Calmann Lévy, éditeur (p. 271-276).


XLV


Accompagnée seulement d’une femme de chambre et du fidèle Francisque, qui n’avait pas voulu céder à aucun de ses camarades l’honneur de soigner ou de défendre sa bonne maîtresse pendant la route, Ermance arriva à Mayence accablée d’inquiétude et de fatigue. On était au mois de janvier : les chemins, couverts de neige et de glace, étaient funestes aux pauvres postillons, dont les chevaux s’abattaient à chaque descente de montagne ; on n’osait les presser tant il y avait de danger pour eux à marcher plus vite, et madame de Lorency, obligée de dévorer son impatience, en avait doublement souffert. Enfin, sa voiture entre dans la cour de l’auberge où doit être Adhémar. Francisque, qui a pris un cheval à la dernière poste pour devancer sa maîtresse, s’élance à la portière :

— Monsieur n’est pas plus mal, dit-il ; je viens de l’entendre dire moi-même au chirurgien qui sortait de sa chambre ; mais comme il a défendu que personne ne le vit en ce moment, je crois que madame ferait bien de venir tout de suite dans l’appartement que je lui ai fait préparer ; il y a un bon feu, et Étienne viendra y parler à madame dès qu’il le pourra.

La crainte, l’émotion d’Ermance en écoutant Francisque, la plongèrent dans une sorte de stupeur. On fut obligé de la soutenir pour la conduire à sa chambre, le froid faisait trembler ses membres et claquer ses dents. Quand la chaleur l’eut un peu ranimée, son inquiétude redevint plus vive, elle s’imagina que Francisque la trompait par pitié, et elle voulut voir Étienne, sûre de deviner, à l’expression de son visage, le véritable état de son maître ; mais quand, après une heure d’attente, il entra chez elle, les traits défigurés, les lèvres pâles, avec l’attitude d’un homme embarrassé qui cherche la moins triste réponse à faire aux questions qu’on va lui adresser, elle ne soupçonna point que les fatigues de la campagne et la maladie eussent seules opéré un tel changement sur Étienne, elle crut Adhémar à l’agonie, et s’écria avec force qu’elle voulait le voir, qu’elle était sa femme, et qu’on ne pouvait l’empêcher de le soigner, de mourir de douleur près de son lit de mort.

Pendant ce temps, Étienne lui jurait, sur tout ce qu’il avait de plus sacré, que son maître était sauvé, que le docteur en répondait si aucune agitation ne venait détruire le mieux que le malade éprouvait, car la fièvre menaçait de devenir cérébrale, ajouta-t-il. Depuis deux jours il ne nous reconnaissait plus ; mais ce matin, il a parlé ; son pouls est meilleur, et s’il ne survient pas de nouvelle crise…

— Étienne, mon cher Étienne ! interrompit Ermance en tâchant de se calmer, je vous crois, vous êtes un trop brave garçon pour vouloir m’abuser, n’est-ce pas ?… Mais ne vous serait-il pas possible de me faire entrer dans sa chambre sans qu’il m’aperçût ? Je vous promets de ne pas approcher de lui ; je resterai immobile, derrière son lit, sans pleurer ; mais je saurai qu’il vit…, je l’entendrai respirer, et là je trouverai le courage d’attendre le moment où l’on me permettra de le soigner.

— Oh ! madame peut être tranquille, les soins ne lui manquent point… reprit Étienne d’un air embarrassé ; bien au contraire, j’ai quelquefois peur qu’on ne le tourmente à force de lui demander ce qu’il veut. Les malades ont besoin de repos avant tout ; et quand on s’empresse trop autour d’eux, quand on essaie à chaque instant de leur faire prendre quelques nouvelles potions, qu’on leur témoigne trop d’inquiétude, ils devinent qu’ils sont en danger, et cela leur est très-souvent nuisible.

— N’est-ce donc pas vous qui le veillez ? N’a-t-il pas une garde intelligente, zélée ?

— Oh ! mon Dieu, oui, madame ; et si nous étions tous deux seuls à exécuter les ordonnances du médecin, monsieur ne s’en trouverait pas plus mal. Mais… c’est… que je ne sais trop comment… dire à madame…

Alors l’embarras d’Étienne l’empêchant de continuer :

— Aurait-il près de lui quelqu’autre personne ? demanda Ermance d’une voix altérée.

— Vraiment, c’est ce qui me coûte tant à apprendre à madame que je ne sais comment m’y prendre pour lui…

— Je conçois la peine que vous éprouvez, mon cher Étienne, et je vous en remercie, dit Ermance en essuyant les larmes qu’elle ne pouvait retenir ; car l’expression d’une pitié touchante attristait le visage d’Étienne et attendrissait Ermance sur son propre malheur.

Après un moment de réflexion :

— L’état de votre maître, ajouta-t-elle, est la seule pensée qui m’occupe aujourd’hui. Quelle que soit la personne dont il ait voulu recevoir… les soins… dans mon absence,… je ne puis lui en vouloir… Elle a été avertie plus tôt que moi de son danger… elle s’est empressée de le secourir. Sans doute ses soins sont agréables à M. de Lorency ;… je ne veux pas l’en priver… Mais vous a-t-on défendu de nommer cette femme si dévouée ? demanda Ermance d’un ton à la fois digne et timide.

— Je croyais que madame savait son nom ; elle n’en fait pas mystère. Depuis que nous l’avons retrouvée à Varsovie, elle a toujours voyagé avec nous, s’arrêtant dans les mêmes endroits où mon maître était forcé de prendre un peu de repos ou de consulter quelque chirurgien sur sa blessure ; un jour pourtant, monsieur, qui ne paraissait pas avoir envie de rentrer en France suivi d’une troupe de femmes, car ces Polonaises en ont toujours des voitures pleines à leur suite, monsieur me dit :

« — Étienne, fais atteler demain deux heures plus tôt que nous en sommes convenus avec la princesse, et n’en dis rien à personne ; je veux passer la frontière le plus secrètement possible : l’empereur a de l’humeur contre les officiers qui reviennent à Paris, et j’ai beau être malade, on ne me pardonnerait pas de me passer de congé.

» Il suffit, répondis-je. Avant le jour, les chevaux étaient à la calèche et les malles attachées ; mais la maudite fièvre qui l’a mis à la mort depuis commença à le prendre juste au moment de partir, et cela avec tant de violence qu’il fallut attendre que l’accès fût calmé. L’heure se passait ; la princesse ayant appris à son réveil que monsieur était plus malade, et qu’il avait voulu partir seul de Francfort, gronda tout le monde, et fit tout ce qu’elle put pour l’engager à rester à la Maison-Rouge, où nous étions très-bien logés, et où M. Bethman nous avait recommandés à un excellent médecin ; mais monsieur répétait toujours :

— » Moi, rester ici ! non, non, je veux mourir en France, je veux la revoir !

» Cette idée était si bien enracinée dans sa tête qu’il a fallu y céder : nous l’avons porté dans sa voiture, je me suis placé sur le devant de la calèche pour soutenir sa jambe blessée. Au bout de quelques heures, nous avons passé le Rhin, et quand mon pauvre maître s’est revu en France, après avoir si souvent déploré ensemble le chagrin de mourir si loin de notre pays, il s’est mis à pleurer comme un enfant, lui à qui on couperait bras et jambes sans lui tirer une larme ; oui, madame, il pleurait, et moi aussi j’avais les yeux tout brouillés, ce qu’il vit bien, car il me tendit la main comme pour me dire :

» — Toi aussi tu aimes ta patrie ; c’est notre mère à tous deux.

» Avec quelle reconnaissance je m’emparai de cette main, que je baisai de tout cœur ; mais combien je fus saisi de crainte en la sentant si froide, en la voyant si livide ! Je pressentis que le frisson allait le reprendre. Hélas ! je ne me trompais point ; nous n’étions pas ici depuis une heure que le délire et les convulsions avaient recommencé. Heureusement, le médecin et le chirurgien de l’hôpital sont arrivés à temps, et il n’y a plus maintenant que de la patience à avoir : c’est ce que tous les deux nous ont bien affirmé ce matin, et madame peut compter sur la vérité de ce que je lui dis, ajouta Étienne en s’apercevant que madame de Lorency était préoccupée d’une autre idée en l’écoutant.

Il est vrai que, tout en prêtant au récit d’Étienne une attention extrême, tout en frémissant du danger qui menaçait encore Adhémar, il se faisait un travail dans l’esprit d’Ermance indépendant des intérêts de son cœur ; elle se demandait quel parti elle devait prendre dans cette circonstance où la vie de celui qu’elle aimait pouvait dépendre d’une impression douloureuse, peut-être même d’une contrariété. Suspendue entre la crainte de le surprendre désagréablement lorsqu’une autre occupait sa place auprès de lui et l’espoir que peut-être il la regrettait dans un moment où toutes les affections apparaissent, elle n’osait se décider : aussi, comme toutes les âmes généreuses, elle choisit le plus contraire à son intérêt. En préférant ce qui nous coûte le plus, nous évitons du moins les peines de conscience, et c’est toujours ce repos-là d’assuré.

— Oui, dit Ermance en sortant de sa rêverie, il faut que rien ne le trouble, qu’il ne soit pas importuné par l’idée de ce que je souffre. Je le connais… malgré lui, la position où je me trouve ici l’humilierait pour moi… il en serait malheureux. Promettez-moi, Étienne, de ne pas lui dire que vous m’avez vue ; surtout que la princesse ignore mon arrivée : recommandez à Francisque et à ma femme de chambre de ne me faire connaître ici que sous le nom de madame de Montvilliers. Oui, j’en aurai la force ; je me résigne au plus cruel sacrifice que je puisse lui faire… mais ayez pitié de moi, bon Étienne, ajouta Ermance en pleurant, venez me donner toutes les heures de ses nouvelles. J’ai déjà tant souffert de mon inquiétude !… ne m’y laissez pas succomber… Si par bonheur quelques moments de sommeil venaient calmer sa fièvre pendant la nuit… si vous étiez seul à le veiller… rappelez-vous que je suis-là… et que je donnerais ma vie pour le voir un instant !

— Ah ! madame ! s’écria Étienne en portant la main à ses yeux, vous pouvez compter sur mon zèle à vous servir ; qui sait mieux que moi combien vous êtes bonne, combien vous méritez d’être aimée ! Sans cette misérable guerre qui sépare de sa famille, qui fait qu’on se lie sans amitié parfois à des personnes dont on ne sait plus comment se débarrasser, jamais un semblable chagrin n’aurait affligé une si digne…

— Je ne me plains point, Étienne ; que votre maître soit bien soigné, qu’il recouvre la santé, et je me trouverai heureuse. Allez, ne soyez pas plus longtemps loin de lui : il pourrait avoir besoin de vous et soupçonner la cause de votre absence ; gardez-en le secret… Pauvre garçon ! ajouta Ermance en remarquant le changement d’Étienne, vous avez été bien malade aussi, et les veilles vous fatiguent ; croyez que tant de courage et tant d’attachement seront récompensés.

En finissant ces mots, madame de Lorency prit dans son nécessaire ouvert sur la table un rouleau de napoléons, et le donna à Étienne pour remplacer une partie de ce qu’il avait perdu en Russie.