Calmann Lévy, éditeur (p. 276-283).


XLVI


— Si près de lui ! s’écria Ermance lorsqu’elle fut seule, et plus séparés que jamais ! Ne pas oser revendiquer mes droits ! ne pas oser le forcer à recevoir mes soins, à me voir mourir de sa souffrance ou revivre de sa vie ! le savoir livré à une autre quand je suis là ?… quand j’ai tout quitté pour le rejoindre… lorsque sourde au désespoir de mon père, aux pleurs de mon…

Ici le remords l’empêcha d’achever : le sentiment d’une justice sévère fit taire ces murmures de l’âme, qui la soulagent un moment, et Ermance s’interdit jusqu’à la triste consolation de se plaindre.

Absorbée dans les cruelles réflexions qu’une situation si humiliante et si douloureuse devait lui inspirer, elle passa la nuit sans se coucher, attendant qu’Étienne revint lui parler d’Adhémar, et prêtant l’oreille au moindre bruit qui se faisait dans la maison. L’appartement de son mari donnait sur un long corridor où aboutissaient les portes des autres chambres du même étage ; celle d’Ermance, placée au bout du corridor, était séparée de la chambre du malade par toutes celles qu’occupaient la princesse Ranieska et les personnes de sa suite. La crainte d’être rencontrée et reconnue par l’une d’elles empêchait Ermance de sortir pour aller réclamer la promesse qu’Étienne lui avait faite. Cependant, enhardie par le silence qui règne depuis une heure, elle ouvre sa porte, et traverse à pas lents le long corridor, respirant à peine, de peur d’être entendue ; le froid de la pierre commence à glacer ses pieds ; appuyée près d’une fenêtre dont plusieurs carreaux sont cassés, des flocons de neige tombent sur ses cheveux sans qu’elle s’en aperçoive, sans que l’air glacé qui ternissait les vitres l’avertît qu’elle ne pouvait rester là sans danger ; enfin, la porte sur laquelle ses regards étaient fixés s’ouvre, elle voit flotter au vent les palmes d’un châle, et, se cachant aussitôt derrière une grande armoire qui se trouvait là, elle attend que la femme qui sort par cette porte soit rentrée chez elle pour se montrer à Étienne, dont la lumière éclaire seule le corridor. Il a peine à retenir un cri de surprise en apercevant sa jeune maîtresse ainsi exposée au froid, et devine que l’excès de l’inquiétude lui a fait commettre cette imprudence ; il dit à voix basse que son maître ayant été dans une grande agitation pendant toute la soirée, il n’avait pu le quitter, mais que M. de Lorency repose depuis une heure, que sa respiration est plus libre, et que ce sommeil si calme doit sans doute durer quelque temps, car il y a de l’opium dans la potion calmante qu’on lui a donnée.

— S’il est profondément endormi, dit Ermance d’un ton suppliant, ne pourrais-je pas ?…

— Chut ! interrompt Étienne en se tournant vers l’intérieur de l’appartement ; il me semble toujours entendre sa voix qui m’appelle ; puis, revenant presque aussitôt, il fait signe à madame de Lorency de le suivre. Alors un mouvement de joie, colore ses joues, une douce chaleur circule dans ses veines, et les battements de son cœur se précipitent si vivement qu’elle est obligée de s’arrêter un instant sur le seuil de la porte. La faible lueur d’une lampe posée derrière le lit du malade éclairait un côté de la chambre, et un large foyer de charbon de terre allumé échauffait et servait de flambeau à l’autre partie ; une bergère, cou verte de coussins parfumés, était auprès du lit et témoignait de la visite récente d’une personne privilégiée. Les rideaux étant fermés pour garantir le malade de l’air qui venait de la porte, Ermance ne peut l’apercevoir qu’en s’avançant jusqu’à la bergère : elle marche en retenant sa respiration, et le bon Étienne, ému du soin qu’elle prend pour ne pas troubler le repos d’Adhémar, se retire dans l’antichambre, ne voulant pas ajouter la gène d’un témoin à tout ce que madame de Lorency éprouve d’émotions pénibles.

Hélas ! elle faillit y succomber en apercevant les traits amaigris, le teint livide de ce visage si beau, et qu’une longue souffrance rendait presque méconnaissable. Tous les désastres, les maux de cette horrible guerre semblaient inscrits sur ce front abattu. Une main pale et décharnée, la main d’Adhémar, était pendante sur le bord du lit, et semblait chercher l’impression du froid pour tempérer le feu de la fièvre. À cette vue, Ermance sent fléchir ses genoux : la crainte de ne pouvoir se soutenir la fait d’abord s’appuyer sur le siége qui est près d’elle ; mais repoussée par l’idée qu’il vient d’être occupé par sa rivale, elle retire son bras, et se livrant à l’émotion qui la domine, elle se prosterne devant le lit, les yeux attachés sur cette main qu’elle n’ose presser. Alors de douces larmes viennent la soulager ; elle prie le ciel pour l’objet de tant de douleur et d’amour, et le ciel, que devait toucher un repentir si noble, lui inspire dès ce moment une confiance telle que l’état d’Adhémar cesse de l’inquiéter ; elle ne doute plus de son prochain rétablissement. Il semble qu’en se sacrifiant ainsi au repos, au sentiment de son mari pour une autre, elle s’est acquis le droit d’exiger de la bonté divine son retour à la vie, et c’est l’âme fortifiée par cette pieuse croyance qu’elle obéit aux signes impérieux que lui fait Étienne pour l’engager à s’éloigner du lit de son maître.

Les jours suivants amenèrent un mieux sensible dans l’état de M. de Lorency ; mais son extrême faiblesse exigeant les même précautions, on redoublait de soins pour éviter tout ce qui pouvait lui causer une rechute. Enfermée tout le jour dans sa chambre, Ermance n’en sortait que la nuit pour retourner passer auprès de son cher malade tout le temps que la prudence d’Étienne voulait bien le lui permettre. C’était déjà la quatrième fois qu’elle savourait le bonheur de le voir, de l’entendre respirer : debout au pied du lit, les regards attachés sur les lèvres d’Adhémar, qui semblent se colorer d’une minute à l’autre, Ermance s’oubliait dans une douce rêverie. Tout à coup Adhémar fait un mouvement, un cri douloureux s’échappe de sa bouche ; Ermance s’enfuit précipitamment, sans s’apercevoir que la chaîne qui tient sa montre s’est accrochée à la frange du rideau, que le cadenas s’est rompu et que le tout est resté suspendu à la frange.

Étienne est accouru à la voix de son maître, mais la douleur causée par le déplacement de sa jambe blessée est dissipée, et le malade s’est rendormi. Ermance se retire en se reprochant son imprudence, et promet de ne rester qu’un instant la nuit prochaine.

Revenu dans la chambre d’Adhémar, Étienne, que la fatigue accable, se couche sur un vieux canapé près du feu, et tombe dans un profond sommeil. Pendant ce temps, son maître se réveille ; mais comme le repos a triomphé de sa souffrance. il se garde bien d’interrompre celui du brave Étienne, et reste dans ce calme si doux, ce vague de pensée qui est pour ainsi dire l’extase de la convalescence ; ses yeux se portent lentement sur ce qui l’entoure ; ils se reposent d’abord sur les dessins grotesques de l’étoffe de Perse qui forme ses rideaux ; puis, attirés par la couleur éclatante de la frange qui les borde, ils s’y arrêtent et considèrent long temps l’objet qui tient à cette frange et qui reluit aux faibles rayons de la lampe, mais il les regarde sans étonnement comme sans curiosité ; enfin, si la main d’Adhémar n’avait pas rencontré sur sa couverture quelque chose de froid dont elle s’était emparée machinalement, il n’aurait pas reconnu la montre qu’il avait volontairement oubliée en partant de Paris. La vue de cette montre ne ranima que lentement ses souvenirs confus : d’abord, se reportant à l’époque ou il s’en servait tous les jours, il lui parut tout naturel de la trouver là ; ensuite, l’idée qu’il l’avait reçue d’Ermance lui revint ; puis la certitude pénible de n’avoir plus voulu la porter, de l’avoir laissée suspendue à sa cheminée lors de son départ pour l’armé, acheva de réveiller sa mémoire.

Lorsqu’Étienne entra le lendemain, selon sa coutume, chez madame de Lorency pour répéter ce que le médecin avait dit, elle le vit si troublé qu’elle le questionna en frémissant.

— Vraiment, nous avons pensé avoir une belle crise ! répondit-il d’un ton de reproche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Ermance ; serait-il plus mal ?

— Certainement ; il n’est pas si bien qu’hier, car il s’est agité toute la matinée de manière à se rendre la fièvre pour savoir comment cette maudite montre était venue toute seule de Paris. Ah ! madame m’a mis dans un grand embarras, et si j’avais pu penser…

— Ô ciel ! interrompit Ermance en s’apercevant qu’elle n’avait plus à son cou la chaîne qu’elle portait depuis le jour où elle l’avait prise chez Adhémar ; qu’elle fatalité ! Quoi ! je l’aurais laissé tomber en m’enfuyant ?

— Oui, madame, et sur son lit encore, ce qui fait qu’il l’a vue en s’éveillant et qu’il m’a fallu lui faire cent contes pour lui expliquer comment elle se trouvait là. Mais j’ai eu beau lui dire qu’il m e l’avait confiée eu sortant de Moscou, que je l’avais sur moi quand nos bagages ont été pris, et que je m’en servais depuis qu’il est malade pour suivre avec plus d’exactitude les ordonnances du médecin il s’obstine à me prouver que cette montre est restée à Paris dans son appartement, et qu’il faut qu’on l’ait prise chez lui et que quelqu’un soit arrivé ici chargé de la lui remettre. Il dit, à propos de cela, beaucoup de choses qui prouvent que sa tête est encore dérangée par la fièvre. Pardonnez-moi, madame, de vous faire tant de peine en vous disant cela ; mais je suis si désolé de le voir se tourmenter ainsi que je ne m e pardonne pas de m’être endormi un moment ; car si j’avais veillé, les yeux fixés sur son lit, c o m m e je le fais toutes les nuits, j’aurais aperçu cette maudite chaîne, et j’aurais eu le temps de la cacher avant son réveil.

— Hélas ! je regrette plus que vous ce malheureux accident ; mais peut-être qu’en éloignant la montre de ses yeux il n’y pensera plus.

— C’est impossible, madame ; j’ai vainement tenté de la lui ôter, il a tourné la chaîne autour de son bras, et tient la montre dans sa main en la regardant sans cesse .et en répétant d’un air égaré :

« — C’est inconcevable, je m’y perds.

» Ce n’est pas seulement à moi qu’il a refusé de remettre cette montre, une autre personne, qui se croit de l’autorité sur lui, a exigé qu’il la lui confiât, espérant le voir plus calme lorsqu’il n’aurait plus sous les yeux l’objet qui alimentait son délire ; mais il s’est mis en colère lorsqu’elle a voulu s’en emparer, et l’a menacée de ne plus la revoir si elle persistait à le contrarier sur ce point.

L’amour le plus généreux a toujours ses moments d’égoïsme, et malgré le regret sincère de causer une telle agitation à celui dont la moindre souffrance la mettait au désespoir, Ermance sentit son cœur battre de joie en apprenant qu’Adhémar avait ainsi défendu un souvenir d’elle contre l’impérieuse volonté de sa rivale. Combien elle aurait été heureuse de le voir gardant près de lui ce présent qu’il tenait d’elle ! Mais Étienne lui fit observer qu’après une journée pareille, le sommeil de la nuit serait souvent interrompu, et qu’il serait imprudent de risquer une surprise dont l’effet pourrait être dangereux.

Ermance se résigna ; elle fut récompensée d’un si grand sacrifice en apprenant le lendemain qu’en dépit de plusieurs heures d’insomnie, Adhémar se trouvait beaucoup mieux, et qu’il ne pensait plus qu’à reprendre assez de force pour se mettre en route. Deux jours après, Étienne prévint madame de Lorency qu’à la suite d’une scène assez vive, où son maître venait de déclarer sa résolution de retourner seul à Paris, les gens de la princesse avaient reçu l’ordre de tout préparer pour son départ le soir même.

— Dieu soit loué ! ajouta Étienne, nous allons être délivrés de bien des embarras et de ces femmes, qui se plaignent sans cesse des chemins, des auberges, qui ont peur des voleurs, des revenants, et qui, en ayant l’air de vous donner des soins, vous forcent toujours à vous gêner pour elles. Parlez-moi des Françaises pour voyager agréablement : elles trouvent tout bien, et ne s’évanouissent pas à chaque relais.

— Vous croyez qu’elle se décidera à partir sans vous ? demanda Ermance d’un air incrédule.

— Oh ! maintenant, j’en suis certain ; monsieur lui a donné des raisons auxquelles il a bien fallu se rendre.

— Si je pouvais compter sur ce départ… mais non, elle ne parait céder à ce qu’il exige que par convenance, par égard, peut-être, ajouta Ermance en soupirant, elle saura l’amener à se rétracter.

— Je ne le pense pas, madame ; le médecin a déclaré tout à l’heure que monsieur étant en pleine convalescence, il pourrait continuer sa route après-demain, pourvu qu’il eût un lit dans sa voiture, car sa jambe a besoin d’être étendue, et ils disent bien qu’elle sera encore longtemps à guérir. Si vous aviez pu voir la joie de monsieur quand il a su qu’il serait dans peu de jours à Paris, j’ai cru qu’il en deviendrait fou ; il m’a envoyé sur-le-champ commander tout ce qu’il fallait pour l’arrangement de sa voiture, et c o m m e elle sera bientôt prête, il voudra s’en servir tout de suite. La princesse est bien forcée de le devancer d’un jour au moins.

Ermance feignit d’être persuadée, et recommanda à Étienne de lui faire savoir le moment du départ de la princesse. La recommandation était inutile, car il se fit un grand train dans l’auberge une heure avant qu’Ermance entendît plusieurs voitures sortir de la cour.

Il faut avoir été longtemps malheureux pour connaître le prix de ces allégements passagers causés par un mot, un bruit, par le moindre événement dont on fait un heureux présage ; le malheur est toujours là, on sait sa présence, mais on bénit l’illusion qui le voile un moment.