Calmann Lévy, éditeur (p. 40-45).


IX


Après des adieux assez froids de part et d’autre, Adhémar partit. En le voyant monter en voiture, Ermance pleura. Surpris de voir les larmes qui coulent sur ses joues, Adhémar se précipite hors de sa calèche et vient serrer Ermance dans ses bras.

— Ces regrets me porteront bonheur, dit-il avec un accent tendre et pénétré, j’en garderai le souvenir, et si je reviens…

Une forte émotion l’empêche de continuer ; il embrasse une seconde fois Ermance, serre la main de son père, remonte en voiture, et les chevaux l’entraînent.

Ermance, stupéfaite du changement qui venait de s’opérer dans Adhémar, de l’affection subite qui avait succédé à ses manières si froidement amicales, restait sur le perron, sans s’apercevoir qu’il n’y avait plus personne, dans la cour. Son père vint la prendre, et la reconduisit dans sa chambre, en lui disant tout ce qu’il pensait devoir la consoler du départ de son mari. Pourtant ce qu’éprouvait sa fille n’était pas de la douleur, c’était un trouble nouveau, une vague espérance qui l’emportait de beaucoup sur le regret d’une présence qui n’avait pas eu jusqu’alors un grand charme pour elle. Son cœur cherchait à s’expliquer le mystère d’une telle émotion, après avoir subi sans bonheur et sans trouble les épreuves du mariage. Ce nouveau sentiment la plongea dans une douce rêverie que M. Brenneval prit pour l’effet d’un chagrin concentré.

Aussitôt il cherche un moyen de distraire Ermance, de lui donner une occasion d’épancher son âme. Il court dès le lendemain chez madame Campan, la supplie de lui confier mademoiselle Dermeuil pour quelques jours, et l’amène bientôt chez son ancienne compagne. Ermance est touchée d’un si tendre soin, et ne doute pas que la présence de son amie ne lui soit doublement précieuse en ce moment. Elle lui raconte naïvement ce qu’elle éprouve depuis qu’elle a reçu l’adieu d’Adhémar.

— Il t’a embrassée, t’a serrée, sur son cœur, il était tendrement ému, dit Caroline ; cela ne m’étonne pas. On prétend que l’homme le plus faux n’est pas à l’abri d’une sorte de remords.

— De remords ! répète Ermance avec une surprise mêlée d’effroi.

— Vraiment, je ne connais pas d’autre expression pour peindre le regret d’une action abominable. Mais il est inutile de t’affliger de tout cela, et je regrette de n’avoir pas su mieux contenir mon indignation.

— Tu ne peux me laisser dans un doute si cruel, reprit Ermance ; explique-toi, sinon j’imaginerai cent fois pire que tout ce que tu sais.

Ici Caroline fit un geste qui semblait dire : « L’imagination ne peut aller au delà, » et madame de Lorency fut obligée de la menacer de rompre tout commerce d’amitié entre elles, pour obtenir l’officieux rapport que mademoiselle Dermeuil brûlait de lui faire.

Après un préambule sur la duplicité des hommes et le malheur des femmes, Caroline apprit à son amie que, le matin même, madame de V… était venue ramener ses filles à Écouen, et qu’elle avait rencontré la veille, en revenant de la campagne, M. de Lorency, qui relayait à Livry, où sa belle duchesse était venue l’attendre. Je dessinais dans la petite chambre à côté du salon où avait lieu cet entretien, ajouta Caroline. Je n’ai pu entendre distinctement le nom de la duchesse : cependant madame Campan l’ayant répété assez haut et du ton de l’indignation, j’ai cru reconnaître celui de la duchesse d’Urbino.

— La duchesse d’Urbino ? dit Ermance accablée. En effet, je m e rappelle qu’il lui a longtemps parlé au dernier cercle, et s’est presque querellé avec M. de Maizières, qui critiquait sa beauté. Ah ? mon Dieu !… que je m’abusais…, et c’était la joie de la revoir bientôt, de recevoir ses adieux passionnés qui le rendait si affectueux, si tendre en me quittant !… Ainsi, je perds ma dernière illusion, ajouta-t-elle avec amertume… Je le croyais incapable d’une telle perfidie ! sa froideur me répondait de sa sincérité ; mais je le vois trop bien maintenant, il éprouvait ma crédulité pour en rire avec celle qui en trahit un autre pour lui… Et, passant du mépris à la colère : Mais ne craint-il pas de m’offrir un pareil exemple !… pense-t-il condamner ma jeunesse à toutes les humiliations d’un abandon semblable, sans qu’il me soit permis de m’en venger !

— Tu m’affliges et me surprends, dit Caroline ; je ne supposais pas l’amour d’Adhémar nécessaire à ta vie, je pensais que tu n’exigeais de lui que les procédés dus à la femme qu’on respecte le plus. Je croyais devoir t’avertir de ses torts, pour te donner le droit de lui demander de changer de conduite, de mettre plus de mystère dans ses intrigues, enfin de ne pas donner au monde l’idée qu’il t’a épousée uniquement pour avoir plus d’argent à mettre à ses folies. C’était vous rendre service à tous deux ; mais je ne m’attendais pas à te voir ainsi émue d’un fait que tu n’ignorais pas, car tu m’as dit plusieurs fois qu’étant préoccupée toi-même du souvenir d’un autre, M. de Lorency pouvait être infidèle sans t’offenser ni te désespérer.

Mademoiselle Dermeuil appuya sur ces derniers mots de manière à en faire une épigramme.

— Oui, je l’ai dit, reprit Ermance en pleurant de dépit, et je prouverai que j’avais raison de le dire ; car, loin de me plaindre de sa conduite envers moi, j’aurai l’air de la trouver si simple qu’on finira par croire qu’elle m’arrange ; il n’entendra pas un seul reproche de ma part. J’avais promis de lui écrire souvent, je me félicite d’avoir été avertie à temps pour ne pas lui adresser plus de choses bienveillantes qu’il n’en mérite ; il recevra quelques mots bien secs, bien polis et bien rares, dont il lui sera impossible de se moquer. Mais es-tu bien certaine de la vérité de cette rencontre, ajouta Ermance après un moment de réflexion, madame de V… ne s’est-elle pas trompée !

— Les détails qu’elle donnait à madame Campan ne permettent pas de s’en flatter, je n’ai de doute que sur le nom, et te l’avouerai-je, il m’est venu l’idée… Mais tu vas te récrier, m’accuser de prévention…

— Non, répond Ermance, rien ne peut plus m’étonner, dis…

— Eh bien, la pensée que la duchesse d’Alvano pouvait être celle dont parlait madame de V…

— Quelle folie ! elle qui a fait mon mariage ! cela est impossible.

— Je ne sais, reprit Caroline d’un air fin ; mais elle est toujours ici dans un état d’agitation, de sensibilité ou d’observation qui m’est suspect : au reste, et il est facile de se convaincre du fait, il était midi lorsque madame de V… a rencontré ton mari à Livry ; je chargerai Denise, la femme de chambre qu’elle avait à la pension, de savoir de celle de madame d’Alvano si sa maitresse n’a pas été hier à la campagne.

— Je te prie de ne faire aucune démarche à ce sujet ; je ne veux pas que mes gens soupçonnent…

L’annonce d’une visite interrompit Ermance : c’était la duchesse d’Alvano et M. de Maizières.

— Il vient de m’apprendre à l’instant le départ de M. de Lorency, dit la duchesse en montrant Ferdinand ; et je me suis empressée de venir savoir de vos nouvelles. J’espérais vous embrasser hier matin, mais il a pris fantaisie à l’impératrice d’aller se promener à la Malmaison.

Tout cela fut dit d’un ton si naturel que les soupçons de Caroline se dissipèrent. Cependant elle continua à porter sur Euphrasie un regard observateur qui parut l’importuner.

— Je me promettais de passer la soirée avec vous, ajouta Euphrasie, à la Comédie française ; mais le désir d’obtenir la permission d’aller aux eaux m’oblige à une grande exactitude dans mon service actuel. En vérité, nous sommes aussi par trop esclaves ; habillées dès neuf heures au château, les promenades de la matinée et les cercles du soir nous accablent de fatigue.

— De tous temps les honneurs de cour ont eu leurs inconvéniens, dit M. de Maizières ; mais aussi que d’avantages ; comme on en fait accroire aux pauvres gens de la ville !

— Beau plaisir ! reprit la duchesse avec humeur.

— Ah ! cela dépend du profit qu’on y trouve, reprit-il en souriant.

— Ce qu’il y a de certain, c’est que j’aimerais beaucoup mieux entendre Talma, ce soir, que d’assister à la réception de quelques ambassadeurs allemands, dit la duchesse, et que je me fais une grande fête de quitter la cour pendant un mois pour aller voir les bords de la Meuse et gravir les montagnes de Spa.

— Nous serons bien près l’une de l’autre, dit Ermance ; et elle parla de son prochain départ pour Aix-la-Chapelle.

La duchesse se récria sur l’heureux hasard qui la conduisait du même côté où M. Brenneval devait conduire sa fille, et promit de ne donner que la moitié de son temps aux eaux de Spa, pour venir passer l’autre avec Ermance.

— Ce sera charmant, ajouta-t-elle ; la princesse Pauline y viendra avec les jolies femmes qui composent sa cour. Nous aurons plusieurs blessés fort aimables : Alfred de L…, Jules de de C…, sans compter ceux que font tous les jours les beaux yeux de ces dames. M. de Maizières promet aussi de nous y amener quelques-unes de ces femmes amusantes avec lesquelles on fait connaissance aux eaux, et qu’on n’est pas obligé de reconnaître ailleurs. Nous ferons de ravissantes promenades à cheval, nous aurons des bals, le soir, à la Redoute : ce sera enchanteur.

— Pour moi, je n’y vais, dit M. de Maizières, qu’autant qu’on m’y assurera un sort, et un sort agréable ; car si vous y êtes toutes occupées, mesdames, de votre santé on de vos sentiments, vous ne penserez pas à moi, et je m’ennuirai à périr !

— Bon ! vous jouerez, reprit la duchesse ; c’est encore ce qui vous amuse le plus.

— Cela vous plaît à dire : j’ai, tout comme un autre, le goût des plaisirs de cœur ; et si l’on me traite en inutile…

— Eh bien, on vous aimera, interrompit la duchesse ; mais, pour en être plus sûr, amenez madame Audebert ; elle est toujours suivie d’un état-major qui nous sera d’une grande ressource.

— Eh bien, soit ! je vais chez elle, de ce pas, pour l’engager à être du voyage ; elle me vengera de vos dédains par des bons mots que vos ennemis retiendront, et j’aurai la petite joie de lui voir enlever vos adorateurs l’un après l’autre, par la seule vertu de sa causerie piquante.

En finissant ces mots, M. de Maizières sortit ; Caroline se retira pour laisser Ermance écouter ou questionner plus librement la duchesse d’Alvano : celle-ci profita de l’occasion pour provoquer la confiance de madame de Lorency par de demi-confidences, et finit par s’attirer l’aveu de tout ce que souffrait Ermance.

— Je le pressentais, pensa-t-elle, il était prêt à l’aimer ! mais madame de V… me le rend pour toujours. Son rapport a détruit tous ses progrès dans le cœur d’Ermance.

Et, se réjouissant de voir les soupçons de madame de Lorency tomber sur la duchesse d’Urbino, elle revint l’âme délivrée d’une inquiétude insupportable et remplie d’espérance. Elle avait laissé Ermance plus calme ; à force de s’entendre répéter que son malheur était celui de presque toutes les femmes, elle n’osait plus en souffrir, et ne conservait plus que l’envie de s’en venger par une bonne coquetterie. Ainsi, le cœur le plus pur, le plus charmant naturel cèdent aux tortures de l’amour-propre, comme le courage, la vérité cèdent aux tortures des inquisiteurs.