Calmann Lévy, éditeur (p. 164-171).


XXVIII


En arrivant, madame de Lorency monta chez son oncle, qu’une légère attaque de goutte retenait dans sa chambre, Adhémar l’y suivit ; mais après s’être informé affectueusement des nouvelles du président, il le laissa seul avec Ermance. Alors elle raconta ce qui s’était passé dans leur visite à la Malmaison, et finit par supplier son oncle de la ramener à Montvilliers le plus tôt possible.

— J’en causerai demain avec Adhémar, répondit-il, et j’espère me convaincre, dans cet entretien, de l’idée que tu t’alarmes sans sujet.

En effet, lorsqu’Adhémar revint le matin savoir comment il avait passé la nuit, M. de Montvilliers ne remarqua nulle altération dans son humeur, et lorsqu’il lui parla du désir qu’Ermance avait de l’accompagner à Montvilliers, Adhémar prit au contraire une physionomie riante, et dit qu’étant forcé lui-même de quitter Paris pour suivre l’empereur pendant le voyage qu’il allait faire dans les départements du Nord, il serait charmé de savoir madame de Lorency près de son oncle.

Soit que ce projet l’eût rassuré, ou que la réflexion eût dissipé ses soupçons, Adhémar parut moins soucieux en revoyant Ermance ; seulement la froideur avait remplacé le courroux qui animait ses regards. Sans avoir l’air de s’apercevoir de l’état de souffrance où une nuit passée dans la terreur et les larmes l’avait plongée, il parla du bien que ferait à sa santé quelque séjour à la campagne, et témoigna le regret de ne pouvoir l’y suivre.

Deux jours après Ermance était à Montvilliers, où le plaisir d’embrasser son enfant la consola un moment de ses chagrins. Il s’élevait avec peine, et sa mère seule ne s’apercevait pas de son état languissant : son peu d’expérience maternelle et le soin que l’on prenait de l’abuser sur la faiblesse du petit Léon l’empêchait de s’inquiéter. Malgré ses ennuis, cet intérêt de tous les instants animait ses journées, et les faisait passer avec rapidité : aussi aurait-elle désiré rester toute sa vie à Montvilliers. Partagée entre les soins qu’exigeaient son enfant et son vieil ami, elle y était de retour déjà depuis plus de six semaines, et elle n’y avait pas éprouvé une seule fois cette anxiété cruelle qui l’agitait dans le monde.

La terre de madame de L. B… était à peu de distance de Montvilliers. On y jouait la comédie, et cette troupe, composée des meilleurs talents de la bonne compagnie, attirait non-seulement tous les châtelains du voisinage, mais beaucoup de personnes y venaient de Paris sans regretter les douze lieues de route que leur coûtait ce plaisir. Les étrangers distingués s’empressaient de s’y faire inviter, et l’on était sûr d’y trouver ceux dont le rang ou la célébrité devait ajouter à l’éclat de ce public choisi.

Le président, ancien ami de madame de L. B…, manquait rarement à ces représentations dramatiques ; il savait combien elle tenait à la fidélité de ses spectateurs, et puis il s’amusait à voir ainsi travestis les gens de sa connaissance. Une autre considération le déterminait : madame de L. B… tenait par son mari et son gendre à la haute magistrature, et M. de Montvilliers avait été élevé dans le respect et presque dans le culte des autorités parlementaires.

Malgré son éloignement pour le monde et sa résolution de ne s’y montrer qu’autant que les convenances ou l’intérêt de son mari l’y obligeaient, Ermance ne put refuser à son oncle de l’accompagner chez madame de L. B…. On venait de passer dans la salle de spectacle lorsqu’ils arrivèrent. Placée à côté de madame de N…, la plus aimable moqueuse de Paris, Ermance s’amusa encore plus de sa conversation que du spectacle. Madame de N… était trop spirituelle pour faire porter ses plaisanteries sur de pauvres amateurs qui font de leur mieux pour divertir ou intéresser leurs amis, et dont les talents ont souvent quelque chose de plus naturellement délicat que ceux des artistes, obligés de représenter des personnages et des manières qui leur sont inconnus. Madame de N… applaudissait sincèrement les acteurs, mais elle était sans pitié pour les spectateurs à prétention : la princesse Ranieska, avec ses attitudes dolentes, son regard envieux et sa grâce polonaise, était particulièrement l’objet de sa gaieté maligne.

— Vous savez son histoire, dit-elle à madame de Lorency ; elle vient ici pour la rédiger selon les mœurs du pays ; elle a une version différente pour chacune des grandes villes où elle fait quelque séjour : sa dame de compagnie et ses gens sont chargés de la répandre, car elle n’oserait traiter elle-même un sujet semblable. À Vienne, son mari a voulu l’assassiner ; à Berlin, il est devenu subitement fou ; à Londres, il est parti de désespoir de n’avoir pu l’épouser comme elle mérite de l’être ; enfin, elle nous arrive ici parée d’un voile virginal qui doit lui attirer une foule d’adorateurs.

— Je lui pardonnerais volontiers tout ce qu’elle invente dans le dessein de plaire, dit Ermance, sans la manie qu’elle a de nous lorgner avec une constance insupportable.

— Vous êtes bien bonne de vous en inquiéter, reprit madame de N…, ce n’est ni vous, ni moi qu’elle lorgne, mais bien le jeune élégant qui est derrière nous.

Alors, madame de Lorency se retourna pour voir qui attirait ainsi l’attention de la princesse Ranieska, et reconnut le comte Albert de Sh… : celui-ci, transporté de joie d’avoir obtenu un regard même involontaire, y répondit par un salut respectueux ; puis, encouragé par madame de N…, il se mêla à leur conversation, et fit plusieurs remarques spirituelles sur les pièces qu’on jouait ; il était facile de voir que cette conversation, toute simple qu’elle fût, donnait beaucoup d’humeur à la princesse Ranieska, qui la supposait être probablement d’un autre genre.

Vers la moitié du spectacle, Ermance fut bien étonnée de voir arriver M. de Maizières avec Adhémar.

— C’est lui ! s’écria une voix qu’elle crut être celle de la princesse Ranieska. Au même instant, elle la vit saluer M. de Lorency, et faire signe qu’elle lui gardait une place au second rang derrière elle ; mais il n’aurait pu y parvenir qu’en dérangeant plusieurs personnes, et il attendit que l’entr’acte lui permit de circuler. Un sentiment de curiosité jalouse porta Ermance à se retourner vers madame de N… et le comte Albert, dans l’espoir de n’être pas aperçue d’Adhémar pendant quelque temps et de pouvoir l’observer à son aise.

— Il ne se doute pas que je sois ici, pensa-t-elle ; ce n’est pas pour le spectacle qu’il y vient, découvrons l’intérêt qui l’y attire… Mais ne pas me prévenir de son retour, à peine arrivé se livrer aux plaisirs du monde avant de songer…

Et ce reproche expira dans sa pensée au souvenir de ceux qu’elle méritait.

Adhémar enfin, parvenu à la place désignée par madame Ranieska, répond aux questions qu’elle lui adresse sur son voyage en regardant les femmes jolies ou parées qui remplissent les premiers rangs de loges : l’une d’elles le frappe particulièrement par sa tournure et sa robe élégante, mais il ne peut voir son visage, tant elle parait vivement occupée de ce que lui dit le comte Albert : alors un mouvement d’impatience saisit Adhémar, et il interrompit la princesse pour lui demander le nom de la femme qui se trouve à côté de madame de N…

— Vous plaisantez ! répond la princesse avec le dépit qu’on éprouve d’ordinaire en découvrant qu’on n’était point écouté ; vous ne sauriez la méconnaître, et d’ailleurs les soins passionnés de M. de Sh… la désignent assez.

À ces mots, Adhémar a peine à contenir le sentiment qui couvre ses traits d’une pâleur subite ; cependant il ne veut point paraître attacher d’importance à ce qu’il appelle une ruse de la princesse pour lui faire croire que le comte Albert s’occupe d’une autre que d’elle, et il s’efforce de sourire ; mais il attend que madame de Lorency jette enfin les yeux de son côté, et il s’apprête à lui lancer un de ses regards vengeurs dont les jaloux ont seuls la puissance.

En voyant le trouble d’Adhémar, la princesse Ranieska ne doute point qu’elle n’en soit la cause ; elle redouble de coquetterie, et lui parle avec une langueur si affectée que chacun la remarque.

— Savez-vous bien qu’à votre place, dit madame de N… à Ermance, je trouverais les airs qu’elle prend en parlant à M. de Lorency très-ridicules ?

Puis, s’adressant au comte Albert :

— Les reconnaissez-vous ? ajouta-t-elle en souriant ; est-elle aussi langoureuse pour tout le monde ?

Le comte répondit avec un sérieux très-convenable à une question si indiscrète, et ne fut pas moins réservé sur tout ce que lui demanda madame de N… à propos de ce qu’on racontait d’étrange sur le mariage de la princesse. Si Ermance avait pu s’occuper d’autre chose que du retour d’Adhémar, elle aurait remarqué avec quelle respectueuse discrétion le comte Albert parlait d’une femme dont on prétendait qu’il avait à se plaindre.

La dernière pièce finie, chaque homme offrit son bras à la femme près de laquelle il se trouvait, pour l’aider à sortir de la salle de spectacle et à traverser la longue galerie qui la séparait du château : Ermance fut contrainte d’accepter celui du comte Albert. Dès que la foule fut un peu dissipée, M. de Maizières s’approcha d’elle et lui apprit comment il avait décidé Adhémar à venir avec lui, malgré qu’il fût à peine descendu de cheval et encore fatigué de son voyage impérial.

— J’ai pensé, ajouta-t-il, que Montvilliers n’étant qu’à deux heures d’ici, vous seriez assez bonne pour nous donner l’hospitalité. Nous avons déjà le consentement de notre cher président que j’ai été bien étonné de trouver à l’orchestre parmi les vrais amateurs de la comédie bourgeoise ; mais j’ai deviné que son pied goutteux lui avait fait préférer cette place.

En cet instant, ils arrivèrent près de M. de Montvilliers, qui les attendait, dans le salon en causant avec Adhémar. Le comte Albert, après avoir conduit madame de Lorency vers lui, les salua et se retira.

— Vous le connaissez donc beaucoup ? demanda Adhémar en montrant M. de Sh…, sans s’apercevoir que ce premier mot, après une absence de deux mois, pouvait paraître étrange.

— Non, répondit Ermance sans paraître éprouver le moindre embarras à cette question, je l’ai seulement rencontré quelquefois ; mais je ne m’attendais pas au plaisir de vous trouver ici.

— Je le crois, reprit-il d’un ton amer ; puis, cherchant à plaisanter, je ne m’y attendais pas plus que vous, et sans cet étourdi de Maizières…

— Ah ! point d’injure, interrompit Ferdinand, sinon je dirai la vérité, et l’on verra bien que ce n’est pas pour moi que… Mais il suffit… je veux être généreux, et pourtant, ajouta-t-il en se penchant vers madame de Lorency, j’aurais bien des choses à vous raconter.

Comme il finissait ces mots, on annonça que le souper était servi. Le président proposa à Ermance de la laisser avec son mari, tandis qu’il irait prévenir sa nièce Mélanie de l’arrivée de deux hôtes nouveaux ; mais Ermance voulut l’accompagner, et renonçant sans regret aux plaisirs qui devaient terminer la fête, elle chargea M. de Maizières de dire à Adhémar qu’elle allait les attendre à Montvilliers.

À peine fut elle dans le vestibule qu’elle entendit demander les gens du comte de Sh… et qu’elle le vit descendre, empressé de montrer qu’il n’avait pas envie de rester là où elle n’était plus. Pendant le peu de moments qu’ils attendirent leur voiture, Albert s’approcha du président, et chercha à lier conversation avec lui en lui demandant s’il se rappelait madame de Karlweld.

— Si je me la rappelle ! s’écria le président ; elle a été l’objet de ma première adoration, et, sans les idées ambitieuses de son père, je l’aurais sans doute épousée, car elle avait de l’amitié pour moi, et nul amour pour ce baron de Karlweld qu’on l’a obligée de me préférer.

— N’en dites pas trop de mal, interrompit en souriant Albert, car ce baron de Karlweld est devenu le comte de Sh… et je suis son fils.

— Quoi ! la bonne, la charmante Valentine serait votre mère ? reprit le président ; et il s’étendit sur le bonheur d’entendre parler d’une femme qui lui avait laissé de si doux et si purs souvenirs.

Albert ne manqua point de profiter des droits que lui donnait l’ancienne affection de M. de Montvilliers pour sa mère, en demandant la permission d’aller quelquefois lui parler d’elle. Le président répondit qu’il serait toujours très-flatté de le recevoir, et ils se séparèrent fort contents l’un de l’autre.

Absorbée dans ses réflexions, Ermance n’avait rien entendu de cette conversation ; toute à l’idée qu’Adhémar allait voir pour la première fois cet enfant qu’elle osait à peine nommer devant lui, elle ressentait une égale honte en pensant qu’il allait peut-être le caresser avec confiance ou le repousser avec colère. Un sentiment indéfinissable lui faisait craindre de voir l’homme qu’elle aimait, qu’elle honorait le plus, remplir aux yeux d’un autre, aux siens même, le rôle d’une dupe, et sa fierté pour son mari l’emportait alors sur la crainte de lui voir pénétrer son secret. Hors d’état de dissimuler le tourment où ces contradictions, ces terreurs plongeaient son esprit, elle prétexta la fa’igue de la journée pour se retirer chez elle avant l’arrivée d’Adhémar et de son ami.

Bientôt après elle entendit la voiture qui les amenait. Adhémar fut conduit par le valet de chambre du président dans un appartement qui n’était séparé de celui d’Ermance que par une petite bibliothèque. Elle écouta longtemps le bruit qui venait de ce côté ; elle distingua la voix de Ferdinand qui disait bonsoir à M. de Lorency, et lui souhaitait, en riant, une bonne nuit ; puis des portes se fermèrent l’une après l’autre, et le silence régna dans tout le château.