Calmann Lévy, éditeur (p. 227-233).


XXXVIII


Ermance était sortie du salon à ce moment de la soirée où le jour baissant ne permet plus de continuer un ouvrage et où il ne fait pas encore assez nuit pour demander de la lumière ; elle avait suivi lentement l’allée tournante qui menait à un bois de jeunes frênes, sa promenade favorite : à peine y eut-elle fait quelques pas que le bruit de feuilles sèches, déplacées vivement, la fait tressaillir ; elle s’arrête…, n’entend plus rien…, et, ne doutant pas que sa marche n’ait fait fuir une des biches renfermées dans le parc, elle continue à se promener dans l’épaisseur du bois, guidée par la lueur de quelques vers luisants qui, placés à de grandes distances, ressemblaient aux lampions dont on éclaire le chemin qui conduit à une fête. Sa démarche est plus vive, car elle a eu peur, et le désir de surmonter une sensation qu’on n’ose s’avouer fait qu’on prend ordinairement un air intrépide ; sa robe blanche, le châle dont elle vient de recouvrir sa tête pour la garantir du serein, lui donnent l’air d’un fantôme. Albert la voit passer près de l’églantier qui le cache, et cette apparition inattendue frappe son imagination exaltée.

— C’est elle ! s’écrie-t-il, cédant à l’émotion qui l’emporte.

Puis, retenu par l’idée de la frayeur qu’il peut lui causer, et craignant d’être accusé d’avoir calculé toutes les chances que lui offrait une semblable surprise, il reste immobile, préférant partir sans la voir plutôt que de lui laisser soupçonner qu’il pense à la compromettre ou à profiter de son effroi. Mais ces mots, quoique prononcés à voix basse, ont frappé l’oreille d’Ermance.

— Qui me parle ? demande-t-elle en tremblant ; est-ce vous Ambroise ?

Mais Ambroise, le jardinier, est assis sur le banc de sa porte, à jouer avec ses enfants, et il n’entend pas Ermance.

— Qui donc est là ? dit-elle en se retournant précipitamment pour regagner l’allée qui conduit au château.

— C’est moi, madame, répond la nouvelle femme de chambre d’Ermance ; je me suis aperçue que madame avait oublié son chapeau, et comme il fait très-humide ce soir, je viens le lui apporter.

— Ah ! mon Dieu, que vous m’avez fait peur ? dit en souriant madame de Lorency ; mais il y a donc quelque temps que vous êtes là ?

— Non, madame, j’arrive à l’instant ; et sans Francisque, qui m’a dit avoir vu madame entrer dans le petit bois, j’aurais peut-être fait tout le parc avant de la rejoindre.

En parlant ainsi, mademoiselle Rosalie s’apprêtait à retourner au château : sa maîtresse la retient. Touchée d’un soin qui prouve l’intérêt et le zèle de sa femme de chambre, Ermance n’ose le lui reprocher ; mais le tremblement qu’elle conserve encore, et l’idée que la voix qu’elle avait entendue d’abord n’était pas celle de Rosalie, lui inspirent le désir de ne pas rester plus longtemps seule dans le parc ; elle s’appuie sur le bras de sa femme de chambre, puis, se tournant du côté où elle avait cru entendre parler :

— C’est étrange, dit-elle, l’imagination une fois frappée, rien ne détruit l’impression qui reste : on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a là quelqu’un ; et pourtant, quand j’ai appelé, personne n’a répondu… vous seule…

— Cela ne pourrait être qu’un des gens de la maison, interrompit mademoiselle Rosalie, et certes aucun d’eux ne s’amuserait ainsi à faire peur à madame ; mais le soir, dans un jardin, si une branche se casse, si un oiseau s’envole, on croit toujours que ce sont des personnes.

— À cette heure, les grilles du parc sont fermées, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, tous les jours, excepté celui-ci pourtant ; car M. le président devant traverser le parc en revenant de chez M. de Gévrieux, les grilles sont encore ouvertes ; mais j’entends le bruit de sa voiture, je crois ?

En effet, c’était le président et mademoiselle de Montvilliers, qui tous deux, impatients de revoir Ermance, avaient quitté M. de Gévrieux d’assez bonne heure pour finir la soirée avec elle. Ermance leur raconta la frayeur que les soins empressés de sa femme de chambre lui avaient causée ; mais elle ne dit rien de l’idée qui revenait sans cesse à son esprit, certaine que son oncle se serait moqué d’elle et de ses visions.

Le lendemain, madame de Volberg vint témoigner de nouveau ses regrets aux habitants de Montvilliers, et chercher à leur en inspirer quelque regret en leur nommant toutes les personnes aimables qui étaient venues à sa fête et le succès qu’avaient eu ses proverbes.

— Comment trouvez-vous mon neveu, ajouta-t-elle, qui nous a quittés juste au moment où Mousson entrait en scène ? Je crois qu’il se repentira d’avoir montré tant de dédain pour nos plaisirs : il aurait ri de bon cœur, et les saillies de nos spirituels improvisateurs l’auraient bien autant amusé que les lieux communs qu’on débite à la cour.

— Quoi ! le comte Abert n’était pas hier soir à Champville ? dit Ermance d’un ton qui marquait plus que de la surprise.

— Non, vraiment. Il m’a aidée de la meilleure grâce possible à faire les honneurs du dîner : il est vrai que je l’avais placé entre deux de nos plus jolies femmes ; mais pendant qu’on passait dans le salon, il a disparu, et quand je l’ai fait chercher pour le prévenir que le proverbe était commencé, on m’a répondu qu’il était parti pour Paris. C’est un trait abominable, et que je ne lui aurais pardonné que s’il s’était du moins arrêté ici en passant, dit la baronne eu souriant.

— Je ne l’ai point vu, s’empressa de répondre Ermance.

— Au fait, je me rappelle maintenant reprit madame de Volberg, que vous ne deviez pas être à Montvilliers.

Cette réflexion obligea Ermance à expliquer pourquoi elle n’avait pas accompagné son oncle chez M. de Gévrieux, ce qu’elle fit avec une sorte d’embarras dont elle ne put se rendre compte.

Madame de Volberg avait amené ce jour-là avec elle une jeune personne de ses parentes, pour laquelle elle témoignait tous les sentiments d’une mère. Mademoiselle Ogherman, née à Hambourg pendant l’émigration, était fille unique d’un riche négociant de cette ville chez lequel sa famille avait trouvé un asile pendant nos troubles, et que sa mère, quoique d’une des plus anciennes maisons de France, avait été fort heureuse d’épouser pour assurer son existence et celle de toute sa famille. Ayant perdu sa mère à l’âge de dix ans, Natalie avait été confiée aux soins de la comtesse de Sh…, sa plus proche parente : M. Ogherman avait cédé sans peine à ce désir de sa femme mourante, car le soin de ses nombreuses affaires et la nécessité de faire souvent des voyages ne lui permettaient pas de surveiller l’éducation d’une jeune fille. Ce fut un malheur. Natalie, déjà élevée par sa mère dans l’orgueil de sa famille maternelle et dans le dédain de celle de son père, prit chez madame de Sh… l’habitude de vivre dans un monde élégant où les amis de son père et leurs manières communes étaient tournées en ridicule, et où le préjugé de la naissance avait trop d’empire pour qu’elle n’eût pas elle-même à en souffrir.

Cependant la beauté, les talents agréables de mademoiselle Ogherman, et la fortune qu’elle devait avoir un jour, lui avaient déjà attiré plusieurs propositions de mariage très-avantageuses ; mais, quoiqu’elle eût bientôt dix-neuf ans, elle n’avait pu se décider pour aucun de ces partis. La comtesse de Sh…, lui en faisait souvent des reproches : alors Natalie donnait pour prétexte sa santé, qui en effet s’altérait chaque jour, à tel point que les médecins lui ordonnèrent un voyage en Italie, espérant que l’air pur de ce beau climat la rétablirait. Le comte Albert était alors secrétaire d’ambassade à Naples, sa mère saisit avec empressement cette occasion d’aller passer quelque temps avec lui. C’est là que madame de Volberg avait rencontré sa sœur, et que mademoiselle Ogherman, ayant témoigné un vif désir de voir la France, avait été confiée aux soins et à l’amitié de la tante d’Albert.

L’expression charmante du visage de Natalie, la souffrance qu’elle cherchait vainement à dissimuler, répandaient sur elle lin intérêt qu’on se sentait le besoin de lui témoigner. Jamais une plainte ne sortait de sa bouche, jamais la moindre altération dans son humeur ne laissait supposer qu’elle eût un sujet de peine, et pourtant chacun lui offrait des consolations et tentait de la distraire d’un chagrin dont rien ne prouvait l’existence.

Madame de Lorency, soumise à ce charme mystérieux, s’étonna de tous les frais d’amitié qu’elle fit à son insu pour mademoiselle Ogherman ; il est vrai que Natalie, ayant rencontré Léon dans la cour du château, l’avait pris des bras de sa nourrice pour le caresser, et qu’elle venait d’en parler comme du plus joli enfant qu’elle eût jamais vu. Enfin, soit reconnaissance ou sympathie, Ermance éprouva dès ce moment, pour elle, une affection vive, et lorsque Natalie lui dit : « Si vous saviez, madame, avec quelle impatience on vous espérait hier à Champville, vous ne refuseriez pas si cruellement d’y venir, » Ermance s’empressa de répondre qu’elle irait dès le lendemain lui prouver l’injustice de cet obligeant reproche.

Son empressement à rendre cette visite tenait beaucoup à la certitude de ne pas rencontrer ce jour-là le comte Albert chez sa tante ; mais s’il n’y était pas en personne, son souvenir y régnait partout ; on ne pouvait faire un pas dans la maison ou dans le jardin sans y rencontrer quelque chose arrangée d’après son goût et ses avis. C’était lui qui avait fait changer le vieux parc en jardin anglais, qui l’avait enrichi de vases, de statues envoyés d’Italie. Les tables dû salon étaient couvertes de ses dessins, des livres qu’il apportait chaque semaine de Paris. Sur un métier de tapisserie on voyait l’imitation d’une gravure rapportée par lui de Vienne. Sa giberne, son fusil de chasse étaient dans un coin du salon : on voyait que, malgré qu’ils fussent déplacés là, aucun domestique n’aurait osé les ranger ailleurs sans en avoir reçu l’Ordre. Enfin, tout y rappelait sa présence. Ainsi pensait madame de Lorency : la plupart des maisons ressemblent à ces temples antiques dont la divinité voilée est reconnue des voyageurs par les tributs épars qu’on y laisse.

L’attachement de madame de Volberg pour son neveu, le plaisir, mêlé d’un peu de vanité, qu’elle avait à exercer sur lui l’autorité d’une proche parente, se trahissaient par l’habitude de glisser le nom d’Albert dans presque toutes ses phrases. Le sentiment de Natalie se trahissait, au contraire, par le soin qu’elle prenait de ne jamais prononcer ce nom. Cette retenue singulière avait d’abord fait présumer à Ermance que mademoiselle Ogherman, ne partageant pas l’admiration de madame de Volberg pour son neveu, préférait garder le silence quand on parlait de lui. Mais ayant remarqué une émotion contrainte dans toute la personne de Natalie chaque fois que le nom d’Albert était prononcé, Ermance devina ce qui se passait dans l’âme de cette intéressante personne, et l’attrait d’un malheur semblable, cette tristesse résignée d’un amour sans espoir, lui expliquèrent bientôt le charme qui l’attirait vers elle.

« On s’attache aux gens, a dit un philosophe, en raison du mal ou du bien qu’on peut leur faire. » À peine madame de Lorency eut-elle pénétré le chagrin qui minait l’existence de Natalie qu’elle se flatta de pouvoir l’adoucir et même de le changer en bonheur. Cette présomption d’un cœur noble et généreux était bien combattue par la difficulté de faire naître dans l’âme du comte Albert un sentiment contraire à celui qu’elle lui soupçonnait. Elle se disait bien que, s’il avait pu voir jusqu’à présent l’amour qu’il inspirait à Natalie sans en être ému, il n’y répondrait jamais ; mais, en dépit de ces réflexions, une secrète espérance l’encourageait à tenter le bonheur de celle dont un moment l’avait rendue l’amie.

Ce projet, que tout semblait contrarier, devint un secours puissant contre la réflexion désespérée, l’abattement qui paralysait la vie d’Ermance. Occupée à chercher un moyen d’arriver à son but, elle évoquait en souvenir tous ses amis pour choisir celui dont l’adresse discrète pourrait la seconder. L’un avait bien assez d’esprit pour lui indiquer la meilleure route à prendre ; mais son cœur raisonnable ne comprendrait pas qu’on se donnât tant de peine pour arriver à faire aimer par ruse une personne que l’on connaissait à peine. L’autre, dans son zèle fastueux, donnerait à ses moindres démarches la couleur de l’intrigue ; le plus grand nombre lui prouverait qu’on gagne rarement à se mêler de la destinée des autres. Enfin, après avoir bien cherché, elle trouva que le moins sensé de tous était encore celui qui la servirait le mieux, et se décida à mettre M. de Maizières dans le secret de son ambition généreuse.

Ce n’était pas compromettre mademoiselle Ogherman que de chercher à lui faire épouser un homme distingué, et l’on pouvait former ce vœu sans laisser soupçonner que la vie de Natalie dût en dépendre ; mais, tout en comptant sur l’empire qu’un esprit froid a toujours sur les gens d’une sensibilité profonde, Ermance sentait bien qu’elle seule pourrait tout obtenir du comte Albert, et, sans crainte de déplaire à M. de Lorency, elle aurait usé de l’ascendant qu’il lui supposait sur M. de Sh… pour tourner son amour vers Natalie. Mais comment faire pour établir entre Albert et elle le moindre rapport sans alarmer Adhémar, sans paraître mériter ses reproches ? voilà la difficulté que M. de Maizières l’aiderait à vaincre ; lui confier son projet, c’était s’assurer un témoin qui répondrait de la pureté de sa conduite, un défenseur qu’Adhémar croirait d’autant mieux qu’il prendrait son parti sans chaleur, et madame de Lorency, guidée par cet instinct des femmes qui leur fait si souvent deviner juste là où un grand diplomate se tromperait, remit avec confiance ses intérêts à l’homme le plus insouciant du monde.