Calmann Lévy, éditeur (p. 295-297).


XLIX


Comment retracer les pensées d’une mère pendant une semblable nuit ! comment peindre ses illusions, ses terreurs, cette application absorbante et cette avide curiosité de découvrir dans un symptôme le malheur qu’elle redoute ! On croirait que le désespoir a sa volupté, tant il s’acharne à tout ce qui peut l’accroître. Ermance est là près de cet enfant dont elle a tant pleuré la naissance, de cet enfant dont la vie est devenue la sienne, car elle se sent mourir à la seule idée de sa mort. Le coup qui lui a été porté par l’arrêt du médecin lui donne l’assurance consolante de ne pouvoir en supporter un autre ; elle attend avec résignation que son sort se décide. Sa faute, son amour, ses remords, tout a fui de son âme : la passion maternelle la remplit en entier ; elle n’a plus qu’un sentiment, qu’un vœu, qu’une prière, seule avec Dieu qui l’entend, qui comprend sa peine, qui peut la dissiper ou la rendre mortelle : tout ce qui n’est pas le ciel ou son enfant n’existe plus aux yeux d’Ermance.

La main brûlante de Léon est dans la sienne ; elle compte les battements de son pouls en regardant la pendule, car elle a remarqué à quel nombre ils étaient par minute lorsque le médecin avait reconnu une fièvre ardente. Elle étudie les mouvements de la poitrine oppressée de l’enfant qui dort ; malgré le râle épouvantable qui constate les progrès du mal, de temps à autre les yeux de Léon s’entr’ouvrent, il regarde sa mère, lui sourit, passe sa petite main sur son visage, joue avec les boucles de cheveux qui se sont détachées de la coiffure d’Ermance et flottent sur son cou ; puis il s’assoupit de nouveau, et sa mère se rassure, car il vient de la caresser. Elle ne croit pas la mort assez barbare pour frapper l’enfant qui vient de sourire. Mais l’oppression augmente, la respiration est accompagnée d’un bruit sourd et sinistre : Ermance frémit, prend son fils dans ses bras, lui soulève la tête, écarte le rideau, arrache le drap qui le couvre, croit à force d’air combattre le mal qui l’étouffe… Mais l’agonie a cessé ! un morne silence succède à la respiration hâtive et bruyante… la tête de l’enfant est retombée sur le sein de sa mère !… Elle fixe sur ce visage d’ange des yeux égarés, serre une main qu’elle sent se glacer dans la sienne, et reste immobile devant la mort.

Déjà prés d’une demie-heure s’était écoulée sans qu’Ermance eût changé d’altitude ; ses nerfs, violemment contractés, lui donnaient une force factice qui tenait du prodige ; pas un soupir, une larme, ne montrait sa douleur, elle ne la sentait pas encore.

Tout à coup une porte s’ouvre ; un homme, qui se soutient avec peine, se traîne jusqu’auprès d’Ermance : c’est Adhémar ; il l’appelle ; sa voix, cette voix si chère ne la sort point de sa rêverie funèbre… Il s’approche et saisit son bras en l’appelant encore ; ce mouvement la rend au désespoir : à ce délire du malheur, où les visions et le vrai se confondent, elle a reconnu Adhémar, et le repoussant avec tous les signes d’une vive terreur, elle remet l’enfant sur son lit, s’attache à lui comme pour le défendre, et s’écrie d’une voix forte et tremblante.

— Viens-tu me l’enlever ?… viens-tu assouvir ta vengeance ?… Ah ! n’approche pas… laisse-le moi… laisse-le moi, te dis-je… il est mort…

À ces mots, prononcés avec l’accent du plus horrible désespoir, Adhémar sent que ses forces l’abandonnent : il tombe presque anéanti sur le siége que vient de quitter Ermance ; il voudrait lui parler, tenter de calmer sa terreur, mais les paroles expirent sur ses lèvres.

— Tu hésites ?… continue Ermance, que l’apparition subite d’Adhêmar maintient dans son égarement : je te fais pitié… Eh bien je ne la mérite pas, cette pitié qui t’arrête… Parjure à mon serment fait devant Dieu, parjure à tous mes devoirs, je t’ai indignement trompé ; tu me dois ta colère, ton exécration. Tue-moi, venge-toi… si tu le peux ! car je ne t’aime plus… toi qui ne saurais le pleurer avec moi. Oui, je le sens, la douleur a vaincu mes remords, mon amour… Je n’aime plus que lui… lui dont la vie était mon crime, lui que tu haïssais, lui ce malheureux enfant dont je te supplie à genoux de respecter la mort ! Ah !… tu me le laisseras deux jours encore, n’est-ce pas ?… deux seuls jours… et puis tu ne nous reverras plus… plus jamais, je te le jure.

En cet instant, plusieurs des gens de la maison qui veillaient près de l’appartement d’Ermance accourent à sa voix, et restent stupéfaits de l’affreux spectacle qui frappe leurs yeux. Ils cherchent vainement à éloigner Ermance du corps de son enfant ; elle le presse sur son sein comme s’il devait y retrouver la vie ; ce n’est que lorsque, épuisée par tant d’émotions déchirantes, elle s’évanouit, qu’on peut l’arracher de ses bras.

Alors, M. de Montvilliers et Mélanie lui prodiguent tous leurs soins, tandis qu’Adhémar, dont le visage est inondé de larmes brûlantes, s’écrie :

— Ne la quittez pas !