Calmann Lévy, éditeur (p. 51-56).


XI


La nouvelle de la bataille de Wagram vint alors ajouter à tous les plaisirs de la saison les transports d’une joie vraiment nationale : c’était une admiration pour les prodiges de notre armée, pour le génie de son chef, un culte superstieux pour son étoile, enfin un bonheur de porter le nom français qui donnait à tous une attitude fière ; les officiers que d’anciennes blessures avaient empêché de prendre part à cette grande victoire mêlaient seuls des regrets à ce dernier triomphe. Adrien en éprouva un si cruel dépit qu’il s’empressa de rejoindre l’armée avant l’expiration de son congé, dans l’espoir que la guerre se prolongerait encore. Il partit d’Aix-la-Chapelle avec Alfred de L… ; mais ils n’arrivèrent à Vienne que pour y voir l’empereur entrer une seconde fois.

Le bruit de la victoire de Wagram parvint à Aix-la-Chapelle bien avant le bulletin qui rendit compte des morts et des blessés, et l’inquiétude où tomba la femme du général Donavel inspira de l’intérêt aux moins sensibles ; elle s’obstinait à croire qu’on lui cachait la mort de son mari, et l’on ne pouvait parvenir à lui faire comprendre que la nouvelle de cette bataille, apportée par des courriers de commerce, étant venue directement de Vienne à Aix-la-Chapelle, elle avait devancé de plusieurs jours les détails officiels. En la voyant si désolée, Ermance lui prodiguait les plus tendres soins, et madame Donavel disait dans sa reconnaissance :

— Combien vous êtes bonne de me consoler ainsi, de chercher à me rassurer, quand vous même vous souffrez d’une inquiétude semblable ! Mais M. de Lorency est jeune encore, il n’a pas épuisé tout le bonheur d’un soldat ; mon mari a déjà tant de fois échappé à la mort par miracle que je n’ose plus me flatter qu’il soit toujours aussi heureux.

— Vous le reverrez, répondait Ermance en cachant ses larmes dans le sein de son amie : vous le reverrez, vous qui méritez si bien d’être heureuse.

Enfin le bulletin tant désiré arriva, et madame Donavel passa du désespoir à la joie ; elle s’attendait à voir le même changement dans madame de Lorency, car une lettre d’Adhémar venait de la rassurer ; et le général mandait à sa femme qu’en récompense de la manière dont Adhémar s’était distingué à l’affaire de Wagram, il avait été fait colonel sur le champ de bataille. Madame Donavel s’étonna de voir le beau visage d’Ermance rester pâle et triste en apprenant cette bonne nouvelle.

— Je crains que vous ne soyez malade, ma chère amie, dit-elle.

— Moi ?… non… reprit Ermance du ton d’une personne qui craint de voir deviner la cause de sa souffrance.

— Eh bien, reprit madame Donavel, si vous ne souffrez pas, prenez un air moins triste ; vous savez qu’on est méchant ici, que vos avantages excitent l’envie des femmes moins belles et moins riches que vous ; ne donnez pas un prétexte à leur malignité, car elle ne manquerait pas d’attribuer la tristesse qui résisterait aux nouvelles d’aujourd’hui à l’absence de quelqu’un de ceux qui viennent de nous quitter, et cela vous ferait peut-être…

— Quoi… madame… vous penseriez ?… interrompit Ermance avec une sorte d’égarement.

— Moi, penser mal de vous ! s’écria madame Donavel en prenant la main d’Ermance ; ah ! je suis loin d’avoir un pareil tort ! et c’est parce que je connais mieux que personne la pureté de votre cœur, la sagesse de votre conduite, que je ne veux pas que vous donniez à ce monde méchant la moindre occasion de les calomnier.

À ces mots, l’oppression qu’éprouvait Ermance faillit la suffoquer.

— Pardonnez-moi, continua madame Donavel, d’oser vous parler ainsi, vous donner des conseils ; mais on ne peut vous voir souvent sans prendre une vive affection pour vous, sans désirer vous être utile. Mon âge, mes sentiments, ceux de mon mari pour le vôtre, je fais de tout cela des droits presque maternels : laissez-moi les exercer.

— Ah ! madame, dit Ermance en fondant en larmes, croyez que tant de bonté me pénètre ; mais pourquoi ne m’avoir pas éclairée plutôt !…

— Mon Dieu, que je m’en veux de vous affliger ainsi ! répliqua la comtesse… Je n’ai pourtant rien dit qui dût vous faire craindre d’avoir perdu de l’estime que vous méritez. Ne voit-on pas tous les jours une jolie femme inspirer de l’amour à un jeune homme agréable, sans se croire obligée d’y répondre, et sans vouloir sacrifier sa réputation au plaisir de recevoir des soins qui flattent plus l’amour-propre que le cœur ? Non, rassurez-vous, le sentiment un peu fastueux de M. de Kerville a été jugé ici comme toutes les choses dont on fait parade ; sa légèreté connue, son ton, ses dépits jaloux n’ont pas semblé des séductions capables d’entraîner la femme de M. de Lorency, de l’homme le plus aimable de France ; mais ce n’est point assez que chacun pense comme moi sur votre compte, il ne faut pas qu’il parvienne le moindre mot sur ce sujet à votre mari. Je le connais depuis plus longtemps que vous : tout en rendant justice à votre conduite il serait implacable pour l’homme dont on mêlerait le nom au vôtre dans un caquet semblable. C’est pourquoi j’avertis votre prudence, et vous supplie de paraître heureuse.

— Heureuse ! répéta Ermance avec un sourire amer, je ne puis plus l’être ; mais je puis vous obéir : oui, je ferai tout ce que vous me conseillerez pour éviter un éclat dont je frémis ; oui, ajouta-t-elle en craignant de s’être trahie, vous avez raison, je suis malade ; j’ai besoin de quitter les eaux, je veux retourner à Nanteil ; l’air y est plus doux, et la solitude me fera du bien. Là, du moins, je ne serai pas obligée de composer mon visage pour éviter les soupçons, les jugements de la malveillance, je n’y recevrai personne… personne que vous, ajouta Ermance en voyant l’expression du reproche dans les yeux de son amie.

— On ne vous laissera point vous enterrer à la campagne, dit madame Donavel ; Adhémar est trop fier de vous pour ne pas s’en parer aux yeux de tous les grands personnages qui vont ajouter à l’éclat de la cour de l’empereur. On vous verra l’hiver prochain de toutes les fêtes ; vous y serez le modèle de nos jeunes femmes, et vous leur prouverez qu’on peut être élégante, et courtisée même, sans avoir recours aux agaceries qu’elles prodiguent, sans se jeter à la tête de tous les étrangers que la victoire ou la diplomatie nous amènent. Vraiment, j’ai quelquefois honte de la réputation qu’elles nous font en Europe ; car si vous saviez comme, de retour dans leurs foyers, ces messieurs parlent des Françaises ! Ils croient que toutes ressemblent à celles qui leur ont épargné l’ennui de soupirer, et leur fatuité est d’autant plus insoutenable qu’elle est malheureusement très-fondée ; il me tarde de la voir déjouée par l’innocente coquetterie d’une femme honnête.

Le supplice d’Ermance en écoutant madame Donavel ne peut se peindre : combien elle aurait préféré les reproches les plus sévères, à ces éloges dont elle ne se sentait plus digne ! Mais cette estime usurpée lui était nécessaire pour soutenir son courage, et l’aider à se tromper elle-même. En lui démontrant les suites que pourrait avoir le moindre rapport fait à M. de Lorency sur ce qui s’était passé à Aix-la-Chapelle, son amie l’avait livrée à un sentiment d’effroi qui remplaçait tous les autres. Éviter un éclat, se soumettre à la plus affreuse contrainte pour assurer à son mari le repos et le respect qui lui étaient dus, voilà l’unique soin qui allait désormais occuper Ermance.

En conséquence de cette résolution, elle promit à madame Donavel de l’accompagner le soir même au bal que la ville donnait à la princesse Pauline, en réjouissance des nouvelles de la grande armée. Une guirlande de roses fut posée sur cette jolie tête qui se soutenait à peine ; une simple robe de crêpe blanc compléta cette parure. Madame de Lorency se disposait à se rendre dans la chambre où l’attendait madame Donavel lorsque mademoiselle Augustine dit :

— Madame oublie de mettre son bouquet.

— Un bouquet ? reprit Ermance, je n’en ai point demandé : d’où vient celui-ci ?

— C’est le jardinier fleuriste de la ville qui vient de me le remettre en me disant qu’on lui avait bien recommandé de le composer des plus belles fleurs de sa serre, et de l’apporter chez madame le jour où le bal de la ville aurait lieu.

— Il ne vous a pas dit de quelle part ?…

— Pas précisément ; mais madame doit bien s’en douter, répondit la femme de chambre en prenant un air fin.

— Pourquoi voulez-vous que je m’en doute ? je ne connais personne ici, à moins que ce ne soit madame Donavel, qui sait que j’aime les fleurs.

— Oh ! non, madame, reprit en souriant mademoiselle Augustine : c’est un jeune homme qui en achetait souvent au fleuriste, et qui lui a bien recommandé en partant.

— C’est bon, interrompit madame de Lorency en s’éloignant pour cacher sa rougeur, et elle laissa le bouquet sur sa toilette.

À peine était-elle sortie de sa chambre que M. de Maizières, voyant la porte ouverte, y entra. Il venait chercher ces dames et leur offrir la main pour les conduire au bal ; il apprend que madame de Lorency est prête et l’attend chez madame Donavel. Pendant que mademoiselle Augustine lui parle, il aperçoit l’admirable bouquet sur la toilette, et présumant qu’Ermance l’a oublié, il s’en empare pour le lui porter : mais elle refuse de le prendre, en disant qu’ayant un peu mal à la tête elle craint que l’odeur des fleurs n’augmente sa migraine.

— Je ne vous ai jamais vue si prévoyante, dit M. de Maizières : cette prudence cache un mystère bien funeste ou bien favorable à l’auteur du bouquet ; c’est ce que je prétends découvrir ce soir même. Allons, ne vous déconcertez pas ainsi ; je devinerais trop vite. Aussi bien je ne serais pas faché, ajouta-t-il plus bas en aidant Ermance à descendre l’escalier, qu’un autre vous fit oublier les bruyants soupirs de votre beau capitaine. Je commençais à le prendre en horreur. C’est peut-être parce que vous étiez trop bonne pour lui !… Cependant il ne vous plaisait pas… mais qui peut rien comprendre aux femmes !