Calmann Lévy, éditeur (p. 13-17).


IV


Le général Donavel ne quitta M. de Lorency qu’après lui avoir fait promettre de l’accompagner le lendemain matin chez l’empereur, pour le remercier de son nouveau grade ; en vain Adhémar chercha-t-il à se dispenser d’accomplir ce devoir, un jour où tout le monde était réuni pour faire sa cour et quêter un mot au sortir de la messe ; en vain prétendit-il qu’étant en grand deuil on l’excuserait de retarder ses remercîments d’un jour, son général lui affirma que nulle considération de ce genre ne serait admise, et que puisqu’il était décidé à se résigner aux faveurs dont on voulait le combler, il fallait s’immoler de bonne grâce.

Malgré tout ce qui l’engageait d’une manière irrévocable, Adhémar conservait encore l’espérance qu’un obstacle quelconque s’opposerait à l’accomplissement du mariage pour lequel il éprouvait une si extrême répugnance. Il ne concevait pas comment sa tante, madame de Cernan, pouvait accorder une semblable union avec ses idées d’aristocratie et son profond dédain pour ce qu’elle appelait les bourgeoises dorées et les manants titrés de la cour de Bonaparte. Il pensa que le général Donavel s’était abusé sur ce qu’elle lui avait dit à propos de mademoiselle Brenneval, et que la politesse de madame de Cernan ne lui permettant pas de montrer au général son mépris pour les gens qui n’étaient rien avant la Révolution, elle se réservait de faire à son neveu seul toutes ses observations sur cette mésalliance.

Rempli de cette idée et de l’espérance que l’esprit ingénieux de madame de Cernan lui fournirait un moyen d’éluder ou d’éloigner le mariage qu’il redoutait, il se rendit chez elle.

En entrant dans la vaste cour de l’hôtel de Cernan, il reconnut les voitures de quelques-unes des amies de sa tante, toutes femmes que leurs maris, fidèles à l’ancien régime, maintenaient dans une opposition maligne contre toutes les actions de l’empereur, y compris ses victoires. C’étaient de continuelles épigrammes sur la parodie qui se jouait chaque dimanche matin aux Tuileries et au cercle du soir. On redisait comment les pétitions s’y présentaient sur la calotte du chapeau, et cent autres servilités d’usage qui composent le code de l’étiquette, et font le désespoir et la honte des courtisans qui les ignorent. Le retour de ces riens importants était particulièrement dû à MM. de S… et de Nar…, qui s’étaient créé, par ce moyen, une sorte de crédit, rival de celui qu’obtenaient les Berthier, Maret et Savary par d’immenses services. Il se passait peu de jours sans que l’empereur ne consultât son maître des cérémonies sur le cérémonial observé par l’ancienne cour, et sans qu’il se fît raconter par M. de N… les aventures galantes, les intrigues d’État, les décisions politiques qui résultaient souvent des petits soupers de Versailles. Mais, sans cesse préoccupé des destins de l’Europe, l’empereur perdait bientôt de vue ces intérêts frivoles ; on le voyait alors commettre des oublis d’étiquette aussitôt imités par ses compagnons de gloire. Ces fautes, parfois burlesques, devenaient un sujet de satire, et souvent de consolation pour cette partie de la noblesse française qu’un sentiment de fidélité et de convenance éloignait du palais impérial.

Au milieu de ce cercle ennemi, qui n’avait point pardonné à un descendant des Lorency de servir sous un Bonaparte, Adhémar se sentit plus de force pour résister au pouvoir ; sa disgrâce lui rendait naturellement la bienveillance de tous ces mécontents, et il était décidé à la braver quand madame de Cernan lui dit à voix basse :

— Vous avez à me parler ? attendez ; nous serons bientôt seuls, et nous causerons à loisir sur le sujet qui vous amène.

En effet, maniant à son gré la conversation, madame de Cernan la rendit si languissante que chacun regarda la pendule, s’aperçut que l’heure du dîner s’approchait, et prit congé de la comtesse, en se donnant rendez-vous, le soir, chez la duchesse de L…

— Puisque vous connaissez l’embarras où je me trouve, dit Adhémar à sa tante, qui venait de reconduire la princesse de P…, donnez-moi un moyen d’en sortir sans attirer la foudre sur moi et toute notre famille.

— Mais le parti que vous avez pris, il y a déjà quatre ans, ne vous en laisse qu’un seul, mon cher Adhémar ; en acceptant du service sous le régne de l’usurpateur, vous vous condamniez d’avance à subir tout ce qui lui plairait de vous infliger. Vous avez le plus beau nom de France ; il lui plaît d’y accoler celui d’un fournisseur, il faut bien le satisfaire : c’est la conséquence d’une première soumission. Soldat du caporal, respectez sa consigne !

— Et c’est parce que je suis le plus soumis, je dis mieux, le plus zélé de ses soldats, que je me crois le droit de lui résister comme simple particulier, répondit Adhémar d’un ton résolu. Je pressents que ce mariage va me brouiller pour jamais avec ma famille, avec vous, et je ne me sens pas le courage d’être riche à ce prix.

En parlant ainsi, Adhémar croyait flatter l’opinion de sa tante ; il fut bien surpris de l’entendre prêcher la résignation, pourvu toutefois que sa condescendance fût récompensée par quelques faveurs pour sa famille.

— Et quelles faveurs puis-je réclamer, dit Adhémar, pour des gens qui mettraient leur gloire à les refuser ?

— Oh ! les temps sont bien changés ! reprit madame de Cernan. Si cet homme parvient, comme tout l’annonce, à devenir le gendre d’un empereur d’Autriche, ses enfants seront descendants des Césars, et cette grande adoption lui rattachera tout ce qui tenait à Marie-Antoinette. C’est la nièce de notre reine qui occuperait le trône, et qui de nous ne serait fier de la servir ?

— Quoi ! vous accepteriez une place à la cour de celui que vous appelez l’usurpateur ? vous seriez dame du palais ?

— Pourquoi pas ? Mesdames de Mon…, de Mor…, de B… le sont bien ! Je les ai blâmées, il est vrai, de s’être trop pressées de mêler leurs noms à ceux de tant de bourgeoises de qualité. Mais depuis qu’on devient plus difficile, et que l’honneur de s’allier à la plus grande famille d’Europe va rendre le maître moins accessible à tous les parvenus, une femme comme il faut n’est plus déplacée à sa cour ; s’il est vrai, comme le prétend M. de T…, qu’on ait pensé à moi pour la composition de la maison de la nouvelle impératrice, je me déciderai peut-être à suivre l’exemple de madame de M…, et j’accepterai ou non la place, selon que les événements la rendront convenable.

Ce qui veut dire qu’elle l’a déjà demandée, pensa M. de Lorency ; et, loin d’attendre quelque secours de ce côté, il devina que son mariage était la condition de la nomination de sa tante ; tout ce qu’elle ajouta pour l’engager à profiter du crédit que ce mariage allait lui donner auprès de l’empereur confirma les soupçons d’Adhémar. Un retour si extraordinaire dans une femme dont l’animosité contre la cour moderne était presque un état dans le monde, enlevait à M. de Lorency le seul appui qui dût le soutenir dans sa résistance ; il en fut frappé comme d’une preuve de plus de la fascination qu’exerçait l’empereur sur ses plus fiers ennemis, et il perdit toute idée de s’opposer à la volonté d’un homme qui triomphait si facilement de celle de tout le monde.

— Puisque vous approuvez ce mariage, puisque vous aussi me conseillez ce sacrifice, dit en soupirant Adhémar, partagez-en le mérite, et chargez-vous des soins fastidieux qu’entraîne cette cérémonie. Je vous remettrai tout ce que je possède pour être employé à la corbeille de mademoiselle Brenneval. Son père montera la maison de sa fille ainsi qu’il lui conviendra, il fixera son revenu : quant à moi, le mien me suffit, je ne veux entendre parler d’aucune donation, et prétends garder au moins mon indépendance morale.

— Tout cela est aussi beau qu’absurde, interrompit madame de Cernan ; mais vous reviendrez de ces idées romanesques, deux cent mille livres de rentes en ont converti de plus philosophes. Vous désirez que je me charge de tous les ennuis de noce, je le ferai pour vous obliger, et dans l’espoir aussi qu’on m’en saura quelque gré, car on ne doit pas s’attendre à tant de bonne grâce de la part d’une famille comme la vôtre envers celle d’un Brenneval… et je m’en fie à vous pour la faire remarquer. Il est bien juste…

— Ne vous attendez à rien de ma part, interrompit Adhémar importuné par l’expression d’un égoïsme si tenace, j’ai promis à mon général de me charger d’une mission qui m’oblige à quinze jours d’absence ; ils suffiront, j’espère, à tout disposer pour la cérémonie, et je reviendrai juste à temps pour la signature du contrat.

— Encore faut-il que vous soyez présenté à votre future !

— Vous croyez que cela est indispensable ?

— Sans doute : ce serait blesser toutes les convenances que d’en agir autrement.

— Eh bien, si vous le voulez, demain, au sortir du château, après avoir prononcé le oui fatal, car celui qu’on dit à l’empereur n’est pas moins irrévocable que l’autre, je viendrai vous prendre pour vous conduire chez M. Brenneval ; vous me présenterez, vous parlerez en mon nom, vous direz, vous promettrez tout ce qui vous plaira, j’approuverai tout, et je partirai ensuite pour Valladolid.

— Soit, répondit madame de Cernan, cela fera bon effet ; mais je vous engage, si vous en trouvez l’occasion dans votre entretien avec l’empereur, à glisser quelques mots sur cette démarche de ma part. Il est homme à l’apprécier.