Calmann Lévy, éditeur (p. 112-118).


XIX


On était au commencement de novembre 1809 ; l’empereur venait d’arriver à Fontainebleau. La cour avait reçu l’ordre d’aller l’y rejoindre ; on y préparait des l’êtes en attendant celles que Paris devait donner pour célébrer nos nouvelles victoires. Les listes d’invitations étaient faites ; et l’honneur d’être admises aux cercles, aux spectacles, enfin d’être, comme on le disait autrefois, du voyage de Fontainebleau, était brigué par toutes les femmes présentées. Madame de Lorency, absente depuis plusieurs mois, se croyait tout à fait oubliée par le grand maréchal du palais, lorsqu’elle reçut une lettre de lui accompagnée de billets d’invitation pour les fêtes qui seraient données pendant le séjour de la cour à Fontainebleau. Dans sa résolution de fuir le monde, madame de Lorency répondit d’abord que sa santé ne lui permettait pas de profiter de l’honneur que LL. MM. voulaient bien lui faire ; mais, au moment de remettre sa réponse au courrier, elle voulut avant aller consulter son oncle, et fut très-étonnée de le trouver causant avec madame de Cernan et M. de Maizières ; tous deux venaient d’arriver de Paris sur une invitation du président.

— Je te ménageais cette jolie surprise, dit-il en voyant entrer Ermance ; car c’est demain notre fête : saint Charles est aussi ton patron, n’est-ce pas ? et j’avais engagé nos amis et ceux de mon aimable neveu à braver les brouillards d’automne pour t’apporter un bouquet.

— Voici le mien, dit M. de Maizières en offrant à madame de Lorency les plus jolies fleurs que Natier eût encore faites.

— Pour moi, je suis sûre de voir le mien encore mieux accueilli que le vôtre, dit madame de Cernan en passant au col d’Ermance une petite chaîne de cheveux à laquelle pendait une cassolette d’or émaillée ; car, ajouta-t-elle, cette chaîne m’a été donnée par la mère d’Adhémar lorsqu’elle fut obligée de faire couper les beaux cheveux de son fils pour l’envoyer au collége. Ce fut un vrai désespoir pour nous ; mais non pour Adhémar, qui laissait en courant à chaque buisson quelques mèches blondes ; enfin, pour nous consoler de ne plus lui voir sa belle chevelure, ma sœur en fit natter deux chaînes, et me donna celle-ci.

— Combien je vous remercie ! dit Ermance en embrassant madame de Cernan avec une vive émotion ; ce don m’est doublement précieux, il ne me quittera jamais.

— Allons, voilà mon bouquet détrôné, reprit en riant M. de Maizières ; mais il s’en vengera un jour de bal.

— À propos de bal, dit madame de Cernan, n’avez-vous pas reçu des billets pour ceux de la cour ?

— Si, madame ; et je venais dire à mon oncle qu’étant un peu souffrante, j’allais m’excuser de ne pouvoir m’y rendre.

— C’est impossible, ma chère ; vous n’êtes pas assez malade pour vous dispenser d’un semblable devoir. Songez donc que c’est l’empereur lui-même qui vous a fait inscrire sur la liste, et qu’il déteste qu’on ne paraisse pas fort honoré et fort empressé de se rendre à ses ordres ; car des invitations royales ne sont jamais autre chose, croyez-moi. À moins d’être mourante, vous ne pouvez vous y soustraire ; sinon l’empereur supposera que c’est dédain de la part des Lorency, et votre mari en portera la peine.

— Quoi ! vous supposez qu’il s’apercevrait de mon absence au milieu d’un cercle si brillant ?

— Ah ! je n’en doute pas, dit M. de Maizières, et c’est toute galanterie à part, car vous seriez aussi laide que vous êtes jolie qu’il verrait bien que votre nom lui manque.

— Eh ! qu’a-t-il besoin de quelques anciens noms ? n’a-t-il pas formé sa cour de presque tous les souverains de l’Europe ? dit madame de Lorency.

— Raison de plus pour vouloir les mettre en bonne compagnie, reprit Ferdinand.

— Au reste, il ne s’agit pas de décider s’il a tort ou non, répliqua madame de Cernan ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’il est en ce moment d’une humour exécrable et qu’il ne faut pas la braver : on croit que son désappointement en arrivant à Fontainebleau en est cause ; il s’était annoncé pour le 27, mais il a une manière de voyager tellement rapide qu’il était le 26, à dix heures du matin, à la grille du château, où se trouvaient seulement pour le recevoir Duroc et le concierge. Vous jugez de son humeur, lui qui s’attendait à une réception digne d’un conquérant qui ramène la paix ; il se retourne pour voir sur qui il peut faire tomber sa colère et il n’aperçoit que son pauvre courrier qui venait de faire cent lieues de suite et s’apprêtait à descendre de cheval. « Tu te reposeras demain, lui a-t-il dit ; cours à Saint-Cloud, tu annonceras mon arrivée, » et le malheureux courrier s’est remis à galopper de plus belle. Malgré toute la diligence possible, l’impératrice n’a pu arriver qu’à la nuit. L’empereur, qui avait été au-devant de plusieurs voitures, croyant que c’était celle de Joséphine, n’a pas voulu se déranger lorsqu’on est venu l’avertir qu’elle arrivait, et il lui a fait un accueil glacial. La pauvre femme en a pleuré deux jours de suite ; on dit que la brouille ne s’est pas prolongée au delà, mais il en est resté un fond d’aigreur et de mécontentement qui se porte sur tout le monde. Les mieux instruits d’ordinaire affirment que des mots de divorce ont déjà été prononcés, et que l’hiver prochain verra accomplir ce grand œuvre. Vous voyez bien, ma chère amie, que ce n’est pas le moment d’indisposer le maître contre soi, surtout pour une démarche si facile à faire.

Ermance, le regard attaché sur son oncle, l’interrogeait sur ce qu’elle devait répondre.

— Si l’on doit mal interpréter ton refus, dit le président, je suis d’avis que tu accompagnes madame de Cernan à Fontainebleau, mais je ne puis te confier qu’à ses soins dans l’état où tu es. Songe que la moindre imprudence…

— Ah ! fiez-vous à moi pour la ramener bien portante ; c’est un préjugé de croire qu’un peu de fatigue soit à craindre pour une femme grosse, cela donne de la force ; je serais vraiment bien malheureuse s’il lui arrivait le plus petit accident. Adhémar me tuerait, j’en suis certaine.

Ici le front d’Ermance se couvrit de rougeur.

— Puisque le grand juge a décidé, poursuivit la comtesse, vous consentez à ce que je vous emmène ; alors il faut envoyer mademoiselle Augustine à Paris, pour dire à Leroy de vous faire un manteau des plus élégants, car c’est la plus gracieuse flatterie à faire à l’empereur.

— Comment, il s’inquiète aussi de vos robes ? dit M. de Montvilliers.

— Vraiment il est la terreur des femmes qui ne peuvent en acheter souvent ? « Vous n’avez donc que celles-là ? » demande-t-il, et Dieu sait dans qu’elle confusion ce peu de mots les jette !

— Je croyais qu’il prêchait l’économie, dit Ferdinand.

— À sa femme, oui, qui n’en tient pas compte, mais non pas aux autres : il prétend qu’il donne assez d’argent aux maris pour qu’ils en mettent aux robes de leurs femmes.

— S’il tient à la parure, l’impératrice sert parfaitement son goût, car elle est toujours habillée avec autant de richesse que d’élégance.

— Sans doute, reprit la comtesse, mais il voudrait que cela lui coûtât moins cher. On sait partout que rien n’est plus ruineux que la parure d’une femme qui commence à vieillir. Celle-là est si préoccupée de la sienne, que la condamner à mort ou au négligé ce serait la même chose ; mais on ne saurait plaisanter, même innocemment sur elle aujourd’hui, car elle fait pitié, et puis elle est si bonne ! si aimable !

— Ce qui me parait le plus douloureux dans sa situation, dit Ermance, c’est l’obligation de sourire toute la journée à des princes étrangers, à des ambassadeurs, à des courtisans qui n’en pénètrent pas moins son secret. En vérité, les philosophes n’en ont pas encore assez écrit sur les tourments des grandeurs. Voyez cette cour si belle, où des souverains accourent de toutes parts pour rendre hommage à leur vainqueur ! C’est le séjour de la crainte et du désespoir. L’empereur est, j’en suis sûre, plus malheureux de son divorce qu’on ne le croit. Il aime sa femme ; elle a vu naitre sa gloire, elle connaît ses défauts et sait les supporter sans murmurer ; enfin, en la répudiant, il brave deux sentiments impérieux : l’habitude et la superstition. La pauvre impératrice pleure jour et nuit la perte d’un trône qu’elle n’avait point désiré. Sa fille, plus à plaindre encore, souffre doublement de l’humiliation de sa mère, car elle est la conséquence d’un plus grand malheur, de la mort de cet enfant charmant que l’empereur avait adopté. Ah ! quand on voit tant de peines empoisonner de si brillantes existences, cela donne quelque résignation à subir la sienne !

— Surtout quand elle fait envie à tant de monde, dit M. de Maizières ; mais, pour vous sortir de ce cette sombre philosophie, je vous dirai que Paris est divisé maintenant en plusieurs partis fort dangereux pour l’État : celui des voltairiens et celui des disciples de Geoffroi, les amateurs de la musique de Spontini et les fidèles au culte du célèbre Gluck et de ses imitateurs ; je vous assure qu’ils se disputent entre eux avec autant d’acharnement que s’il s’agissait du sort d’un royaume. Il est vrai que les opinions politiques ne sont jamais étrangères à ces sortes de querelles ! tous ceux qui veulent plaire au maître déclament, avec Geoffroi, contre les idées d’indépendance politiques et dramatiques de Voltaire, et préfèrent à tout la musique italienne. Les opposants prêchent la révolte contre toute vieille puissance ; ils veulent du drame allemand et de la musique française. Les ballets seuls parviennent à les mettre d’accord : là plus d’avis différents sur mademoiselle Clotilde et mademoiselle Bigotini, ce qui prouve le véritable génie de la nation. J’avais bien aussi à vous compter quelques petites histoires scandaleuses sur la maison impériale et les coulisses de l’Opéra, sur les soupers de Vienne et les matinées de Neuilly ; mais je ne veux pas me faire ici la réputation d’un chroniqueur médisant.

Au mot de souper de Vienne, madame de Cernan avait fait signe à M. de Maizières pour l’empêcher d’en dire d’avantage, et ce signe maladroit venait de porter l’attention d’Ermance sur ce point. Mais elle pria vainement Ferdinand de leur raconter ce qu’il savait des aventures de nos galants officiers à Vienne.

— Cela est trop vieux, répondit-il, on n’y pense plus. On croit seulement qu’au retour de ces messieurs il y aura de grandes révolutions dans les petits arrangements particuliers. La guerre a cela de dangereux, qu’en se portant d’un côté on laisse l’autre à découvert, et il y a presque toujours là quelque ennemi qui s’en empare, sans compter que le retour du maître est toujours suivi de plusieurs exécutions. D’abord il envoie au feu tous les galants de ses sœurs, et, comme on se bat toujours pour lui dans quelque coin de l’Europe, il a toujours un moyen de s’en débarrasser. L’Espagne en a enfoui plus d’un. Mais, à propos d’Espagne, dites-moi pourquoi Adhémar s’obstine à y aller ?

— Comment, il ne revient pas ici avec son général ? demanda M. de Montvilliers.

— Cela devrait être, répondit Ferdinand, et le maréchal M… disait l’autre jour devant moi qu’Adhémar avait été désigné parmi ceux qui ont un congé pour assister aux fêtes qui vont avoir lieu ; mais que, sur une lettre de lui par laquelle il demande à faire partie des régiments qu’on envoie en Espagne, on venait de lui expédier l’ordre de se rendre à Valladolid, pour rejoindre le corps d’armée du maréchal Suchet.

— En êtes-vous bien sûr ? dit madame de Cernan, en voyant pâlir Ermance.

— J’espérais apprendre ici que c’était un faux bruit, répondit Ferdinand.

— Il y a quelque temps que ma nièce n’a reçu des nouvelles de son mari, s’empressa de dire M. de Montvilliers en venant au secours de l’embarras d’Ermance, ce qui nous faisait supposer qu’il arriverait incessamment.

— S’il ne vous a point fait part de son désir d’aller en Espagne, c’est qu’on nous a trompés. Trop d’intérêts l’attirent ici pour imaginer qu’il s’en éloigne volontairement, ajouta M. de Maizières en regardant Ermance.

Mais elle était trop persuadée de la vérité de cette nouvelle pour paraître en douter. La conduite d’Adhémar ne pouvait l’étonner. Ne l’avait-elle pas autorisée en gardant avec lui un silence offensant ? n’avait-elle pas provoqué, par sa froideur et ses larmes, l’éloignement qui la désespérait ? Ah ! l’on ne connaît bien toute l’étendue d’un malheur que lorsqu’on s’en accuse !