Calmann Lévy, éditeur (p. 30-35).


VII


À Madame la duchesse d’Alvano.

« Est-il bien vrai ? c’est le cœur rempli de vous que je vais jurer le bonheur d’une autre ; c’est vous qui le voulez ! c’est vous qui m’avez choisi ce supplice pour me récompenser de tant d’amour, et c’est vous qui m’accusez !!! Je ne comprends plus rien à votre cœur ; mais le mien n’a point changé, et quels que soient les devoirs qu’un engagement pris en mon nom m’impose, il restera le même.

» Adhémar. »

La duchesse d’Alvano était encore au lit lorsqu’on lui remit ce billet ; elle le lut dans l’ivresse d’un amour-propre exalté, et répondit ces mots :

« Je suis trop souffrante pour me rendre ce matin à Saint-Roch. Mais votre billet me donnera le courage d’aller joindre mes compliments à tous ceux que vous recevrez au retour de l’église. Je ne vous suivrai point au château de *** : dites encore que vous ne comprenez plus rien à mon cœur. »

Adhémar attendait cette réponse avec impatience, et s’obstinait à ne pas sortir, malgré les instances de Ferdinand, qui lui représentait en vain que l’heure de se rendre chez M. Brenneval était déjà sonnée.

— Ne vas-tu pas te faire attendre ? disait-il, et m’attirer des reproches de tous les côtés ? car ta maîtresse et ta tante m’ont également chargé de veiller à ce que tu ne fisses rien de trop ridicule dans cette grande journée, et voilà que tu vas la commencer par une inconvenance. Allons, mon ami, du courage. Si ta femme s’ennuie, eh bien, nous nous chargerons de l’amuser.

— Vraiment, il ne lui manquerait plus que de me donner ce plaisir-là, dit Adhémar en regardant par la fenêtre qui donnait sur la cour. Mais voici Étienne qui revient. Monte en voiture, je te suis à l’instant.

— Non, je ne te quitte pas. Lis cette réponse que j’aurais pu te dire mot pour mot, si j’avais su que tu l’attendisse ; et partons.

Un instant suffit à M. de Lorency pour lire la réponse et la cacher dans un petit souvenir qu’il pose sur son cœur. Il supporte sans humeur les plaisanteries de Ferdinand sur le parjure dont il va se rendre coupable. Une seule chose le frappe, c’est le ton de son ami en disant :

— J’admire ton héroïsme à braver le remords ; car je connais ton âme faible, consciencieuse ; elle en est dévorée. Pauvre dupe, tu crois immoler l’innocence crédule à l’empire d’un vieil amour ! Eh bien, le vieil amour y périra, je t’en préviens, mon ami, ainsi point de remords perdus ; crois-moi, profite des bons moments que le ciel t’envoie, et fie-toi au temps, pour justifier tes plaisirs.

À ces mots, ils arrivèrent chez M. Brenneval, où madame de Cernan se trouvait dans la même agitation que la veille. Elle s’empressa de leur faire remarquer la parure noble et simple d’Ermance. Mais Adhémar ne vit que sa pâleur et son abattement : un sentiment de pitié le saisit en remarquant ces traits si beaux empreints d’une douleur profonde, et ce sourire de résignation qui répondait aux compliments que chacun lui adressait. Pour la première fois, la pensée qu’elle aussi pouvait être affligée d’un regret, poursuivie par une image, vint troubler son esprit. Mais la tendresse connue de M. Brenneval pour sa fille ne permettait pas de supposer qu’il eût voulu contraindre son inclination, et Adhémar abandonna une supposition qui naissait, pensait-il, de la facilité de croire aux mêmes torts dont on se sent coupable.

Le général Donavel et le vieux duc de L… avaient, été choisis par Adhémar pour être ses témoins : ce choix aurait pu être regardé comme un trait d’adroit courtisan ; mais dans cette union d’un grand nom et d’une grande gloire, Adhémar n’avait vu qu’un témoignage de sa reconnaissance envers le brave général qui lui avait servi de père à l’armée. Par suite de cette distinction, madame Donavel fut placée à l’église du côté des parents du marié, et la considération attachée à nos grands généraux était telle à cette époque que personne ne s’étonna de cet assemblage ; M. de Maizières lui-même n’osa en plaisanter.

— Comme elle pleure ! se disait Adhémar en entendant les sanglots étouffés d’Ermance. Ah ! sans doute elle pense à sa mère ; son absence dans un pareil jour réveille le souvenir de sa mort : n’ajoutons pas à cette peine. Et il se promît d’avoir pour Ermance tous les soins de la plus parfaite amitié.

L’évêque qui officiait était à moitié du long discours qu’il avait préparé lorsqu’une voix qu’Ermance reconnut pour être celle de Caroline s’écria assez haut pour être entendue d’elle : « Ah ! mon Dieu, c’est lui ! » À cette exclamation, Ermance lève les yeux, rencontre ceux d’Adrien et les rebaisse aussitôt ; elle croit s’être abusée, mais son trouble ne lui permet pas de se convaincre de la vérité ; elle se sent prête à se trouver mal, et demande au ciel, avec ferveur, le courage de ne pas succomber à cette cruelle épreuve.

La cérémonie s’achève, Ermance cède à la main qui l’entraîne ; ses yeux se portent involontairement sur le côté où elle a vu Adrien ; mais il n’y est plus ; et l’imagination prévenue d’Ermance ne doute point que, dans l’excès de l’émotion qu’a dû ressentir Adrien, il n’ait été forcé de sortir de l’église.

La vérité est que M. de Kerville, passant avec un de ses amis devant Saint-Roch, fut frappé de la beauté de plusieurs attelages qui piaffaient à la porte de l’église, et qu’il était entré pour voir les héros de cette noce élégante. Ayant reconnu mademoiselle Brenneval, il voulut l’admirer dans son costume de mariée, et la montrer à son ami comme étant une des plus jolies personnes qu’il eût jamais rencontrées.

— Si j’avais été plus hardi, ajouta Adrien, j’aurais pu me mettre sur les rangs et tenter aussi la conquête de l’héritière ; elle m’accueillait assez bien lorsque je l’invitais à danser et me faisait des saluts pleins de grâce lorsque je la rencontrais ; mais on m’avait prévenu que le père Brenneval voulait un grand nom, des titres ou beaucoup d’argent, et, comme je n’avais rien à lui offrir de tout cela, je n’ai pas risqué l’aventure ; je m’en repens ; elle est, m a foi, bien jolie, cette mariée !

Et voilà tout ce que ce solennel événement avait produit sur ce jeune Adrien de Kerville, dont le souvenir et l’aspect causaient de si grands ravages dans le cœur d’Ermance.

Dès qu’elle se trouva seule avec Caroline, celle-ci ne manqua pas de lui dire à quel point elle avait souffert pour elle de la présence de M. de Kerville pendant la cérémonie.

— Je craignais à chaque instant, ajoutait-elle, de te voir t’évanouir, car jamais situation n’a été plus affreuse.

— Hélas ! sans ton exclamation, répondait naïvement Ermance, je n’aurais pas su qu’il était là.

— Comment a-t-il eu l’imprudence de se montrer à toi dans un pareil moment ! il faut qu’il ait perdu la tête. Le dépit, le désespoir animaient ses yeux, je tremblais qu’il ne fit une scène. Ah ! ma pauvre amie, je le pressens, ton roman n’est point terminé avec cet homme-là ! il finira par savoir qu’on t’a sacrifiée ; et je suis bien trompée, ou il se vengera de ton malheur !

— Dieu nous en préserve ! s’écria Ermance avec un sentiment d’effroi qui flatta Caroline, car il prouvait l’effet de ses oracles sur l’esprit de son amie.

— Mais, reprit Caroline d’un ton sentencieux, il faut chasser un souvenir dangereux et te consacrer à ton nouvel état ; il n’est point de bonheur complet. Te voilà une des plus grandes dames de la cour ; ta fortune te donne les moyens de satisfaire toutes tes fantaisies : si tu avais épousé avec tout cela un homme qui t’aimât et qui eût ton amour, tu serais trop heureuse.

— Il est vrai ! dit Ermance ; mais si l’on m’avait donné le choix d’un de ces deux malheurs j’aurais pris l’autre.

Cet entretien avait lieu pendant que la mariée changeait de robe et se disposait à partir pour la campagne.

On vint l’avertir que les voitures étaient prêtes, et que tout le monde était réuni dans le salon pour dire adieu à la mariée, la plupart des personnes qui se trouvaient à la messe ne devant pas l’accompagner au château de Nanteil, où l’on allait achever la journée.

À peine Ermance est-elle entrée dans le salon qu’une femme vient l’embrasser tendrement ; c’est la duchesse d’Alvano ; elle la comble de flatteries, d’amitié, et parle si vite et si haut qu’elle a l’air de réciter un rôle ; il y a dans tous ses mouvements une agitation qui décèle une sorte de fièvre. Son visage est contracté, et le rouge qu’elle a mis, contre son habitude, rend l’altération de ses traits plus frappante. Elle se désole de ne pouvoir partager les plaisirs de ce beau jour ; mais son service la retient auprès de l’impératrice, elle ne peut se rendre à Nanteil de huit jours ; d’ici là elle conjure Ermance de lui donner de ses nouvelles, et veut qu’elle la regarde désormais comme sa plus tendre amie.

Étourdie de ce bavardage sentimental, Ermance y répond d’abord gauchement ; puis, craignant d’être ingrate, elle s’efforce d’y paraître sensible, et s’engage à donner à la duchesse d’Alvano des preuves de son souvenir. Pour mettre fin à ces adieux, qui ne se prolongeaient que pour donner à M. de Lorency le temps de lire dans les yeux d’Euphrasie ses regrets et son espoir, le président de Montvilliers vint prendre la main de sa nièce et la conduisit jusqu’à sa voiture : madame de Cernan, Adhémar et lui y montèrent.

M. Brenneval, qui les avait devancés à Nanteil, les reçut avec toute la pompe d’une fête ; le parc était rempli de villageois attirés par des jeux de toute espèce, des buffets, des danses, des loteries où tous les malheureux gagnaient. Quelques coups de fusil ayant annoncé l’arrivée des mariés, la foule se précipita sur leur passage ; de jeunes filles vinrent leur offrir des bouquets, et les prier d’honorer le bal de leur présence.

Au sortir du dîner, où quelques amis spirituels avaient vainement tenté d’amener la gaieté, où de fades vers avaient été froidement applaudis, on passa sur une terrasse, où les premiers musiciens de Paris exécutèrent des morceaux d’harmonie : ce concert, dont la douce mélancolie plaisait à la disposition d’âme des nouveaux époux, est tout à coup interrompu par le début d’un feu d’artifice : on crie, on se presse pour le fuir ou le voir. Les dernières bombes lancées, une illumination subite succède à la pluie de feu ; et les jardins offrent l’aspect le plus éblouissant. Enfin, talent, esprit, magnificence tout a été mis à contribution par M. Brenneval, dans l’idée que le luxe peut remplacer la joie.

Mais, excepté un certain nombre de paysans à moitié ivres, chacun reste sous l’influence de la tristesse qu’éprouvent les héros de la fête ; en vain les plus animés cherchent à la prolonger, on la sent mourir sous le poids d’un ennui fastueux, et quand la femme du général Donavel emmène la mariée personne ne sourit.