Calmann Lévy, éditeur (p. 18-23).


V


Il était impossible de ne pas remarquer la tristesse qui accompagna les remercîments adressés par Adhémar à l’empereur ; mais celui-ci ne s’en étonna point :

— Ils sont tous comme cela, dit-il, en montrant M. de Lorency au maréchal B…, désespérés du bonheur qu’on leur assure en dépit de leurs préjugés.

Adhémar, blessé de la réflexion, aurait voulu y répondre ; mais, fort heureusement pour lui, l’empereur s’éloigna. Le général Donavel quitta pour un instant le groupe des grands-officiers qui le suivaient à la chapelle, et vint dire à son aide decamp :

— Prenez courage, tout va pour le mieux : votre tante est sur la liste des dames du palais ; j’ai le commandement que je désire ; et nous ferons, j’espère, bonne contenance en Espagne. L’empereur sait que vous faites un sacrifice en lui obéissant. Croyez qu’il vous en tiendra compte, pourvu que vous ne cherchiez pas à le lui rappeler.

— Allons, dit Adhémar avec cette sorte de résignation militaire qui ne permet pas au regret de répliquer, marchons au mariage ; c’est un combat comme un autre, où le plus calme est souvent le moins malheureux.

En arrivant avec sa tante chez M. Brenneval, tout lui prouva qu’ils étaient attendus ; plusieurs domestiques vêtus à l’anglaise gardaient l’antichambre ; un valet de chambre, de la meilleure tournure, les précéda, et, après leur avoir fait traverser deux riches salons, les annonça, en ouvrant la porte d’une élégante bibliothèque où M. Brenneval s’entretenait avec le vieux baron de Montvilliers. Après les saluts, la présentation d’usage :

— Ah ! s’écria madame de Cernan en donnant la main au baron, que je suis heureuse de vous revoir ; mais qu’êtes-vous donc devenu depuis le temps où j’avais le plaisir de vous rencontrer chez ma mère ?

— J’ai vécu dans la retraite, madame. Après la mort de M. de Malesherbes, de mon digne ami, je ne me suis plus senti la force de vivre parmi ses bourreaux ; je m e suis retiré dans le château qu’ils ont bien voulu ne brûler qu’à moitié ; et sans le désir d’assister au mariage de ma petite-nièce, je vous avoue que je n’en serais pas sorti.

— Quoi, vous êtes parent de M. Brenneval, reprit madame de Cernan avec la surprise la plus humiliante pour tous deux ; et comment cela ?

— Sa femme était la fille de ma sœur, répliqua M. de Montvilliers d’un ton à prouver qu’il n’était pas honteux de cette alliance, et c’est à lui que j’ai dû d’échapper à l’échafaud, car il m’a fait sortir de prison et m’a donné asile au plus fort de la Terreur.

— Ah ! je conçois mieux qu’une autre, dit la comtesse, ce qu’un pareil service mérite de reconnaissance !

Il y avait dans cette réflexion une naïveté d’insolence qui indigna M. de Lorency : la crainte d’en paraître complice lui fit prendre la parole ; il vanta plusieurs tableaux qui décoraient la bibliothèque, loua le bon goût qui présidait à l’arrangement de la maison, parla des améliorations survenues dans nos mœurs depuis la Révolution, et d’une foule d’autres choses qui ne signifiaient rien, si ce n’est une politesse bienveillante dont M. de Montvilliers et son neveu furent charmés. Cependant chacun était préoccupé d’une arrière-pensée qui gênait la conversation. M. Brenneval s’en aperçut, sonna un valet de chambre, lui dit quelques mots à l’oreille, et, peu de moments après, mademoiselle Brenneval entra la tête baissée, les yeux rouges, affublée d’un fichu montant hérissé de garnitures brodées, enfin singulièrement enlaidie par tout l’attirail d’une parure faite de mauvaise humeur, et dont on ne se promet aucun profit d’amour-propre. Son père la présenta à madame de Cernan avec les phrases obligées, auxquelles celle-ci répondit par les flatteries les plus embarrassantes pour la future, et des félicitations sans bornes pour l’heureux Adhémar et sa famille. Curieux de savoir jusqu’à quel point sa tante pouvait exagérer les agréments d’une personne qu’elle avait intérêt à louer, Adhémar se décida à lever les yeux sur Ermance. La régularité de ses traits, l’éclat de son teint, la couleur de ses cheveux, il rendit justice à tout ce qui expliquait la réputation de beauté de mademoiselle Brenneval, mais il s’avoua qu’une figure beaucoup moins belle, animée d’un regard, d’un sourire gracieux, lui semblerait bien préférable, tant il est vrai que le désir de plaire est le plus grand attrait d’une femme.

Tout le temps que dura la visite, Ermance garda le silence ; son maintien et sa physionomie, moins discrets, ne laissèrent aucun doute à M. de Lorency sur ce qu’elle éprouvait de pénible à se soumettre au mariage ordonné par son père ; de retour chez sa tante, il en fit la remarque, mais madame de Cernan s’efforça de lui prouver qu’il s’était mépris sur l’embarras de mademoiselle Brenneval. Nous sommes toutes comme cela, ajouta-t-elle ; nous avons si peur de montrer notre amour pour le mariage que nous faisons mine de dédaigner le mari ; mais vous n’êtes pas de ceux qu’on traite mal longtemps, et je ne lui donne pas quinze jours de mariage pour être folle de vous.

— Dieu me garde d’un tel succès, dit Adhémar, ce serait bien pis que ma disgrâce ! mais je n’ai pas à le craindre, il est clair que je lui plais fort peu. Tant mieux, elle ne se plaindra pas de ma froideur ; je lui laisserai tout son argent, elle me laissera ma liberté, et nous jouirons d’un bonheur négatif assez rare en ménage.

À ces mots, Adhémar prit congé de sa tante, en la chargeant de tous les soins relatifs à son prochain mariage : de là il se rendit chez son général, où l’attendaient les ordres qu’il devait porter au maréchal commandant l’armée d’Espagne. Quelques heures après il se mit en route.

Pendant cette courte absence, madame de Cernan invita plusieurs fois M. Brenneval et sa fille à dîner, désirant la lier avec les hautes et puissantes dames qui dominaient sa société ; mais la fierté d’Ermance ne s’arrangeait point de leurs airs protecteurs, et répondait mal à leurs questions de princesses.

— Savez-vous qu’elle a très-bonne façon ? disait l’une à son amie.

— Cela n’est pas étonnant, répondait l’autre ; elle a été élevée chez l’ancienne femme de chambre de la reine.

— Si c’est ainsi, elle doit savoir jouer la comédie. Quel rôle faisiez-vous, mademoiselle, dans la dernière représentation d’Esther ?

— Je chantais dans les chœurs, madame.

— Elle devait être charmante coiffée à la juive ; et Bonaparte vous a-t-il fait des compliments après la représentation ? On dit que vous étiez toutes parées des diamants de la couronne. Pauvre reine ! qui aurait jamais prédit que ses pierreries serviraient à parer les élèves de sa femme de chambre ?

— Je ne portais point de bijoux, madame, et jamais l’empereur ne m’a parlé.

— Au fait, vous étiez bien jeune lors de ces parodies de la cour de Louis XIV, et depuis que la pension est dans le château du grand Condé on ne s’y amuse plus. Vous deviez être une des favorites de la maîtresse, si jolie et si riche ?

— Je l’aimais beaucoup, madame.

— C’est dommage que tous les trônes soient pris, elle lui en aurait donné un, dit en riant une troisième, et la conversation se maintint longtemps sur ce ton. Mais Ermance, n’en voulant pas entendre davantage, se leva pour aller rejoindre madame de Cernan à l’autre côté du salon. Alors, plusieurs hommes qui causaient près d’une fenêtre admirèrent tout haut sa taille et l’élégance de sa démarche. Il semblait que chacun d’eux cherchât une raison, ou une excuse, pour admettre une semblable bourgeoise dans un cercle où se trouvait l’élite de la vieille noblesse ; et tout, jusqu’à leurs éloges, avait quelque chose d’humiliant pour Ermance. Cette épreuve du monde où elle allait vivre (car ce salon était en partie rempli par les parents de M. de Lorency) redoubla sa tristesse.

— Je suis certaine, pensait-elle, que la famille d’Adrien m’aurait mieux traitée, quoique tenant aussi à la même caste ; mais son père est préfet, il a, dit-on, marqué dans la Révolution, il ne m’aurait pas reproché la fortune que mon père y a gagnée !

Et ce regret en amenait beaucoup d’autres, qui achevaient de la désoler. Effrayée par les présages qui naissaient de ces tristes réflexions, Ermance se décida à les confier à la duchesse d’Alvano. Elle espérait trouver dans son expérience les moyens de surmonter la passion qu’elle croyait avoir pour Adrien de Kerville, et un instinct féminin lui donnait l’assurance que les conseils de la belle Euphrasie la délivreraient de tous les scrupules qui gênaient sa conscience.

La première impression de la duchesse d’Alvano, en recevant cette confidence, fut une joie infernale qu’elle eut beaucoup de peine à dissimuler, sous des airs de pitié pour Ermance. D’abord, elle eut l’idée de se servir de cet aveu imprudent pour rompre le mariage qui la désespérait ; mais réfléchissant ensuite à la colère qu’en ressentirait l’empereur, à la disgrâce où tomberait Adhémar, à celle qui pourrait s’en suivre pour elle-même, elle n’hésita pas à reprocher à mademoiselle Brenneval de ne lui avoir pas fait connaître plus tôt l’état de son cœur, les choses étant trop avancées pour rompre.

— Vous ignorez, ma chère enfant, dit-elle, toute l’importance d’un mariage… dont l’empereur se mêle ?

— Et c’est parce que j’en comprends les devoirs, répondit Ermance en pleurant, que je tremble de me lier par serment à un autre qu’à celui…

— Ceci importe peu, interrompit la duchesse ; votre père vous marie pour l’intérêt de ses affaires ; Adhémar vous épouse pour remettre les siennes ; l’empereur veut ce mariage pour consolider son système. Vous n’êtes pas tenue à de grands égards pour tous ces calculs personnels, et le monde sera juste envers vous. Ce n’est point votre avenir qui m’effraie ; mais j’ai beau chercher, je ne vois aucun moyen de vous soustraire au malheur présent. Résignez-vous donc, ma chère, en pensant que la plupart des femmes que vous rencontrez dans le monde ont commencé par s’immoler comme vous aux convenances avant de vivre pour leur cœur. Ah ! mon Dieu ! les hommes ne sont pas plus exempts que nous de ces sortes de sacrifices, et je parierais que M. de Lorency quitte peut-être pour vous…

— Une femme qu’il adore ! s’écria Ermance ; ah ! que je le voudrais !

— Quoi ! vous ne seriez pas jalouse de le voir vous préférer ?…

— Pourquoi en serais-je offensée ? n’ai-je pas moi-même l’âme préoccupée d’un autre sentiment, et ne serais-je pas bien aise qu’il me donnât le temps d’oublier Adrien ?…

— En effet, reprit madame d’Alvano en cachant un sourire, vous pouvez établir entre vous une amitié tolérante comme on en voit beaucoup, et vous aurez alors tous les profits du mariage sans en subir les inconvénients. Mais, ma chère petite, gardez bien le secret que vous venez de me confier ; il est essentiel à votre repos qu’Adhémar ne puisse le soupçonner.

— Il me punirait sans doute cruellement ! dit Ermance avec l’accent de la terreur.

— Hélas !… répliqua Euphrasie.

Et elle n’ose poursuivre, car ce n’est pas la punition d’Ermance qu’elle redoute, mais bien la sienne ; elle pressent tout ce que tenterait Adhémar pour enlever le cœur de sa femme à un rival, elle sait que l’idée d’être méconnu, dédaigné d’Ermance, l’éloigne seule d’elle ; et tous les soins de la duchesse se bornent à la maintenir dans sa froideur et sa malveillance pour Adhémar. Ce calcul ne se présentait pas à son esprit dans toute son infamie : son cœur, plus faible que méchant, l’eût repoussé ; mais elle croyait céder à une passion délirante, et il est convenu qu’en morale amoureuse tous les moyens sont bons pour conserver celui sans lequel on ne peut vivre.