Calmann Lévy, éditeur (p. 45-51).


X


M. Brenneval avait fait retenir le plus bel appartement d’une maison de bains à Aix-la-Chapelle, sur la place du Compesbadt. C’est là que sa fille et madame la comtesse Donavel descendirent, car une dotation venait de conférer le titre de comte à son mari, et cette faveur avait eu l’approbation de toute l’armée. La ville était déjà remplie d’étrangers que la saison des eaux y attirait peut-être moins que l’arrivée de la princesse Pauline ; elle logeait à la préfecture, où elle réunissait chaque soir l’élite des buveurs, ayant grand soin de s’informer des titres que chacun d’eux pouvait avoir à sa politesse ou à sa bienveillance, ce qui amenait souvent d’étranges quiproquos ; car l’administrateur consulté, peu versé dans le monde élégant, et plus ignorant encore des usages et des notabilités de l’ancien régime, lui recommandait parfois des gens fort étonnés d’une telle faveur, tandis qu’il traitait avec une légèreté risible ceux qui méritaient une grande considération par leur naissance ou par leur caractère.

La gaieté de M. de Maizières tirait un grand parti de ces bévues, lorsque revenu du cercle de la princesse on allait souper chez une de ces jolies femmes que la mode avait réunies cette année à Aix-la-Chapelle. Jamais la variété des agréments et des personnes n’y avait été plus frappante que cette année : la belle duchesse de V…, avec son profil grec, ses manières nobles, son rire d’enfant, y contrastait avec la tenue sévère, la coquetterie froide de madame de R…, la fraîcheur, la champêtre beauté de madame de B…, avec les airs langoureux, et la gaieté moqueuse de madame de S… Les hommes différaient moins entre eux ; la même ambition, les mêmes moyens employés pour la satisfaire leur donnaient un certain air de ressemblance ; d’ailleurs, tous plus ou moins imitateurs de M. de Maizières, perdaient, à singer ses défauts, l’originalité qui aurait fait aimer les leurs. Un seul échappait à cette contagion ; il venait d’arriver à la suite de la duchesse d’Alvano, qui, l’ayant rencontré à Spa, avait mis toute son éloquence à lui persuader que les eaux d’Aix-la-Chapelle étaient bien préférables à celles de la Sauvenière qu’on lui avait ordonnées pour se guérir des suites de sa blessure.

Frivole, entêté, faible et audacieux, Adrien de Kerville avait tous les défauts et toutes les grâces d’un enfant gâté : une tournure distinguée, un mauvais ton, des goûts élégants et des habitudes vulgaires ; indolent pour l’étude, tout de feu pour les plaisirs, n’aimant que ce qui lui était défendu, cédant à toutes les idées folles qui lui passaient par la tête ; on le trouvait spirituel, parce qu’il disait tout, et bon, parce qu’il ne faisait rien.

Le hasard de sa rencontre à Spa avec madame d’Alvano ressemblait tellement à un rendez-vous que personne n’en était dupe, excepté Ermance. La duchesse lui avait raconté les instances de M. de Kerville pour être présenté chez elle, et comment il s’était fait un titre de son état de santé et d’une passion malheureuse dont il ne voulait point guérir, pour être reçu plus souvent et avec intérêt.

— Je ne me fais point illusion, avait ajouté Euphrasie, sur la reconnaissance qu’il me témoigne ; je sais qu’elle est toute pour ma patience à répondre aux questions dont il m’accable ; mais les sentiments vrais m’inspirent tant de pitié que je ne refuserai jamais à un pauvre délaissé la consolation d’entendre parler de celle qu’il aime.

Ces mots, jetés dans la conversation, produisirent l’effet qu’on en devait attendre. Dans quel trouble ils plongèrent le cœur d’Ermance ! L’amour d’Adrien, cet amour, dont rien n’avait jusqu’alors attesté l’existence, n’était donc pas un rêve de l’imagination d’Ermance ? Elle était aimée, regrettée : quelle douce pensée à opposer aux dédains, à la froideur insultante d’un mari infidèle !

C’est préoccupée de ces dangereuses réflexions, que madame de Lorency revit Adrien chez la princesse Pauline. On riait aux éclats lorsqu’elle entra dans le salon, et la princesse dit en montrant Adrien :

— C’est ce jeune fou qui nous raconte des histoires de garnison à faire pâmer de rire. Continuez, continuez ; je suis sûre que madame de Lorency s’en amusera beaucoup.

— Je n’en sais plus, madame, répondit M. de Kerville, du ton le plus sérieux, et je prie Votre Altesse d’excuser les sots récits que j’ai osé lui faire.

— Allons, ne vous faites point prier ; il vous siérait mal d’être ici plus sévère que nous. Dites-nous ce qu’est devenue cette jolie petite Allemande qui vous a si bien soigné quand on vous a porté blessé chez son père, après la bataille d’Eylau ? Nous en étions au moment où elle alla vous rejoindre à Paris, et où elle venait vous chercher au balcon de l’Opéra pour que vous l’épousiez tabord,comme elle disait.

— En vérité, madame, c’est une mauvaise action que j’ai grand intérêt à oublier.

— Vous en avez été cruellement puni ?

— Non pas par elle, la pauvre enfant ! mais d’autres se sont chargés du soin de sa vengeance. En disant ces mots, Adrien lança un regard sur madame de Lorency, qui la fit rougir. Enhardi par ce premier succès, il ne perdit pas une occasion de lui adresser plusieurs choses indirectement, et finit par demander à la comtesse Donavel la permission de se présenter chez elle, se faisant un droit de l’honneur qu’il avait eu de servir, quelques années auparavant, sous les ordres de son mari : c’était s’assurer la faculté de voir Ermance tous les jours.

La vie qu’on mène aux eaux sert l’intimité : on s’y voit à toute heure ; la santé y est un prétexte à tous les genres de distractions, et l’on ne se donne même pas la peine d’y cacher sa préférence. Les intrigues galantes y prennent un air de conjugalité qui empêche d’en médire. Il faut devenir inconstant pour faire parler de soi ; un amour improvisé a seul le droit à l’attention générale ; aussi la passion de M. de Kerville pour madame de Lorency devint-elle bientôt le sujet de toutes les conversations.

— Il l’aimait bien avant qu’elle ne fût mariée, disaient les uns, et il n’est venu ici que pour mettre à fin l’aventure.

— Je vous affirme qu’il n’y pensait pas, répondait Jules de C… ; je le connais depuis longtemps, nous avons été dans le même régiment, et je sais mieux que lui ses secrets amoureux. Chez son père, il est le Lovelace de la préfecture ; à Paris, il vivait joyeusement avec toutes les femmes qui voulaient bien de lui, sans penser à en aimer aucune.

— Cependant il est fou de madame de Lorency, cela est visible ; et, malgré ses airs pudiques, elle supporte très-patiemment les soins d’Adrien. Ma foi, je commence à croire qu’elle finira par vouloir ce qu’il veut.

— Qu’elle le veuille où non, dit Jules, si Adrien s’est mis dans la tête d’en triompher, il y parviendra ; c’est là tout son mérite à lui. Une chose est-elle difficile, impossible même ? bons, mauvais moyens, il les emploiera tous pour arriver au but. Ah ! s’il avait mis la même persévérance dans son ambition, il serait aujourd’hui maréchal de France ; mais il n’emploie jamais ses grands talents que pour de petits succès.

— Et que dira Lorency lorsqu’il apprendra…

— Pourquoi voulez-vous qu’il le sache plus que tous ceux qui sont dans sa position ?

— Oh ! celui-là fait trop d’envieux pour qu’on le traite avec les égards ordinaires. D’ailleurs il mérite bien son sort. Je crois, en vérité, que c’est sa belle duchesse qui lui ménage cette agréable surprise, car elle protége évidemment l’amour d’Adrien. Il n’y a que Maizières qui en prenne de l’humeur ; lui le plus tolérant des libertins, le doyen des mauvais sujets, il ne veut pas qu’on plaisante sur le compte de la femme de son ami ; il répète tous les jours devant elle qu’il n’y a de deshonneur qu’à être pauvre, de vertueux que les hypocrites, et d’honnêtes femmes que celles dont on ne veut pas ; et lorsqu’on se permet de supposer que madame de Lorency est trop jolie pour rester dans cette classe abandonnée, il veut se couper la gorge avec vous.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? dit Alfred de L…, c’est qu’il veut la garder pour lui, voilà tout.

Cette saillie fit rire, et l’on parla d’autre chose.

Mais dans ces discours tenus si légèrement il y avait un fond de vérité. Adrien, encouragé par ce qu’on lui avait raconté des préventions romanesques d’Ermance en sa faveur, et plus encore par l’éloignement de M. de Lorency pour sa femme, s’était fait un point d’honneur de réussir auprès d’elle ; et comme l’entêtement prend vite le caractère de la passion quand il s’agit d’obtenir une femme charmante, M. de Kerville éprouvait les agitations et les tourments, enfin tous les symptômes d’un amour délirant.

Tour à tour gai, furieux, plein d’espoir ou de rage, il effrayait également madame de Lorency par sa joie présomptueuse ou sa colère menaçante.

Il y avait déjà près de six semaines que cet amour était l’objet des observations malignes de toutes les coteries, lorsque Adrien dit un soir à Ermance :

— À quoi bon tous ces combats ? Vous m’aimez, puisque vous n’êtes pas fâchée que je vous aime. Pourquoi me tourmenter à plaisir ? Avez-vous peur d’être blâmée de ces femmes qui vous entourent, et qui font de la pruderie pour le compte des autres ? Elles ont chacune leur amant, et nous sommes les seuls ici que l’amour ne rende pas heureux. Est-ce pour le plaisir de me sacrifier à un mari qui vous trompe ? Ce serait par trop d’héroïsme, et personne ne vous suppose dupe à ce point. Croyez-moi, tout ce que vous avez déjà fait pour me désespérer n’a servi qu’à vous compromettre ; plus d’accord, nous échapperions mieux à la surveillance des oisifs, et vous m’épargneriez quelques folies ; un crime peut-être. Que sais-je !… dans le délire où vous me mettez avec vos scrupules, je ne réponds pas de moi. Ce matin, par exemple, j’ai manqué me battre avec votre M. de Maizières, qui me plaisantait devant Jules sur ma constance à soupirer sans espoir de retour. Il a fallu tout le respect que je vous porte pour m’empêcher de le châtier à l’instant même de son impertinence ; mais j’en trouverai, j’espère, une meilleure occasion, et lorsqu’il ne sera plus question de vous…

— Au nom du ciel ! s’écria Ermance, évitez une scène semblable, ou je serais perdue à jamais !…

Et M. de Kerville souriait de la terreur d’Ermance, car cette terreur d’un meurtre, de la honte d’un éclat la mettait dans sa dépendance.

Malgré tant d’espérances de succès, Adrien se voyait au moment d’échouer. Le retour de M. Brenneval était annoncé, et forte de la prochaine présence de son père, Ermance résistait à toutes les séductions. Adrien au désespoir et plus obstiné que jamais dans son coupable triomphe, alla confier à la duchesse d’Alvano les projets insensés qu’il méditait. Elle en fut effrayée ; ils étaient de nature à avoir les plus funestes conséquences, à compromettre jusqu’à la vie d’Adhémar ; car il aurait sans doute voulu tirer vengeance d’une insulte faite à son nom. Les conseils, les prières d’Euphrasie ne purent rien obtenir de la raison d’Adrien ; son égarement était au comble, et la duchesse reconnut qu’elle ne pouvait arrêter sa vengeance qu’en le servant dans son amour. Elle n’hésite plus, et, lui recommandant le secret sur son nom, elle lui remet le billet qu’Adhémar lui a écrit le jour même du mariage d’Ermance.

À peine est-il possesseur de cet acte de trahison tracé d’une main impossible à méconnaître qu’il frémit de joie ; car, il n’en doute pas, les scrupules, les remords qu’il n’a pu vaincre vont s’évanouir devant ce talisman perfide. Il n’a plus que peu de jours à rester à Aix-la-Chapelle : n’importe, ils suffiront pour obtenir, du dépit ou de la faiblesse, un triomphe qu’il est prêt à payer de sa vie. L’honneur d’une femme, le repos de son existence entière, tout est sacrifié au bonheur d’un moment ! Malheureuse Ermance ! elle n’avait plus de mère !!!