au sentiment de Natalie l’avait fait consentir à ce qu’elle regardait comme une bonne action. En effet, la dernière lettre lui donnait quelqu’espérance. Albert, convaincu de l’impossibilité de la distraire de son amour pour son infidèle mari, commençait à se résigner à ce rôle d’ami, d’abord si fièrement dédaigné, et l’ennui de vivre loin de toutes ses affections lui rendait plus sensible le besoin de se rapprocher d’elle et de Natalie, enfin, Ermance éprouvait une secrète joie de cette lettre, et cette joie si pure fut cruellement interprétée !

La colère qu’en ressentit Adhémar changea tout à coup sa conduite envers Ermance ; il redevint plus amer dans ses moindres paroles, plus froid, plus dédaigneux qu’il ne l’avait jamais été. Affectant de passer chez la princesse Ranieska tout le temps où il n’était point chez l’empereur, Ermance restait quelquefois une semaine entière sans l’apercevoir. Elle attribuait la cause d’un changement si brusque à l’empire de sa rivale, et se mourait de douleur sans oser proférer une plainte.

M. de Montvilliers seul connaissait l’état de son âme ; elle lui avait écrit son espoir, son bonheur fugitif, elle lui apprit qu’elle le pleurait jour et nuit sans avoir rien fait pour le perdre. Le président, redoutant l’effet d’un chagrin si profond, que nul moment d’épanchement ne venait adoucir, prétexta une violente attaque de goutte pour attirer près de lui sa nièce et lui donner toutes les consolations d’amitié dont elle avait tant besoin.

Ermance saisit avec empressement cette occasion de se soustraire aux preuves quotidiennes d’une ingratitude qui la désolait : d’ailleurs les amis, les gens de la maison commençaient à s’étonner de l’abandon où la laissait Adhémar, du peu de tendresse qu’il témoignait pour Léon, et tout engageait madame de Lorency à mettre fin par son absence à des conjectures qui prenaient chaque jour plus d’extension.

Natalie, inquiète de la tristesse où était retombée son amie, avait obtenu de madame de Volberg la permission d’accompagner Ermance et de passer quelque temps avec elle à Montvilliers. Toutes deux y arrivèrent à la fin de mars, et quinze jours après elles apprirent le départ de l’empereur pour l’armée.

Adhémar aussi fut appelé à partager tout ce que cette dernière campagne eut d’affreux et d’honorable. Que de talent, de courage et de malheur signalèrent cette longue défense ! Enfin ce monde d’ennemis coalisés contre le héros qui les avait soumis, étonnés d’une si miraculeuse résistance, en parlent encore avec admiration !

Cette année de désastre, cette agonie de la France victorieuse s’écoula lentement. En vain l’empereur fit une apparition de quelques mois à Paris, dans l’espoir d’y ramener la confiance et le dévouement ; en vain, le cœur déchiré de regrets, en deuil de ses plus chers amis, de ses plus vieux compagnons d’armes tombés à ses cotés, il cherchait à ranimer dans ce peuple épuisé par la guerre l’espérance que lui-même n’avait plus. Une soumission craintive, ou de sombres murmures, répondaient seuls aux appels qu’il lui faisait. La vue de son fils, de cet enfant dont il confia la garde aux citoyens armés de sa bonne ville, inspira cependant quelque enthousiasme ; on jura de le défendre. Les cris de vive l’empereur ! vive le roi de Rome ! firent encore retentir les voûtes des Tuileries ; mais celui que ces acclamations faisaient frémir de joie, ce père qui léguait son fils à la patrie, hélas ! ne devait plus le revoir !



XLVIII


Adhémar, chargé de la défense d’un poste important, n’avait pas accompagné l’empereur dans son dernier voyage à Paris. Dédaigneux du repos que quelques-uns de ses camarades goûtaient passagèrement à la cour, il avait reçu avec reconnaissance l’ordre de commander une brigade, et se félicitait de pouvoir se consacrer tout entier à la défense de son pays. Mais un éclat d’obus ayant tué son cheval sous lui à l’affaire de Montereau, la chute qu’il fit en tombant sur sa jambe encore malade la blessa de nouveau ; son bras était déjà percé d’une balle : il perdait beaucoup de sang ; on le transporta hors de la mêlée. Heureusement, en s’éloignant du champ de bataille, il eut la consolation de voir l’ennemi repoussé et de voir délivré ce pont si courageusement défendu par de jeunes artilleurs à peine sortis de l’École polytechnique.

Lorsqu’Étienne aperçut M. de Lorency rapporté sur une civière, il le crut atteint mortellement, et la joie d’apprendre qu’il n’y avait pas à craindre pour sa vie le rendit presque insensible à la souffrance de son maître. Il demanda au docteur Larrey s’il n’y aurait pas de danger à faire faire quatorze lieues en voilure à son maître dans l’état où il était : sur la réponse négative du docteur, Étienne fit transporter dès le lendemain Adhémar au château de Montvilliers, où il savait trouver tous les secours nécessaires. Un jeune chirurgien, élève de M. Dupuytren, fut requis par Étienne pour accompagner le blessé et rester auprès de lui aussi longtemps qu’il aurait besoin d’être pansé par une main habile.

Il était nuit lorsqu’ils arrivèrent à Montvilliers. Adhémar, revenu de l’étourdissement causé par sa chute et la perte de son sang, demanda enfin où on le conduisait, et, reconnaissant les vieilles tourelles du château, il gronda Étienne d’avoir pensé à donner au président l’embarras de le recevoir. Ce reproche n’était pas complètement sincère ; car, tout en se faisant scrupule de causer quelque dérangement chez l’oncle de sa femme, il sentait au fond du cœur un vif désir de la revoir.

L’absence ne laisse rien en place, elle augmente ou dissipe les regrets, elle consolide ou détruit les soupçons, les ressentiments, et justifie toujours un peu ce qu’on aime.

Étienne descendit de voiture à la grille pour dire au concierge d’aller prévenir secrètement M. de Montvilliers de leur arrivée, afin qu’il préparât madame de Lorency à ce retour inattendu, redoutant l’effroi que pouvait produire cette nouvelle : il eut grand soin de répéter que son maître n’était pas grièvement blessé, mais que se trouvant hors d’état de monter à cheval, il venait passer à Montvilliers le temps de se rétablir assez pour reprendre son service.

— Tachez surtout ajouta-t-il, que madame ne vous entende pas raconter tout cela, car il est inutile de l’inquiéter.

— Ah ! mon Dieu ! la pauvre dame ne prendra pas garde à moi ; soyez tranquille, mou cher monsieur ; elle est bien trop occupée pour cela.

En disant ces mots, le concierge fit signe à son petit garçon d’ouvrir la grille, et il marcha vers le grand escalier du château pendant que M. de Lorency attendait dans la cour que le messager d’Étienne revînt ; il s’étonnait de la quantité de lumières qui éclairaient toutes les fenêtres de cette façade. À cette époque on n’avait pas à craindre de tomber au milieu d’une fête, et ces lumières ne pouvaient être que la preuve d’un grand mouvement dans le château : en effet, on voyait passer plusieurs personnes d’une chambre à l’autre avec la précipitation qu’on met d’ordinaire à porter des secours.

Étienne commençait à s’impatienter de l’attente qu’on faisait subir à son maitre, lorsque le président parut lui-même, suivi de son valet de chambre et du concierge, qui devaient tous deux aider à transporter Adhémar dans le salon. Un seul regard suffit à ce dernier pour deviner qu’un sentiment violent agitait M. de Montvilliers : c’était un malheur, sans doute, car l’expression répandue sur ce front vénérable avait quelque chose de sinistre ; cependant il s’efforça d’accueillir Adhémar par un sourire, et le remercia d’avoir deviné combien il serait heureux de le recevoir et de le soigner, mais pendant qu’il lui témoignait une si gracieuse reconnaissance, Adhémar l’interrompit :

— Madame de Lorency serait-elle malade ? demanda-t-il avec une inquiétude visible.

— Non pas, reprit le président d’un air embarrassé ; mais comme elle était extrêmement fatiguée, elle s’est retirée de bonne heure, et je n’ose faire entrer chez elle pour lui apprendre…

— Gardez-vous bien de la réveiller, s’écria M. de Lorency. Monsieur, dont les bons soins m’ont déjà à moitié guéri, me dispensera de déranger personne ici, ajouta-t-il en présentant le jeune chirurgien à M. de Montvilliers.

— Monsieur est chirurgien ? demanda le président avec un vif intérêt. Sans doute il a aussi étudié la médecine ? Je voudrais bien qu’il eût la bonté de me donner son avis sur… un de mes gens… qui est dans un état… qui m’alarme ;… sa fièvre a pris ce soir un caractère… effrayant, et…

— Je suis à vos ordres, dit M. Raimond, et si vous voulez me faire conduire près du malade…

— C’est moi-même qui vous y mènerai, répliqua le vieillard, dont lus yeux presque éteints avaient tout à coup rayonné d’espérance.

Puis, donnant à ses domestiques l’ordre de tout préparer pour établir M. de Lorency le plus commodément possible dans l’appartement qu’il avait déjà occupé, il prit le bras du jeune docteur et l’emmena avec lui.

— Quel bon maître ! s’écria Étienne en le voyant sortir ; prendre un semblable intérêt aux gens qui le servent ! cela m’attendrit, moi.

Adhémar n’osa pas dire que cet intérêt lui paraissait suspect, et se borna à charger Étienne de s’informer près des gens de la maison de la santé de madame de Lorency, et de savoir si ce que son oncle venait de lui dire était l’exacte vérité ; mais le mot était donné pour tromper tout le monde, jusqu’au jeune docteur, qui, au lieu de monter pour arriver à quelque mansarde, comme il s’y attendait, fut très-surpris d’entrer dans un salon fort élégant, puis dans une vaste chambre à coucher, dont un petit lit d’enfant occupait le milieu : ce lit était entouré de femmes ; l’une d’elles, aussi pâle que la mort, souriait à un enfant que la fièvre animait des plus vives couleurs, qui jouait encore malgré le malaise qu’il éprouvait, car il n’était malade que de la veille, et il avait toute sa force pour braver la souffrance d’un gros rhume. C’est ainsi que sa bonne et les autres femmes de la maison appelaient encore le mal de gorge et la toux dont se plaignait Léon ; mais la visite d’un médecin des environs avait jeté la terreur dans le cœur de la mère.

— Vous m’avez appelé trop tard, avait-il dit en entendant la voix enrouée et la toux de l’enfant ; il a le croup.

À ce mot fatal Ermance était restée comme frappée de la foudre, et les caresses de Léon, sa joie en apercevant les nouveaux joujoux qu’on venait de lui apporter, sa voix altérée qui appelait sa mère, rien ne la sortait de l’état de stupeur où un mot l’avait mise. La colère de M. de Montvilliers contre la barbarie de ce médecin, dont l’arrêt tuait la mère avant de songer à sauver l’enfant, la nécessité d’employer sans retard les remèdes violents qui triomphent rarement de cette horrible maladie, eurent seuls le pouvoir de réveiller Ermance de l’engourdissement où le désespoir la plongeait ; elle passa subitement de la torpeur à une activité infatigable, ne permettant à personne d’approcher de son enfant ; unique exécuteur de toutes les tortures que la médecine invente contre ce fléau de l’enfance, elle avait repris son courage ; ses forces, exaltées par le danger, suffisaient à tout ; elle priait, suppliait à genoux le pauvre Léon de livrer son cou aux sangsues dont les piqûres le faisaient crier, et lorsque, suffoqué par la toux, il refusait de boire, c’était par l’autorité de ses larmes qu’elle obtenait de lui la soumission qui pouvait aider à le sauver.

Tout les remèdes épuisés, le médecin était parti, en cherchant à ranimer l’espoir qu’il avait si cruellement ôté, et en disant que la saignée et l’émétique ayant diminué l’oppression, on pouvait raisonnablement se flatter de la voir bientôt se dissiper tout à fait. Mais, peu rassuré par ces paroles, le président venait d’envoyer un exprès à Paris pour déterminer le docteur B… à se rendre sur-le-champ à Montvilliers, lorsqu’Adhémary arriva. Ce jeune docteur qui l’accompagnait et dont il vantait les talents, cet élève d’un homme qui faisait chaque jour des miracles, lui parut un sauveur envoyé du ciel, et c’est sous ce nom qu’il l’annonça à la malheureuse Ermance.

Avant de le mener vers elle, il lui avait recommandé de ne point parler du retour ni de la blessure de M. de Lorency, ne voulant pas joindre une inquiétude de plus à celle qui dévorait Ermance. M. Raymond approuvait trop celle mesure de prudence pour ne pas s’y conformer. D’abord, en tâtant le pouls de l’enfant, il garda longtemps un silence effrayant ; mais ayant remarqué avec quelle anxiété les yeux de la mère l’interrogeaient, il prit un air moins sombre, et prédit que la nuit serait calme.

— Si la toux continue à s’apaiser, ajouta-t-il, il sera demain hors de danger.

— Le croyez-vous, monsieur ? demanda Ermance, en se méfiant de la pitié du jeune chirurgien.

— Je vous l’affirme, madame, reprit-il, et je vous engage à vous reposer cette nuit pour être mieux en état de le soigner demain.

Ermance ne répond pas à cette recommandation, mais elle se fait répéter ce qu’il faut donner au petit malade pendant la nuit. Alors on le voit qui commence à s’assoupir, et M. Raimond insiste pour qu’on respecte son sommeil ; il ordonne que toutes les personnes qui se trouvent là, à l’exception d’une, sortent de la chambre, car il est essentiel d’y maintenir un air pur. La nourrice de Léon, qui était accourue au château à la première nouvelle de la maladie de son dernier nourrisson, s’offre pour le veiller. Madame de Lorency ne le permet pas : alors la femme de chambre d’Ermance et la nourrice s’établissent dans le petit salon qui précède sa chambre ; mais la bonne nourrice sanglote de manière à être entendue de toute la maison. Le cœur d’Ermance n’y peut tenir ; elle appelle mademoiselle Rosalie.

— Emmenez cette pauvre Madeleine dans votre chambre, dit-elle ; ses pleurs m’ôtent tout mon courage ; allez, je sonnerai si j’ai besoin de vous.

Mademoiselle Rosalie insiste vainement pour rester avec sa maîtresse, Ermance veillera seul près de son enfant.


XLIX


Comment retracer les pensées d’une mère pendant une semblable nuit ! comment peindre ses illusions, ses terreurs, cette application absorbante et cette avide curiosité de découvrir dans un symptôme le malheur qu’elle redoute ! On croirait que le désespoir a sa volupté, tant il s’acharne à tout ce qui peut l’accroître. Ermance est là près de cet enfant dont elle a tant pleuré la naissance, de cet enfant dont la vie est devenue la sienne, car elle se sent mourir à la seule idée de sa mort. Le coup qui lui a été porté par l’arrêt du médecin lui donne l’assurance consolante de ne pouvoir en supporter un autre ; elle attend avec résignation que son sort se décide. Sa faute, son amour, ses remords, tout a fui de son âme : la passion maternelle la remplit en entier ; elle n’a plus qu’un sentiment, qu’un vœu, qu’une prière, seule avec Dieu qui l’entend, qui comprend sa peine, qui peut la dissiper ou la rendre mortelle : tout ce qui n’est pas le ciel ou son enfant n’existe plus aux yeux d’Ermance.

La main brûlante de Léon est dans la sienne ; elle compte les battements de son pouls en regardant la pendule, car elle a remarqué à quel nombre ils étaient par minute lorsque le médecin avait reconnu une fièvre ardente. Elle étudie les mouvements de la poitrine oppressée de l’enfant qui dort ; malgré le râle épouvantable qui constate les progrès du mal, de temps à autre les yeux de Léon s’entr’ouvrent, il regarde sa mère, lui sourit, passe sa petite main sur son visage, joue avec les boucles de cheveux qui se sont détachées de la coiffure d’Ermance et flottent sur son cou ; puis il s’assoupit de nouveau, et sa mère se rassure, car il vient de la caresser. Elle ne croit pas la mort assez barbare pour frapper l’enfant qui vient de sourire. Mais l’oppression augmente, la respiration est accompagnée d’un bruit sourd et sinistre : Ermance frémit, prend son fils dans ses bras, lui soulève la tête, écarte le rideau, arrache le drap qui le couvre, croit à force d’air combattre le mal qui l’étouffe… Mais l’agonie a cessé ! un morne silence succède à la respiration hâtive et bruyante… la tête de l’enfant est retombée sur le sein de sa mère !… Elle fixe sur ce visage d’ange des yeux égarés, serre une main qu’elle sent se glacer dans la sienne, et reste immobile devant la mort.

Déjà prés d’une demie-heure s’était écoulée sans qu’Ermance eût changé d’altitude ; ses nerfs, violemment contractés, lui donnaient une force factice qui tenait du prodige ; pas un soupir, une larme, ne montrait sa douleur, elle ne la sentait pas encore.

Tout à coup une porte s’ouvre ; un homme, qui se soutient avec peine, se traîne jusqu’auprès d’Ermance : c’est Adhémar ; il l’appelle ; sa voix, cette voix si chère ne la sort point de sa rêverie funèbre… Il s’approche et saisit son bras en l’appelant encore ; ce mouvement la rend au désespoir : à ce délire du malheur, où les visions et le vrai se confondent, elle a reconnu Adhémar, et le repoussant avec tous les signes d’une vive terreur, elle remet l’enfant sur son lit, s’attache à lui comme pour le défendre, et s’écrie d’une voix forte et tremblante.

— Viens-tu me l’enlever ?… viens-tu assouvir ta vengeance ?… Ah ! n’approche pas… laisse-le moi… laisse-le moi, te dis-je… il est mort…

À ces mots, prononcés avec l’accent du plus horrible désespoir, Adhémar sent que ses forces l’abandonnent : il tombe presque anéanti sur le siége que vient de quitter Ermance ; il voudrait lui parler, tenter de calmer sa terreur, mais les paroles expirent sur ses lèvres.

— Tu hésites ?… continue Ermance, que l’apparition subite d’Adhêmar maintient dans son égarement : je te fais pitié… Eh bien je ne la mérite pas, cette pitié qui t’arrête… Parjure à mon serment fait devant Dieu, parjure à tous mes devoirs, je t’ai indignement trompé ; tu me dois ta colère, ton exécration. Tue-moi, venge-toi… si tu le peux ! car je ne t’aime plus… toi qui ne saurais le pleurer avec moi. Oui, je le sens, la douleur a vaincu mes remords, mon amour… Je n’aime plus que lui… lui dont la vie était mon crime, lui que tu haïssais, lui ce malheureux enfant dont je te supplie à genoux de respecter la mort ! Ah !… tu me le laisseras deux jours encore, n’est-ce pas ?… deux seuls jours… et puis tu ne nous reverras plus… plus jamais, je te le jure.

En cet instant, plusieurs des gens de la maison qui veillaient près de l’appartement d’Ermance accourent à sa voix, et restent stupéfaits de l’affreux spectacle qui frappe leurs yeux. Ils cherchent vainement à éloigner Ermance du corps de son enfant ; elle le presse sur son sein comme s’il devait y retrouver la vie ; ce n’est que lorsque, épuisée par tant d’émotions déchirantes, elle s’évanouit, qu’on peut l’arracher de ses bras.

Alors, M. de Montvilliers et Mélanie lui prodiguent tous leurs soins, tandis qu’Adhémar, dont le visage est inondé de larmes brûlantes, s’écrie :

— Ne la quittez pas !



L


C’était le troisième jour après ce triste événement ; l’enfant reposait déjà sous la pierre de la chapelle, et sa mère, gardée par Mélanie pleurait en silence ; Adhémar subissait la peine de l’imprudence qu’il avait faite en cédant à son inquiétude, et en se traînant jusque chez Ermance, malgré sa blessure et les prières d’Étienne. Le chirurgien assurait que M. de Lorency souffrait beaucoup ; mais rien, à l’exeption de quelques mouvements qu’il cherchait à réprimer, ne donnait l’idée de sa souffrance. Depuis la nuit horrible où il avait tout appris du désespoir d’Ermance, nulle question sur elle, pas un mot n’était sorti de sa bouche, et chacun mettait cette tristesse sombre sur le compte d’un regret paternel ; on n’osait tenter de la distraire.

Natalie, instruite par M. de Montvilliers du désespoir de son amie, arriva bientôt. Hélas ! la nouvelle d’un autre malheur l’avait déjà déterminée à se rendre près d’elle. M. Brenneval venait de prendre la fuite en livrant ce qui lui restait et tous les biens de sa fille à ses créanciers. Une lettre, adressée par lui au président, le chargeait d’apprendre à Ermance que, ne pouvant plus se présenter devant elle, devant son mari, après l’avoir ainsi entraînée dans sa ruine, il ne les reverrait plus.

Dans ce temps de détresse, où les armées ennemies allaient atteindre les murs de Paris, où le désordre, la terreur régnaient dans toute la France, chaque jour était marqué par la ruine ou le désespoir de quelque famille, et la multiplicité des événements qu’on avait à déplorer y rendait presque insensible. En effet, qu’était la ruine d’un particulier en comparaison de celle de l’empire ? qu’était la mort d’un enfant auprès de celle des trois fils de la même mère, tués sur le même champ de bataille ?

Dans tout autre moment, M. de Montvilliers n’aurait pu se résigner à porter ce dernier coup à sa nièce ; mais il lui sembla que, dans l’accablement où elle était plongée depuis la mort de Léon, elle ressentirait moins vivement la ruine de son père et tous les malheurs qui s’y rattachaient. En effet, cette triste nouvelle ne parut point la frapper, elle la reçut avec la résignation d’une douleur parvenue à un si haut degré que rien n’y saurait ajouter.

Cependant, M. de Montvilliers crut de son devoir d’instruire Adhémar de la fuite de M. Brenneval, et de l’imprudence qu’avait commise sa femme en compromettant sa fortune dans le vain espoir de sauver son père.

Après une nuit entière passée à chercher les moyens d’adoucir l’effet d’une si triste nouvelle, le président fit demander à M. de Lorency s’il pouvait le recevoir. Adhémar hésita quelques moments avant de répondre, puis ayant l’air de prendre avec lui-même une grande détermination, il fit dire au président qu’il l’attendait.

— Je pressens, monsieur, dit-il en faisant asseoir le président près de lui, le motif qui vous fait désirer cette conversation ; je l’aurais déjà moi-même sollicitée de vous, si ma blessure m’avait permis de me transporter jusqu’à votre appartement. Le désespoir de madame de Lorency n’a pas été, je pense, plus discret avec vous qu’avec moi, et vous devez concevoir mieux que personne le parti que je me vois forcé de…

— Avant d’en prendre, que vous pourriez avoir à regretter, interrompit le président, écoutez ce que l’honneur et la vérité m’obligent à vous dire ; ensuite, vous serez libre d’agir comme il vous conviendra.

L’air vénérable, la voix imposante de cet homme vieilli dans la vertu, disposaient au respect pour la cause qu’il allait défendre : Adhémar s’inclina en signe d’obéissance.

M. de Montvilliers étant venu pour apprendre à M. de Lorency l’événement qui l’atteignait dans la fortune de sa femme, s’attendait à entendre accuser sa nièce d’imprudence, et avait prévu l’obligation où il se trouverait peut-être de la défendre sur un tort plus grave, car la douleur d’Ermance avait parlé, il le savait. Alors, sans aucun de ces ménagemens qu’on emploie d’ordinaire pour dissimuler ou pallier les torts des gens qu’on aime, M. de Montvilliers fit un récit exact de tout ce qui accusait Ermance, et acquit le droit de faire valoir les raisons qui l’avaient entraînée à sa perte, et le repentir, les tourments qui avaient depuis expié sa faute. Dans sa franchise éloquente, il parla de l’autorité dont il s’était servi pour détourner sa nièce de l’aveu qu’elle voulait faire, et pour éviter le scandale qui en devait naître.

Les divers mouvements de rage, de regrets qui agitèrent Adhémar pendant ce récit, cédèrent à l’attendrissement lorsque M. de Montvilliers lui peignit l’amour qui triomphait depuis si longtemps dans le cœur d’Ermance de tous les supplices du remords et de la jalousie. À ce tableau si vrai d’un sentiment dont rien n’aurait troublé la pureté, si l’infidélité de celui qu’elle aimait et les conseils du vice n’avaient égaré un instant l’âme la plus noble, Adhémar s’écria, les yeux remplis de larmes :

— Oui ! c’est moi, moi seul qui l’ai perdue, !… Esclave d’une misérable intrigue, d’un amour de vanité, je l’ai dédaignée un moment… par ordre, en dépit de mon cœur… je l’ai humiliée en affectant une préférence indigne d’elle…, et, lorsqu’averti par des dénonciations anonymes…, j’ai cherché à me venger…, dévoré de soupçons, de regrets, je l’ai accablée d’amertume, sans jamais épuiser son courage à souffrir…, et pourtant, l’avouerai-je ?… malgré les torts que je lui croyais, malgré sa contrainte, sa froideur envers moi… je l’aimais… oui ! je la préférais à tout, et je n’attendais qu’un mot de sa bouche pour lui tout sacrifier… Ah ! pourquoi… cet aveu fatal met-il entre nous un abîme ?… Pourquoi le désespoir a-t-il tué son amour ?… cet amour que je sentais là, dans mon cœur, qui me répondait, qui bravait sa faute et tous mes torts. Mais quels vœux insensés !… Puis-je le vouloir ? Non, l’honneur le défend.

Et en disant ces mots, Adhémar s’abandonne à la plus vive douleur, il l’exhale en reproches amers, en regrets déchirants. Combien cette douleur fait naître de joie dans l’âme de M. Montvilliers ! que d’espérance il conçoit pour un bonheur acheté par tant de larmes ! avec quelle éloquence il combat le préjugé qui défend le pardon à l’époux offensé ! à cet orgueil qui le rend insensible au repentir du crime dont il est souvent la cause ! qui le rend enfin plus inexorable que Dieu même !

Adhémar, qui l’écoute avec avidité, sent faiblir son courroux ; un doux frémissement l’agite en apprenant à quel point il est aimé, et comment il peut, d’un mot, changer en félicité le désespoir d’Ermance. Le président, qui connaît son âme généreuse, choisit ce moment pour lui apprendre que son beau-père est en fuite, que sa femme est ruinée.

— Que dites-vous ? est-il bien vrai ? s’écria Adhémar ; son père la ruine, l’abandonne ?… Elle n’a plus que mon amour au monde !… Ah ! qu’il lui soit rendu…

En prononçant ces mots, il s’élance vers la porte du cabinet qui conduit à la chambre d’Ermance, il entre précipitamment, la cherche des yeux… ; elle n’y est point… Adhémar s’approche de la cheminée pour s’appuyer sur le marbre, car la souffrance que lui cause sa blessure ne lui permet plus de se soutenir ; il aperçoit une lettre, elle est à son adresse… Un frisson mortel glace ses sens… ; il l’ouvre, et son émotion, sa crainte augmentent à mesure qu’il lit… ; bientôt il jette un cri… M. de Montvilliers, qui l’avait suivi à pas lents, le voit chanceler, pâlir et tomber presqu’inanimé sur son siége.

Cette lettre, cause de tant d’effroi, la voici :


« Soyez libre, Adhémar, et que votre pardon me suive ; car mon cœur n’a pas été complice de l’erreur qui nous sépare, de ce crime expié par tant de remords et de larmes. Vous saurez un jour par quel fatal entraînement j’ai été précipitée ; comment l’abandon de celui que j’aimais, du seul être qui ait jamais régné sur ma vie, m’a conduite à la honte ; comment, hélas ! l’idée de me venger de vos dédains a pu m’aveugler au point de me rendre indigne de vous… de vous qui étiez tout pour moi ! Ah ! si vous connaissiez le supplice d’un regret semblable dans une âme pure encore, vous sauriez si j’ai mérité le pardon que j’espère ! Que de tourments, que d’humiliations, que d’amour j’ai dévorés en silence. Combien de fois, attirée vers vous par le besoin de m’accuser, de subir votre colère, de vous reprocher aussi ma honte et ma douleur, j’ai été au moment de vous en révéler la cause ! Oui, le ciel m’est témoin que sans l’autorité d’une amitié sacrée, sans les conseils impérieux du seul ami qui me reste, je vous aurais confié ce honteux secret, et vous seriez depuis longtemps délivré de moi. Mais l’homme dont vous honorez le plus les vertus, le noble caractère, a parlé au nom de votre honneur, de votre intérêt ; il m’a condamnée à la contrainte, à l’humilité, aux avilissantes tortures de l’hypocrisie, pour éviter le scandale dont vous auriez été la victime… Je devais obéir ; mais, tout en cédant à cette voix respectable, peut-être même au sentiment qui me rendait votre présence si douloureuse et si chère, vous le savez Adhémar, je n’ai jamais tenté d’inspirer l’amour que j’avais cessé de mériter ; cet amour, dont la seule pensée m’enivrait de joie, je le voyais accorder sous mes yeux à des femmes dont le cœur était loin d’en sentir tout le prix. En proie à tous les transports de la jalousie, aux insultes d’une rivale, ai-je jamais laissé échapper une plainte, un soupir qui trahit ma douleur ? Non ! Trop fière pour Adhémar, je ne voulais ni profaner sa pitié, ni me soustraire à mon supplice. Ah ! cesser d’être à lui, renoncer à le rendre heureux, n’était-ce donc pas assez me punir ?

» Aujourd’hui que la mort et la ruine ont rompu les liens qui m’attachaient au monde, aujourd’hui que ma fortune et ma vie ne sont plus nécessaires à l’existence de personne, je puis enfin disposer de moi. C’est avec confiance, Adhémar, que je remets à vos soins les vieux jours de celui qui m’a toujours chérie comme un père, et que je vous confie aussi le bonheur de Natalie ; achevez mon ouvrage, et le jour de son mariage avec le comte Albert, dites-lui de penser un moment à sa pauvre amie.

» Ne craignez rien des suites de ma disparition : la fuite, ou plutôt la mort de mon père, celle de mon enfant, l’expliqueront assez ; on croira facilement que je n’ai pu leur survivre. Toi seul, Adhémar, toi seul sauras pour qui je meurs ; mais, du jour où mon désespoir a tout révélé, où j’ai changé tes soupçons en mépris, ton indifférence en haine, ce jour-là j’ai cessé d’exister, car je n’avais plus l’espoir de vivre pardonnée. Tu ne m’aimais pas !

» Mais si j’ai perdu le droit de te rendre heureux, je ne serai plus, du moins, un obstacle à ton bonheur : une autre l’accomplira, Ah ! que ne puis-je lui léguer tout l’amour que j’ai pour toi… Cet amour, il fallait te dire adieu, un adieu éternel pour oser t’en parler après l’avoir trahi ; mais on ne trompe plus à cette heure, et tu me croiras.

» Ah ! si tu avais daigné m’accabler de ta colère ! peut-être l’espoir… mais le silence et le mépris, voilà tes vengeurs implacables ! Va, j’ai compris leur muette sentence, et je la subis sans autre regret que de ne plus te revoir, que de ne plus souffrir pour toi. Adhémar, si tu m’avais aimée !… jamais le remords n’eût dévoré ma vie ; mais ton âme est généreuse ; en apprenant la mort qui te délivre, un sentiment de pitié te rendra moins sévère ; tu me plaindras, ta mémoire te retracera, malgré toi, les preuves irrécusables de mon amour, et quand ce cœur, rempli de ta pensée, cessera de battre, de t’adorer… tu sentiras qu’il était innocent. »

En voyant l’état où cette lettre plonge Adhémar, M. de Montvilliers devine le malheur qu’il a si souvent redouté ; il sonne, il appelle ; tous ses gens accourent, aucun n’a vu sortir madame de Lorency ; mais le concierge croit avoir aperçu mademoiselle Ogherman, de grand matin, vers la petite porte du parc qui conduit à l’étang des saules.

— L’étang des saules ! s’écrie alors le président ; oui, c’est là qu’il faut courir.

Et tous s’élancent dehors du château, car c’est à qui arrivera le premier. M. de Montvilliers retient Mélanie, qui voulait suivre les autres, et s’aide de son bras pour gagner la cour du château ; mais, arrivé sur le perron, ils aperçoivent une foule de paysans au bout de l’avenue :les uns courent vers le château, tandis que d’autres marchent lentement, comme s’ils portaient un fardeau précieux ; une femme est à leur tête et semble les diriger : c’est Natalie. À cette vue, M. de Montvilliers et sa nièce frémissent ; leurs yeux n’osent plus se fixer sur le groupe qui s’avance, le malheureux vieillard cache sa tête dans ses mains tremblantes, il maudit la mort de l’avoir oublié en pressentant le coup qui le menace.

— Rangez-vous ! rangez-vous ! crie Étienne aux personnes qui encombrent les marches du perron, laissez-nous passer !

En disant ces mots, il soutenait la tête d’Ermance, que plusieurs paysans transportaient au château. L’eau qui découlait de ses vêtements et de sa longue chevelure baignait la trace de leurs pas : elle était pâle, inanimée, et le silence de ceux qui l’entouraient avait quelque chose de funèbre.

— Morte, profère une voix faible.

Et le président veut s’approcher de sa nièce chérie pour l’embrasser une dernière fois. Au même instant, un homme à qui le désespoir a rendu toute sa force, arrache Ermance des bras qui la soutenaient et l’emporte comme un insensé, sans, savoir ce qu’il fait. En vain les cris de Natalie cherchent à le retenir, en vain on veut l’aider à porter Ermance, rien ne peut s’opposer à sa marche. Mélanie seule, qui a quitté son oncle à l’instant où elle a vu la trace d’eau qui marquait le passage du triste cortége, Mélanie l’arrête ; elle porte une boîte remplie de divers flacons, elle ordonne d’un ton impérieux de déposer Ermance sur un canapé qu’elle fait approcher d’un grand feu ; ensuite, penchée sur la bouche d’Ermance, elle guette un souffle, tandis qu’avec ses doigts appuyés sur l’artère, elle épie un battement. Tout à coup une expression de joie éclaire son visage, elle fait signe d’espérer ; mais Adhémar, qui a cédé un moment à l’autorité de sa voix, à la confiance qu’elle inspire à tous, a vu la pâleur d’Ermance et croit son malheur accompli. Tout à son désespoir, il s’accuse, il fait tout retentir de ses plaintes déchirantes, et, dans l’excès de son égarement, il n’entend pas Mélanie qui lui parle, M. de Montvilliers qui pleure de joie, et Natalie qui s’écrie :

— Dieu soit béni ! nous sommes arrivés à temps !

Prosterné aux pieds d’Ermance, qu’il inonde de ses larmes, Adhémar lui seul ne la voit point revenir à la vie, et contempler dans une sorte d’extase angélique les regrets qu’il lui donne ; mais elle a prononcé le nom d’Adhémar ; alors, changeant de démence, il passe des transports du désespoir à tous ceux d’un bonheur délirant ; il la supplie de vivre pour être adorée, et lorsque, ranimée par ses prières, elle dit :

— Serait-il vrai, cher Adhémar, tu pardonnes ?…

Sa main, qu’il met aussitôt sur la bouche d’Ermance, lui défend d’achever.

Les soins de Mélanie ont bientôt ranimé les forces d’Ermance ; mais Natalie, c’est elle qui l’a sauvée, c’est elle dont l’amitié infatigable veillait sur tous les mouvements de son amie, c’est elle qui l’a vue sortir mystérieusement avant le jour ! c’est elle qui, redoutant tout du désespoir d’Ermance, l’a suivie de loin, accompagnée d’Étienne, espérant arriver assez à temps pour l’empêcher d’accomplir un funeste projet ! Mais Ermance était parvenue avant eux à l’étang des saules ; heureusement sa robe flottait encore : Étienne se précipite, saisit Ermance par les cheveux, la ramène sur la rive, où déjà les cris de Natalie avaient attiré tous les paysans. Madame de Lorency était sans connaissance, ils la crurent morte ; mais l’émotion et le saisissement lui avaient seulement ôté l’usage de ses sens, et le ciel semblait ne l’avoir privée un moment de la vie que pour lui donner la joie de renaître à la voix d’Adhémar.

Après avoir peint si longuement les peines d’Ermance, on se doit le plaisir de parler un peu de son bonheur et des consolations qu’a trouvées Adhémar dans une affection si reconnaissante contre le plus grand des malheurs, l’envahissement de son pays ; Ermance est aimée, son âme, purifiée par l’amour d’Adhémar, a retrouvé le calme. Que d’adorations vont payer cette clémence !

Témoin de leur félicité, M. de Montvilliers aimait à s’en vanter.

— Quel dommage, disait alors Adhémar en embrassant Ermance, qu’on nous ait obligés à faire par ordre un mariage dont il était si facile de faire un mariage d’inclination !


FIN

Imprimerie de Poissy — S. Lejay et Cie.
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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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  1. Cette petite Église se composait d’un assez grand nombre de prêtres qui, tout en ne reconnaissant pas le pape, prêchaient cependant dans le sens de la bulle d’excommunication, et qui, depuis la guerre civile, circulaient dans toute la France, baptisant, confessant, mariant et célébrant en secret l’office divin dans des maisons particulières.
    (Mémoires du duc de R.)