Calmann Lévy, éditeur (p. 145-152).


XXV


Accablée sous le poids d’une tristesse qu’elle aurait eu honte de ne pas éprouver, Ermance se renferma chez elle les jours suivants. Adhémar, piqué d’une résolution qu’il supposait être l’effet de la mauvaise humeur, se livra à tous les plaisirs dont sa longue absence de Paris l’avait privé. Les dîners, les spectacles, les réunions brillantes remplirent tous les moments que lui laissait le soin de son service auprès de l’empereur.

L’affectation d’Ermance à ne point chercher à le ramener, à paraître trouver tout simple l’espèce de fraternité établie entre eux, excitait tour à tour les soupçons et le dépit d’Adhémar ; cependant rien de ce qui l’environnait ne pouvait l’éclairer sur le sentiment qu’il lui supposait. Objet des hommages de tous les gens de sa connaissance, elle paraissait n’en préférer aucun. Sa condescendance aux avis de madame de Cernan, son goût pour la société de M. de Montvilliers étaient les garants de la conduite qu’elle voulait tenir. Adhémar ne pouvait donc interpréter son consentement à la manière dont ils vivaient ensemble que par l’éloignement qu’elle avait pour lui. Hélas ! de toutes les suppositions qu’il pût faire, celle-ci était la plus contraire au bonheur d’Ermance, car elle inspirait à M. de Lorency le désir de justifier cette haine par des procédés offensants.

Après tant de mois passés loin d’elle, il avait espéré la revoir avec indifférence, et peut-être aurait-elle moins occupé son esprit s’il l’avait retrouvée moins résignée ; mais l’application continuelle à deviner ce cœur inexplicable le maintenait dans une anxiété dont son orgueil s’irritait. Fier d’entendre les éloges qu’on prodiguait à sa femme, humilié de son indifférence marquée, il sentait le besoin de s’en venger en l’affligeant. Mais, quelle que fût sa constante malice à laisser deviner ses infidélités, jamais un reproche, une plainte d’Ermance ne venaient lui dévoiler le chagrin qu’elle en éprouvait. Comment se croire aimé !

Le jour du mariage de l’empereur était arrivé. M. de Montvilliers, sachant qu’Adhémar désirait que madame de Lorency parût au milieu des femmes qui devaient occuper les places d’honneur dans la chapelle, détermina sa nièce à assister à cette auguste cérémonie.

Quelle pompe ! quel spectacle éblouissant, même pour ceux qui avaient vu les fêtes nationales de la République et celles de l’Empire ! quel ensemble merveilleux de splendeur et d’élégance ! la vue de toute cette bourgeoisie parée expliquait la prépondérance des modes parisiennes sur toutes celles des autres pays ; là, depuis la femme du modeste marchand jusqu’à celle du financier millionnaire, chacune se faisait remarquer par la fraîcheur de sa robe et la manière gracieuse dont elle était portée. Les dames de la cour, pour la plupart si éclatantes, avaient peine à rivaliser de beauté avec les coryphées de cette foule élégante. Enfin, lorsque la porte du Musée s’ouvrit pour laisser passer le cortége, on dit que l’empereur lui-même fut saisi d’étonnement à l’aspect de cette immense galerie garnie de chaque côté par un quadruple rang de femmes richement vêtues, derrière lesquelles se tenaient debout, sur de hauts gradins, un peuple d’hommes accourus de tous les points de l’empire pour venir contempler tant de magnificence.

Quel sujet d’admiration pour tous et de méditation pour ceux que les caprices de la fortune font rêver ! La fille des Césars, la nièce de Marie-Antoinette, de cette malheureuse reine immolée en haine de la royauté et de son nom d’Autrichienne, Marie-Louise, la fille d’un souverain deux fois par Bonaparte, devenir la femme de ce même Napoléon qui répandit si longtemps la terreur dans sa famille ! et l’impératrice de ces mêmes Français, ennemis de toute puissance !

Que de réflexions faisait naître ce mélange bizarre des célébrités de la Révolution et des noms illustres de notre ancienne monarchie ! Quelle idée ces deux partis ennemis, inclinés sous la bannière du vainqueur, donnaient de son pouvoir ! Ce n’était pas là seulement le triomphe des armes ; on y reconnaissait la haute science d’un grand homme d’État, et cette politique adroite qui savait ramener la vieille noblesse à de nouvelles institutions, en pliant la rudesse militaire à d’anciens usages de cour, et en apaisant les clameurs républicaines par des honneurs et des places.

Madame de Cernan devant être avec les dames du palais qui formaient la suite de l’impératrice, c’est avec la femme du général Donavel qu’Ermance se rendit à la chapelle impériale. M. de Lorency était depuis la veille à Saint-Cloud, où l’acte du mariage civil s’était passé ; il ne devait revenir qu’avec le cortége.

Lorsque madame de Lorency et la comtesse Donavel arrivèrent dans la grande galerie, un aide des cérémonies vint leur offrir la main pour les conduire jusqu’à la chapelle. Il fallait être bien jolie et parée avec goût pour traverser sans crainte cette double haie de censeurs qui, presque tous, se vengeaient des ennuis d’une longue attente sur les personnes à qui des billets de faveur ou des places réservées avaient donné le privilége d’arriver plus tard. Pendant ce long trajet, on recueillait une suite de jugements flatteurs ou sévères prononcés assez haut pour laisser sans illusion sur le plus ou moins d’avantages qu’on possédait. La modestie d’Ermance eut plus à souffrir que son amour-propre de cette épreuve critique : sa parure de lis blancs à feuillage d’or, son manteau, dont chaque bouquet détaché était retenu par une agrafe en diamant, obtenaient généralement l’approbation des femmes, tandis que l’élégance de sa taille, la noblesse de sa démarche et la beauté de son visage, que l’embarras d’être ainsi louée tout haut colorait d’une teinte rose éclatante, excitaient l’admiration de tous les hommes.

Le salon qui sert ordinairement à l’exposition des tableaux de nos artistes avait été disposé ce jour-là en sainte-chapelle : les murs, auxquels on avait adapté des tribunes, étaient recouverts de tentures en velours bleu brodé d’abeilles d’or ; des colonnes, soutenant un dais chargé de panaches blancs et de riches draperies, servaient de dôme à un maitre-autel resplendissant ; enfin, tous les ornements que la magnificence et le génie des artistes avaient pu réunir dans ce lieu destiné à une si pompeuse cérémonie frappaient les regards ; mais il y manquait cet aspect solennel des monuments gothiques consacrés depuis tant de siècles à nos cérémonies religieuses. Ce salon converti en temple, cet autel improvisé, au-dessus duquel on croyait voir encore un de ces tableaux mythologiques qui étaient à cette même place quelques mois auparavant, n’imposaient point à l’imagination ; on s’y croyait au spectacle, à une représentation extraordinaire, et non pas à la célébration d’un acte religieux. Quelle différence de cette pompe théâtrale avec celle dont les Parisiens avaient été témoins à Notre-Dame le jour où l’empereur et Joséphine reçurent la couronne des mains du saint-père ! et cependant alors la foule était moins grande, le luxe moins éclatant ; ce n’était pas une réunion si complète des puissances de l’Europe ; on n’y voyait point couronner la fille des Césars. Mais sous ces arceaux gothiques, au pied de cet autel consacré par tant d’actes religieux de notre vieille histoire, la présence de Dieu se faisait encore mieux sentir ; et lorsque le saint-père se leva, lorsque ses mains accoutumées à bénir le monde du haut de la chaire de saint Pierre s’étendirent sur la tête du héros, on crut que le ciel même bénissait la gloire de la France.

Mais à cette cérémonie du mariage, la puissance de l’homme semblait faire oublier la puissance suprême. On ne pensait qu’à Napoléon ; on repassait en idée son histoire. Le visage maigre du petit caporal, son teint hâlé par le soleil d’Italie, son front assombri par les veilles, apparaissaient sous le diadème, et la redingote grise perçait à travers le superbe manteau impérial. Chacun se faisait part de ses réflexions philosophiques à ce sujet en attendant le cortége. Dès qu’il parut, les discours changèrent, et les yeux se portèrent sur tous ceux qui le composaient. Madame de Lorency, placée entre madame Donavel et la princesse Ranieska, entendait souvent malgré elle tout ce que disait cette dernière à la comtesse Ziamanoff qui était assise derrière elles. Fixée à Paris depuis le temps du Directoire, madame Ziamanoff était la personne la mieux instruite des plus petits événements secrets ou connus de la cour et de la ville. Femme d’un brave général polonais fort estimé de l’empereur, elle était bien reçue à la cour, ce qui lui donnait les moyens de satisfaire sa curiosité et de répandre les nouvelles dans toutes les maisons où elle allait le soir. Pour la comtesse Ziamanoff, l’avantage de savoir avant tout le monde l’événement du jour l’emportait sur le mérite même : ignorer à qui l’empereur n’avait point parlé dans un cercle, quelle robe portait l’impératrice, chez qui se donnerait le premier bal de la semaine, c’était pour elle ne pas vivre ou ne pas mériter l’attention. Elle avait accompagné, ce jour là, la princesse Mikaella-Ra-nieska, une de ces ravissantes Polonaises qui ont, pour ainsi dire, les attitudes de toutes les qualités qui séduisent ; belle, indolente, dédaigneuse, celle-là cachait un esprit futile et satirique sous l’apparence d’une langueur pleine de charmes. Arrivée nouvellement de Varsovie avec une de ses tantes, elle était fort reconnaissante de la peine que madame Ziamanoff prenait à l’instruire du nom, du rang et des aventures des personnes qui se faisaient le plus remarquer dans les tribunes de la chapelle, ou parmi celles qui composaient le cortége. Personnellement attachée aux droits de la naissance, la princesse ne pouvait s’empêcher de se récrier en voyant la femme d’un garçon teinturier servir de dame d’honneur à la fille de l’empereur d’Autriche, sans penser que ce teinturier, devenu par sa valeur maréchal de France, était mort sur le champ de bataille, et que les regrets de son pays avaient suffisamment constaté ses titres de noblesse. Elle ne s’accoutumait pas davantage à voir cette troupe de chambellans, où les No…, les Gont…, les Beauv…, les Montes…, les Clerm… marchaient sur la même ligne et portant les mêmes couleurs que le fils d’un banquier et de sa cuisinière. Madame Ziamanoff, pour qui la mode était la seule aristocratie puissante, défendait les parvenus en raison de leurs jolies figures, de leur tournure élégante, et de la dépense qu’ils faisaient pour suivre ou pour donner la mode.

Madame de Lorency écoutait avec indifférence la conversation de ces deux voisines lorsqu’elle entendit prononcer le nom de son mari par la moins jeune.

— Ah ! montrez-le moi, dit la princesse ; on dit qu’il est charmant : j’en ai beaucoup entendu parlera Vienne. Est-il vrai que l’empereur l’ait forcé d’épouser la fille d’un parvenu, et que, malgré la fortune qu’elle lui a apportée, il ne peut s’habituer à vivre avec elle ?

Un geste de madame Ziamanoff empêcha la princesse de continuer ; elles se mirent à causer plus bas, et madame de Lorency devina que madame Ziamanoff apprenait à son amie qu’elle se trouvait à côté de cette parvenue dont elle parlait avec tant de dédain. Alors la princesse se tourna du côté d’Ermance, et la considéra longtemps avec toute l’attention d’une curiosité malveillante.

— Cependant elle est assez jolie, dit-elle en se retournant vers madame Ziamanoff.

— Et plus aimable qu’on ne croit, ajouta madame Ziamanoff, de manière à être entendue d’Ermance.

— Elle doit être en adoration devant un tel mari, reprit la princesse ; elle doit l’assommer de sa jalousie.

— Rien ne donne lieu de le croire, car elle reçoit la…

Ici la voix de madame Ziamanoff baissa et l’on n’entendit plus rien ; mais la princesse ayant demandé au même instant si une femme, qu’elle désignait parmi les dames du palais, n’était point la duchesse d’Alvano, Ermance acheva sans peine la phrase de madame Ziamanoff.

— C’est ce qu’on appelle une belle femme, dit la princesse après avoir lorgné madame d’Alvano ; mais je comprends bien qu’il lui ait été infidèle à Vienne pour la princesse B… Celle-là a, par sa naissance, sa distinction, sa grâce et ses manières, bien plus de rapports avec lui.

Ici la conversation fut interrompue par la bénédiction nuptiale ; chacun se prosterna. L’empereur prit l’anneau et la pièce d’argent qu’il donna à Marie-Louise ; puis, s’adressant à l’un des archevêques qui l’entouraient, il lui demanda, pendant qu’on entonnait les prières, si cet usage de l’anneau et de la pièce de monnaie ne remontait pas au temps où lorsqu’on achetait un esclave on lui passait au doigt l’anneau auquel tenait sa chaîne. Cette question, faite dans un semblable moment, frappa si vivement le spirituel archevêque de M…, qu’il n’a pu s’empêcher de la répéter à ses amis.

Dès le commencement de la cérémonie, Ermance avait vu Adhémar parcourir des yeux les tribunes, puis les arrêter sur celle où madame Donavel et elle se trouvaient ; il les avait saluées par un sourire gracieux qui avait fait battre le cœur d’Ermance. Jamais elle ne l’avait vu dans le costume brillant qu’il portait avec tant de distinction ; jamais la grâce de son maintien, l’expression à la ibis sévère et tendre de ses traits nobles et doux ne l’avaient autant frappée ; elle ne pouvait se lasser de le regarder, et se félicitait de pouvoir jouir sans contrainte d’un bonheur qu’elle se refusait si souvent ; mais, dès qu’il portait ses regards de son côté, elle baissait les siens et se reprochait de montrer tant d’amour pour celui qu’elle avait trahi.

Pendant qu’elle écoutait ce qu’on disait d’Adhémar, il entendait de son côte d’étranges discussions sur la beauté de sa femme et celle de la princesse Ranieska. Le hasard semblait les avoir placées l’une près de l’autre pour faciliter la comparaison, qui tournait souvent à l’avantage de madame de Lorency. Le jeune comte de Sh…, l’aide de camp du prince Shwarz… était le plus exalté des admirateurs d’Ermance.

— Vous n’avez pas en France, disait-il, une plus jolie femme que celle-là ; c’est une figure angélique ! un regard à en perdre la tête ! A-t-elle une maison ? reçoit-elle ? Ah ! si vous la connaissez, par grâce, présentez-moi…

Et la même pantomime qui avait arrêté les questions de la princesse Ranieska fit taire l’officier diplomate : on lui montra M. de Lorency, ce qui ne le détermina point à changer le sujet de sa conversation ; seulement il la continua d’une manière plus discrète.

Ainsi, les grands et petits intérêts du monde occupaient encore les esprits pendant cette solennité où toutes les pompes de la vanité mondaine empêchaient de se livrer à aucun sentiment religieux.

Et de quel respect pouvait-on être pénétré à l’aspect de cette chapelle érigée par les décorateurs de l’Opéra pour recevoir du vainqueur de l’Europe le même serment qu’il venait de violer en répudiant Joséphine ! Comment aurait-on éprouvé cette émotion pudique qu’inspire le trouble d’une jeune fiancée en prononçant ce oui dont elle ignore et craint la conséquence ! On savait que la mariée, sans être moins pure, était déjà la femme de l’empereur : elle n’était point embellie par ce charme de virginité, cette sainteté d’innocence qui impose à tous un respect religieux. Enfin, c’était l’alliance de la gloire passée avec la gloire présente ; la paix en devait naître ; le pouvoir, les grandeurs, la renommée, toutes les puissance de la terre avaient été conviés à ces noces impériales. Mais ne croirait-on pas que Dieu seul, oublié dans cette auguste fête, dans ce grand mariage, n’a pas voulu le bénir !!!