Calmann Lévy, éditeur (p. 220-227).


XXXVII


Ermance s’était promis de retourner à Montvilliers aussitôt après la cérémonie du baptême, mais elle ne pouvait quitter Paris avant le départ de M. de Lorency. Fatiguée des visites de la veille, elle lit défendre sa porte, espérant qu’Adhémar viendrait lui parler de ses projets ; mais il fit dire qu’il dînerait ce jour-là chez le duc de C… Ermance l’attendit en vain toute la soirée ; le bruit de sa voiture lui apprit qu’il était rentré à plus de minuit.

Le lendemain, sa femme de chambre, après avoir ouvert ses volets, lui remit une grande enveloppe contenant un papier timbré dont l’écriture classique était fort difficile à déchiffrer. À force d’application, Ermance finit par découvrir que c’était une procuration signée par M. de Lorency, qui lui donnait tout pouvoir d’aliéner et de vendre les propriétés qu’elle avait reçues en dot ou en présent de son père, M. Brenneval.

Elle devina trop bien que ce papier, qui lui laissait la libre disposition de sa fortune particulière, était le seul adieu qu’elle recevrait d’Adhémar. En effet, il venait de partir en recommandant à mademoiselle Rosalie de remettre la lettre à sa maîtresse dès qu’elle serait éveillée.

— On voyait qu’il avait bien du chagrin de quitter madame ajouta-t-elle, car il avait des larmes dans les yeux en me parlant, et lorsque la nourrice s’est approchée pour lui souhaiter un bon voyage et lui faire embrasser le petit, il est monté en voiture sans seulement s’apercevoir qu’elle était là.

— Déjà séparés de biens ! pensait Ermance, et sans doute bientôt…

Puis, n’osant achever sa pensée, elle s’interroge sur ce qu’elle doit faire de ce pouvoir qui la condamne à une si cruelle indépendance. Peut-être ne l’a-t-il laissé que pour des ventes à effectuer et dont il est convenu avec son père. Un pressentiment lui dit que non ; mais elle consultera M. Brenneval à ce sujet ; elle a besoin que cette démarche lui soit expliquée par des gens d’affaires, pour s’abuser sur sa véritable cause.

À peine habillée, elle fait tout préparer pour son retour à Montvilliers ; mais avant de quitter cette maison, qu’elle craint de ne plus lui voir habiter, elle veut entrer dans l’appartement d’Adhémar, elle veut revoir cette chambre où tout atteste encore sa présence. Un livre est ouvert sur sa table, c’est le volume d’Émile et Sophie ; cette histoire éloquente d’une trahison si cruellement et si noblement punie ! Une plume encore humide d’encre a peut-être servi à tracer quelques mots pour Ermance. Elle cherche si quelque lettre commencée n’est pas restée là, mais des papiers nouvellement brûlés ne lui en laissent pas l’espérance ; un portrait d’elle, fait par Gérard et placé en face du lit de M. de Lorency, est voilé par un rideau de soie noire. Est-ce un soin pris par lui pour préserver ce beau tableau de la poussière ? ou l’a-t-il fait voiler ainsi pour n’être plus importuné de son image ? Elle n’ose s’informer du moment où il a fait couvrir ce portrait : il y aurait tant d’humiliation à laisser pénétrer le doute qu’elle éprouve ! Enfin elle aperçoit, suspendue à la cheminée, la montre qu’elle lui a donnée en se mariant. Frappée de cet oubli volontaire, ses yeux se remplissent de larmes, elle détache la montre, et veut la garder comme un doux et triste souvenir, car elle se rappelle qu’il la portait le jour où il l’a sauvée.

Une heure après elle était avec son enfant sur la route de Montvilliers.

— Je vous ai tenu parole, dit-elle à son oncle en lui racontant ce qui s’était passé entre Adhémar et elle depuis le bal du prince de Schwar…, je me suis arrachée de ses bras à l’instant où l’aveu de ma faute allait peut-être m’attirer son pardon ; j’ai bravé sa colère, j’ai ranimé sa haine quand je pouvais la calmer en lui laissant voir les remords qui le vengent ; enfin, je vous ai obéi, mais je crains bien que ce ne soit déjà qu’un tort de plus à ses yeux, et, qu’éclairé par un avis perfide, il ne sache…

— Quelle raison as-tu de le soupçonner ? interrompit le président.

— Une lettre reçue le jour même du baptême de Léon, qu’il a lue devant moi et madame de Cernan, avec tous les signes d’une fureur concentrée, d’une altération extrême. Depuis ce moment son regard ne s’est pas arrêté sur moi sans me faire frémir, il ne m’a plus adressé la parole, et j’ai su, ajouta Ermance en baissant sa voix comprimée par la honte, j’ai su qu’en partant il avait repoussé la nourrice qui lui présentait…

Elle ne put continuer, des larmes achevèrent d’apprendre à son oncle ce qu’elle n’osait articuler.

Après avoir réfléchi quelques moments :

— Cette misérable femme de chambre que Geneviève a fait renvoyer, serait-elle capable… d’une semblable infamie ? dit M. de Montvilliers ; ces gens-là ne connaissent que ce bas moyen de vengeance… ; il serait possible que, dans l’unique intention de faire maltraiter la nourrice, elle se fût portée à cet excès de… Mais Adhémar aurait méprisé un écrit anonyme.

— On les méprise, dit Ermance, mais on les croit, et cela explique assez la conduite d’Adhémar depuis que cette infâme lettre est venue lui donner des soupçons ou peut-être confirmer ceux qu’il renfermait dans son âme. Trop juste, trop noble pour se faire un titre d’un avis semblable il en garde le secret, mais en se réservant le droit d’agir selon l’impression qu’il en conserver à, et, je le sens, cette impression ne peut que m’être funeste, ajouta madame de Lorency avec cette inspiration du malheur qui dévoile l’avenir.

— Pourquoi, reprit son vieil ami, pourquoi le sentiment de justice qui l’empêche d’éclater en reproches aujourd’hui ne lui ferait-il pas apprécier ta conduite présente et les sacrifices que tu fais à sa considération ? pourquoi le soin continuel de ta réputation, des intérêts qui le touchent ne détruiraient-ils pas ses soupçons ? et, s’il n’a plus de doute sur ta faute, pourquoi cette vie de regrets et de repentir n’obtiendrait-elle pas grâce auprès de lui ? Va, mon enfant, le cœur d’un homme généreux n’est jamais implacable ; il n’en faut pas plus désespérer que de la bonté du ciel.

Ainsi ranimée par la voix consolatrice de ce noble vieillard, Ermance se fit un devoir d’accomplir son sort avec courage. Elle apprit par M. de Maizières que la princesse Ranieska était retournée à Varsovie peu de jours après le départ de M. de Lorency, et qu’on ne doutait pas qu’avec sa passion pour les voyages elle ne le suivit à Constantinople aussi facilement qu’elle l’avait suivi à Amsterdam : c’était un vrai scandale, à ce que prétendait Ferdinand, et l’indignation qu’on en ressentait dans le monde était telle qu’Ermance pouvait se choisir un vengeur avec l’assurance d’être approuvée des plus rigides.

De semblables discours de la part d’un ami d’Adhémar auraient été bien dangereux, si Ermance n’avait eu dans ses remords un préservatif certain contre les poisons d’une séduction qui paraissait désintéressée. Mais de Maizières se disait et même se croyait l’ami d’Adhémar ; mais accessible, comme tous les hommes inoccupés, à un petit sentiment d’envie contre ceux qui se distinguent dans une carrière honorable, il aimait à le retrouver à son niveau par l’effet d’une de ces chances malheureuses communes aux gens supérieurs et aux gens inutiles. Si l’on avait prononcé devant lui le véritable nom d’un procédé semblable, il aurait crié à l’exagération et se serait cru calomnié d’une manière outrageante. Débaucher, corrompre la femme de son ami ! quelle horreur ! il s’en croyait sincèrement incapable, et pourtant le soin continuel qu’il prenait d’instruire Ermance des infidélités de son mari et de lui répéter que la jalousie seule pouvait le ramener à elle ne devait-il pas la conduire à ce but ?

Mais si le malheur d’Ermance la garantissait d’un tel piége, l’amour du comte Albert devait s’y laisser prendre. À force d’entendre dire que madame de Lorency ferait bien de se venger de l’abandon d’Adhémar, il se flatta de pouvoir l’en consoler ; mais il faillait parvenir à la convaincre de la passion profonde qu’elle lui inspirait, et le peu d’occasions qu’il avait de la rencontrer depuis qu’elle n’allait plus dans le monde rendait l’aveu de ses sentiments bien difficile. N’ayant pu s’abuser sur la manière aussi froide que polie dont M. de Montvilliers avait accueilli ses dernières visites, il n’osait en risquer une nouvelle. Cependant une faible espérance engage le comte Albert à braver la sévérité du président pour s’assurer qu’Ermance ne la partage point. Il vient un jour, accompagné de sa tante, au château de Montvilliers. Madame de Volberg, sœur de madame de Karlveld, était une ancienne connaissance du président, et elle espérait qu’en souvenir de son aimable sœur il accepterait l’invitation qu’elle venait lui faire. Il devait y avoir dans quelques jours une grande partie de chasse sur ses terres ; ce plaisir devait réunir chez elle plusieurs personnes distinguées des environs ; on danserait le soir, on y jouerait des proverbes, et madame de Volberg insista beaucoup pour que madame de Lorency et son oncle fussent de cette fête champêtre ; mais Ermance, donnant pour prétexte la santé de son oncle, celle de son enfant, témoigna le regret de ne pouvoir se rendre à l’invitation de madame de Volberg.

Comme le président venait de dire, quelques moments auparavant, qu’il se portait à merveille, et qu’Ermance avait répondu aux questions pleines d’intérêt de madame de Volberg sur le petit Léon, que sa santé ne lui donnait plus aucune inquiétude, le comte Albert ne put se méprendre sur le véritable motif du refus de madame de Lorency. Ainsi donc, elle savait l’amour qu’il ressentait et craignait de l’encourager par sa présence : c’était déjà un pas de fait, le comte Albert, sûr de sa constance, espérait tout du temps et de ce penchant irrésistible qui attire vers celui qui aime avec persévérance. Albert, nourri de la philosophie allemande, croyait qu’une volonté forte exerce un pouvoir magnétique, et l’usage si répandu en France de cacher avec plus de soin l’amour qu’on porte à son mari qu’on n’en met à dissimuler un sentiment coupable ne lui laissait pas craindre d’avoir à combattre une vive passion. Quant à la vertu, aux devoirs, à la réputation de madame de Lorency, il consentait à leur immoler son bonheur, bornant ses vœux à celui d’être aimé.

Dans la situation où vivait Ermance, un attachement pareil était peut-être le seul qui lui eût offert de vraies consolations, car elle n’aurait pas eu à en rougir. Mais les soupçons d’Adhémar, les propos des malveillants, lui interdisaient toute espèce d’intimité avec M. de Sh…, même celle de l’amitié la plus pure.

Embarrassé de ne pouvoir céder aux instances de madame de Volberg, le président répondit qu’il s’était engagé pour ce jour-là chez M. de Gévrieux, et que la susceptibilité de son vieil ami ne lui permettait pas de manquer à sa promesse. En effet, M. de Montvilliers devait lui donner un jour de la semaine, mais il ne l’avait point encore fixé ; il fut arrêté que ce serait le même que celui de la fête de madame de Volberg. Ermance, connaissant fort peu M. de Gévrieux, pria son oncle et Mélanie de la dispenser de les accompagner.

Soit que le comte Albert eût gagné un des gens de madame de Lorency pour l’instruire de ses démarches, soit qu’il eût deviné que le dîner du vieux conseiller au parlement lui paraîtrait trop ennuyeux pour ne pas l’éviter, malgré le grand nombre des convives réunis chez sa tante et l’obligation où il était de leur faire aussi les honneurs de la soirée, il prétexta un ordre du prince de Sclrwartzemberg et monta à cheval au sortir de table. Arrivé à Montvilliers, qui se trouvait sur la route, il laissa ses chevaux et son domestique au tourne-bride, et suivit à pied l’avenue du château.

Dès qu’il se trouva près de la grande route, la résolution qui l’avait conduit jusque-là l’abandonna tout à coup ; l’idée que madame de Lorency s’offenserait peut-être d’une démarche qui, toute simple qu’elle fût, pouvait lui paraitre trop hardie, la crainte qu’elle ne lui laissât pas le temps de se justifier, enfin celle d’être mal reçu, le troubla à tel point que, voulant prendre quelques moments pour se remettre, il se détourna de la porte d’entrée et franchit une des grilles du parc qui donnait dans la cour.

Il faisait une de ces belles soirées du mois de septembre où la nuit est déjà sombre à huit heures, et où l’air est embaumé par le réséda, la tubéreuse et l’héliotrope des parterres. Ermance se livrait au triste plaisir de rêver sans contrainte ; elle méditait sur la fatalité qui avait réuni tant de biens sur elle à la condition de n’en pas jouir. Que de femmes lui enviaient le bonheur d’avoir pour mari l’homme le plus aimable ! Que de mères auraient voulu que leur enfant eût la gentillesse de Léon ! car il devenait chaque jour plus joli et plus caressant : on aurait dit qu’étant dans le secret de sa naissance, il voulait se la faire pardonner à force de caresses ; et pourtant, que de malheurs ces deux êtres, si tendrement aimés, répandaient sur sa vie ! il n’était pas jusqu’à sa fortune dont elle n’eût à se plaindre, car elle servait plutôt à éloigner Adhémar qu’à le rapprocher d’elle ; et ces maux cruels, ces pensées sombres que la consolation de les confier ne pouvait adoucir, ils étaient sans terme : le temps, qui calme tout, n’y devait qu’ajouter. Oh ! tourment sans relâche ! oh ! supplice honteux ! Et cet enfer terrestre, un seul moment d’erreur l’y avait plongée pour toute sa vie !

Malgré l’amertume de ces réflexions et la sévérité de ses jugements sur elle-même, Ermance trouvait encore des charmes dans la solitude : c’est le privilége des âmes qu’une faute n’a pu corrompre ; sans illusion sur leurs torts, elles ne redoutent pas la vérité qui les leur montre dans tout ce qu’ils ont de blâmable. Cette vérité, affreux spectre de la solitude qu’on tenterait vainement de conjurer par l’audace ou la légèreté, divinité implacable qui nous attend chaque soir au chevet de notre lit, pour se venger des outrages de la journée ! Ermance n’avait rien à en craindre. Quel tort, quel malheur la triste vérité pouvait-elle lui dévoiler dont elle n’eût pas pleuré d’avance.