Calmann Lévy, éditeur (p. 23-30).


VI


Tout était disposé pour la signature du contrat, on n’attendait plus que M. de Lorency, dont un billet, daté de Blois, annonçait le retour pour le soir même. Les plus proches parents des mariés avaient seuls été invités, car il n’était pas encore à la mode d’associer à ce grand acte de famille tous les gens de sa connaissance, et même tous les grands seigneurs qu’on ne connaît pas. Ermance, un peu distraite de son amour imaginaire par la richesse et le bon goût des présents de noce, se plaisait à entendre vanter sa parure, et prédire l’effet qu’allait produire son entrée dans le monde. L’amour-propre satisfait donnait à sa figure une expression moins sombre, qui l’aurait fort embellie aux yeux d’Adhémar, si quelques mots de Caroline ne l’avaient rendue subitement à sa tristesse.

Cette amie de pension avait obtenu un congé de quinze jours pour assister au mariage de sa jeune compagne ; madame Campan s’était chargée de l’amener chez M. Brenneval, et mademoiselle Caroline Dermeuil, comme toutes les vieilles pensionnaires, excellait dans l’art des rapports officieux et des tracasseries bienveillantes. Fière de montrer l’intérêt qui l’attache à son amie, elle porte un œil soupçonneux sur tout ce qui l’entoure, lui prouve qu’on ne l’aime point assez, lui traduit les procédés les plus simples en oubli, en dédains injurieux, et dans son zèle actif recueille tous les bruits calomnieux ou médisants qui doivent faire prendre en horreur à son amie celui qu’elle doit épouser.

— Pauvre Ermance ! disait Caroline avec l’accent de la plus tendre pitié, toi pour qui j’avais rêvé une si belle destinée ! te livrer ainsi à un homme léger, incapable de t’apprécier, qui n’a vécu jusqu’à présent que pour le plaisir et la vaine gloriole de porter mieux qu’un autre un brillant uniforme ; l’adorateur de femmes qu’on n’ose nommer, et par-dessus tout cela l’amant en titre d’une dame du palais !

— De laquelle ? demanda vivement Ermance.

— Je ne sais, reprit Caroline avec embarras et craignant d’en avoir trop dit… Mais on m’a peut-être trompée en me disant tout cela, je veux le croire au moins, chère Ermance, car ton malheur me serait plus insupportable que le mien.

— Que veux-tu, reprit Ermance en levant les yeux au ciel, je ne suis pas née pour être heureuse !

Et elle se détourna pour essuyer ses larmes.

En ce moment on entendit un grand bruit dans la cour. Deux postillons se faisaient faire place à coups de fouet par toutes les voitures qui remplissaient la cour, et ils conduisaient une calèche vers le perron.

— C’est lui ! s’écria madame de Cernan, c’est lui !

Et elle respira de manière à ne laisser aucun doute sur le supplice où l’attente de son neveu l’avait mise.

En effet, c’était M. de Lorency, accompagné de M. de Maizières, son intime ami, que madame de Cernan avait chargé d’aller à sa rencontre pour mieux s’assurer d’Adhémar. Tous deux avaient changé d’habits au dernier relai, et paraissaient dans la tenue la plus convenable. Après quelques mots d’excuses, trop bien motivées pour ne pas être accueillies, on fit placer Adhémar à côté d’Ermance, et le notaire commença la lecture, qui fut attentivement écoutée de tous, excepté des fiancés.

Quand on se leva pour signer, M. de Maizières s’approcha de son ami et dit :

— Ma foi, je ne te plains plus ; elle est ravissante !

À ces mots, Adhémar leva les yeux sur Ermance, qu’un embarras mêlé de dépit animait de couleurs vives et rendait éclatante ; il commençait à trouver que Ferdinand avait raison, lorsqu’on annonça la duchesse d’Alvano.

C’était la première fois que M. de Lorency se trouvait avec elle depuis qu’il savait la part qu’elle avait prise à son mariage ; de dix lettres écrites dans sa fureur, aucune n’était partie, l’orgueil mutuel les ayant tous deux condamnés au silence.

La parure élégante de la duchesse d’Alvano, sa démarche audacieuse et sa gaieté affectée auraient suffisamment rassuré Adhémar sur la constance de la belle Euphrasie, si sa modestie, ou plutôt son inexpérience ne l’avait abusé.

— Elle a trouvé ce moyen poli de me quitter, pensa-t-il, eh bien, prouvons-lui qu’elle a prévenu mes vœux, et que je suis heureux du bonheur qu’elle m’a choisi.

Alors il s’efforce d’adresser la parole à Ermance, lui fait des compliments distraits, des questions indifférentes, puis, voyant qu’elle l’écoute d’un air étonné, il s’éloigne sans qu’elle ait le temps de lui répondre.

— Il ne sait que me dire, pensa Ermance ; je ne suis pour lui qu’une petite pensionnaire ignorante de tous les usages, de tous les intérêts du grand monde ; il ne saurait y avoir aucune sympathie, aucune confiance entre nous. Mon cœur lui restera toujours inconnu, et, comme il m’accablera sans cesse de la supériorité de son rang et de son esprit, il me rendra complètement imbécile.

— À quoi rêvez-vous ainsi ? dit la duchesse d’Alvano en la voyant accablée sous le poids de ces réflexions pénibles, à la cérémonie de demain, sans doute ? Ah ! c’est un beau sujet de méditation ; mais, croyez-moi, le mieux est de ne pas s’y appesantir.

Puis, s’emparant du bras d’Ermance, elle ajouta :

— Venez voir la parure d’émeraudes que l’impératrice m’a chargée de joindre à votre corbeille ; je crois qu’elle sera de votre goût.

— L’impératrice, madame ! Ah ! que de bonté ! dit Ermance ? qui peut l’avoir fait penser à moi ?

— Mais, vous-même, reprit la duchesse. Rien de si simple ! elle a reçu autrefois un service de votre père ; elle sait que votre mariage est l’ouvrage de l’empereur, et elle ne veut pas y rester étrangère : c’est une première faveur qui vous en promet d’autres, si toutefois elle garde la… Ah ! ma chère, ajouta-t-elle en abandonnant sa phrase et en poursuivant sa pensée, l’ingratitude, l’ambition des hommes rendront toujours le bonheur des femmes impossible !

Ces derniers mots furent prononcés assez haut pour être entendus de M. de Lorency ; il tourna subitement la tête, et la vue de plusieurs personnes qui entouraient Ermance et la duchesse put seule l’empêcher d’y répondre ; mais il en témoigna son dépit par de vagues épigrammes, des généralités offensantes, que chacun interprétait à son gré. Madame d’Alvano voit sourire malignement quelques-uns de ses ennemis ; la rage qu’elle en éprouve lui rend toute sa présence d’esprit ; elle s’approche d’Adhémar, et dit d’un ton à la fois impérieux et léger :

— À propos, j’oubliais que l’impératrice m’a chargée aussi de vous dire quelque chose,

Par cette ruse, elle oblige Adhémar à la suivre près d’une fenêtre du salon, et là, dominant son émotion :

— Vous me devez quelques égards, dit-elle avec un air d’autorité ; il est inutile de mettre tout ce monde dans la confidence de votre procédé envers moi ; et j’exige que vous me parliez comme à l’ordinaire, quitte à nous haïr ensuite, si cela vous plaît.

— Ah ! jamais, jamais ! s’écria Adhémar, oubliant tout, excepté le bonheur de se croire encore aimé ; dites un mot, Euphrasie, et je brave tout pour vous prouver que vous seule…

— Silence ! reprit-elle, on nous écoute ; ce n’est pas le moment de nous expliquer. Il n’est plus possible d’arrêter les choses ; l’empereur a reçu votre parole ; ne songez qu’à la tenir, sinon, nous serions perdus tous deux.

— Oui, parlez-moi en votre nom, pour que j’obéisse, dit Adhémar d’une voix étouffée ; autrement… jamais…

— Eh bien, soit ; je le veux…

Et la duchesse se dispose à rejoindre Ermance ; mais Adhémar la retient.

— Ah ! pourquoi m’avoir fait mystère ?…

— Regrets inutiles !… Ne causons pas plus longtemps ; cela paraîtrait…

— Si du moins je pouvais vous voir un instant après être sorti d’ici.

— Impossible ; écrivez-moi un mot demain, avant d’aller à l’église.

— Un mot d’adieu ?… plutôt mourir !

— Non, un mot d’amitié.

— Je ne sais pas mentir.

— Eh bien, écrivez ce que vous voudrez, répondit la duchesse en s’éloignant avec une sorte d’impatience qui dissimulait mal sa joie ; puis elle vint prendre le bras de M. de Maizières, qui regardait un tableau de Gérard :

— Allez vers Adhémar, dit-elle à voix basse ; empêchez qu’on ne remarque ses continuelles distractions. En vérité, je ne sais où il a l’esprit ce soir.

— Et le cœur ? dit en souriant M. de Maizières. Il me semble que vous n’en êtes pas si inquiète.

— Grâce de vos malices, reprit la duchesse, charmée de voir qu’on reconnaissait encore son empire ; ce qui se passe ici est plus sérieux que vous ne pensez, et vous savez que l’empereur n’aime pas les mauvaises plaisanteries.

— Encore moins les bonnes, répliqua Ferdinand : aussi n’ai-je pas envie d’en faire sur sa matrimoniomanie impériale.

— Voilà comme vous les évitez ? Eh bien, cette prudence-là pourra bien vous envoyer, un de ces jours, sur les bords du lac de Genève.

— À Coppet ? dans cette prison des beaux-esprits, où tout ce qui ne fait ni prose ni vers, est obligé d’en réciter en plein théâtre, pour l’amusement d’un parterre suisse ?… J’y mourrais avant huit jours d’exil, moi qui ai l’horreur de tout ce qui écrit ; mais sice malheur m’arrivait, madame, avec votre crédit, ne pourriez-vous pas faire commuer ma peine en celle des galères ? J’en serais d’une reconnaissance…

— Vraiment, reprit la duchesse, ne seriez-vous pas bien à plaindre entre la plus spirituelle et la plus jolie femme de France ?

— Peut-être ; celle-ci, malgré tout ce qu’elle a d’enchanteur, aurait bien de la peine à me faire supporter l’autre : cependant une femme jeune et belle affrontant la colère qui fait trembler l’Europe, et cela pour partager l’exil d’une amie, c’est fort séduisant, et je crois que je me résignerais.

— Vous ? ne vous en flattez pas, je vous connais : s’il vous fallait renoncer au plaisir d’aller tous les soirs à l’Opéra, d’aller ensuite faire votre cour au ministre des relations extérieures, et de là souper chez madame Audebert, vous seriez le plus malheureux des hommes. Où médiriez-vous aussi bien qu’à Paris ?

— Ah ! je pense qu’on trouve de grandes ressources partout en ce genre ; mais vous avez raison, il faut rester ici, on juge mieux des coups, et puis le courroux du petit homme est implacable. C’est ce que je disais ce matin à Adhémar.

— Encore ! Taisez-vous donc, et pensez à ce que je vous ai dit.

— Oui, je vais surveiller Adhémar, et surtout l’empêcher de trouver sa femme trop jolie, n’est-ce pas ? ajouta M. de Maizières avec un sourire malin qui lui valut un regard menaçant d’Euphrasie.

Quelques minutes après cet entretien, la duchesse d’Alvano vit M. de Lorency quitter son ami pour se rapprocher du groupe de femmes où elle se trouvait ; mais madame de Cernan, qui ne perdait pas de vue son neveu, avait remarqué le changement qui s’était opéré en lui au premier mot que lui avait dit madame d’Alvano, et redoutant l’effet d’une explication entre eux, elle le prêcha sur la nécessité de rompre tous rapports intimes avec la femme qui s’était ainsi compromise pour et contre lui.

— Ces rapports sont connus de tout le monde, ajouta-t-elle ; il faut que votre conduite apprenne à tout le monde qu’ils ont cessé ; autrement, M. Brenneval s’en offenserait, et trouverait bien quelque moyen de vous en punir. Il est encore jeune : si vous lui donniez de l’humeur, il serait capable de se remarier ; prenez-y garde,

Adhémar, encore ému de ce qui venait de se passer entre Euphrasie et lui, approuva tout ce que dit sa tante, sans s’apercevoir qu’elle exigeait le sacrifice du sentiment et des projets qui occupaient seuls son esprit.

On se sépara de bonne heure, la réunion se composant de gens pour la plupart étrangers les uns aux autres, différents d’opinions et d’habitudes. Cependant M. Brenneval avait eu soin de n’inviter en parents ou amis, de son côté, que ceux dont la fortune et l’éducation pouvaient être en rapport avec la noble famille de Lorency. Mais la peur du dédain, d’une part, la crainte d’une familiarité bourgeoise, de l’autre, maintenait chacun dans une froideur respective qui rendait la conversation difficile, en dépit des frais que M. Maizières faisait pour amuser les alliés. Aussi, perdant courage, il dit à Adhémar, lorsqu’ils se retirèrent ensemble :

— Ton empereur aura beau faire, mon ami, les ruinés et les parvenus ne s’aimeront jamais.