Calmann Lévy, éditeur (p. 5-8).


II


Deux jours après la visite de la duchesse d’Alvano, celle de M. Brenneval, qui resta plus d’une heure avec madame Campan sans faire demander Ermance, confirma les soupçons de Caroline.

— Tu peux nous faire tes adieux, dit-elle, je parie que nous ne te verrons plus revenir ici que pour montrer tes parures de noces.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Ermance dans un trouble extrême, tu me fais peur !

— Pourquoi trembler ainsi ? reprit Caroline en s’approchant d’Ermance, pour n’être entendue que d’elle ; va, crois-moi, quelle qu’en soit la cause, c’est toujours un grand bonheur que de sortir de pension, et je t’engage à ne pas résister aux désirs de ton père, s’il te propose un mari qui ne soit pas trop désagréable.

— Mais Adrien ! dit tout bas Ermance.

— Adrien n’est que simple capitaine, et l’on prétend qu’il dépense dix fois plus que son revenu ne le lui permet ; il a déjà dissipé toute la succession de son vieil oncle, il en ferait peut-être de même de ta fortune ; et je t’en préviens, ma chère, à cette cour-ci, lorsqu’on n’a pas un grand nom, qu’on ne tient point par ses parents à l’armée ou au faubourg Saint-Germain, il faut être riche, sinon chacun vous dédaigne.

En ce moment on vint avertir mademoiselle Brenneval que son père l’attendait dans le cabinet de madame Campan, et, quelques minutes après, les pensionnaires entendirent partir la voiture qui emmenait leur compagne, cette jolie Ermance que tant de qualités aimables leur faisaient regretter.

M. Brenneval, comme presque tous les gens que la Révolution a enrichis, avait été forcé de traiter de plusieurs affaires avec le gouvernement ; on lui redevait encore une somme considérable. L’exemple de plusieurs fournisseurs soldés par un ordre d’arrestation l’effrayait ; et l’espoir d’échapper à cette justice arbitraire le fit consentir à tout ce que l’empereur désirait ; même, avant de savoir à qui Sa Majesté la destinait, il lui laissa disposer de la main de sa fille unique, l’avenir de sa vieillesse, la seule affection qui lui restât au monde.

Le général Donavel ayant recommandé à sa femme la plus grande discrétion dans cette affaire, elle s’était contentée de parler de l’état, des avantages de M. de Lorency, de la protection que lui accordait l’empereur, sans livrer son nom à l’humiliation d’un refus ; et la duchesse d’Alvano, questionnée sur ce nom par madame Campan, avait répondu, avec des airs mystérieux, qu’elle se croyait obligée à en garder le secret. Le fait est qu’elle était loin de soupçonner la vérité ; mais elle agissait pour un jeune homme auquel l’empereur s’intéressait, elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage.

Dès que M. Brenneval l’eut autorisée à parler de son consentement, le général Donavel s’empressa de rendre compte à l’empereur du succès de sa démarche, sans taire les soins que la duchesse d’Alvano avait mis à faire réussir ce mariage.

— Vraiment ! avait dit alors l’empereur en souriant avec malice ; c’est fort bien à elle !

Tout autre que le général Donavel aurait soupçonné quelque mystère au ton qui accompagna cette approbation ; mais uniquement occupé de ce qui regardait l’armée, le général s’inquiétait peu des intrigues amoureuses dont on s’amusait à la cour, et il répéta naïvement à la duchesse d’Alvano l’éloge que l’empereur avait fait de son zèle. Dans la joie de ce succès, la duchesse se promit bien de chercher l’occasion d’en recevoir publiquement des remercîments au prochain cercle. En effet, le soir même, elle eut le plaisir de voir l’empereur s’approcher d’elle pour la complimenter sur sa généreuse diplomatie, et lui promettre d’en garder le souvenir : c’était s’engager à une récompense flatteuse, et la duchesse s’abandonnait déjà à tous les rêves d’un amour-propre exalté quand l’empereur ajouta :

— Vous n’aurez point à vous repentir de cette bonne action, tout le monde vous approuvera d’avoir arrangé un mariage qui doit assurer la fortune du capitaine Lorency.

Heureusement pour la duchesse d’Alvano, l’arrivée de la princesse Borghèse empêcha l’empereur de s’apercevoir de la pâleur subite qui venait de couvrir ses traits au nom de Lorency. Immobile, respirant à peine, elle ne voyait, n’entendait rien de ce qui se passait autour d’elle ; il fallut l’avertir que l’impératrice venait de passer dans la salle du concert, et qu’elle devait la suivre. Alors, paraissant se réveiller en sursaut au milieu d’un songe pénible, elle prit le bras de l’aide des cérémonies qui lui parlait, sans s’apercevoir de la surprise que celui-ci éprouvait en se voyant honorer d’une faveur si inattendue, et elle rejoignit les autres dames du palais.

On prétend qu’à la cour on est insensible à tout, excepté au malheur de subir la disgrâce du maître ; cela peut-être vrai pour les hommes, mais, pour les femmes, elles ne s’affranchissent jamais aussi compleétement des affections de l’âme ; l’amour se mêle à tous leurs intérêts, et la plus vaine est susceptible d’un regret de cœur, même au sein de tous les enivrements de l’amour-propre ; mais ce retour vers une bonne nature, il faut se garder de le laisser paraître, sous peine d’encourir le blâme et l’ironie.

La duchesse d’Alvano s’aperçut qu’on chuchotait en la regardant. Le sourire de pitié de ses belles rivales lui apprit qu’on devinait la cause de sa souffrance ; elle s’efforça de montrer de la gaieté, et comme il est plus facile d’exagérer que de peindre ce que l’on n’éprouve pas, elle finit par se faire remarquer par des éclats de rire inconvenants dans le lieu où elle se trouvait ; sorte d’hypocrisie très-inutile, qui ne trompe que les indifférents, et que les ennemis contemplent comme le spectacle d’une torture qui les amuse.

Chaque fois que l’intervalle d’un morceau de musique à un autre permettait de dire quelques mots à ses voisins, elle entendait parler du mariage de mademoiselle Brenneval avec M. de Lorency. Les plus malins n’étaient pas ceux qui en parlaient tout haut comme d’une nouvelle sans importance pour les personnes qui se trouvaient là ; les vrais méchants étaient ceux qui imposaient silence aux autres, en ayant l’air de demander des égards pour la duchesse d’Alvano, et cette charité perfide la mettait au supplice. Enfin, le désir de se soustraire à la plus humiliante commisération lui donna le courage de se mêler aux conversations dont la nouvelle du jour était le sujet, et de répondre aux questions qu’on lui adressait sur le mariage de mademoiselle Brenneval, de manière à prouver que, loin d’en être mécontente, elle n’était point étrangère aux arrangements qui avaient amené ce mariage. Ô bizarrerie du monde ! on la blâmait de laisser voir son dépit, sa tristesse, on s’indigna de son indifférence pour un événement qu’elle ne pouvait supporter sans regret, qu’autant que M. de Lorency lui resterait fidèle, malgré ses nouveaux engagements ; ainsi la méchanceté, qui suppose avec tant de joie une mauvaise action, en donne souvent l’idée. La duchesse d’Alvano s’était sentie défaillir en apprenant de la bouche même de l’empereur l’infidélité ordonnée qui lui enlevait Adhémar. Mais en voyant tant de gens supposer que ce sacrifice pouvait être fait d’accord avec elle, et qu’à l’exemple de plusieurs grands personnages de la cour, M. de Lorency pouvait faire un mariage d’intérêt, sans rien changer à ses habitudes de cœur, la duchesse d’Alvano se livra à l’espérance de conserver ses droits sur Adhémar, et, dès ce moment, elle ne s’occupa plus que des moyens d’arriver à captiver assez la confiance de la femme pour ne rien perdre de l’amour du mari.