Calmann Lévy, éditeur (p. 82-89).


XV


Le lendemain, à déjeuner, il ne se trouvait plus d’étrangers au château de Nanteil que madame de Cernan et M. de Maizières. Ils apprirent que M. Robergeon s’étant aperçu que l’orage était fort diminué au moment où chacun se retirait, avait changé son bougeoir contre sa canne, et avait bravé courageusement la nuit et le mauvais chemin pour se rendre chez lui. M. Fonteny, se doutant bien que l’on ne déjeunerait pas avant onze heures, venait de partir pour se trouver à temps à la répétition d’une petite pièce dont il était l’auteur.

— Puisqu’on nous abandonne ainsi, dit M. Brenneval, consolons-nous en déjeunant ; faites prévenir M. de Lorency que nous l’attendons.

Le domestique auquel s’adressait M. Brenneval répondit que M. de Lorency n’était plus au château, qu’il en était parti à cheval dès sept heures du matin, en le chargeant de dire à monsieur qu’il espérait revenir dans la soirée.

— Il avait peut-être un rendez-vous chez le ministre de la guerre. Cela m’étonne cependant, ajouta M. Brenneval, car nous étions convenus de partir ensemble à midi, pour être de retour ici à six heures.

— Mais voilà quelqu’un qui expliquera ce brusque départ, dit madame de Cernan en voyant entrer Ermance. Puis, s’adressant à elle : Adhémar a donc reçu un message de Saint-Cloud ?

— Je l’ignore, madame.

— Cela doit être : autrement il ne serait pas parti si matin.

— Il est parti ! s’écria Ermance en pâlissant.

— Quoi ! il ne te l’a point dit ? demanda M. Brenneval d’un air étonné.

— Je sais qu’il doit prendre les ordres de l’impératrice ce matin, répondit Ermance.

Puis elle tomba dans une profonde rêverie.

— Pourquoi m’avoir quittée ainsi ? pensa-t-elle. N’a-t-il pas obtenu ce qu’il désirait ? Ah ! sans doute il veut se venger de mes larmes, de ce tourment cruel qui me poursuit jusque dans ses bras, de ce remords qui glace mon amour.

— Mais il ne devait voir l’impératrice qu’à trois heures, dit M. Brenneval. Sans doute il aura reçu quelque lettre qui l’a forcé de se rendre plus tôt à Paris. Mais j’entends une voiture ! Qui nous arrive à cette heure ?… Ah ! c’est mon oncle ! je reconnais sa vieille berline.

— Le cher président ? demanda madame de Cernan. Tant mieux ! il me donnera un mot de recommandation pour un de ses amis qui est juge dans une affaire qui m’intéresse.

— Moi qui n’ai rien à lui demander, dit Ferdinand d’un ton railleur, je n’en serai pas moins charmé de le voir. C’est un parfait modèle de l’ancienne magistrature, grave sans airs importants, sage avec tolérance, fidèle à ses vieux principes sans déclamer contre les nouveaux, austère pour lui, indulgent pour tous. Si j’avais des procès de famille, je ne voudrais pas d’autre arbitre ; mais il y a si longtemps que j’ai mangé ma fortune que je n’ai plus l’embarras de la défendre. C’est dommage ; j’aimerais à me confier à un homme tel que lui. Voilà de ces caractères épuisés. Nos prêtres en redingote, nos juges en frac n’auront jamais un tel crédit. Quel est celui de nous qui leur confierait son secret ?

Cette réflexion fit une impression profonde sur l’esprit d’Ermance ; elle venait de lui découvrir un asile, un appui dans son malheur, un guide éclairé. Trop vertueux pour n’être pas indulgent, M. de Montvilliers pouvait seul recevoir la confidence de ses torts sans l’accabler d’une pitié blessante, ou d’une ironie amère. Mois comment arriver à ce point d’humiliation ? comment livrer le secret d’un autre ? Cette pensée l’arrêtait dans le projet de lui tout avouer. N’importe, Ermance sentait qu’il existait un être au monde qui pourrait la comprendre, la consoler tout en la blâmant, et cette assurance d’un secours éloigné lui fit supporter avec plus de courage le danger présent, et la rendit plus affectueuse pour son vieil oncle.

M. de Montvilliers avait appris l’arrivée de M. de Lorency ; il venait le voir et faire ses adieux à sa famille, car il retournait à sa terre, où il devait passer l’hiver, eu dépit de tout ce que M. Brenneval tentait pour l’en détourner.

— Pourquoi donc vous exiler ainsi volontairement, disait-il, quand vous pourriez vivre si agréablement à Paris ?

— Sans doute, je serais fort heureux près de vous, près de ma chère Ermance, répondait-il, mais il me faudrait voir toutes vos puissances du jour, et je les déteste. C’est un tort, je m’en accuse ; il y a de fort belles choses et des gens supérieurs mêlés à tout cela, mais le fond et la forme m’en déplaisent. Je suis trop vieux pourvoir tout sacrifier à la gloire d’un homme : si c’était à celle du pays, passe encore !…mais vous verrez ce qui restera de tous ces prodiges !

— Pourquoi M. Robergeon n’est-il plus là pour vous répondre ! s’écria M. de Maizières ; vous seriez confondu par l’éloquence de sa peur ; il vous forcerait bien de convenir que celui qui le pensionne est le plus grand homme de tous les siècles.

— Et j’en conviendrais sans peine, reprit M. de Montvilliers ; je ne nie point ses talents, son génie même ; mais je crains qu’à force de faire tuer ses admirateurs il lui en reste peu.

— Que voulez-vous, mon cher président, cela vaut mieux que la guillotine, dit madame de Cernan, et il faut bien finir par se rallier au pouvoir qui a ramené l’ordre : nous avons fait longtemps bonne contenance, mais quand l’Europe entière cède, nous pouvons bien nous rapprocher. Et puis, sauf le ridicule de quelques soldats courtisans, de quelques vieux terroristes devenus des flatteurs, je vous affirme que la cour est assez bien composée ; nos anciennes familles commencent à y venir ; et, si une fois elles l’adoptent, elles l’auront bientôt débarrassée de tous ses parvenus.

— À commencer par le maître, dit en riant M. Brenneval ; je m’en fie bien à elles pour cela.

— C’est lui ! s’écria tout à coup Ermance, qui n’écoutait point la conversation et dont les regards étaient fixés sur la grande route.

— Qui, lui, l’empereur ? demanda M. de Maizières.

— Non, reprit Ermance, honteuse de l’exclamation qu’elle avait faite ; regardez cet homme à cheval : n’est-ce pas Étienne, le domestique de M. de Lorency ?

— C’est lui-même ! répondit Ferdinand, mais je n’aperçois point Adhémar !

— Allons savoir quelle nouvelle il nous apporte, dit M. Brenneval. Et tous trois se dirigèrent du côté de l’avenue. Étienne descendit de cheval, pour remettre une lettre à M. Brenneval, et une autre à madame de Lorency.

— Il craint de ne pouvoir revenir ici de la journée, dit M. Brenneval en lisant le billet de son gendre. Il attend des ordres qui peuvent lui enjoindre de partir sur l’heure, c’est bien contrariant. Je vais savoir ce qui en est, et lui dire au moins adieu s’il faut qu’on nous le laisse si peu de temps. Veux-tu que je t’emmène avec moi ? ajouta M. Brenneval en croyant que sa fille était encore là. Mais M. de Manières lui apprit qu’elle était rentrée au château, en emportant la lettre d’Adhémar.

En effet, Ermance, craignant de montrer son émotion en lisant cette lettre, s’était renfermée dans sa chambre pour la décacheter. Voici ce qu’elle contenait :

« Je ne saurais être heureux d’un bonheur qui vous coûte tant de larmes. Méritée ou non, je renonce à vaincre l’aversion que votre douceur, votre résignation ne parviennent pas à dissimuler ; je renonce à user des droits que je ne tiens point de votre affection. Mais si trop de fierté m’abuse, si ce chagrin muet doit céder à mes soins, confiez-m’en la cause, donnez-moi l’espérance de vous en consoler. Enfin, dites un mot, Ermance, et je retourne près de vous, le cœur plein de reconnaissance et de joie. Sinon, je repars sans vous voir.

» Adhémar. »

Immobile, les regards attachés sur cette lettre qu’elle relit sans cesse, comme pour y chercher le courage de n’y point répondre, de livrer Adhémar au ressentiment de se voir dédaigné plutôt que de l’avilir en recevant plus longtemps les preuves d’un amour dont elle n’est plus digne, Ermance, également torturée par sa conscience et son cœur, hésite à sacrifier le seul bien qui lui eût fait aimer la vie, car elle lit maintenant dans son cœur ; elle reconnaît qu’il éprouve pour la première fois le trouble, les tourments de l’amour. Combien le dépit, la vanité, qui l’ont égarée un moment, ressemblaient peu au sentiment dont son âme se sent anoblir, à cet héroïsme du cœur qui fait tout immoler à l’honneur de ce qu’on aime ! Elle n’en peut plus douter, cet homme qu’elle a outragé, cet Adhémar qu’elle croyait haïr est devenu pour elle l’objet d’un culte sacré, d’une passion d’autant plus vive que les regrets, le remords l’alimente. L’idée de le tromper, d’usurper son amour lui fait horreur.

— Qu’il parte sans me revoir, dit-elle ; enfin, qu’il m’abandonne à la honte de l’avoir trahi, au désespoir de le perdre ! Oui, c’est moi qui le perds par ma faute, car il m’était rendu ; j’allais posséder son amour… Et c’est quand je l’ai vu partager l’émotion qui m’agite, c’est après avoir senti son cœur battre contre le mien qu’il faut lui laisser croire que je le déteste, qu’il faut l’éloigner de moi, de moi qui l’adore !… Ah ! j’en mourrai, j’espère ! mais mon devoir est tracé. Qu’il échappe du moins à la honte de celle qui a flétri son nom, qu’il ne se dégrade point en l’aimant, qu’il m’accable de sa haine ; je la supporterai plutôt encore que ces témoignages d’estime qui me font rougir, que ces caresses qui redoublent mes remords… Non, je ne puis le voir et le tromper : qu’il parte !…

Des sanglots étouffèrent la voix d’Ermance, bientôt un tremblement convulsif s’empara d’elle ; sa femme de chambre l’ayant surprise en cet état en fut effrayée, et alla dire à M. Brenneval que la fièvre venait de reprendre sa maîtresse, et qu’elle ne pourrait descendre de la journée.

Après avoir donné l’ordre d’aller chercher le docteur B…, M. Brenneval se mit en route avec Ferdinand pour Paris, laissant à son oncle et à madame de Cernan le soin de veiller sur Ermance. Avant de monter en voiture, il lui avait fait demander si elle n’avait pas une réponse à envoyer à son mari, et avait ajouté qu’il se chargerait de la lui remettre lui-même. À cette question, Ermance s’était sentie sur le point d’abandonner sa résolution. Donnez-moi une plume, du papier, avait-elle demandé vivement, qu’il vienne…, que je le revoie.

Et lorsqu’on lui eut apporté ce qu’elle désirait :

— Non, je ne le puis, avait-elle dit d’une voix faible.

Et sa tête était retombée sur l’oreiller, comme succombant à une pensée qui épuisait son courage.

Mademoiselle Augustine, ne la croyant que malade, dit :

— Madame est trop faible pour écrire.

Et M. Brenneval n’emporta point d’autre réponse. Cependant la crainte d’alarmer son gendre lui fit recommander à Ferdinand de ne pas parler à M. de Lorency de l’indisposition de sa femme.

— Je lui dirai que, forcée de tenir compagnie à sa tante, elle n’a pas eu un moment pour lui écrire, et qu’elle m’a chargé de lui faire ses adieux. Cela suffira, ajouta M. Brenneval, et du moins il ne partira point inquiet sur son état.

Ainsi tout conspirait, jusqu’à la bonté paternelle de M. Brenneval, pour la désunion d’Adhémar et d’Ermance. S’il avait su qu’elle était malade, son penchant à se flatter lui aurait fait supposer que la fièvre seule l’empêchait de lui répondre, il aurait volé vers elle pour lui donner ses soins pendant le peu de moments qu’il avait à lui, il aurait peut-être même gagné un jour de plus pour rester à Nanteil, quitte à passer toutes les nuits en route ; et qui sait ce qui serait résulté de cette dernière entrevue entre deux êtres qui s’adoraient, malgré tant de torts mutuels !

M. Brenneval et M. de Maizières furent étonnés en arrivant à Paris de trouver Adhémar assis près d’une table et parcourant les journaux.

— Je vous croyais à Saint-Cloud, dit M. Brenneval d’un ton qui peignait sa surprise.

— J’en arrive, répondit Adhémar ; l’impératrice m’a remis ses lettres, et j’aurai les dépêches de l’archichancelier dans une heure.

— Tant mieux, nous pourrons retourner dîner à Nanteil ; car on vous laissera bien la soirée pour faire vos adieux.

— C’est selon, reprit Adhémar.

Et il s’informa si madame de Lorency n’avait pas donné une lettre à Étienne qui venait d’arriver en même temps que M. Brenneval. Alors ce dernier répond par la phrase qu’il avait arrangée, et Adhémar laisse échapper un soupir qui trahit sa peine.

— Mais il n’y a pas grand regret à avoir, puisque vous la reverrez dans quelques heures.

— Je ne crois pas que cela me soit possible, reprit M. de Lorency ; on m’a fait promettre de repartir aussitôt que j’aurai les dépêches.

— Bon, ils disent toujours ainsi, et ils savent bien qu’on ne leur tient jamais parole, dit M. de Maizières ; témoin notre ami Jules de C…, qui est resté deux jours caché dans une armoire avec l’ordre en poche de rejoindre sans délai l’armée.

— Il ne risquait que sa disgrâce, reprit Adhémar ; il n’était porteur d’aucune dépêche, et puis…

Une réflexion pénible l’empêcha de continuer.

— Et puis, c’est à sa maîtresse qu’il sacrifiait son devoir. On n’en fait jamais tant pour sa femme, ajouta Ferdinand ; voilà ce que tu n’osais dire.

À ces mots, M. Brenneval fit un mouvement qui ne laissa aucun doute sur l’humeur qu’il ressentait de la plaisanterie de Ferdinand. Adhémar s’en aperçut, et, désirant éviter des reproches injustes, il feignit d’espérer obtenir quelques moments de plus, et dit qu’il allait se rendre dans ce but chez le ministre de la guerre. La vérité est qu’il se flattait qu’Ermance aurait fait quelques réflexions qui lui seraient favorables, et, qu’attentif au moindre bruit qui se faisait dans la cour, il croyait toujours entendre le galop d’un cheval, et s’imaginait qu’Ermance envoyait courir après lui.

Dans cet état d’anxiété, incapable de supporter même la conversation d’un ami, il prit congé de M. de Maizières, et sortit en priant M. Brenneval de ne point l’attendre pour retourner à Nanteil. Puis il alla chez le ministre de la guerre, non pour lui demander une prolongation de séjour, mais pour hâter son départ. Il n’attendit que le temps de cacheter les dépêches, revint chez lui avec un faible espoir d’y trouver une réponse d’Ermance ; mais rien n’était venu du château de Nanteil, et, ne pouvant se faire illusion sur un silence si injurieux, Adhémar partit, la rage dans le cœur.