Calmann Lévy, éditeur (p. 158-164).


XXVII


M. de Montvilliers, que le changement d’humeur de M. de Lorency avait livré à plusieurs conjectures, s’était arrêté à l’idée que la duchesse d’Alvano en était la seule cause. Adhémar venait de passer deux jours auprès d’elle à saint-Cloud, et, malgré les obstacles, elle avait dû parvenir à être assez longtemps avec lui pour chercher à regagner son cœur, ou du moins à le tourmenter. M. de Montvilliers ne redoutait pas une grossière dénonciation de sa part ; il savait qu’Adhémar en eût été trop révolté pour l’écouter avec confiance ; mais il craignait les insinuations perfides et les témoignages patelins de cette espèce d’intérêt qu’on porte aux dupes. Ermance n’était pas moins inquiète de la raison qui maintenait Adhémar dans la disposition malveillante qu’il avait montrée depuis son retour de saint-Cloud ; et si sa faute n’avait pas rendu toute explication impossible entre eux, elle se serait courageusement exposée à la colère de son mari pour en connaître le motif. Mais ce supplice, elle l’avait trop pressenti pour ne pas le subir sans murmurer.

— N’irez-vous point voir l’impératrice Joséphine ? dit Adhémar quelques jours après la célébration du mariage impérial. Et madame de Lorency, qui n’attendait que l’autorisation de son mari pour remplir ce devoir, convint avec le général Donavel qu’elle irait prendre sa femme le lendemain, et qu’elles se rendraient toutes deux à la Malmaison.

Il fallait l’extrême désir qu’avait l’impératrice Joséphine de rester le plus près possible de l’empereur, dans l’espérance de le voir quelquefois et d’en avoir chaque jour des nouvelles par les gens de sa cour, pour la déterminer à vivre dans une habitation qui lui rappelait à chaque pas ce qu’elle avait perdu. C’est dans cette charmante retraite qu’elle avait vu Bonaparte heureux de lui consacrer sa gloire ; c’est là qu’il avait adopté ses enfants par amour pour elle. Ce beau parc, ces arbres plantés par lui, ces belles serres où il se plaisait à réunir les plantes les plus rares pour amuser la nouvelle fantaisie de sa femme, ce petit jardin joint par un pont léger à cette bibliothèque, à ce cabinet où son génie décidait des destins de l’Europe, et cette chambre à coucher, la seule de leur appartement commun, tout rappelait à Joséphine son veuvage anticipé : mais lorsque rien ne peut distraire d’un regret on se plait à s’entourer de tout ce qui l’augmente, et l’on conçoit que l’ancienne compagne de Napoléon ait voulu mourir là où il l’avait si tendrement aimée.

Malgré la permission tacite que l’empereur donnait aux personnes de sa cour qui désiraient voir l’impératrice Joséphine, elle recevait peu de visites, car on savait déplaire à Marie-Louise en allant à la Malmaison. Cependant la reine Hortense en faisait les honneurs avec sa grâce accoutumée ; on y donnait de bons concerts, où mesdemoiselles Delieu étaient justement applaudies, on y rencontrait toujours quelques-unes de ces personnes généreuses que le malheur attire, et qui ont par cela même un esprit distingué ; et l’on aurait pu s’y amuser encore sans la roideur de l’étiquette, qui donnait à cette cour déchue l’aspect de celle d’une petite principauté d’Allemagne. Les grands airs ne vont qu’à la grande puissance, et le cérémonial observé à la Malmaison, sans abuser sur le peu de crédit qui restait à l’impératrice détrônée, empêchait qu’on se plût à sa cour.

Elle reçut madame de Lorency et madame Donavel avec la reconnaissance pleine de dignité qu’elle mettait à accueillir les témoignages de l’intérêt qu’on lui conservait. Malgré la tristesse de son sourire, elle paraissait moins malheureuse alors que lorsqu’un reste d’espoir l’agitait encore. Elle savait que l’ingratitude de l’empereur envers elle était généralement blâmée, que sa jeune rivale ne faisait pas les honneurs de la cour avec autant de grâce qu’elle, et ces faibles plaisirs d’amour-propre consolaient un peu son cœur.

Il y avait ce soir-là chez elle plusieurs mécontents oubliés dans les faveurs répandues à l’occasion du mariage, un petit nombre de personnes dont les obligations envers l’impératrice Joséphine étaient trop connues pour ne pas avoir l’air de se les rappeler elles-mêmes, et quelques étrangers attachés au corps diplomatique ; parmi ces derniers on remarquait le jeune comte Albert de Sh…, dont la figure agréable et la tournure distinguée prévenaient favorablement. L’exclamation qu’il avait faite malgré lui en voyant entrer madame de Lorency excita le sourire du comte de F…, qui se trouvait près de lui.

— Vous avez bien raison d’en être amoureux, dit-il, car elle est ravissante.

— Et qui vous a dit que j’en fusse amoureux ? reprit le comte Albert avec étonnement.

— Qui ! mais vous. Quand vous voudrez cacher votre secret, il faudra vous interdire toute exclamation à l’aspect inattendu de certaine personne.

— Comme vous jugez légèrement ! Je n’ai pas même l’honneur de connaître celle-là.

— Vous l’avez souvent rencontrée, reprit M. de F… ; en faut-il davantage pour avoir la tête tournée par une aussi jolie femme ?

— En vérité, j’ai peur que vous ne disiez vrai, répliqua le comte Albert ; car, depuis que je l’ai vue, son image me poursuit.

— Allons, voilà une belle occasion de faire valoir votre mérite : la femme d’un homme très-aimable, et qu’elle aime à la folie, cela vaut la peine d’employer toute votre diplomatie.

— Je me reconnais indigne d’un semblable triomphe, dit le comte Albert, et je vous promets bien de ne lui donner jamais le droit de se moquer de mon admiration pour elle ; mais il est certain que je serais capable de l’aimer comme un fou sans qu’elle en sût jamais rien. Nous autres Allemands, nous avons tous un petit fonds de Werther que votre frivolité française ne comprend pas.

— Vous, Allemand ! reprit le comte de F…, vous ne l’êtes qu’à moitié, et lorsqu’on vous entend parler notre langue, on croirait que vous ne l’êtes point du tout.

— Il est vrai que ma mère étant née à Paris m’a appris à parler comme elle, mais que mon père, véritable Saxon, m’a appris à aimer comme lui.

— C’est trop d’avantages à la fois, reprit M. de F…, et je vais mettre madame de Lorency en garde contre tant de séduction.

Alors M. de F…, s’approcha d’Ermance, et, après lui avoir adressé les flatteries gracieuses qu’il savait si bien dire, il lui fit compliment de la conquête brillante que sa beauté avait faite. Ermance, qu’un propos de ce genre embarrassait toujours, accusa M. de F… de vouloir éprouver son amour-propre.

— Vraiment, dit-il, je n’aurais jamais osé vous dénoncer son adoration, s’il n’était bien décidé à vous la laisser ignorer éternellement ; mais il se vante de pouvoir vivre du bonheur de vous contempler comme il le fait en ce moment. Voyez-le ; et il prétend que cet amour extatique suffit pour amuser un Allemand.

En sacrifiant ainsi le bel étranger, M. de F… obéissait à un sentiment jaloux, ce qu’ignorait Ermance. Une grande dame de la cour avait été la veille fort coquette pour le comte Albert, et M. de F… désirait jeter un peu de ridicule sur lui. Le moyen lui avait tant de fois réussi avec d’autres rivaux ! Mais le jeune Albert était moins facile à déjouer ; il était sans présomption et d’une persévérance à désespérer la malice en la forçant de se répéter.

Hors de rivalité, M. de F… était le meilleur et le plus bienveillant des hommes ; sa présence chez l’impératrice Joséphine prouvait assez la noblesse de son caractère, car, attaché à la cour d’une princesse ennemie de tout temps de madame Bonaparte, il risquait de déplaire à celle qui triomphait en venant rendre hommage à la victime ; et déplaire à une si belle personne était un acte bien courageux de sa part !

En observant la manière dont M. de F… causait avec madame de Lorency et les regards que tous deux portaient de son côté, le comte Albert devina qu’on parlait de lui, et il fit une de ces manœuvres difficiles à exécuter dans un salon où il y a trop de monde pour circuler librement, et trop peu pour que le moindre changement de place n’y fasse événement ; cependant il parvint à se glisser derrière le fauteuil de madame de Lorency, auprès de M. de F…, et se plaignit avec beaucoup de grâce de l’abus que celui-ci faisait de sa confiance.

— Dites de moi sérieusement tout le mal que vous voudrez, ajouta-t-il, et que je mérite peut-être, mais ne riez pas en en parlant, je vous prie ; sinon, je suis un homme perdu !

— Tenez, le voilà qui m’implore, dit M. de F… à madame de Lorency. Puis, se retournant vers le comte Albert : Ingrat ! ajouta-t-il d’un ton plaisamment solennel, je demandais à madame la permission de vous présenter à elle… C’est M. le comte de Sh… qui désire vivement, madame, avoir l’honneur de vous offrir ses hommages !

Et madame de Lorency fut obligée de répondre par les politesses d’usage au compliment respectueux que lui adressa le comte Albert ; elle achevait de lui parler lorsqu’elle aperçut Adhémar les yeux fixés sur elle avec une expression de mécontentement très-marquée. Il venait d’arriver avec le général Donavel, tous deux attendaient que l’impératrice Joséphine eût fini de dire adieu à un grand personnage qui prenait congé d’elle, pour la saluer.

— Voilà M. de Lorency, dit M. de F… à M. de Sh… de manière à être entendu d’Ermance ; voyez un peu si un homme de cette tournure-là n’est pas désespérant pour de pauvres adorateurs.

— Ah ! si les agréments étaient tout, vous avez bien raison, répondit Albert ; mais près des femmes qui tiennent à être aimées on peut encore se flatter de quelque préférence ; le malheur est que vos adorables Françaises sont plutôt importunées qu’attendries par un vrai sentiment.

— Que parlez-vous de vrais sentiments ? dit madame de R…, en prenant la place que venait de quitter la belle madame Visc… auprès d’Ermance ; racontez-vous une histoire merveilleuse ?

— À peu près, madame, dit le comte Albert ; car M. de F… n’a pas l’air d’y croire plus qu’à un conte de fées.

— Je ne demande pas s’il s’agit d’amour, reprit en souriant madame de Rem… ; c’est la seule chose sur laquelle personne ne s’accorde.

Alors il s’établit entre elle et le comte de Sh… une conversation à voix basse, dont chaque mot de ce dernier était une profession de cœur adressée à madame de Lorency. Madame de Rem… l’interpellait souvent pour donner son avis sur ce qu’elle appelait les rêveries allemandes du comte Albert ; mais Ermance, préoccupée de l’expression qui assombrissait le regard de son mari, répondait avec contrainte. Cependant elle appréciait mieux que personne l’esprit distingué, la gaieté douce et piquante de madame de Rem… ; au cercle de l’impératrice Joséphine, elle ne manquait pas une occasion de se rapprocher d’elle, et, plus d’une fois, le charme de sa conversation avait triomphé de la tristesse d’Ermance ; mais ce qui agit sur la douleur ne peut rien sur l’inquiétude ; madame de Lorency, se sentant incapable de prendre part à ce qui se disait, et jugeant que sa visite s’était assez prolongée, témoigna à madame Donavel le désir de s’en aller. Le général, et M. de Lorency, les voyant se lever, se disposèrent à les suivre. Quand leurs voitures furent avancées, le général proposa à M. de Lorency de monter dans celle où ces dames étaient venues, préférant faire cette longue route avec elles, et ne doutant point qu’Adhémar ne fût du même avis. Il parut un moment contrarié de cette proposition ; mais, poussé par l’idée de ne pouvoir s’y refuser sans paraître étrange, il monta après lui dans la voiture et se trouva en face d’Ermance.

Après une longue hésitation et des craintes indéfinissables, elle prit enfin sur elle de lui dire d’une voix timide :

— Vous paraissez souffrant ?

— Moi, souffrant, répondit-il d’un ton amer, non, vraiment, je me sens fort bien.

— Pourtant… il me semblait… Je craignais… balbutia Ermance.

— Vous êtes trop bonne, reprit-il en cherchant à adoucir la sécheresse de son inflexion.

Puis, voulant rendre la conversation générale, il parla de la contrainte répandue sur le cercle de la Malmaison. Le général prédit que si l’impératrice ne prenait pas mieux son parti, elle ne verrait bientôt plus que les personnes attachées à sa cour.

— C’est parce qu’elle s’attend à ce prochain abandon qu’elle est si triste, dit Ermance en soupirant. Ah ! plus j’observe le monde, plus je vois qu’il faut le fuir quand on ne peut lui cacher ses peines !

— Ou ses plaisirs, dit Adhémar avec un sourire sardonique, et en lançant sur Ermance un regard accusateur.

Elle ne répliqua point. Le froid d’un coup de stylet dans le cœur l’aurait moins glacée que ce mot cruel.

— Il sait tout, pensa-t-elle ; ah ! puissé-je mourir à son premier reproche !