Calmann Lévy, éditeur (p. 192-199).


XXXIII


Après avoir accompagné l’impératrice jusqu’à l’entrée des Champs-Elysées, l’empereur revint chez le prince de Schwartzemberg, devinant trop les malheurs qu’un tel accident devait amener, et voulant animer le zèle des pompiers par sa présence ; mais par l’effet d’une imprévoyance sans exemple, ils n’avaient pas même d’eau dans leurs pompes, et il s’était passé plus d’une demi-heure avant qu’ils fussent en état d’agir ; les secours les plus prompts avaient été donnés par la plupart des jeunes gens qui se trouvaient au bal ; c’est à eux que l’ambassadeur de Russie avait dû de ne pas périr sous les degrés enfoncés par la foule et déjà atteints par les flammes ; leur courageux dévouement avait déjà sauvé plusieurs personnes ; mais, malgré leur audace à pénétrer là où le feu durait encore, ils ne purent trouver la belle-sœur du prince de Schwartzemberg, cette heureuse mère, qui rêvait une heure avant le bonheur de sa fille ; hélas ! cette fille chérie devait lui coûter la vie. Sortie de la salle de bal avant que le feu y prît, la princesse de Schwartzemberg y était rentrée pour chercher sa fille : à peine était-elle sous cette voûte enflammée que la charpente s’écroula, et ce ne fut que longtemps après qu’on la retrouva à moitié consumée sous les débris fumants.

La pauvre mère s’était trompée en ayant cru reconnaître la voix de sa fille dans les cris déchirants qui partaient de la salle embrasée ; sa fille vivait. Transportée chez sa tante, on lui prodiguait tous les soins que son état exigeait, car elle avait plusieurs brûlures graves. C’était un spectacle déchirant que de la voir s’étonner de souffrir sans avoir là sa mère ; elle la demandait à tous ceux qui l’entouraient avec une anxiété qui tenait du présage ; et sans l’ingénieuse bonté de la comtesse R…, qui imagina de lui faire croire que la princesse de Schwartzemberg étant elle-même blessée et retenue dans son lit, elle ne pourrait pas la voir de quelques jours, la pauvre enfant aurait succombé à la fièvre qui la dévorait ; son désespoir l’eût rendue incurable.

Quel triste spectacle offrit alors la maison du comte Reguault de Saint-Jean-d’Angely où l’on avait déposé les malheureux blessés que leur état de souffrance et la nécessité de voler au secours d’autres victimes du feu ne permettaient pas de transporter plus loin ! Quels soins touchants leur prodiguait la comtesse Regnault ! À peine échappée elle-même au malheur commun, et tremblante encore du danger qu’elle et sa famille avaient couru, avec qu’elle active bonté elle animait le zèle de tous ses gens pour multiplier les secours ! Déjà l’un d’eux était parti à la recherche du docteur B… ; les autres avaient réclamé à la hâte les soins de tous les médecins et chirurgiens du quartier. Rien n’était plus attendrissant que de voir la comtesse R…, cette belle personne encore parée de sa robe de fête, aider sa jeune sœur à déchirer, à distribuer tout ce qu’elles croyaient pouvoir servir à panser tant d’effroyables plaies. Ah ! c’est dans de semblables moments que le cœur se révèle et qu’on peut deviner ce qu’une femme aura de courage et de dévouement si jamais l’exil et le malheur accablent ses amis !

Enfin le docteur B… arriva ; il aperçut madame de Lorency entourée de plusieurs femmes qui cherchaient en vain à la ranimer ; il fut à elle, et ses soins la rendirent bientôt à la vie. À peine commençait-elle à rouvrir les yeux que son père vint la prendre. On peut se figurer l’inquiétude de M. Brenneval, au retour de la campagne, en apprenant que le feu était chez l’ambassadeur d’Autriche, là où il savait que devait être sa fille : dans la plus vive anxiété, il se rend aussitôt à l’ambassade ; les gendarmes défendaient d’en approcher. Il demande aux domestiques des personnes qui accompagnaient l’empereur si l’un d’eux n’a point vu M. de Lorency, si l’on sait où est sa femme ; enfin il s’en trouve un qui a aidé à transporter une femme blessée chez la comtesse R… ; il croit avoir entendu dire que madame de Lorency venait aussi d’y être déposée et qu’on désespérait de sa vie. Qu’on juge de l’état où ces mots plongent M. Brenneval : il en est si cruellement frappé, que la vue de sa fille, les assurances du docteur B…, qui lui répète que le feu n’a atteint que la coiffure de madame de Lorency, ne peuvent parvenir à le calmer. Ce n’est que lorsque, ramenée chez elle, il l’entend raconter ce qu’elle a vu et ressenti de cet affreux désastre qu’il la croit sauvée. Elle-même a peine à se convaincre du miracle qui l’a arrachée à une mort inévitable ; elle n’a aucun souvenir du moment où elle a été secourue ; elle sait seulement, par les gens de la comtesse R…, qu’elle a été remise aux soins d’une femme de chambre qui se trouvait dans le vestibule, par un homme dont les vêtements à moitié brûlés et le visage noirci n’avaient pas permis de distinguer les traits, et qu’il était reparti aussitôt pour retourner au lieu de l’incendie.

Le bruit de cet affreux événement, qui avait failli coûter la vie à madame de Lorency, attira bientôt chez elle tous ses amis : on envoya demander de toutes parts de ses nouvelles, et madame de Cernan fut chargée par l’empereur de lui témoigner l’intérêt qu’il avait pris au danger qu’elle avait couru. On ne parlait que du zèle courageux des gens qui étaient restés pendant l’incendie, et l’on citait MM. de Ger…, Pir… de Col…, le comte Albert et M. de Lorency comme ceux qui avaient secouru le plus de victimes.

L’empereur ne s’était retiré qu’après avoir vu le feu complétement éteint. La douleur déchirante de la famille du prince de Schwartzemberg, l’affreux spectacle dont l’empereur avait été témoin lorsqu’on retrouva le corps de la belle-sœur du prince, et l’opération qu’on fit dans l’espoir de sauver au moins l’enfant qu’elle portait, enfin cet événement fatal, à l’occasion de ses noces, d’une fête dédiée à l’impératrice, le jetèrent dans une tristesse profonde. Ce désastre rappelait trop celui qui plongea tant de familles dans le deuil lors du mariage de Marie-Antoinette pour ne pas alarmer sa superstition ; il pressentit les rapprochements qu’on allait faire entre ces deux malheurs, et les présages qui en naîtraient. C’était le premier nuage qui voilait son étoile, et le moindre événement qui atteint un prestige le frappe toujours mortellement.

Adhémar ne rentra qu’à huit heures du matin, les mains brûlées en plusieurs endroits, et tellement fatigué qu’il fut obligé de se mettre au lit. Après avoir pris quelque repos, il se disposait à partir pour Saint-Cloud lorsque M. de Maizières vint lui dire que madame de Lorency le priait de passer chez elle avant de monter en voiture.

— Comment se fait-il que tu ne sois pas venu la voir depuis qu’elle a failli périr à cette horrible fête ? ajouta Ferdinand ; vraiment, tu la traites aussi avec trop de négligence.

— Je savais de ses nouvelles par le docteur B…, dit Adhémar, et je n’en étais pas inquiet. Serait-elle plus souffrante qu’il ne le croit ?

— Elle n’a point de brûlures graves, mais la terreur qu’elle a éprouvée lui a laissé un tremblement nerveux et une oppression si forte qu’elle peut à peine respirer ; elle parle vivement, et dit des mots sans suite qui prouvent que sa tête n’est pas encore remise de cette terrible secousse. Elle me demande, à moi, le nom de celui qui l’a sauvée, à moi qui ne suis revenu que ce matin du Raincy ; elle prétend que tu es grièvement blessé, qu’on veut en vain le lui cacher ; Enfin, viens lui rendre un peu de raison, sinon l’inquiétude pourrait achever de la lui faire perdre.

Sans répondre à M. de Maizières, Adhémar le suivit. Dès qu’Ermance l’aperçut, son visage se couvrit de douces larmes : la joie de le revoir après un si grand danger, la crainte d’en avoir été oubliée au milieu d’un tel péril, l’espérance vague d’avoir été sauvée par lui, enfin une foule de sentiments confus s’emparèrent de son âme et la portèrent à un attendrissement qu’elle ne put vaincre.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, Adhémar s’approcha d’elle et lui adressa quelques mots affectueux.

— Mais vous êtes blessé ? dit Ermance en voyant le taffetas noir qui recouvrait en partie les mains d’Adhémar.

— Ce n’est presque rien, répondit-il, et le docteur prétend qu’avec son baume il n’y paraîtra plus demain. C’est lui qui m’a rassuré sur vous, ajouta-t-il, lorsqu’il est venu rendre compte à l’empereur de l’état de plusieurs personnes grièvement blessées ; il m’a dit que vous…

— Étiez-vous dans la salle lorsque le feu y a pris ? demanda vivement Ermance, sans le laisser achever.

— Non, répondit Adhémar en rougissant ; j’étais dans le grand salon, près de la galerie, avec…

— La princesse Ranieska, interrompit madame de Cernan. Je vous ai vus passer tous deux au moment où je suivais l’impératrice, et déjà l’on ne pouvait plus rentrer dans la salle, tant les portes étaient obstruées par la foule. Il faut que votre libérateur ait attendu l’embrasement général, ajouta-t-elle en s’adressant à Ermance, pour avoir pu pénétrer jusqu’à vous, car je l’aurais bien défié d’y arriver pendant qu’on trépignait sur ce pauvre ambassadeur russe. Mais le bonheur de vous avoir sauvée n’est pas de ceux dont on garde le secret, et vous apprendrez bientôt, je pense, le nom de ce courageux chevalier. Savez-vous bien qu’un héros de roman ne s’y prendrait pas mieux pour tourner la tête de sa belle ? Se mettre dans le feu pour elle et lui cacher son nom, c’est on ne saurait plus délicat.

— Et plus adroit encore, dit Ferdinand ; car le plaisir d’être deviné est la suite obligée d’un semblable mystère. Il n’y a pas tant de personnes sur qui puisse flotter le soupçon d’un pareil dévouement pour être longtemps à chercher son nom, et l’on sait à quoi peut mener la reconnaissance.

— Raison de plus pour se faire connaître, dit madame de Cernan. D’ailleurs, un mystère de ce genre ne peut manquer d’être dévoilé. D’abord, je vais épier tous ceux qui viendront ici, et je finirai, tôt ou tard, par découvrir le héros anonyme.

— Il serait bien plus simple de vous demander son nom, dit en riant Ferdinand à Ermance ; mais je crois le connaître : Adhémar le sait probablement encore mieux que moi ; il aurait déjà dit son nom peut-être, sans le silence qu’un mari garde toujours sur les belles actions des adorateurs de sa femme.

En cet instant Ermance leva les yeux brusquement sur M. de Maizières, comme s’il venait tout à coup de faire naître une idée dans son esprit ; puis, les reportant sur Adhémar, elle vit sa physionomie prendre un air sombre, et ne douta plus qu’il ne soupçonnât le comte Albert de s’être dévoué pour elle. Peut-être ne se trompait-il point. Cette incertitude détruisait l’espérance que madame de Lorency avait conçue un moment, et elle retomba dans une tristesse profonde.

Adhémar sortit bientôt après, en laissant voir l’impatience que lui causaient les plaisanteries de Ferdinand sur l’héroïsme du comte Albert, et combien cette gaieté, à propos d’un désastre, lui était insupportable.

Les gens du monde tombent souvent dans le tort de n’avoir que le même ton, la même ironie, le même genre d’esprit, pour parler de ce qu’il y a de plus sérieux, de plus triste ou de plus comique. C’est toujours le besoin d’attiédir un sentiment, de déconcerter un intérêt, de déjouer un effet quelconque, qui dirige leur conversation : aussi ce partage, froidement spirituel, assez amusant dans l’habitude de la vie, devient-il insoutenable lorsqu’un événement grave captive le cœur et l’esprit de tout le monde. M. de Maizières était de ceux que le côté plaisant des choses empêchait de voir l’autre, et le piquant de son esprit n’en faisait pas toujours excuser la légèreté intempestive.

Ermance le supplia de ne point faire de conjectures sur la personne à qui elle devait de n’avoir point partagé le sort de la malheureuse princesse de Schwartzemberg et de ne pas l’exposer surtout à l’embarras d’en témoigner sa reconnaissance à quelqu’un qui n’aurait pas seulement pensé à elle. Cependant, revenue de son trouble et de l’inquiétude qu’elle avait eue pour Adhémar, elle consentit à recevoir tous ceux qui viendraient demander de ses nouvelles, espérant apprendre de l’une d’elles, et peut-être de lui-même, quel était son libérateur.

Mais chacun, occupé de soi, n’avait pas remarqué ce qui se passait d’étranger à lui : l’un se vantant d’avoir perdu la tête, racontait qu’il avait tiré son épée contre les flammes, en cherchant la femme qui l’intéressait ; l’autre prétendait être le sauveur d’une famille entière ; celui-ci levait les yeux au ciel en laissant entendre que sa maîtresse était dans le plus grand danger par suite de sa frayeur ou de ses brûlures ; celui-là se reprochait d’avoir trahi le secret de son amour pour madame… en la voyant prête à périr. Quant aux femmes, toutes avaient été sauvées par un être dévoué qu’elles avaient grand soin de désigner de façon à ne pouvoir le méconnaître. Aucun de ces récits personnels, de ces romans imaginés par l’amour-propre, n’apprit rien à Ermance sur ce qui l’intéressait.

Impatientés du silence que gardait le héros anonyme, ainsi nommé par madame de Cernan et M. de Maizières, ils complotèrent ensemble un moyen de l’obliger à se trahir. Un jeune aide de camp du prince de Neufchâtel fut choisi par eux pour les aider dans cette entreprise innocente ; il devait se laisser présenter par le colonel Castelmont et M. de Maizières comme le sauveur d’Ermance, quitte à rendre tous les témoignages de reconnaissance qu’il aurait surpris lorsqu’il se dépouillerait de son rôle de héros en faveur du véritable. C’était risquer de déplaire vivement à madame de Lorençy, mais l’étourderie de M. Jules de C… ne le laissait jamais réfléchir sur le danger d’une inconséquence amusante ; d’ailleurs c’était la tante de M. de Lorency qu’il rendait responsable de cette espièglerie. Le jour fut pris jour la présentation solennelle, et M. Jules de C…, qui avait souvent rencontré madame de Lorency et qui désirait beaucoup la connaître, saisit avec empressement cette occasion d’être reçu chez elle.