Calmann Lévy, éditeur (p. 62-69).


XIII


Le lendemain tout le monde envoya s’informer des nouvelles de madame de Lorency, car le médecin des eaux lui avait trouvé beaucoup de fièvre, et la maladie qu’il redoutait pour elle avait été naturellement le sujet de la conversation dans toutes ses visites du matin. La duchesse d’Alvano était celle qui avait témoigné la plus vive inquiétude pour Ermance ; dans son extrême intérêt, elle était accourue chez elle, décidée à s’établir auprès de son lit, et ne doutant pas que ses soins ne fussent accueillis avec reconnaissance ; mais madame de Lorency n’était pas visible. La duchesse insiste pour la voir, se nomme, et prétend qu’elle doit être sur la liste du petit nombre de personnes admises. On lui répond que la comtesse Donavel n’a fait aucune exception. La duchesse d’Alvano s’irrite d’un procédé qui blesse, dit-elle, son amitié ; mais son inquiétude l’emporte, elle demande à parler à mademoiselle Augustine ; celle-ci vient lui réitérer l’ordre qu’elle a reçu de sa maîtresse de ne laisser entrer qui que ce soit.

— Elle est donc bien malade ? dit madame d’Alvano avec plus d’ironie que de crainte.

— Le médecin ne sait point encore ce que deviendra cette fièvre ; mais madame est dans un accablement qui fait pitié, elle est surtout fort oppressée. Madame Donavel pense que l’air d’Aix-la-Chapelle lui est contraire, et je crois que si M. Brenneval arrive ce soir, comme il l’annonce, nous ne tarderons pas à nous mettre en route pour Paris. Mais j’entends qu’on m’appelle…

En disant ces mots, mademoiselle Augustine quitta précipitamment la duchesse, dont la voiture s’éloigna presque aussitôt et vint s’arrêter à la porte de M. de Maizières.

Il partait pour se rendre au jeu : madame d’Alvanole conjura de venir faire un tour de promenade sur les remparts avec elle, et tout en lui faisant valoir le sacrifice que ce charmant caprice pouvait lui coûter, il se résigna à monter dans sa calèche.

— Vous savez qu’Ermance est à la mort ? dit-elle alors à M. de Maizières.

— Que dites-vous ? reprit-il avec effroi ; elle vient de me faire dire qu’elle avait un peu de fièvre, mais que son état n’avait rien d’inquiétant.

— Je dois croire le contraire, car elle était si mal tout à l’heure qu’elle n’a pu me recevoir.

— Cela m’étonne ; elle est accoutumée à vous recevoir dans les moments où elle souffre le plus, reprit M. de Maizières avec un sourire méchant.

— Faites-moi grâce de vos réflexions piquantes, dit la duchesse avec humeur ; il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends pas, et je compte sur vous pour l’éclaircir. Cette madame Donavel, avec ses façons maternelles, m’est suspecte ; je lui crois un intérêt à éloigner toutes les amies de madame de Lorency, pour se réserver à elle seule les profits d’une amitié généreuse. Depuis qu’elle s’est emparée d’Ermance, vous avez dû vous apercevoir d’un changement extrême dans les manières de madame de Lorency avec nous.

— Moi, non, reprit M. de Maizières ; je la trouve toujours aussi tolérante pour mes défauts, et il me semble qu’elle ne l’est pas moins pour vos agréments.

— Cela est fort galant, répliqua-t-elle avec ironie, mais rien n’est moins vrai. On aura fait parvenir à Ermance quelque sot bruit sur mon compte, et elle veut faire avec moi de la dignité et du ressentiment peut-être.

— Écoutez donc, dit Ferdinand, quand elle vous en voudrait un peu de votre ascendant sur son mari, ce serait fort simple.

— Et fort ridicule de sa part, interrompit Euphrasie ; son sentiment pour lui n’est pas tellement exclusif qu’elle soit en droit de se montrer jalouse.

— Ah ! voici de la méchanceté, et vous voulez qu’elle vous traite en amie ?

— Je veux qu’elle conserve avec moi les mêmes manières et l’espèce d’intimité qu’elle-même a établie entre nous : autrement je serai forcée de me justifier des motifs qu’elle donnera pour expliquer notre rupture, et, croyez-moi, ajouta la duchesse en appuyant sur ces derniers mots, cette explication ne tournera pas à son avantage…

— Ainsi, pour vous venger d’une rancune assez méritée, vous inventerez quelque atroce calomnie ! reprit M. de Maizières avec cette froide indignation des gens du monde. On dirait que la vue d’une honnête femme vous met en convulsion, et que vous ne pouvez retrouver le calme qu’après l’avoir initiée de force ou de gré dans les mystères de votre secte ! Qu’allez-vous faire avec votre belle justification ? convaincre tout le monde des torts qu’on vous suppose, en inventer de faux pour troubler à jamais le repos d’un homme qui a été votre amant ! Car ne vous flattez pas de pouvoir le consoler du mal que vous aurez fait à sa femme. Je connais Adhémar ; il est capable de céder au moindre soupçon, de faire un éclat, de se séparer de sa femme sur le seul bruit d’une aventure ; mais vous, qui aurez provoqué ce scandale, il vous prendra dans une horreur telle qu’il vous fuira au bout du monde, je vous le prédis : que vous restera-t-il après ?

— En vérité, reprit la duchesse en balbutiant de colère, je ne conçois pas comment vous osez me tenir un pareil langage, et je sens que je ne puis…

— À quoi bon nous tromper tous deux ! interrompit Ferdinand, quand je prendrais cent détours pour vous dire ce que vous ne vous donnez pas la peine de cacher, vous ne l’entendriez pas moins bien. D’ailleurs, je ne suis point un juge, moi ; je trouve tous vos crimes charmants quand ils n’aboutissent qu’à duper un mari ou des amants ; mais quand il s’agit d’assassiner une pauvre jeune personne bien inoffensive, je crie au meurtre, et m’arme de toute ma force contre ses bourreaux.

— Eh ! qui parle de lui faire le moindre mal ? reprit la duchesse en cherchant à se contraindre. Qu’elle soit polie, c’est tout ce qu’on lui demande, et c’est ce qu’un ami pur et sage comme vous doit obtenir par ses chastes conseils.

Un sourire amer accompagna ces mots, et la voiture s’étant arrêtée à la porte de la duchesse, M. de Maizières prit congé d’elle en l’engageant à ne pas s’enlaidir ainsi par le dépit et la colère.

Malgré son insouciance accoutumée, les menaces de la du c h e s s e d’Alvano l’inquiétèrent ; il chercha un moyen d’y parer. Préoccupé de cette idée, il entra à la Redoute ; il joua, et perdit de l’argent sur parole. Les amis sur lesquels il pouvait compter pour l’aider dans cette circonstance n’étaient plus à Aix ; il résolut d’avoir recours à madame de Lorency. Pour cela il fallait parvenir jusqu’à elle, et ne voulant pas s’exposer à être refusé, il prit le parti de lui écrire un mot.

On réclamait un service d’elle, c’était un ami de son mari qu’elle pouvait obliger ; Ermance n’hésita pas à répondre qu’elle recevrait M. de Maizières, et elle se leva pour passer dans son salon. Il arriva bientôt ; elle le fit asseoir sur un siége auprès du canapé sur lequel elle était étendue. En la voyant ainsi, Ferdinand se repentit de lui avoir fait quitter sa chambre, et lui en témoigna le regret avec un accent pénétré.

— Que puis-je pour vous ? dit Ermance d’une voix faible, mais avec un sourire affectueux.

— En vous voyant ainsi souffrante, reprit Ferdinand, je n’ose plus vous avouer le motif qui m’amène, car il m’est tout personnel.

— Tant mieux ! j’en oublierai plus facilement que je souffre.

Et Ferdinand, encouragé par tant de bonté, lui fit l’aveu de sa dernière folie. Ermance avait justement les moyens de venir à son secours, M. Brenneval lui ayant laissé une lettre de crédit sur un banquier de la ville, et ce fut avec toute la grâce possible qu’elle le remercia de lui offrir cette occasion d’obliger un ami de M. de Lorency.

Dans l’excès de sa reconnaissance, M. de Maizières voulut s’acquitter en sauvant Ermance de tous les dangers qui l’entouraient ; car les bons sentiments passent aussi bien que les autres par un cœur léger, et il se décida à lui apprendre le dépit qu’éprouvait la duchesse d’Alvano de n’avoir point été reçue le matin, et l’engagea à ménager son amour-propre d’amie, en ajoutant qu’il n’en connaissait pas de plus féroce.

— Comment ! dit Ermance, aussi malade que je le suis, vous croyez que je ne puis être dispensée…

— Certes, rien ne vous y force, mais je vous dois trop en ce moment pour ne pas braver la crainte de vous déplaire par un conseil d’ami… oui… de véritable ami, ajouta-t-il en fixant ses yeux sur ceux de madame de Lorency : croyez-moi, ménagez madame d’Alvano, c’est une de ces femmes dont l’éducation tardive et la brusque élévation n’ont pas complètement étouffé une nature commune et des défauts vulgaires. Avec ses manières de grande dame, tout blesse sa susceptibilité ; ces gens-là veulent imiter les gens d’autrefois et ne savent rien dédaigner ! on leur ferait faire mille sottises en taquinant simplement leur amour-propre, tant il sont convaincus d’avance qu’on a raison de se moquer d’eux. Si, par des motifs que je n’ai pas l’indiscrétion de demander, vous désirez diminuer vos relations avec madame d’Alvano, que ce soit par degré ; tâchez de lui laisser croire que c’est elle qui s’éloigne, autrement elle emploierait contre vous des moyens d’autant plus sûrs que votre âme est trop noble, trop généreuse pour s’en défier.

— Je vous remercie, répondit Ermance en essuyant les larmes qu’elle cherchait à retenir ; il est vrai qu’ayant appris par un hasard bien cruel à quel point elle a été perfide envers moi, je ne me sentais plus le courage…

— Non, elle n’a point été perfide ; ou du moins, si elle la été un instant, elle ne peut plus l’être, son règne est fini ; c’est moi qui vous l’atteste, il ne pouvait durer davantage : dès la première fois que je vous ai vue, j’ai deviné le sort qui attendait votre rivale. Adhémar avait trop bon goût pour hésiter entre vous deux, et, si vous lui aviez témoigné un peu moins d’indifférence, il aurait déjà désespéré à jamais la pauvre duchesse !

— Vous croyez qu’il m’aurait aimée ?

— Je fais plus, je crois qu’il vous aime, et je pourrais vous en montrer la preuve si je n’avais brûlé la lettre qu’il m’a écrite peu après avoir quitté Paris ; vous auriez su combien il était heureux de vous avoir vu pleurer à son départ !

— Serait-il vrai, s’écria Ermance les yeux brillants de joie.

Puis ramenée tout à coup à un funeste souvenir, elle cacha son visage dans ses mains, en disant :

— Que je suis malheureuse !

— Calmez vous, reprit Ferdinand, et prenez confiance dans ce que vous valez : Adhémar saura bientôt ce qu’il possède, et la moindre preuve de tendresse de votre part le rendra amoureux fou. Que cette assurance serve à vous guérir : ne laissez pas la fièvre ternir ce beau teint, ce regard si doux ; cela ferait trop de plaisir à la grande rivale !

L’arrivée de M. Brenneval interrompit cet entretien ; il s’attendait à revoir sa fille embellie par le séjour des eaux. Son chagrin de la trouver triste et malade fut extrême, et lui inspira pour la première fois l’idée qu’Adhémar ne la rendait pas heureuse. Ce fut un nouveau tourment pour elle que d’avoir à dissiper ce soupçon. La crainte de voir naître le moindre sujet de querelle entre son père et son mari lui donna la force de surmonter ses souffrances ; aucun sacrifice ne lui semblait impossible depuis qu’elle s’était résignée à revoir la duchesse d’Alvano ; mais il est plus facile de cacher ses peines que son mépris, et les manières froidement polies d’Ermance ne firent qu’irriter davantage la susceptible Euphrasie : seulement elle se contraignit assez pour laisser croire à tout ce qui l’entourait qu’elle était encore l’amie préférée de madame de Lorency. Désirant surtout abuser ses compagnes de cour, elle écrivit à la dame d’honneur de l’impératrice que l’état de son amie madame de Lorency ne lui permettant pas de la quitter, elle suppliait Sa Majesté de vouloir bien lui accorder encore quelques jours.

Ermance n’attendit pas la fin de sa fièvre pour se mettre en route : en vain son père et madame Donavel s’opposèrent-ils à sa détermination de quitter un séjour où le plus cruel souvenir la poursuivait comme un fantôme.

Une lettre d’Adrien vint ajouter encore de nouvelles craintes à toutes celles qui l’agitaient ; il lui jurait un amour éternel, et se livrait avec délire à l’espérance de la revoir bientôt, car la paix allait être signée, et il se flattait de pouvoir venir passer l’hiver à Paris. Si Ermance avait pu se tromper encore sur l’exaltation factice et le sentiment imaginaire qui l’avaient séduite un moment, son tremblement, en lisant cette lettre, l’aurait suffisamment éclairée.

— Le revoir ! s’était-elle écriée ; compromettre le repos, la dignité d’Adhémar ! non jamais ! J’ai mérité d’être repoussée du monde entier ; tous ont le droit de rejeter mes vœux, de rire de mes prières, mais Adrien ! lui qui a profité de mon dépit, de mon désespoir pour me déshonorer, pour me livrer à toutes les tortures d’un supplice éternel ! lui qui m’enlève pour jamais à l’amour que la résignation, la vertu allaient m’obtenir, lui doit m’obéir et respecter le remords qui me tue !

Alors, prenant une plume, elle traça à la hâte quelques mots pour conjurer Adrien de l’oublier. Ce billet, écrit sans réserve, sans aucune de ces phrases calculées par la prudence, était l’expression vraie du repentir et de la crainte : c’était la prière d’un ange déchu, et l’homme le plus dépravé n’aurait pu s’empêcher d’y être sensible.

M. de Kerville, avec les manières d’un fat, n’en avait pas positivement le caractère ; la pruderie, les dédains affectés le rendaient avantageux ; mais la confiance d’une âme noble, le secret d’une faiblesse qui faisait couler des larmes sincères étaient encore l’objet de son respect. Trop fier ou trop léger pour s’obstiner à conserver une conquête obtenue par la ruse bien plus que par l’amour, il se laissa toucher par la prière d’Ermance, et lui promit, non sans témoigner de vifs regrets, de ne plus chercher à se rappeler à elle.

Cette réponse parvint à madame de Lorency au moment de son retour au château de Nanteil, et lui rendit un peu de calme :

— Le ciel prend pitié de moi ! dit-elle ; je serai seule malheureuse !