L’ombre du beffroi/Texte entier

Édouard Garand (17p. couv-tdm).
L’Ombre du Beffroi


Grand roman canadien inédit


par


Mme A. B. Lacerte


Illustrations de Albert Fournier

« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
153a rue Sainte-Élisabeth, 153a
Montréal
DU MÊME AUTEUR
À LA MÊME LIBRAIRIE


Le Spectre du Ravin, roman 
 25c


Roxane, roman 
 25c


L’Ombre du Beffroi, roman 
 25c


EN PRÉPARATION


Le Bracelet de Fer 
 Roman

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, au
théâtre et au cinéma réservés par
Édouard Garand
1925.


Copyright by Édouard Garand, 1925.

De cet ouvrage il a été tiré 12 exemplaires sur papier spécial ; chacun de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.



PREMIÈRE PARTIE

LE BEFFROI

CHAPITRE I

marcelle


— Marcelle, ma chérie, ne crois-tu pas qu’il serait temps que tu fasses ton début dans le monde ? Il y a deux ans et demi que ta mère, ma pauvre femme, est morte, et…

— Deux ans et demi… Oui, deux ans et demi, répondit Marcelle ; mais notre deuil n’est pas fini, père !

— Mon enfant, dans nos cœurs, toujours nous porterons le deuil de ta mère… Mais tu as dix-sept ans, ma fille ; à mon avis, le temps est venu pour toi de faire ton début.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, petit père.

— Puisque nous devons retourner, dans cinq ou six semaines, chez-nous, au Beffroi, je propose que nous acceptions l’offre de ta marraine, la vieille amie de ta mère, Mme de Bienencour, qui désire tant que tu fasses ton début chez elle.

— C’est bien, père, j’accepterai, puisque cela vous fera plaisir. Aussi, puisque Mme de Bienencour veut organiser un grand bal, en mon honneur, ce serait peu aimable de refuser d’assister à ce bal, n’est-ce pas ? fit Marcelle, en riant.

À ce moment, un domestique, après avoir frappé discrètement à la porte, entra dans le salon, où se trouvaient Marcelle et son père.

— Madame de Bienencour ! annonça-t-il.

Aussitôt, entra une dame âgée et petite de taille, aux cheveux blancs comme de la neige et ondulant naturellement, aux traits fins et distingués.

À l’arrivée de cette dame, Marcelle accourut au devant d’elle et l’embrassa tendrement.

— Chère Mme de Bienencour ! dit-elle. Vous êtes la bienvenue !

— La mille fois bienvenue ! ajouta le père de Marcelle.

— Merci, Marcelle ! Merci M. Fauvet ! répondit Mme de Bienencour.

Quand ils furent tous confortablement installés, M. Fauvet (dont le prénom était Henri) dit :

— Nous parlions justement de vous, Mme de Bienencour ; je disais à Marcelle…

— Qu’elle doit songer sérieusement à faire son début, n’est-ce pas ? demande Mme de Bienencour en souriant. Et Marcelle…

— Marcelle vous est très reconnaissante, chère marraine, interrompit la jeune fille, pour la peine que vous voulez bien vous donner de la présenter à vos amis. C’est plutôt une tâche pour vous, en fin de compte.

— Une tâche que plus d’une de mes amies m’envient, ma filleule ! répondit Mme de Bienencour. Voyez plutôt Mme de Pont-Joly, qui doit présenter cette pauvre Dolorès Lecoupret. Que je la plains ! Dolorès est si peu favorisée, du côté de la beauté !

— Mais non du côté de l’intelligence et du cœur ! riposta vivement Marcelle.

— Dolorès est une bien charmante jeune fille, dit Henri Fauvet, et Mme de Pont-Joly, qui est sa tante, l’aime infiniment.

— Dolorès est mon amie de cœur, vous savez, Mme de Bienencour ! ajouta Marcelle.

— Je sais ! Je sais, Marcelle ! Mais, tu avoueras qu’elle n’est pas jolie et… je ne changerais pas de place avec Mme de Pont-Joly ; voilà !… Je pense que, avec tes magnifiques cheveux blonds, peignés selon la mode et ornés d’une étoile en diamants, tu seras à croquer, petite ! Quant à la robe, il faut qu’elle soit en soie brochée blanche, la plus riche ; je vais moi-même en surveiller l’achat. Je te donnerai, le soir où tu feras ton début, tel que promis, cette parure de perles et de diamants qui me vient de ma grand’-mère. Cette parure, je la fais remonter pour toi.

— C’est trop de bonté, chère marraine ! s’écria Marcelle. Mes simples bijoux…

— Ma chérie, dit Henri Fauvet à sa fille, tu penses bien qu’il faut que tu sois irréprochablement mise, pour ton début. Si Mme de Bienencour n’eut si généreusement offert de te donner ses magnifiques perles, je t’aurais acheté quelque jolie parure.

— Marcelle, dit soudain Mme de Bienencour, pourquoi parais-tu si indifférente à la toilette et aux parures ?… Je n’aime pas cela ; ce n’est pas de ton âge et ça ne me semble pas du tout naturel… Je n’aime pas, non plus, cette expression… mystique qui se répand, par moments, sur tes traits si réguliers, si parfaitement beaux…

— Mais… commença Marcelle.

— Eh ! bien, c’est entendu ; le 28 du courant, tu feras ton début chez moi, et je te prédis un grand succès, ma chère, reprit Mme de Bienencour. Comme nous ne sommes qu’au 2 du mois, tu auras tout le temps nécessaire pour te préparer… Inutile de te dire, Marcelle, que je ferai l’impossible pour que ce bal, que je donnerai en ton honneur, soit l’événement de la saison.

— De cela, je ne puis douter, chère marraine !

M. Fauvet, dit Mme de Bienencour, pourquoi ne passez-vous pas le reste de la saison mondaine chez moi, vous et Marcelle ?

— Je vous remercie, chère Madame, répondit Henri Fauvet ; mais nous retournons au Beffroi, dans cinq ou six semaines.

— Au Beffroi ! Oh ! ne me parlez donc pas du Beffroi ! Si je voulais faire une rime, j’ajouterais : « ce nom me donne froid » ! Cette maison isolée, au milieu d’un paysage non moins isolé, là-bas, dans le nord d’Ontario… Je frissonne, rien que d’y penser ! s’écria Mme de Bienencour.

— Vous devriez venir passer un mois avec nous, au Beffroi, l’été prochain ; vous verriez comme on s’y plaît, dit Marcelle. Le fait est, chère marraine, que là seulement, je suis parfaitement heureuse. Que d’heures charmantes nous passons, père et moi, à naviguer sur la jolie rivière, serpentant à travers le bois, tout à côté de notre maison ; cette rivière, je l’ai nommée la Rivière des Songes. Si vous vous promeniez, une fois seulement, sur la Rivière des Songes, Mme de Bienencour, vous ne voudriez plus jamais en quitter les bords.

— Je ne comprends pas cet enthousiasme pour la nature agreste, dit Mme de Bienencour, en se levant pour partir, et, crois-moi, ma chérie, pour ton avenir, tu ferais mieux de passer le reste de la saison avec moi. Je vous offre de grand cœur, à toi et à ton père, l’hospitalité aux Terrasses, Marcelle.

— Merci ! Oh ! mille fois merci ! s’écria Marcelle. Mais, pour ma part je serais vraiment malheureuse si je me voyais obligée d’être trop longtemps absente de notre cher foyer, et je sais bien que père…

— Je sais bien que père dit toujours comme sa Marcelle, ajouta, en riant, Mme de Bienencourt. Vous êtes de grands enfants, tous deux, et bien difficiles à convertir, je crois… Eh ! bien, au revoir, M. Fauvet. Au revoir, Marcelle, ajouta-t-elle, en se dirigeant vers la porte de sortie. Puis, revenant sur ses pas, elle dit : Vous ai-je annoncé que j’attendais mon neveu Gaétan ?

— Mais non ! répondit Henri Fauvet. Il a donc terminé ses voyages ?

— Oui… pour le moment, du moins. Il m’a écrit qu’il serait ici, sans faute, le 28 février, date du début de ma filleule, avec qui il a bien hâte de faire connaissance.

— Nous serons heureux de rencontrer M. Gaétan de Bienencour ; n’est-ce pas, Marcelle ? dit Henri Fauvet.

— Assurément oui ! Nous avons entendu parler de lui si souvent ! dit la jeune fille.

Mme de Bienencour et le père de Marcelle échangèrent un regard : combien de fois ils avaient, ensemble, fait le projet de marier ces deux-là : Marcelle et Gaétan !

Le temps passa vite jusqu’au 28. Marcelle était presque continuellement entre les mains des modistes, ce qui l’ennuyait grandement ; cependant, elle n’en faisait rien voir, afin de ne peiner ni son père ni sa marraine. Combien elle eut voulu être dans l’état d’exaltation et d’enthousiasme de son amie Dolorès Lecoupret ! Dolorès était si heureuse de faire son début, elle aussi, au bal de Mme de Bienencour !

— Dolorès, lui dit Marcelle, un jour, c’est moi qui aurais dû porter ton nom, et toi le mien. Non que je sois triste, ni rien de ce genre (loin de là) ! mais, tu es si joyeuse, toi, que ton nom ne te sied guère… Je crois que, désormais, je vais te nommer « Gioia » plutôt que Dolorès, ajouta-t-elle, en riant.

— Mais, n’es-tu pas heureuse de faire ton début, Marcelle ? demanda Dolorès.

— Oh ! sans doute… Cependant, j’étais plus heureuse que je le suis en ce moment, quand nous parcourions les routes, toi, père et moi, dans notre Castel-Roulant, répondit, en souriant, Marcelle.

— C’était le beau temps, bien sûr ! s’écria Dolorès. Mais, avec l’âge, les goûts changent, et, je l’avoue, je préfère valser, au bras d’un élégant danseur maintenant, que de me promener en pays sauvage… même dans ton Castel-Roulant de jadis.

Marcelle ne répondit rien, car, elle le savait, même Dolorès ne saurait la comprendre.

Enfin arriva la date du 28 février.

Mais, avant de parler des succès qu’eut Marcelle, à son premier bal, et aussi des événements dont ce bal fut parsemé, nous nous voyons obligés de ramener nos lecteurs à dix-neuf ans en arrière ; c’est regrettable, sans doute ! Nous y sommes contraints cependant, pour la clarté de ce récit.


CHAPITRE II

une idylle champêtre


Henri Fauvet était ingénieur civil.

Quand il était sorti de l’Université de Québec, il y avait dix-neuf ans, il ne se trouvait pas dans la position de tant d’autres qui, leur brevet en poche, risquent de mourir de faim. D’abord, il possédait une petite fortune personnelle (oh ! pas grand chose, sans doute) mais assez pour subvenir à ses besoins. Ensuite, une expédition d’ingénieurs allait partir pour le nord de la province d’Ontario, très loin, dans le Nipissingue, et cette expédition avait retardé son départ de huit jours afin d’attendre le nouvel ingénieur, car il allait y prendre part.

Ils étaient trois amis qui partaient ensemble : d’abord, Henri Fauvet, puis Émile Archer, puis Dolor Lecoupret, le père de Dolorès, dont la femme venait de mourir.

Henri Fauvet était accompagné de son domestique Vincent-de-Paul Huard, que Henri nommait : « V. P. » tout court. V. P. était tout dévoué à son maître, qu’il servait depuis dix ans déjà ; il n’aurait pas songé à le quitter, quand même Henri aurait résolu de se rendre au pôle nord ou au pôle sud.

L’expédition promettait merveilles, quand, un soir, vers les cinq heures, les trois amis se virent dans l’obligation de se séparer, quitte à se rejoindre dans une heure ou deux, afin de prendre ensemble leur repas du soir.

— Ainsi, Fauvet, c’est toi qui vas fixer le câble au-dessus de cette petite rivière, puisque nous devons choisir un endroit favorable pour y construire un pont ? Nous allons te quitter ; mais, à bientôt ! dit Émile Archer.

— À bientôt, mes amis ! répondit Henri Fauvet.

— Sais-tu nager, Fauvet ? demanda Dolor Lecoupret. Il va falloir que tu traverses cette rivière à la nage, puisque nous n’avons pu nous procurer une embarcation. Ces petites rivières sont parfois… surprenantes, tu sais !

— Non, je ne sais pas nager, Lecoupret ; mais cette rivière ne me paraît pas profonde, et je crois pouvoir la traverser facilement à gué.

— Sois prudent, au moins ! recommandèrent Émile et Dolor.

Henri alluma une cigarette et il se mit à examiner les bords de la petite rivière, dont on voyait clairement le fond, du moins, de l’endroit où il était. S’emparant d’une hachette qui était passée à sa ceinture, il coupa une longue gaule, qui lui servirait à s’assurer du lit de la rivière, avant de s’y aventurer, et il allait défaire les lacets de ses chaussures, afin de traverser pieds nus, quand une voix près de lui dit :

— Si vous ne savez pas nager, Monsieur, ne vous risquez pas à essayer de traverser la rivière ; elle est très profonde et pleine de remous.

Henri Fauvet, en entendant cette voix, avait levé les yeux, et il avait aperçu la plus belle, la plus radieuse apparition imaginable : une jeune fille d’une vingtaine d’années, portant un costume de bain ; c’est-à-dire une robe genre matelot, à la jupe courte, échancrée autour du cou, et sans manches. De longs bas noirs rejoignaient le bord de sa jupe. La baigneuse était d’une rare beauté : ses traits étaient réguliers, sa bouche petite et ses yeux avaient la couleur des violettes ; de plus, la couvrant comme un manteau, il vit ses cheveux d’un blond doré lui allant jusqu’aux genoux.

— Mademoiselle ! murmura-t-il, en enlevant son chapeau et saluant profondément.

— J’ai voulu vous avertir, Monsieur, reprit la jeune fille ; je vous ai entendu causer avec vos amis, il y a quelques instants, voyez-vous ! La rivière, quoique ses rives soient rapprochées, est perfide, et il faut la bien connaître avant de s’y aventurer… Et pour qui ne sait pas nager…

— Comment vous remercier, Mademoiselle ! cria Henri. Comme l’imbécile que je suis, j’allais risquer de me noyer, n’eut été votre intervention… Mademoiselle, je me nomme Henri Fauvet. Je suis ingénieur civil, en expédition dans cette partie du pays. Peut-être auriez-vous la bonté de me dire où je pourrais me procurer une embarcation ? Ce câble que vous voyez, il faut que j’en attache l’une des extrémités sur l’autre rive et…

— Les maisons sont clair-semées par ici, répondit, en souriant, la jeune fille. Vous pourriez vous procurer une embarcation chez-nous ; mais, nous demeurons à près de trois mille d’ici… Si vous le désirez, cependant, j’irai bien porter le câble de l’autre côté.

— Jamais ! Oh ! non, jamais ! Vous n’y pensez pas, Mademoiselle !

— Oh ! il ne m’en coûterait guère, je vous l’assure. Je vis littéralement dans l’eau, et nager, pour moi, c’est presqu’aussi facile que marcher.

— Une sirène alors ! dit Henri, en souriant. Mais, toute bonne nageuse que vous êtes, Mademoiselle, vous ne parviendriez que difficilement sur la rive opposée, si vous étiez embarrassée de ce câble.

— Vous croyez ? fit la jeune fille. Ce-disant, elle releva sa longue chevelure dorée, qu’elle retint au moyen de deux larges épingles en écaille, puis elle enroula autour de sa taille le câble. Bientôt, elle s’avançait dans la rivière, atteignant bientôt et sans encombre, la rive opposée.

— À quel arbre désirez-vous que je noue ce câble ? demanda-t-elle à Henri, qui la regardait, d’un air ahuri et enchanté à la fois.

— À celui qui est à votre droite, s’il vous plaît.

— Très bien ! Et ne soyez pas inquiet pour la sûreté du nœud ; je ferai un nœud marin. Mon grand-père m’avait enseigné comment en faire un, jadis.

Ayant assujeti le câble, la jeune fille revint sur la rive, où Henri l’attendait.

— Comment vous remercier ! s’écria-t-il. Et que vous êtes admirable ! L’eau semble être, en quelque sorte, votre élément naturel ; vous êtes une vraie ondine.

— Ondine ! Mais, c’est ainsi que je me nomme ! dit, en riant, la jeune fille. Ondine Yprès ; voilà mon nom, ajouta-t-elle naïvement.

— Vraiment ! Vous vous nommez Ondine ! C’est un nom aussi joli que rare… Mais… partez-vous déjà, Mlle Yprès ? demanda Henri, voyant Ondine ramasser un petit panier, après s’être recouverte d’une longue mante de couleur foncée.

— Mais oui, M. Fauvet, je pars ! répondit-elle, en riant gaiement. De ce que je me nomme Ondine, il ne s’en suit pas que je flotte continuellement sur le sein des ondes, ou que j’habite quelque grotte, dans le fond de la rivière.

Et tous deux rirent, comme des enfants joyeux.

— Puisque nous prenons la même direction, vous et moi, ne me permettrez-vous pas de faire route avec vous ? demanda le jeune homme.

— Je n’ai pas d’objections, répondit-elle.

Cette rencontre fut le prélude de plusieurs autres, et bientôt, Henri Fauvet sut tout ce qui concernait cette jeune fille, qu’il aimait follement.

Ondine avait dix-huit ans. Elle était orpheline de père et de mère. Son père était mort, alors qu’elle n’avait que douze ans, sa mère était morte, il y avait maintenant trois ans. L’orpheline demeurait avec une servante ayant nom Febro. Non, Febro n’était pas âgée ; elle dépassait à peine trente ans, mais, depuis l’âge de quinze ans qu’elle était en service chez les Yprès, on la considérait presque comme un membre de la famille. Ondine eut été seule au monde, sans Febro, qui l’aimait si tendrement. Ondine n’avait que trois ans, quand Febro était entrée comme servante chez les Yprès ; elle s’était attachée à cette enfant, et il n’est pas d’acte de dévouement au monde devant lequel elle eut reculé, pour rendre service à sa chère Mademoiselle Ondine.

Eh bien ! ce qui devait arriver arriva : quand Émile Archer et Dolor Lecoupret parlèrent de retourner à Québec, l’expédition étant terminée, Henri Fauvet s’excusa de ne pouvoir les suivre : il était fiancé avec Ondine Yprès et il retournerait chez lui accompagnée de sa bien-aimée.

Cinq semaines après le départ de ses amis, Henri épousait Ondine, et tous deux partaient pour la ville de Québec, car, dans une des banlieues de cette ville, Henri Fauvet possédait une jolie propriété. Inutile de dire que V. P. n’avait pas quitté son jeune maître.

Febro avait beaucoup pleuré en voyant partir sa chère petite Mademoiselle Ondine. Certes, Henri lui avait suggéré, à Febro, de les accompagner ; mais elle allait se marier, elle aussi ; pas tout de suite, mais dans un an et elle ne pouvait s’éloigner des environs. Ondine fit donc à la fidèle servante donation de sa maison, ce qui ravit le cœur de Febro, puis, un soir, les nouveaux mariés quittaient le district du Nipissingue, mais non sans espoir d’y revenir bientôt.


CHAPITRE III

un malheur


Il eut été difficile de trouver, de par le monde, deux être plus heureux que Henri Fauvet et Ondine, sa femme. Installés confortablement dans une des banlieues de Québec, possédant, non la fortune, mais une confortable aisance, leur sort paraissait très enviable ; il l’était aussi.

Tout d’abord, Henri avait craint que sa jeune femme s’ennuyât dans son nouveau milieu, mais il n’en fut rien. Non pas qu’Ondine ne pensât fort souvent à son chez elle, là-bas, dans le nord d’Ontario et aussi à la bonne Febro ; mais, une des amies de la mère de Henri Fauvet avait entrepris de faire faire des connaissances à la nouvelle mariée et de l’amuser.

Mme de Bienencour (tel était le nom de la nouvelle amie d’Ondine) avait tout de suite aimé la jeune femme et elle l’avait prise, en quelque sorte, sous son aile ; ce dont Henri lui était bien reconnaissant, car, étant obligé de s’absenter souvent et pour assez longtemps parfois, à cause de sa profession, il était content de pouvoir laisser sa chérie sous la protection de cette bonne et aimable Mme de Bienencour.

La résidence des Fauvet avait nom : Le Nid. La domesticité se composait de V. P., d’une cuisinière ayant nom Pétronille, et d’une fille de chambre, du nom de Rose. Rose, durant les quelques mois déjà qu’elle était au Nid, se montrait pleine de dévouement envers ses maîtres ; elle aimait et admirait Ondine, et la servait en conséquence.

Le Nid était donc un foyer idéal, et tout promettait des jours paisibles et heureux, à jamais. Hélas ! le malheur voulut que, certain soir, Ondine qui avait veillé tard chez Mme de Bienencour et était revenue chez elle dans la voiture de son amie, prit froid. Elle eut une attaque de névralgie dans la tête. Henri, voyant souffrir sa femme, fit venir un médecin. Il n’y avait pas de médecin attitré, au Nid, et V. P. alla frapper chez celui qui demeurait le plus près.

Le médecin, en voyant que celle pour laquelle on l’avait fait venir souffrait un véritable martyre, prépara immédiatement une prescription et donna à V. P. l’ordre de courir à une pharmacie la faire remplir.

Quand le domestique revint, apportant une fiole remplie d’un liquide blanchâtre, le médecin en administra une dose à la malade, puis il dit :

— M. Fauvet, je viens de faire prendre à la malade une dose de morphine ; bientôt, elle ne souffrira plus et elle dormira.

— Tant mieux, alors ! répondit Henri.

— La morphine est une chose dont il ne faut pas abuser cependant, reprit le médecin ; si Mme Fauvet ressentait encore de grandes douleurs, dans le courant de la nuit, il vaudrait mieux essayer de la soulager autrement qu’en lui administrant de la morphine. Je reviendrai, demain avant-midi. J’espère que la malade passera une assez bonne nuit. Voyez : elle souffre moins déjà !

Le lendemain matin, quand revint le médecin, Mme de Bienencour était dans la chambre à coucher d’Ondine. Or, celle-ci paraissait souffrir horriblement.

— Mon Dieu, Docteur Nippon, s’écria Mme de Bienencour, en apercevant le médecin, ne pouvez-vous rien pour soulager cette pauvre enfant ?… Elle souffre le martyre !

Mme de Bienencour ! fit le Docteur Nippon, en s’inclinant. Oui, Madame, ajouta-t-il, je vais soulager immédiatement Mme Fauvet, en lui administrant une dose de morphine… Je vous avouerai pourtant que je n’administre la morphine à mes malades que quand j’y suis forcé.

— Et vous faites bien ! s’écria Mme de Bienenoour.

— On me dit que vous avez passé une assez bonne nuit, Mme Fauvet ? demanda le médecin.

— Oui ! Oui ! répondit Ondine. Mais, ce matin, je souffre horriblement. Oh ! ma tête ! ma tête !

La morphine tranquillisa la jeune femme ; mais, vers le soir, elle en réclama une nouvelle dose, à grands cris… Et on lui en donna…

Ce fut le prélude d’une tragédie que cette attaque de névralgie qu’eut Ondine. Plusieurs jours s’étaient écoulés. Le médecins avait discontinué ses visites, considérant que sa malade était guérie ; cependant, chaque soir, Ondine devenait nerveuse et agitée, puis, aussitôt en sûreté dans sa chambre à coucher, elle prenait une dose de morphine et s’endormait.

Une nuit, Henri eut le frisson, et craignant que cela lui jouât un mauvais tour, il alla trouver sa femme, afin de lui demander de faire chauffer un peu d’eau et lui préparer une dose de cognac. Or, Ondine dormait profondément, si profondément même que son mari ne parvint pas à l’éveiller. Pourtant il n’eut pas le plus léger soupçon. Il alla frapper à la porte de chambre de Rose.

— Rose ! appela-t-il.

Aussitôt, la fille de chambre se leva, elle jeta un kimono par-dessus sa jaquette et ouvrit la porte.

— Monsieur ! s’écria-t-elle. Madame serait-elle malade ?

— Non, Rose ; c’est moi qui ai le frisson… Je n’aime pas à vous déranger dans votre sommeil ; mais, Mme Fauvet dort si profondément que je n’ai pu l’éveiller.

— Ah ! fit Rose. Ah !

Elle jeta un regard scrutateur sur Henri Fauvet. Elle savait bien, elle, ce qui se passait dans cette maison !

À quelque temps de là, Henri revenant d’une expédition, un soir plus tôt qu’il était attendu, trouva sa femme dormant d’un sommeil dont il ne put la tirer. Les deux servantes étant couchées, il envoya V.P. chercher à la course, le Docteur Nippon.

Quand le médecin arriva, Henri alla lui ouvrir.

— Docteur, dit-il, ma femme est malade… et je ne sais ce qu’elle a… Elle dort d’un sommeil qui ne me semble pas naturel, et… je suis très inquiet. Dans l’état où elle est, tout peut prendre un caractère grave, je crois.

— C’est singulier ! dit le médecin.

— Je ne vous cacherai pas que je suis fort inquiet au sujet de ma femme, Docteur, reprit Henri Fauvet. Depuis quelque temps… depuis qu’elle a eu cette attaque de névralgie pour laquelle vous l’avez soignée, elle est souvent soit triste, soit excessivement gaie ; je crains que ses nerfs ne soient dans un déplorable état.

Des larmes coulèrent sur les joues du mari d’Ondine ; il aimait tant sa chère femme !

— Que votre domestique me conduise à la chambre de Mme Fauvet, sans retard ! dit le médecin. Et… je désire être seul, s’il vous plaît.

— Vous me direz franchement ce qu’il y a, n’est-ce pas, Docteur ? implora Henri Fauvet.

— Je vous le promets, répondit le Docteur Nippon.

Le médecin ne fut pas longtemps absent. Quand il revint dans le corridor où Henri l’attendait anxieusement, son visage était grave.

— Ma femme ?… demanda le mari d’Ondine.

— Veuillez me conduire dans votre étude, M. Fauvet ; j’ai à vous entretenir tout particulièrement, répondit le médecin, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ? cria Henri Fauvet, aussitôt qu’il eut introduit le médecin dans son étude.

— Monsieur Fauvet, dit le Docteur Nippon, il m’en coûte de vous darder au cœur, pour ainsi dire ; mais j’ai promis de ne rien vous cacher concernant Mme Fauvet… Votre femme, M. Fauvet, je n’ai pu, moi non plus, l’éveiller : elle dort, sous l’effet de la morphine…

— De la morphine !… Mais… elle aura été souffrante et… Je vais faire lever Rose ; elle me dira si…

— C’est parfaitement inutile, M. Fauvet ! Il y a des signes auxquels nous ne saurions nous tromper, nous médecins… Mme Fauvet est devenue… morphinomane.

— Morphinomane ! Ma femme ! Mon Ondine !

— Dieu sait si vous avez mes sympathies, M. Fauvet ! Essayez de faire entendre raison à Mme Fauvet. Essayez surtout de vous emparer de la prescription (la mienne, hélas) ! sans laquelle elle ne pourrait se procurer ce… poison. Moi, je ne puis rien, rien !

C’était un homme bien découragé que le Docteur Nippon laissa dans son étude au Nid, ce soir-là. Pauvre Henri ! Il pleura comme un enfant.

Il essaya de suivre les conseils du médecin ; c’est-à-dire de s’emparer de la prescription, puis, de faire entendre raison à Ondine. Ce fut en vain. Il eut même recours à Rose pour lui aider, car, vite, Henri Fauvet s’aperçut que la fille de chambre savait à quoi s’en tenir au sujet de sa jeune maîtresse. Elle ne l’en aimait pas moins pour cela, et elle eut donné beaucoup pour voir la jeune femme surmonter son appétit pour la morphine.

— Ça ne sert à rien de chercher cette prescription, Monsieur, dit-elle à Henri. Je l’ai cherchée, et encore… inutilement.

— Que faire, Rose ? Que faire ?

— Ah ! si je le savais ! répondit Rose. Il n’y a qu’une chose à faire : c’est de lui parler à Mme Fauvet et lui dire…

— Je puis toujours essayer, dit Henri en éclatant en sanglots.

Il parla sérieusement à Ondine, lui faisant comprendre qu’il était encore temps, pour elle, de surmonter cet appétit, qui finirait par la conduire à la ruine, à la folie, puis à la mort. Ondine pleura et promit tout ce que son mari lui demandait… Ce soir-là, elle prit une dose de morphine tellement forte qu’elle ne put se lever que dans l’après-midi du lendemain.

Le malheur avait fondu sur les Fauvet ; un malheur si grand qu’il serait difficile d’en imaginer un autre qui pourrait lui être comparé.


CHAPITRE IV

les jumelles


Il y avait près d’un an que Henri et Ondine étaient mariés.

Un jour, Henri se vit obligé de partir pour une expédition, qui devait durer près de deux mois. Quand Ondine apprit que son mari devait partir pour si longtemps, elle lui dit :

— Henri, moi aussi, je voudrais partir.

— Mais, je ne puis t’emmener, ma pauvre Ondine ! La vie presque sauvage que nous allons être obligés de mener…

— Tu ne m’as pas comprise, Henri, répondit Ondine. Je veux m’en aller dans le Nipissingue, là-bas, auprès de Febro.

— Le Nipissingue, c’est si loin, ma chérie, et…

— Febro prendra bien soin de moi… Oh ! je veux partir ! Je veux partir ! pleura-t-elle.

— Je vais consulter le Docteur Nippon, Ondine, répondit Henri ; s’il dit qu’il n’y a aucun danger pour toi d’entreprendre un si long voyage, j’irai te conduire moi-même auprès de Febro. Emmèneras-tu Rose ?

— Non ! Non ! Je veux être seule avec Febro !

— C’est bien ! Il sera fait selon ton désir, ma chère enfant… si le médecin le permet.

On était au 6 juillet.

Là-bas, dans le nord d’Ontario, dans la maison de Febro, on eût pu entendre les vagissements d’un enfant, et s’il nous eût été permis de voir ce qui se passait dans la salle de cette maison, nous aurions peut-être été étonnés.

Assise dans un lit, était Ondine, tenant dans ses bras un enfant endormi, un bébé de huit jours à peine. Un peu plus loin, était Febro, debout près du lit d’Ondine ; elle aussi tenait un bébé de huit jours dans ses bras : c’étaient des jumelles, les premières-nées du mariage d’Ondine et de Henri Fauvet.

— Je n’ai jamais vu des jumelles tant se ressembler ! dit soudain Febro. Je ne les distingue pas l’une de l’autre.

— Moi, je les distingue bien, Febro ! dit Ondine, en souriant. Mes chers petits anges !… L’une d’elle a une petite étoile rose entre les deux épaules ; ne l’as-tu pas remarqué ?

— Bien sûr que je l’ai remarqué ! s’écria Febro. Mais quand il faut déshabiller une enfant chaque fois qu’on veut savoir laquelle est laquelle…

— Tu le sais, Febro, mes petites ne seront baptisées que quand je serai de retour à Québec ; mais je nommerai l’une d’elle Marcelle et l’autre Monique. Si tu veux ouvrir ma valise, tu trouveras des bouts de rubans de différentes couleurs : apporte-m’en un rose et un bleu.

Quand Febro eut apporté les rubans, Ondine en attacha un au poignet de chaque jumelle.

— Tiens, Febro, dit-elle, celle qui porte le ruban bleu a nom Marcelle, et celle qui porte le ruban rose a nom Monique. Nous ne nous tromperons plus dorénavant, ajouta-t-elle en souriant. Maintenant, donne-moi donc ma sacoche, Febro.

Febro apporta la sacoche, de laquelle Ondine retira deux minuscules pièces d’or.

— Demain, dit-elle, tu iras chez ce graveur dont tu m’as parlé et qui demeure non loin d’ici, et tu lui feras graver les noms des deux petites sur ces pièces d’or ; je veux dire que, sur l’une tu feras graver le nom de Marcelle et sur l’autre le nom de Monique. Ces piécettes, nous les suspendrons à leur cou ensuite ; avec les rubans et les médailles, aucune erreur ne sera à craindre.

— Quand je me dis que votre mari ne sait pas encore qu’il a deux belles petite filles, Mlle Ondine ! Ce qu’il va être heureux d’apprendre cette nouvelle !

— Hélas ! je ne puis pas lui écrire, car il ne peut pas me donner d’adresse pour lui envoyer mes lettres, vu qu’il va continuellement d’une place à l’autre, répondit Ondine. Mais, il sera ici dans une quinzaine maintenant, d’après sa dernière lettre. Cher, cher Henri !

Il y avait un mois qu’Ondine était auprès de Febro, quand naquirent ses jumelles. Febro ne s’était pas aperçue de la pitoyable habitude à laquelle se livrait la jeune femme ; si elle en eût eu connaissance, une tragédie eût pu être empêchée.

Un soir, après le souper, Febro dit à Ondine :

Mlle Ondine, auriez-vous peur de passer une partie de la nuit seule ici ?

— Mais, pas du tout, Febro ! répondit Ondine. Je suis parfaitement bien maintenant et je ne crains pas le moindrement de rester seule. Mais, où vas-tu ?

— C’est mon parrain qui se meurt, répondit Febro, et il me demande sans cesse. Je vais atteler Marpha et partir.

— C’est bien !

— Les petites sont dehors, vous le savez, Mlle » Ondine ?… Il fait si chaud dans la maison !

— Je les entrerai dans une heure, à peu près, assura Ondine. Je vais écrire à Henri, pour le cas où je recevrais son adresse, et ensuite, j’entrerai les petites. Dire que mes chéries ont trois semaines déjà et mon mari ne les a pas encore vues ; plus que cela, il ne sait pas qu’elles existent ! Et Ondine se mit à pleurer.

— Ne pleurez pas, chère Mlle Ondine ! dit Febro. Sa surprise à votre mari, et aussi sa joie vont être si grandes, quand vous lui présenterez vos beaux petits anges ; car, je crois bien qu’il n’existe, nulle part au monde, d’enfants aussi beaux que Marcelle et Monique.

— C’est aussi mon opinion, Febro, dit Ondine, en riant.

— Eh ! bien, au revoir, Mlle Ondine ! Je reviendrai aussitôt que je le pourrai… Et, n’oubliez pas que les petites sont dehors ! dit Febro.

— Je n’oublierai pas, Febro.

Aussitôt après le départ de Fabro, Ondine se dirigea vers sa valise, dans laquelle elle se mit à chercher fébrilement : elle cherchait la fiole de morphine, à laquelle elle n’avait pas puisée une seule fois, depuis la naissance de ses jumelles.

Ayant trouvé ce qu’elle cherchait, elle se versa une forte dose de morphine, qu’elle but, puis, s’asseyant près d’un pupitre, elle se mit à écrire à son mari.

« Cher Henri », écrivit-elle,

« Pour le cas où je recevrais ton adresse, d’ici quelques jours, je t’écris, ce soir, pour t’annoncer la naisance de deux belles petites jumelles ; elles sont arrivées il y a trois semaines. Toutes deux sont si belles, si belles, et elles se ressemblent, à s’y tromper. L’une j’ai nommée Marcelle, et l’autre Monique. À Marcelle j’ai mis une boucle de ruban bleu et à Monique une boucle de ruban rose ; de cette manière, impossible de ne pas les reconnaître l’une de l’autre, n’est-ce pas ? »

Ici, Ondine s’arrêta et elle passa, à plusieurs reprises, sa main sur ses yeux, comme pour en chasser un brouillard, puis elle se remit à écrire :

« D’ailleurs, Monique porte, entre les deux épaules, un signe bien reconnaissable : une petite étoile rose. Seulement… il… il… »

La plume s’échappa des doigts d’Ondine, elle appuya sa tête sur ses deux bras repliés et elle s’endormit… Sa dernière pensée fut pour ses petites jumelles… Elle voulut se lever, aller les chercher… Mais elle ne put faire un seul mouvement…

Bientôt, elle dormait d’un sommeil lourd et pesant, tandis que ses enfants, abandonnées, vagissaient, dans la nuit.


CHAPITRE V

et l’autre ?


Il était deux heures du matin quand Febro revint chez elle. Voyant la salle éclairée, elle se dit :

— Les petites ne dorment pas et cette pauvre Mlle Ondine est obligée de les veiller ; elle va être épuisée la chère enfant !

À la hâte, elle détela Marpha, puis elle entra dans la maison. Tout était silencieux. Pénétrant dans la salle, elle aperçut Ondine, assise près du pupitre et dormant profondément : auprès d’elle était une lettre non achevée à son mari.

Mais, où étaient les petites jumelles ?… Ondine les avait-elle portées à l’étage supérieur ?… Ce n’était guère probable ; elle n’en eut pas eu la force. Alors, où étaient les enfants ?… Pas dans le lit d’Ondine, et nulle part dans la salle assurément…

À la course, Febro monta à l’étage supérieur, ouvrant les portes, les unes après les autres… Mais les jumelles n’étaient pas là… Où donc étaient-elles ?…

— Est-ce que j’ai le cauchemar ? se demanda Febro. Les petites ne sont pas dans la maison… Mlle Ondine les a, évidemment, oubliées dehors !

S’approchant d’Ondine, Febro essaya de l’éveiller : elle l’appela par son nom, à plusieurs reprises, elle la secoua par le bras… Ce fut en vain ; la jeune femme donnait d’un sommeil si profond qu’il était impossible de l’en tirer.

Alors, Febro fut prise de panique. À la course, elle se dirigea vers l’endroit où elle avait laissé les jumelles… Oui, le berceau était là, et même avant qu’elle l’eut atteint, elle entendit les plaintes d’une des enfants.

En un clin d’œil, Febro s’empara du berceau, qu’elle traîna jusqu’à la maison, et, quand elle fut parvenue sous les rayons de la lampe, elle enleva les couvertures enveloppant les petites : toutes deux étaient bleues de froid et elles tremblaient, comme du frisson. Marcelle pleurait ; mais Monique, les yeux entrouverts, les lèvres blanches, les traits pincés, ne proférait pas un son.

Hâtivement, Febro alluma le poêle de la cuisine, et bientôt, une chaleur presqu’intolérable régnait dans cette pièce. Elle déshabilla les enfants qu’elle enveloppa ensuite dans de chaudes couvertes, puis elle leur prépara du lait qu’elle ébouillanta.

Marcelle avait cessé de pleurer, et bientôt, elle se mit à boire très avidement le lait chaud. Quant à Monique, elle était toujours dans le même état : une sorte de coma, dont Febro ne parvint pas à la tirer. Un râle s’échappait de la poitrine de Monique : l’enfant avait pris froid et elle allait mourir !

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleurait Febro. Qui m’expliquera ce qui s’est passé ici ?… Mlle Ondine, que je ne parviens pas à éveiller, et ces deux petites, qu’elle a oubliées dehors, et dont l’une va sûrement mourir !

Ce n’est que vers les dix heures de l’avant-midi qu’Ondine s’éveilla. Elle était couchée dans son lit, où Febro l’avait portée. Dans la cuisine, elle entendait la servante aller et venir.

— Febro ! appela-t-elle.

Mlle Ondine ! s’écria Febro. Enfin, vous voilà réveillée ! Quelle nuit épouvantable j’ai passée, avec vous, endormie, et la petite Monique si malade !

— Mes enfants ! cria Ondine. Je les ai donc entrées, avant d’avoir pris ces… remèdes, qui ont eu pour effet de m’endormir ?

— Hélas ! non, Mlle Ondine. Vous aviez oublié les enfants dehors.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota Ondine.

— La petite Marcelle ne s’en porte pas plus mal ; mais petite Monique… je crains bien qu’elle en meure.

— Non ! Non ! cria Ondine.

Se levant d’un bond, elle s’approcha du berceau : Marcelle dormait à poings fermés, mais Monique… la jeune mère vit bien qu’elle allait mourir. Désespérée, elle se jeta à genoux auprès de ses enfants, demandant au ciel de ne pas la punir ainsi.

— Je vous en prie, Mlle Ondine, dit Febro, ne vous désolez pas ainsi ! Tenez, voici une lettre pour vous ; elle vient de votre mari, je crois. Lisez-la, pendant que je vais préparer le déjeuner.

De la lettre de son mari, Ondine ne retint qu’une chose : il allait venir la chercher. Peut-être arriverait-il le même jour que sa lettre. Ondine devait se tenir prête à repartir avec lui immédiatement. Cette lettre contenait un post-scriptum :

« Imagine-toi, ma chérie, écrivait Henri Fauvet, que j’ai rêvé la chose la plus étrange, la nuit dernière ! J’ai rêvé que nous étions tous deux, toi et moi, dans la salle de la maison de Febro, et que tu tenais dans tes bras deux enfants, deux jumeaux. Des enfants beaux comme des anges et se ressemblant extraordinairement. Et tandis que nous causions ensemble, l’un de ces anges déploya de mignonnes ailes et s’envola, disparaissant bientôt à nos yeux ».

— Febro, dit Ondine, mon mari va arriver aujourd’hui peut-être… et ma petite Monique qui se meurt !

— Hélas ! Mlle Ondine, il faut que vous soyez courageuse… Petite Monique… Voyez !

— Elle est morte ! Elle est morte ! cria Ondine. Et c’est de ma faute, de ma faute ! Monique ! Monique ! Ô mon ange ! Je donnerais pour toi jusqu’à la dernière goutte de mon sang ! Pour te ramener à la vie, que ne ferais-je, mon Dieu, que ne ferais-je !

Elle se tordait les mains dans son désespoir ; elle se fut arrachée les cheveux à poignée, si Febro ne l’en eut empêchée.

— Febro, je vais tout te raconter ; c’est le récit d’un malheur, d’un terrible malheur. Je suis devenue morphinomane, Febro. Hier soir, après ton départ, j’ai pris une forte dose de morphine et… c’est de ma faute si ma Monique est morte… Febro ! Febro ! Mon mari… il ne me pardonnera jamais d’avoir été la cause de la mort de mon enfant ; il va se douter qu’il y a eu négligence de ma part… Il faut que tu me sauves, Febro, bonne Febro !

— Mais… je ne sais pas ce que vous voulez, chère Mlle Ondine… Vous avez eu des jumelles ; l’une d’elle est morte, malheureusement. Votre mari ne peut pas vous blâmer pour cela. Il ne saura jamais ce qui a causé la mort de votre petite et…

— Il s’en doutera… et jamais il ne me pardonnera !… Il peut arriver d’un moment à l’autre… Febro, il ne faut pas que Henri sache que j’ai mis au monde des jumelles… Monique, la pauvre chérie, il faut la cacher, et cacher aussi toute trace de son trop court séjour parmi nous. Vite, Febro ! Vite ! Porte le pauvre petit cadavre dans ta chambre, en haut, ferme la porte à clef ; pendant ce temps, je mettrai tout à l’ordre dans cette salle. Va, Febro, va !

— Comment, Mlle Ondine, vous voulez que je fasse cette chose horrible : cacher à votre mari la naissance et la mort de votre enfant ! … Impossible ! Ce serait commettre une sorte de crime !

— Ô Febro, ne refuse pas de te rendre à ma demande ! Tout mon avenir dépend de ta décision. Mon mari ne me pardonnerait jamais, et je serais malheureuse pour le reste de ma vie.

— C’est impossible ! répéta la servante.

— Fais ce que je te demande, bonne, bonne Febro ! Personne au monde ne s’en doutera, car il n’y a que toi et moi qui savons que j’ai mis au monde des jumelles… Tu t’en souviens, nous n’avons pu avoir de médecin et…

— Pourquoi insister, chère Mlle Ondine ? Jamais je ne consentirai…

— Personne ne vient jamais ici, reprit Ondine, et nul ne sait… Henri croira que je n’ai eu qu’une enfant : Marcelle… Si tu refuses ce que je te demande, Febro, j’en mourrai !

— C’est contre ma conscience tout à fait ce que vous me demandez de faire, Mlle Ondine ! Il vaudrait mieux dire à votre mari que l’enfant est morte, disons, d’une congestion des poumons.

— Je t’affirme qu’il ne le croira pas ! Il me rendra responsable de la mort de Monique !… Febro ! Je t’en supplie, Febro !

— Il faut que je vous aime pour faire ce que vous me demandez, Mlle Ondine ! répondit Febro. Je le ferai ! Cependant, voyez à ce que votre mari se décide de partir d’ici presqu’aussitôt qu’il arrivera. Vous comprenez ; avec un tel… secret dans la maison… La nuit prochaine, j’enterrerai la petite sous le saule pleureur, où vous aimiez tant à vous asseoir, je sèmerai des muguets (vos fleurs préférées) sur sa tombe… Et, que Dieu me pardonne si je fais mal !

Ce disant, Febro monta au second étage, portant dans ses bras le cadavre de la petite Monique. Arrivée dans sa chambre, elle déposa l’enfant sur son lit, puis elle sortit, fermant la porte après elle et emportant la clef.

Quand elle redescendit dans la salle, elle vit qu’Ondine avait fait disparaître toutes traces qui pouvaient trahir la présence d’une autre enfant que Marcelle dans la maison. Et pas un instant trop tôt, car, sur le chemin, on entendait le bruit d’une voiture, et bientôt, cette voiture s’arrêta devant la maison de Febro, et un homme en descendit.

— Henri ! C’est Henri ! cria Ondine. Mon Dieu, ajouta-t-elle tout bas, permettez que rien ne trahisse notre lugubre secret !

— Henri !

— Ondine !

Quel bonheur de se retrouver, après une si longue séparation !

— Vois, Henri ! fit Ondine, en conduisant son mari auprès du berceau dans lequel dormait Marcelle. C’est une petite fille.

— Oh ! Le beau petit ange ! s’écria Henri, en couvrant l’enfant de caresses et de baisers. Elle te ressemble. Ondine, ma chérie… Tiens, bonjour, Febro ! Comment vous portez-vous ?

— Je me porte bien, je vous remercie, M. Fauvet, répondit Febro, d’une voix qui tremblait légèrement. N’est-ce pas qu’elle est belle votre petite Marcelle ?

— Marcelle ?… C’est ainsi que tu as nommée notre petite, Ondine ?

— Oui. Henri. Aimes-tu ce nom ?

— Beaucoup, oui, beaucoup… répondit-il. Vous me demandez si je la trouve belle notre petite Marcelle, Febro ? Certes ! Elle ressemble à Ondine ; n’est-ce pas tout dire ?

— Ma Marcelle ! fit Ondine.

Soudain. Henri se tourna du côté de sa femme et, souriant, il demanda :

Et l’autre ?


CHAPITRE VI

UN TERRIBLE SECRET


— Et l’autre ?

Cette question, à laquelle ni Ondine ni Febro ne s’étaient certes attendues, produisit chez les deux femmes un grand effet. Ondine devint pâle comme la mort et Febro laissa choir par terre la clef de la porte de sa chambre à coucher, qu’elle tenait encore à la main.

— Ma pauvre Ondine, dit Henri, qu’as-tu ? Tu es pâle comme une morte ! J’ai voulu rire seulement, tu le sais bien… Ne te souviens-tu pas du rêve que j’ai fait, l’autre nuit ? J’y faisais allusion, voilà tout.

— Henri ! cria Ondine, puis elle s’évanouit.

— Febro ! appela Henri Fauvet. — Voyez donc : Ondine a perdu connaissance !

En un clin d’œil, Febro fut auprès d’Ondine, lui épongeant le front avec de l’eau froide. La servante était aussi pâle que la jeune femme : si, en revenant de son évanouissement, Ondine allait dire quelque chose qui dévoilerait leur terrible secret !

— M. Fauvet, dit-elle, auriez-vous la bonté de m’apporter la bouteille de cognac, qui est sur la deuxième tablette de l’armoire de la cuisine ?

Et pendant que Henri cherchait la bouteille de cognac, qui, entre parenthèse, était dans le buffet de la salle, ce que Febro savait fort bien d’ailleurs, Ondine revint à elle.

— Monique ! murmura-t-elle, en ouvrant les yeux. Est-ce vrai qu’elle est morte ma petite fille jumelle, Febro ?

Mlle Ondine ! Pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! Votre mari… Prenez garde ! Le voilà !.

— Je n’ai pas trouvé le cognac, Febro, dit Henri. Ah ! Ondine ! Tu es mieux, ma chérie ?

— Oui, oui, Henri !

— Je vais renvoyer la voiture, Ondine ; tu n’es pas assez forte pour partir aujourd’hui.

— Je veux partir ! Je veux partir ! sanglota Ondine. Emmène-moi, Henri, tout de suite, tout de suite !

— Ma pauvre enfant ! fit Henri.

Mlle Ondine s’est beaucoup ennuyée, M. Fauvet, dit Febro. Ne pouvant vous écrire, cela l’a fatiguée et énervée.

— Emmène moi, Henri, emmène-moi ! Je veux m’en aller d’ici ! pleurait Ondine.

— C’est entendu, alors ! Nous allons même partir immédiatement, si tu es prête, afin de ne pas manquer le train, qui part dans moins d’une heure, à cinq milles d’ici.

Fébrilement, Ondine fit ses préparatifs de départ, aidée de Febro, tandis que Henri enlevait Marcelle de son berceau et l’enveloppait chaudement. Soudain, il aperçut le ruban bleu que l’enfant portait au poignet et cela lui rappela un fait assez curieux. Il avait eu deux petits frères jumeaux, morts en bas âge, et comme ces enfants se ressemblaient beaucoup, à s’y tromper même, leur mère avait attaché au poignet de chacun un ruban. L’un des jumeaux portait un ruban rose, l’autre un ruban bleu.

Mais, pourquoi Ondine avait-elle mis ce ruban bleu à sa petite Marcelle ?… Ce devait être plutôt embarrassant ces sortes de parure sur un bébé de trois semaines !

Par simple curiosité, Henri demanda, en désignant l’enfant :

— Pourquoi ce ruban bleu autour du poignet de Marcelle, Ondine ?

Ondine crut qu’elle allait s’évanouir de nouveau. Ses yeux s’ouvrirent démesurément et elle faillit crier.

— Ciel ! se dit Henri, Ondine a-t-elle peur de moi ?… Je ne puis pas lui adresser la parole sans qu’elle ait l’air d’être prête à s’évanouir.

Il est grand temps que je la ramène au Nid, je crois !

— Ce ruban bleu, M. Fauvet, dit Febro, d’une voix tremblante, c’est Mlle Ondine qui l’a mis au poignet de la petite… parce que… Marcelle… est consacrée à la Sainte Vierge, depuis le jour de sa naissance, et jusqu’à l’âge de sept ans.

Ondine jeta à Febro un regard rempli de reconnaissance. Cette bonne Febro ! Jamais elle ne pourrait s’acquitter envers elle !

— Savez-vous, Febro, reprit Henri, je croyais vous trouver mariée. Ne deviez-vous pas vous marier, le printemps dernier ?

— Nous nous marierons le mois prochain Cyril Florentin et moi, M. Fauvet.

— J’espère que vous serez heureuse, Febro !

— Tout est prêt. Partons ! fit soudain Ondine.

— Bien, ma chérie ! répondit Henri.

— Merci, bonne Febro, merci pour toutes tes bontés ! s’écria Ondine en pleurant. Jamais je n’oublierai tout ce que tu as fait pour moi et mes… ma petite Marcelle.

— Et moi aussi, je vous remercie, Febro ! dit Henri Fauvet.

Enfin, on prit place dans la voiture et on allait partir, quand Ondine s’écria :

— Ma sacoche ! Je l’ai oubliée !

— J’irai bien la chercher, Madame, dit V. P.

— Merci, V. P., mais je préfère y aller moi-même… Je ne serai pas longtemps, Henri, ajouta-t-elle.

— C’est bien, ma chérie. Nous pouvons disposer encore d’une dizaine de minutes, d’ailleurs.

Febro, en voyant revenir Ondine, accourut au-devant d’elle.

— Qu’y a-t il, Mlle Ondine ?

— Je veux la revoir ! Il faut que je la revoie pour la dernière fois ma pauvre petite Monique !

— C’est très imprudent ce que vous faites, Mlle Ondine ! Si M. Fauvet…

— Mets-toi à la fenêtre et observe ce qui se passe dehors. Je ne serai qu’un moment… Donne-moi la clef, Febro !

Ondine, agenouillée auprès de sa petite Monique, eut une crise de désespoir, courte, mais terrible. La chambre où était le cadavre de la petite était sous les combles et on y étouffait de chaleur. Mais, pauvre, pauvre Monique, rien ne pouvait plus l’incommoder maintenant !

Ce fut infiniment lugubre cette dernière visite que fit Ondine à son enfant mort ! Personne ne lui avait fermé les yeux à la petite Monique, personne ne lui avait fermé la bouche, ni joint les mains…

— Pauvre petite abandonnée ! sanglota Ondine. Je ne t’oublierai jamais ! Je ne me pardonnerai jamais non plus d’avoir été cause de ta mort… et ce terrible souvenir me tuera !…

Et comme son enfant lui paraissait être si délaissée, Ondine enleva de son cou un riche médaillon, contenant son portrait et celui de son mari ; ce médaillon, un cadeau de fête qui lui venait de Henri, elle le déposa sur la poitrine de la petite morte. Mais, auparavant, sur une feuille de son calepin, elle écrivit :

« Sur ton cadavre à peine refroidi, ô ma petite fille jumelle, ma bien-aimée Monique, je dépose ce médaillon.

« Du haut du ciel, où ton âme plane déjà, veille, je t’en prie, ô ma Monique, sur ta malheureuse et coupable mère !

Ondine Y. Fauvet ».

Ce papier, elle le plaça dans une des compartiments du médaillon.

Retirant, ensuite, de sa sacoche, quatre billets de banque de cinquante dollars chacun, elle les plaça à côté du médaillon, avec un mot de reconnaisance à l’adresse de Febro.

Mlle Ondine ! cria la servante, à ce moment. Vite ! Descendez ! V. P. se dirige vers la maison, envoyé par votre mari, sans doute. Vite ! Vite ! Descendez !

Déposant un baiser hâtif sur le front de sa Monique, Ondine descendit dans la salle, juste au moment où V. P. entrait pour lui dire que M. Fauvet trouvait qu’il était temps de partir.

Cinq minutes plus tard, Ondine quittait, pour toujours, la maison de Febro, emportant dans son cœur le plus terrible des secrets.


CHAPITRE VII

LE VER RONGEUR


Quand ils furent installés confortablement dans le Pullman, en route pour Québec, Henri Fauvet dit à sa femme :

— J’ai une grande nouvelle à t’annoncer, ma chérie. Tu sais mon oncle Prosper, le célibataire, mon seul oncle d’ailleurs ?

— Oui, je sais, répondit Ondine, d’une voix fatiguée.

— Eh ! bien, il est mort ce pauvre vieux, et il m’a légué toute sa fortune, s’élevant à plusieurs cent mille dollars. Notre petite Marcelle sera riche un jour, comme tu le vois, et si le ciel nous envoie d’autres enfants, nous aurons de quoi les établir convenablement, quand le temps en sera venu.

— Sans doute, répondit Ondine, d’un ton indifférent. qui surprit profondément son mari.

— Et, à propos de notre chère petite, Ondine, qui désires-tu pour parrain et marraine ?

— J’ai pensé de demander Mme de Bienencour et son frère M. de Lafeuillée, si tu n’y as pas d’objections, Henri.

— On ne pourrait choisir mieux, et je sais d’avance qu’ils accepteront avec plaisir, tous deux ! s’écria Henri. Maintenant, Ondine, voici des journaux et des revues qui t’amuseront, tandis que j’irai faire un tour dans le fumoir. Au revoir, ma chérie !

Aussitôt qu’elle fut seule, Ondine repassa dans sa mémoire les derniers tristes événements. Sans cesse, elle voyait sa petite Monique, et elle s’accusait d’avoir été cause de sa mort… Que le cœur lui faisait mal ! Ah ! c’est qu’il était devenu la proie de ce ver rongeur qui a nom le remords…

Si Henri se doutait jamais du drame qui s’était déroulé dans la maison de Febro, il ferait d’amers reproches à sa femme et elle espérerait en vain son pardon, malgré sa grande bonté… Par son coupable appétit, elle avait été cause de la mort de son enfant, et aussi, et surtout, elle l’avait trompé, lui, son mari…

— Dieu me pardonne ! se disait Ondine ; mais je ne puis endurer cette torture morale plus longtemps… La morphine me fera oublier, je sais, et je vais immédiatement en prendre une dose… pas assez forte pour m’endormir, mais assez pour engourdir ma conscience un peu.

Quand Henri revint dans le Pullman, il vit qu’il y avait quelque chose d’étrange : la petite Marcelle pleurait, tandis qu’Ondine, assise toute droite sur son siège, semblait dormir.

— Ciel ! se dit-il. Ondine aurait-elle pris encore de la morphine ?… Que Dieu ait pitié d’elle et de moi ! J’avais espéré que le fait d’être mère lui aurait fait renoncer à ce poison pour toujours !

Marcelle pleurait, et tellement que les passagers commençaient à être incommodés par ses cris. Henri entendait les commentaires de chacun.

— Quelle musique ! disaient les uns.

— Quelle scie ! disaient les autres.

— On voyage en Pullman parce qu’on espère y trouver ses aises pourtant !

Heureusement, le train venait de s’arrêter, et on avait annoncé un relais de quinze minutes.

Henri, après s’être assuré qu’il ne parviendrait pas à éveiller sa femme, sortit sur la plate-forme, emportant Marcelle dans ses bras. La petite ne cessait pas de crier, ce dont le jeune père était bien découragé. Il berçait l’enfant, de haut en bas, en sifflotant un air ; mais Marcelle ne paraissait apprécier ni ce bercement ni cette musique, et elle pleurait de plus en plus.

— V. P., dit Henri à son domestique, qui venait de descendre d’un wagon de 2ème classe, que vais-je faire ? Vois donc comme elle pleure !

— Elle a faim peut-être, M. Henri, répondit V. P. Il faudrait lui faire préparer du lait. Il devrait y avoir une bouteille dans la malle de la petite ; je vais aller voir.

— Sais-tu préparer cela, toi, du lait pour un bébé de trois semaines ? demanda Henri. Seigneur ! Comme elle crie ! ajouta-t-il, en promenant l’enfant et essayant de l’apaiser.

Une femme, tenant par la main un garçonnet d’une dizaine d’années, qui, elle aussi, était descendue d’un wagon de 2ème classe, s’approcha de Henri et lui dit :

— Pardon, Monsieur, mais votre bébé doit avoir faim, ou bien il est malade ; un enfant de cet âge ne pleure jamais sans cause. Voulez-vous me le confier, pour quelques instants ? Il serait bon de lui faire préparer du lait échaudé au restaurant de la gare.

— Merci, Madame ! répondit Henri, en remettant l’enfant à la femme. V. P., reste ici, ajouta-t-il, pendant que je vais aller chercher la bouteille de la petite.

— Certainement, M. Henri, répondit V. P., qui n’eut certes pas quitté l’enfant, quand même son maître ne le lui eut pas recommandé.

— La belle enfant ! s’écria la femme, en découvrant le visage de Marcelle, qui, déjà ne pleurait plus aussi fort. Ce monsieur est-il veuf, reprit-elle, s’adressant à V. P., qu’il voyage seul ainsi avec un tout jeune bébé ?

— Non, M. Fauvet n’est pas veuf, répondit le domestique. Mme Fauvet est à bord, mais elle est malade.

Henri revenait, avec la bouteille de Marcelle, et bientôt, la petite ne pleurait plus, car la femme lui faisait boire du lait, tout en la berçant doucement.

— Allez-vous loin ? demanda Henri à la femme.

— Je me rends à Québec, Monsieur, répondit-elle. On m’a dit que je trouverais là facilement de l’ouvrage.

All aboard ! criait le conducteur, et la femme remit Marcelle à son père ; aussitôt, l’enfant se remit à pleurer.

— Écoutez, Madame, dit Henri, au comble du découragement, montez dans le Pullman, avec moi… Oui, emmenez votre garçonnet… Je vais louer un state-room ; nous y transporterons Mme Fauvet, qui est… malade, et vous vous installerez auprès d’elle, avec le bébé. Consentez-vous ? Ne refusez pas, je vous prie ! À la prochaine gare, mon domestique vous apportera vos valises. Venez !

All aboard ! All aboard ! criait le conducteur, d’un ton impatienté.

Mme Emmanuel (ainsi se nommait la brave femme qui avait pris soin de Marcelle) ne se le fit pas dire deux fois ; elle entra immédiatement dans le wagon, suivie de son garçonnet, et bientôt, elle était installée dans un state-room, où Ondine fut aussitôt transportée.

— Votre garçonnet a l’air intelligent, Mme Emmanuel, dit Henri, au moment où il retournait dans le fumoir. Comment se nomme-t-il ?

— Il a nom Napoléon, Monsieur, répondit Mme Emmanuel ; mais nous l’appelons Nap ; c’est plus court, voyez-vous.

— Quel âge as-tu, Nap ?

— J’ai dix ans, Monsieur.

— Et ça raisonne comme un enfant de quinze ans, Monsieur ! intervint Mme Emmanuel.

Il pouvait être trois heures du matin, quand Mme Emmanuel s’éveilla en sursaut. Quelqu’un était penché sur elle et la regardait dormir : c’était Ondine.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Où sommes-nous ici ?

— Je me nomme Mme Emmanuel, Madame, répondit la femme. J’ai été engagée par M. Fauvet pour prendre soin de la petite.

— Marcelle est-elle malade ?

— Non, Madame. Elle pleurait tellement que M. Fauvet ne savait qu’en faire. Mais… vous êtes malade, trop malade pour quitter votre lit !

— Oui, je suis malade, et c’est l’heure de prendre mes remèdes, dit la pauvre malheureuse, en se versant une nouvelle dose de morphine. Ayez bien soin de ma petite Marcelle, Mme Emmanuel !

Quand on arriva à Québec, Ondine était encore sous l’effet de la morphine et Henri pleurait franchement, ce qui lui attira les sympathies de ceux qui le voyaient, et qui étaient loin de se douter que sa femme, si jeune et si belle, fut si dégradée.

Durant la nuit, Ondine eut de terribles crises d’hystérie, pendant lesquelles elle répétait sans cesse le nom de Monique. On fit venir le Docteur Nippon, qui essaya, mais inutilement, de la calmer.

Ce n’est que vers le matin que la jeune femme se calma un peu et qu’elle finit par s’endormir, d’un sommeil naturel, cette fois.

Mme Emmanuel ne quitta pas le Nid, où elle fut engagée comme cuisinière, Prospérine étant partie. Nap resterait, lui aussi, et on trouverait bien à l’employer autour de la maison. Rose en avait assez d’avoir soin d’Ondine et de la petite Marcelle.

Deux jours après leur retour au Nid, eut lieu le baptême de l’héritière des Fauvet. Elle reçut les noms de Marie, Paule, Marcelle, Paule étant le prénom de Mme de Bienencour.

Il y avait un mois qu’Ondine était de retour chez elle, quand son mari lui remit une lettre venant de Febro.

— Tiens, Ondine, lui dit-il, une lettre de Febro. Je l’ai ouverte, pensant que tu n’y aurais pas d’objections.

Ondine sentit tout son sang se glacer dans ses veines : une lettre de Febro, et Henri l’avait lue !… Febro avait-elle fait allusion à la mort de la petite Monique et au drame qui s’était déroulé chez elle ?…

Les yeux agrandis de frayeur, elle regardait son mari, et celui ci la vit devenir soudainement très pâle. Pourquoi sa femme avait-elle l’air de le craindre ?… Henri ne comprenait pas, car, malgré toute la peine qu’elle lui causait, jamais il ne lui avait dit un mot plus haut que l’autre. Pourtant, il ne pouvait pas se tromper ; Ondine le craignait ; ne s’en était-il pas aperçu, là-bas, dans la maison de Febro ?

— Rose ! appela soudain Henri, car Ondine venait de perdre connaissance.



CHAPITRE VIII

ÉCHANGE DE LETTRE


L’évanouissement d’Ondine fut de courte durée. Quand elle revint à elle, ses premières paroles furent :

— La lettre ! Où est la lettre de Febro ?

Cette lettre ne contenait rien de compromettant ; elle était ainsi conçue ;

« Bien chère Mlle Ondine,

« Voilà déjà un mois que vous êtes partie et je ne vous ai pas encore écrit pour vous remercier du trop généreux cadeau d’argent que vous m’avez laissé, avant votre départ ; je l’ai trouvé… là où vous l’aviez mis. Ce cadeau m’a été d’autant plus utile, chère Mlle Ondine, que je suis mariée avec Cyril Florentin, depuis deux semaines.

« J’aimerais beaucoup vous écrire une longue lettre, une lettre importante et remplie de nouvelles de toutes sortes ; mais je me vois obligée de remettre ce plaisir à un autre jour. La semaine prochaine probablement, je vous écrirai longuement.

« J’espère que vous êtes en bonne santé, ainsi que M. Fauvet et la mignonne Marcelle ?

« Veuillez croire toujours au dévouement et à la fidélité de

« Votre servante,
« Febro Florentin ».


Ainsi, Febro avait une lettre longue, importante et remplie de nouvelles à écrire !… Cette lettre, il fallait empêcher qu’elle l’écrivit… Febro ne manquerait pas de faire allusion à ce qui s’était passé chez elle, et c’est Henri qui apportait toujours à Ondine ses lettres. Même, supposant que sa femme ne pouvait avoir de secrets pour lui, il lui arrivait assez souvent d’ouvrir les lettres de sa femme. Ciel ! S’il fallait qu’il ouvrit la lettre promise par Febro ! S’il fallait qu’il apprit ce qui avait eu lieu ! S’il fallait que, par un mot, Febro lui inspirât le soupçon, sa vie, à elle, Ondine, deviendrait intolérable. Henri ne lui avait-il pas dit, un jour, tout dernièrement :

— Tu sais, Ondine, je puis tout pardonner, excepté l’hypocrisie ou le mensonge.

Ondine résolut d’écrire immédiatement à Febro et de la mettre sur ses gardes. Elle irait poster sa lettre elle-même, aussitôt qu’elle serait écrite. Elle écrivit donc ce qui suit : « Bonne Febro,

« Je viens de recevoir ta lettre, que mon mari m’a remise lui-même, après l’avoir ouverte et en avoir pris connaissance. C’est te dire que tu devras, quand tu m’écriras, ne faire aucune allusion au… passé. À quoi sert d’ailleurs ? Ce qui est fait est fait, et je n’en suis plus à me faire d’aussi amers reproches concernant la mort de ma petite jumelle Monique… Je ne l’ai pas fait exprès. Sans doute, je suis coupable d’avoir pris de la morphine, ce soir-là, et d’avoir été ainsi la cause de la mort de mon enfant, mais… Aujourd’hui, je me demande si je n’aurais pas dû écouter tes conseils, Febro, et avouer à mon mari que j’avais mis au monde deux petites filles jumelles, dont l’une venait de mourir de la pneumonie. Je n’en ai rien fait, et maintenant, il est trop tard pour avouer quoique ce soit, à propos du drame qui s’est déroulé chez-vous. Monique est morte, pauvre chère petite ; elle est un ange au ciel. Ce serait inutile et cruel d’attirer sur moi le courroux de mon mari en écrivant des choses qui pourraient lui inspirer des soupçons, n’est-ce pas ? Jamais Henri ne me pardonnerait, jamais ! S’il pouvait s’imaginer que, pendant la demi-heure qu’il a passé sous ton toit, Febro, le cadavre de sa petite fille jumelle avait été caché dans ta chambre, en haut, et que nous lui avions laissé croire que je n’avais eu qu’une enfant ; Marcelle… oh ! je tremble à la pensée de ce que serait sa colère ! Ainsi, motus, si tu m’aimes, bonne, bonne Febro ! Monique est morte ; elle est enterrée sous le saule pleureur, à l’ombre duquel j’aimais tant à m’asseoir ; laissons-la reposer en paix la chère petite !

« Marcelle est belle comme un ange. Mon mari a hérité d’une fortune considérable d’un de ses oncles ; notre petite sera, un jour, aussi riche que belle.

« Je serai toujours contente de recevoir de tes nouvelles, du moment que tu ne feras jamais la moindre allusion au passé. Tu as promis, tu sais, Febro !

« J’espère que tu es heureuse ? Dis à ton mari d’être bon pour toi, car tu mérites tout le bonheur possible, bonne, bonne Febro.

« Ondine Y. Fauvet » .


Deux semaines plus tard, Ondine recevait une autre lettre de Febro, par laquelle elle accusait réception seulement de la missive de sa chère Mlle Ondine, et assurait à cette dernière qu’elle était heureuse : Cyril Florentin était le modèle des époux. Febro terminait sa lettre en assurant Ondine de son dévouement et de sa fidélité, jusqu’à la mort.

Et cette lettre de Febro sembla clore la correspondance entre elle et la jeune femme.

Les jours, les semaines, les mois et les années s’écoulèrent. Personne n’eut pu se douter du drame qui se déroulait entre les murs du Nid, que tous citaient comme le modèle des foyers. Pourtant, Ondine continuait à se doser de morphine et Henri en souffrait beaucoup, moralement. Ce vice de Mme Fauvet, même Mme de Bienencour ne s’en aperçut jamais. Ondine passait pour une invalide, et elle avait les sympathies de toutes ces connaissances et amies.

Marcelle, aussitôt qu’elle eut atteint ses sept ans, fut placée comme pensionnaire dans un couvent. Henri Fauvet adorait sa fille, qui était la plus charmante et la plus attrayante enfant qu’on put rêver. C’était un sacrifice pour lui de se séparer de sa Marcelle ; il eut voulu la garder constamment auprès de lui. Mais, on comprendra facilement qu’il préférât l’éloigner de son foyer, à cause du mauvais exemple et de la mauvaise influence que pourrait avoir sur elle l’état dans lequel Ondine était, presque continuellement maintenant.

Douze années s’étaient écoulées depuis qu’Ondine avait reçu la dernière lettre de Febro, quand arriva, à son adresse, une enveloppe bordée de noir et portant le timbre de la province d’Ontario. L’enveloppe contenait une missive, ainsi conçue :


« Mme O. Y. Fauvet,

« Le Nid,
« Québec.

Madame,

« J’ai la douleur de vous annoncer la mort de Febro, ma femme, arrivée, il y a huit jours.

« Febro a succombé à une congestion pulmonaire, après trois jours de maladie seulement.

« J’ai le cœur brisé, Madame, car Febro était le modèle des épouses. Elle est morte avec votre nom sur ses lèvres : « Mademoiselle Ondine… a-t-elle murmuré. Dis-lui, Cyril, que je lui ai été fidèle… jusqu’à la mort » !

« Ne pouvant continuer à vivre dans cette maison, sans Febro, je vais partir. Je me dirigerai au nord, très au nord.

« Donc, adieu, Madame, et croyez au respect avec lequel je me souscris.

« Votre serviteur,
« Cyril Florentin ».


Ondine ne fut pas sans pleurer sincèrement le décès de cette bonne et fidèle Febro. Tout de même, elle éprouvait une sorte de soulagement à la pensée que, Febro étant morte, elle était seule maintenant à connaître le drame d’il y avait douze ans. Elle ne tremblerait plus pour sa sûreté personnelle, quoique, elle n’avait eu aucune raison de se défier de sa fidèle servante.

Deux ans s’écoulèrent encore, puis, Ondine tomba dans un état de parfaite imbécillité. Tous les excès portent leurs fruits, tôt ou tard, et imbécillité est, plus souvent qu’autrement, le sort de morphinomanes. Mme de Bienencour conseilla fortement à Henri Fauvet de placer sa femme dans une maison de santé, mais il n’y voulut pas consentir.

Rose fut chargée du soin exclusif d’Ondine, et comme Henri ne voulait pas admettre de domestiques étrangers au Nid, c’est V. P. qui faisait l’office de fille de chambre, il répondait aussi à la porte, il époussetait les meubles et servait à table. Mme Emmanuel, qui savait, depuis longtemps « ce qu’il en retournait » concernant Ondine, était muette comme la tombe au sujet de la jeune femme, sa maîtresse. À ceux du dehors qui s’informaient de Mme Fauvet, elle répondait que cette dernière était une invalide ; voilà tout.

Chose singulière, dans son imbécillité, Ondine ne nommait jamais Marcelle autrement que « Monique ».

— Tu te trompes, ma pauvre femme, lui dit, un jour, son mari ; notre chérie se nomme Marcelle et non Monique.

— Marcelle est morte ! répondait infailliblement Ondine, et voici Monique… Je vous dis qu’elle se nomme Monique ! Je devrais le savoir, moi, sa mère !

Mme de Bienencour, qui entendit Ondine, certain soir, appeler Marcelle « Monique » dit à Henri Fauvet que, probablement Ondine avait eu, jadis, une petite sœur, qui avait porté ce nom. Et ce nom de Monique, si souvente fois répété, ne donna à Henri aucun soupçon.

Marcelle allait atteindre sa quinzième année, quand sa mère mourut. Ondine s’éteignit tranquillement, un soir, et, malgré toute la peine qu’elle avait causée à son mari, à cause de son appétit pour la morphine, celui-ci la pleura bien sincèrement.

Marcelle fut presqu’inconsolable de la mort de sa mère. Henri Fauvet ne voulut plus renvoyer sa fille au couvent ; il la garderait auprès de lui et lui donnerait des maîtres, pour compléter son instruction, car il ne pouvait se décider à se séparer de sa fille, son seul trésor, son seul intérêt dans la vie désormais.

CHAPITRE IX

LE CASTEL-ROULANT


Ondine étant morte dans la deuxième semaine de septembre, Marcelle se trouva à passer chez elle toute l’année scolaire. Mais elle eut des maîtres, et elle étudia aussi consciencieusement que si elle eut été obligée de se soumettre au règlement sévère d’un couvent, au lieu d’être la compagne chérie du plus indulgent des pères.

On était au mois d’avril, et déjà, « ça sentait le printemps » pour parler comme Dolorès Lecoupret. Un soir, Henri Fauvet dit à sa fille :

— Marcelle, que penserais-tu de l’idée d’aller faire un voyage, toi et moi, durant tes vacances ?

— Mais, je dirais que vous êtes le plus charmant des petits pères, d’avoir eu une si bonne idée ! répondit Marcelle. Où irons-nous, père ?

— Là où tu désireras aller, mon enfant.

— Alors, petit père, j’aimerais aller dans le nord de la province d’Ontario, dans le district du Nipissingue, voir la maison de Febro, où maman est née, et où je suis née, moi.

— Rien n’est plus facile que de satisfaire ton désir, ma chérie… Seulement, je me demande si la maison tient encore debout. Je te l’ai dit, le mari de Febro, Cyril Florentin, a abandonné le district du Nipissingue, depuis quatre ans maintenant. La maison, déjà vieille, n’ayant pas été entretenue, depuis ce temps…

— Qu’importe ! Nous verrons toujours le saule pleureur sous lequel maman aimait à se bercer ; elle m’en a parlé si souvent !

— Nous irons certainement, alors, mon aimée, dit Henri Fauvet. Ce n’est qu’un voyage d’un jour et demi d’ici là, d’ailleurs.

— Oh ! mais, ce n’est pas en wagon que je veux voyager ! s’écria Marcelle.

— Pas en wagon !… Je ne comprends pas… fit Henri Fauvet.

— Je lisais, tout dernièrement, dans un journal, un article relatif à la manière dont les lords anglais passent leurs vacances, et j’ai trouvé cela tout à fait bien. N’avez-vous pas lu, petit père ?

— Eh ! bien, non, Marcelle. Je t’avouerai bien que les lords anglais et leurs amusements ne m’intéressent guère, répondit, en riant, Henri Fauvet. Raconte-moi cela plutôt, petite.

— Ils partent en roulotte, et se promènent ainsi, durant toute la belle saison. C’est de cette manière que je voudrais voyager ; même, j’ai donné un nom à notre roulotte ; je l’ai nommée le « Castel-Roulant ». N’est-ce pas que c’est joli, père ?

Henri Fauvet rit de grand cœur

— Tu en as des plans, Marcelle ! s’écria t-il. Partir en roulotte ! Nous passerions pour de fiers originaux, bien sûr !

— Qu’est-ce que ça fait que nous passions pour avoir des idées pas du tout banales ? J’y tiens tant à notre Castel-Roulant, petit père chéri, que j’en ai fait un plan, sur une feuille de mon cahier de dictées anglaises, pas plus tard qu’hier. Je vais vous montrer le dessin que j’ai fait et vous verrez comme c’est gentil ! Nous avons deux bons chevaux ; Stella et Phébée nous transporteront sans fatigue sur les centaines de milles, d’ici à notre destination. Car nous ne serons pas pressés, vous le pensez bien, et nous nous arrêterons aux endroits pittoresques, sur le bord des rivières, des lacs, pour y faire la pêche, puis…

— Mais, c’est qu’elle y tient ! s’exclama Henri Fauvet, en riant, je comprends ton idée, Marcelle, reprit-il ; tu veux que je fasse construire une sorte de char-à-bancs…

— Le ciel m’en préserve ! s’écria la jeune fille. Il n’y aura pas de bancs dans le Castel Roulant, seulement de confortables chaises berceuses et un fauteuil pour vous. Nous apporterons des livres, des cartes à jouer, et le reste, et le reste… Vous verrez, petit père ! Vous aimerez tant cette manière de voyager, que vous ne voudrez plus jamais voyager autrement.

— S’il n’y a pas de bancs dans ton Castel-Roulant, chère enfant, sur quoi coucherons-nous ? Sur le plancher ? Je t’avouerai que je ne vois pas grand charme à cela !

— Coucher sur le plancher ! Mais, pas du tout ! Nous coucherons dans des hamacs. L’intérieur de la roulotte sera pourvu de stores, que nous baisserons, chaque soir, afin d’être chacun chez soi. Nous aurons un petit poêle à l’huile, sur lequel Mme Emmanuel fera cuire nos repas, les jours de pluie, quand nous ne pourrons pas manger sur l’herbe. Nous passerons les nuits dans les bois ou sur le bord des rivières, et Mousse fera la garde. (Mousse était un chien collie de grande taille appartenant à Marcelle ; un cadeau de son parrain M. de Lafeuillée).

— Ton idée me parait joliment baroque, mon enfant, et je ne puis prendre une décision sans avoir pesé le pour et le contre… Je te donnerai une réponse définitive demain, dit le père de Marcelle.

Henri Fauvet comptait sur Mme de Bienencour, pour détourner Marcelle de son idée. Mme de Bienencour était attendue, le lendemain, et elle ferait comprendre à sa filleule la presqu’impossibilité de ce voyage. Ce en quoi Henri Fauvet se trompait, car, quand il eut parlé à cette dame du rêve que faisait Marcelle, celle-ci répondit ;

— Décidément, ma filleule a des goûts saltimbanquesques, (Mme de Bienencour aimait à fabriquer des mots, à l’occasion) et il ne serait pas mal à vous de les satisfaire, M. Fauvet. Ses goûts, à votre fille, changeront, avec les années. Je ne la contrarierais pas, si j’étais vous.

— Mais… l’originalité… commença Henri Fauvet.

— Précisément ! Voyager en wagon, quoi de plus banal ! fit Mme de Bienencour, en riant. Je trouve que Marcelle a là une idée tout à fait géniale, et si je ne partais pas pour l’Europe, je demanderais un coin dans le Castel-Roulant ; ce serait rigolo !

Le résultat de cette conversation fut que, à quelques jours de là, Henri Fauvet faisait venir un carrossier et lui donnait l’ordre de construire une roulotte. Un mois et demi plus tard, le Castel-Roulant, traîné par Stella et Phébée, quittait le Nid, emportant « dans ses murs » pour citer Mme de Bienencour, les personnes suivantes : Henri Fauvet, Marcelle, Dolorès Lecoubret, Rose, Mme Emmanuel, V. P., et Cyp. Cyp (abréviation de Cyprien) qui était le neveu de V. P. Il remplaçait maintenant Nap, qui était devenu menuisier, travaillant à son compte. Cyp était âgé de douze ans.

Une foule joyeuse avait assisté au départ du Castel-Roulant, et avait souhaité bon voyage aux châtelains du castel. Foule sympathique d’ailleurs, car les Fauvet étaient beaucoup aimés, et plus d’un désignait Marcelle du nom de : « Petit rayon de soleil de la banlieue ».


CHAPITRE X

LA CLOCHE QUI TINTE


Ce n’est pas notre intention de suivre pas à pas, pour ainsi dire, nos aventuriers. Le voyage se faisait agréablement et lentement. De Québec à Montréal, la distance fut parcourue en douze jours, car on s’arrêtait aux endroits pittoresques, sur le bord du majestueux fleuve Saint-Laurent, du lac Saint-Pierre, etc., et on y passait quelques heures, voire même, une journée entière parfois.

Henri Fauvet ne regrettait pas d’avoir cédé au caprice de Marcelle ; c’est qu’on voyageait en prince, dans le Castel-Roulant. Dolorès chantait le jour entier, tant elle était heureuse. Quant à Marcelle, c’était la réalisation de son plus beau rêve ; c’est tout dire, n’est-ce pas ? Rose, Mme Emmanuel, V. P. et Cyp s’étaient vite faits à cette vie de saltimbanques, et ils s’acquittaient de leur service à bord du Castel-Roulant, comme s’ils eussent été au Nid.

Les chevaux, Stella et Phébée n’avaient pas l’air d’être du tout fatigués ; s’ils eussent pu parler, peut-être auraient-ils exprimé leur satisfaction de ce voyage. Quant à Mousse, si on pouvait en juger par ses aboiements joyeux, ça lui allait très bien ce genre de vie.

Il y avait plus d’un mois qu’on cheminait ainsi, quand on arriva à la maison de Febro. Contrairement à ce qu’avait pensé Henri Fauvet, la maison « tenait encore debout » ; même, elle avait été réparée, tout dernièrement. Seulement, elle était inhabitée. À travers les vitres des fenêtres, on put voir que les meubles avaient été enlevés, lors du départ de Cyril Florentin, probablement.

Henri Fauvet montra à Marcelle la salle où elle était née, la cuisine, etc. On passa toute la journée et toute la nuit sur le terrain, soupant sous le saule pleureur, et n’abandonnant les alentours que le lendemain, dans la matinée.

Marcelle vit, aussi, le pont, près duquel Henri Fauvet avait rencontré Ondine, pour la première fois, et même, on soupa en cet endroit.

— Désires-tu continuer plus au nord, Marcelle ? demanda Henri à sa fille.

— Non, père. Retournons sur nos pas. J’aimerais que nous campions, pendant une semaine ou deux, à cet endroit pittoresque entre tous, sur les bords de cette petite rivière… vous savez ?… Là-bas, en pleine forêt ?

— Oui, je sais, Marcelle ! Tu as beaucoup admiré cet endroit, et nous y camperons sûrement. En route, alors !

— En route !

Quand on eut atteint l’endroit désiré, on prit des mesures pour y passer plusieurs jours.

— Père, dit Marcelle, cette belle rivière, sur les bords de laquelle nous sommes, je ne sais si elle a un nom ?

— Je ne sais pas, ma chérie.

— Moi, j’aimerais à lui donner un nom… « La Rivière des Songes » ; voulez-vous, nous la désignerons ainsi ?

— C’est entendu, répondit Henri Fauvet, en souriant. En ce moment, nous campons au bord de la Rivière des Songes. T’en souviendra-tu, Dolorès ?

— Oh ! oui, M. Fauvet, je m’en souviendrai, répondit Dolorès.

L’endroit où l’on s’installa était très pittoresque, très sauvage : ce n’étaient que rochers, affectant les formes les plus variées, au pied desquels ondulait doucement la Rivière des Songes. Comme on allait y passer un certain temps, on dressa une tente, à côté du Castel-Roulant ; cette tente serait réservée à Henri Fauvet, V. P. et Cyp, la voiture restant à Marcelle, Dolorès et les deux servantes.

Il y avait trois jours qu’on campait ainsi, quand, un après-midi, survint, sur la route, un cavalier. C’était un jeune homme. Son cheval allait lentement, tandis que celui qui le montait semblait examiner avec intérêt le Castel-Roulant.

— Oh ! s’écria Dolorès, en apercevant le jeune homme, de loin. J’ai une idée, Marcelle ! Tu vas voir ! Nous allons rire !

Avec un éclat de rire, elle entra dans le Castel-Roulant, pour en sortir bientôt, portant, drapé autour de sa tête, un tapis de table au dessein bigarré et aux brillantes couleurs.

— Où vas tu, Dolorès ? demanda Marcelle. Et pourquoi t’es-tu accoutrée ainsi ?

— Laisse faire ! répondit Dolorès, qui riait jusqu’aux larmes.

Le jeune cavalier passait devant le campement, quand Dolorès, s’avançant sur la route, dit, d’une voix qu’elle essaya de rendre nasillarde :

— Mon bon monsieur, désirez-vous que je vous dise la bonne aventure ? Je le ferai… si vous y mettez le prix.

— Certainement ! Certainement ! répondit le jeune homme, en souriant, d’un air fort amusé. Puis il tendit la main droite, sur laquelle il déposa une pièce de monnaie.

— Monsieur, dit Dolorès, je connais l’avenir, et je vous prédis que deux étoiles surgiront à l’horizon de votre vie, deux étoiles, brillantes et belles ; mais l’une d’elles…

— Dolorès ! cria Henri Fauvet, qui, à ce moment, arrivait sur la scène. Mais, ma pauvre enfant…

— Je vous en prie, Monsieur, dit le jeune étranger, ne grondez pas votre jeune fille ! J’ai été beaucoup amusé, vous savez !… Mlle Dolorès, reprit-il, en s’adressant à cette dernière, je vous aurais vraiment prise pour une bohémienne, diseuse de bonne aventure, vous le pensez bien, n’eut été que j’ai vu passer le Castel-Roulant, il y a à peu près quinze jours, et je savais que cette roulotte ne contenait pas des saltimbanques… Mais, permettez que je me présente, Mademoiselle et Monsieur ; je suis votre plus proche voisin, car je ne demeure qu’à cinq milles de cet endroit, et je me nomme Raymond Le Briel.

— Ah ! fit Henri Fauvet. C’est à vous, alors, cette magnifique propriété que nous avons vue, en passant : l’Eden ?

— Oui, Monsieur, l’Eden est ma propriété.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Le Briel, dit Henri Fauvet.

— Peut-être aurai-je l’heureuse chance de vous recevoir chez moi, Monsieur ? fit Raymond Le Briel. Rien ne me ferait plus plaisir.

— Merci, M. Le Briel. J’accepte votre invitation, certes. Nous ne quitterons pas les environs sans aller vous voir. Moi, j’ai nom Henri Fauvet, et cette jeune fille se nomme Dolorès Lecoupret… Et voici ma fille Marcelle, dit Henri Fauvet, car Marcelle venait de se joindre à eux.

Raymond Le Briel eut une exclamation étouffée de surprise et d’admiration, en apercevant Marcelle ; jamais il n’avait vu ou rêvé plus exquise créature.

On garda Raymond à souper, et quand il partit, il avait la promesse que le Castel-Roulant s’arrêterait à l’Eden, à son voyage de retour.

Raymond Le Briel était célibataire ; il vivait seul, à l’Eden, avec ses domestiques.

Après le départ de Raymond, Henri Fauvet, Marcelle et Dolorès allèrent faire une longue promenade à pied, puis, de retour au campement, chacun alla se coucher ; les domestiques dormaient, depuis assez longtemps déjà. Le grand air est un remède infaillible contre l’insomnie. Bientôt, tout était silencieux, dans le Castel-Roulant et sous la tente.

Il pouvait être minuit, quand Henri Fauvet s’éveilla soudain. Quelque chose l’avait tiré de son sommeil… Qu’était-ce ?… Il prêta l’oreille ; mais le seul bruit qui lui parvint ce fut celui du vent, qui s’était élevé et qui soufflait assez fort. Il allait donc essayer de se rendormir, quand il s’assit tout droit dans son hamac, comme mu par un ressort, et une expression d’étonnement se peignit sur son visage : il entendait, distinctement, le tintement d’une cloche.

— Une cloche qui tinte ! Dans cette solitude ! se dit-il. Mais… je dois rêver !… Il n’y a ni village ni hameau, d’ici à vingt milles, pour le moins !

Pourtant, une cloche tintait !… Non pas une clochette argentine, mais un timbre de bronze, sonore et solennel… C’était à n’y rien comprendre, et Henri Fauvet se dit :

— J’espère que ni Marcelle, ni Dolorès n’entendent tinter cette mystérieuse cloche ; elles seraient peut-être effrayées.

Pendant la majeure partie de la nuit tinta la cloche. Vers les quatre heures du matin, elle cessa tout à coup.

De son expérience de la nuit, Henri Fauvet ne dit mot. Il y avait là un mystère, et il ne désirait qu’une chose, c’est que ni les jeunes filles, ni les domestiques n’en eussent connaissance. Tout ce qui est mystérieux inspire une certaine frayeur ; le fait est reconnu.

Durant les deux nuits suivantes, Henri Fauvet ne dormit guère ; il écoutait, afin d’entendre le tintement qui l’avait tant surpris. Mais il n’entendit rien… Il avait donc rêvé ?

La troisième nuit, alors que tous étaient couchés dans le Castel-Roulant, à cause du vent qui soufflait avec rage, et qui aurait pu nuire à la sûreté de la tente, la cloche tinta de nouveau. Henri Fauvet l’entendit clairement, encore, cette fois, et il trouva cela lugubre. Le vent sifflait, gémissait et pleurait, et cette cloche qui tintait… on eut dit un glas… Soudain, il entendit la voix de Dolorès :

— Monsieur Fauvet ! Monsieur Fauvet ! appelait-elle.

— Oui, Dolorès, j’y vais !

Dolorès était pâle jusqu’aux lèvres et elle tremblait de peur.

— Oh ! M. Fauvet, dit-elle, entendez-vous tinter ce glas ?

— Voyons, Dolorès ! Voyons !

— Et ce n’est pas la première fois, dit la jeune fille ; l’autre nuit encore… Est-ce assez lugubre cette cloche qui tinte et ce vent qui gémit, autour de notre campement !

— Père !, cria tout à coup, Marcelle. Entendez-vous tinter cette cloche ?

Bientôt, tous étaient debout et habillés, et comme le jour pointait déjà, personne ne voulut se remettre au lit.

Quand, vers les six heures du matin, la cloche cessa de tinter, chacun se sentit soulagé comme d’un grand poids.

Il fut décidé que Henri Fauvet et les deux jeunes filles, accompagnés de Cyp, iraient explorer le pays, du côté de l’ouest, durant l’avant-midi, afin de découvrir, si possible, le mystère dont chacun commençait à être fort intrigué.


CHAPITRE XI

L’ABBAYE



Sur un sentier très étroit, un véritable trail, marchaient Henri Fauvet, puis Marcelle, puis Dolorès, puis Cyp. La forêt était très épaisse, et on n’eut pu distinguer quoi que ce fut, à une distance de quelques pieds.

Pendant près d’une heure, on marcha ainsi, échangeant des remarques, de temps à autre.

Tout à coup, Henri Fauvet s’arrêta et dit :

— Voici un pont, là, à notre gauche, au détour de la route !

— Un pont ! s’écrièrent Marcelle et Dolorès, accourant auprès de Henri Fauvet. Où donc ?

— Là ! Le voyez-vous ?… Un pont fort délabré, sur lequel ce serait folie de se risquer.

— Oh ! cria, soudain, Marcelle, qui s’était avancée, de quelques pas. Un beffroi ! Un beffroi !

— Un beffroi ?

Et tous d’aller rejoindre Marcelle.

— C’est la cloche de ce beffroi qui tinte, la nuit, alors, fit Dolorès.

— Évidemment ! répondit Henri Fauvet. Il y a donc là un monastère ?

— Monastère abandonné, dans tous les cas… Une abbaye quelconque, fit Marcelle.

— Hem ! dit Henri Fauvet. Une abbaye dont la façade est ornée de balcons en fer forgé, de portiques vitrés, et le reste ! Hem !

— Père, fit Marcelle, savez-vous ce que je pense ?… Je pense que c’est une ancienne abbaye, qui aura été convertie en résidence privée, assez récemment même. Allons voir !

— Mais, il faudrait traverser ce pont, dont la sûreté me parait… problématique, mon enfant.

— Si vous voulez, Monsieur, dit Cyp, je le traverserai moi, le pont et je m’assurerai s’il peut supporter votre poids, celui de Mlle Marcelle et de Mlle Dolorès. Je nage comme un poisson, Monsieur, et si le pont venait à s’effondrer, je n’aurais qu’à nager jusqu’au bord de la rivière, qui est très étroite, en cet endroit d’ailleurs.

— Tu es certain qu’il n’y a aucun danger pour toi, Cyp ? demanda Henri Fauvet.

— Aucun, Monsieur.

— Va, alors !

Le pont ayant été jugé assez solide pour les supporter tous, on fut bientôt sur le bord opposé de la rivière. On parcourut un arpent ou deux, puis on se trouva en face de l’ancienne abbaye, encore surmontée de son beffroi.

C’était une imposante construction en pierre, à laquelle on parvenait par une massive porte cochère. Il était évident cependant, que l’abbaye avait été convertie en résidence privée, mais qu’elle avait été ensuite abandonnée, et cela depuis quelques années.

— Combien je voudrais voir l’intérieur de l’abbaye ! s’écria Marcelle.

— La chose me parait impossible, ma chérie, répondit Henri Fauvet. Vois : les châssis du rez-de-chaussée sont pourvus de grosses barres de fer… S’il y avait moyen d’atteindre une des fenêtres du premier étage pourtant, tiens, celle qui est au-dessus de la porte d’entrée ; contrairement aux autres, elle est faite sur un plan moderne… Il n’y aurait qu’à soulever ce châssis pour l’ouvrir, je crois… à moins qu’elle n’ait été fermée au moyen de quelque mécanisme, à l’intérieur… Où vas-tu, Cyp ? demanda-t-il soudain.

— Je vais essayer d’ouvrir le châssis qui est au-dessus de la porte d’entrée, répondit Cyp. Ces lierres sauvages, dont presque toute la façade est couverte, sont assez forts pour me supporter… Oui, le châssis s’ouvre ! Voyez !

— Entre alors, Cyp, et va voir si la porte d’entrée peut s’ouvrir, de l’intérieur. Les portes de ces anciennes constructions souvent, ne sont fermées qu’au moyen de barres de fer ou de chaînes.

Ce ne fut pas long, avant que la porte de l’abbaye s’ouvrit à deux battants, et tous y pénétrèrent hâtivement.

On entrait, d’abord, dans un immense corridor, qui avait dû servir de parloir à l’abbaye, autrefois. Dans le fond du corridor était un escalier en spirale conduisant à l’étage supérieur.

— Oh ! Quel amour de corridor, petit père ! s’exclama Marcelle. Le voyez-vous, orné de statues, d’artistiques guéridons, et le tout éclairé par ces lampes, qui sont suspendues là-haut ?

— Chère enthousiaste ! fit Henri Fauvet.

— Ces vitres teintes sont splendides ! s’écria Dolorès.

— Et cet escalier en spirale ! Et les immenses pièces qui s’ouvrent sur ce corridor ! Ô père, je serais la plus heureuse de la terre si j’habitais une telle demeure ! s’écria Marcelle.

Le premier palier comprenait six pièces, dont l’une devait avoir été convertie en salon, et les autres, en bibliothèque, étude, salle à déjeuner. De l’ancien réfectoire on avait fait la salle à manger. Puis venait une spacieuse cuisine, suivie d’une autre pièce qui devait servir de dépense. Au fond de la cuisine, Marcelle aperçut un escalier dérobé conduisant au rez-de-chaussée.

— Descendons au rez-de-chaussée, dit-elle.

Le rez-de-chaussée était une immense pièce, sans divisions d’aucune sorte. Des meurtrières, au nombre de dix, laissaient passer une clarté douteuse. Une porte basse, vers la droite, s’ouvrait sur un étroit corridor, conduisant à la chapelle, qui s’étendait en aile, du côté est de la bâtisse.

Inutile de dire que l’on pénétra dans la chapelle, éclairée par de hautes fenêtres, aux vitres coloriées, sur lesquelles, malgré la poussière accumulée, on distinguait de pieux tableaux. Évidemment, la chapelle était restée telle qu’elle avait été, alors que les moines venaient y faire leurs dévotions, et on eut dit qu’un parfum d’encens y flottait encore. Dans le chœur étaient trois rangées de stalles. Dans une sorte de jubé faisant face à l’autel, était un orgue.

Une impression singulière envahit soudain Henri Fauvet, Marcelle et Dolorès : il leur sembla que les stalles étaient remplies de moines agenouillés, morts depuis longtemps. Il leur sembla que l’orgue allait résonner, tout à coup, sous les doigts décharnés d’un squelette.

Sans trop s’en rendre compte, Henri Fauvet et les deux jeunes filles furent pris de frayeur subite ; ils se précipitèrent dans l’étroit corridor conduisant au rez-de-chaussée, et bientôt, ils atteignirent le premier palier. S’étant regardés, ils virent qu’ils étaient très pâles, tous trois.

— Père, demanda Marcelle, d’une voix tremblante, de quoi avons-nous eu peur ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! répondit Henri Fauvet, en riant.

— Il m’a semblé, tout à coup, que la chapelle était remplie de moines, fit Dolorès. Savez-vous ? Je ne serais pas étonnée d’apprendre que la chapelle est hantée !

— Ah ! bah ! s’écrièrent, en riant, Marcelle et son père.

— Montons au deuxième palier maintenant ! proposa Dolorès.

— Oui ! Oui ! Montons ! dit Marcelle.

Sur le deuxième palier il y avait huit grandes chambres à coucher, au-dessus du salon, de la bibliothèque, de l’étude et des salles à manger, puis on descendait quelques marches et on parvenait dans un petit corridor conduisant aux chambres à coucher des domestiques, qui étaient au nombre de quatre ; de grandes pièces, celles-là aussi, parfaitement éclairées, par deux fenêtres chacune. La lumière pénétrait à flot dans cette ex-abbaye, par de longues et larges fenêtres, des portes vitrées etc., etc.

Le troisième étage était divisé au moyen de demi-cloisons, et il y en avait au moins de vingt à trente ; on comprit que rien n’avait été changé à cet étage ; c’est ici qu’avaient été, autrefois, les cellules des moines. Au bout d’un long corridor était une chambre parfaitement ronde, que Marcelle nomma immédiatement « la Chambre de la Tour », car elle contenait un escalier, aussi en spirale, conduisant dans le beffroi. On y monta, vous le pensez bien ! Oui, là était la cloche de bronze dont le tintement les avait jetés dans un si profond étonnement ! Posée sur des pivots, elle devait osciller facilement quand il soufflait grand vent.

Le toit de l’abbaye était plat, formant terrasse entourée d’un garde-corps à hauteur d’homme.

— Père, dit Marcelle, si nous pouvions vivre ici, dans cette ancienne abbaye ! Quelle demeure idéale ! Nous la nommerions : « Le Beffroi ». Que nous y serions heureux !

— Mais, Marcelle, ma chérie… commença Henri Fauvet.

— Vous le savez, père, c’est après-demain ma fête. Or, vous m’avez dit, hier, ne savoir que me donner pour cadeau… Achetez Le Beffroi, petit père, achetez-le ! Nous serions si, si heureux ici !

— Mon enfant, répondit Henri Fauvet, encore faut-il que je sache à qui m’adresser, pour faire cet achat… Tiens, j’y songe ! M. Le Briel pourra me renseigner probablement. J’irai le voir demain, et si je puis acquérir cette ancienne abbaye à un prix raisonnable, je te la donnerai en cadeau de fête et nous nous y installerons, aussitôt que nous l’aurons rendue habitable.

Le lendemain, selon sa promesse, Henri fit seller Stella et Phébée, et, accompagné de Cyp, il se rendit chez Raymond Le Briel, qui fut très enchanté de le voir.

Quand Henri Fauvet eut expliqué à Raymond Le Briel la raison de sa visite, celui-ci s’écria :

— Vous désirez acheter cette propriété, M. Fauvet ? Vous ne sauriez mieux vous adresser, car elle m’appartient.

— Vraiment !

— Oui. C’est, en effet, une ancienne abbaye. Mon père l’avait achetée, et nous y avons demeuré jusqu’à sa mort, arrivée il y a cinq ans. S’il ne s’est présenté aucun acquéreur, c’est que l’abbaye, du moins la chapelle et le beffroi, ont la réputation d’être hantés, dit, en souriant, Raymond Le Briel. Mais, la maison est à vous, si vous désirez l’acheter, et je vous la céderai à des conditions très faciles et fort avantageuses.

— Alors, c’est presque marché conclu ! répondit Henri Fauvet.

— Ainsi, Mlle Fauvet est enthousiasmée de l’ancienne abbaye ?

— Oh ! oui. Elle l’a nommée : « Le Beffroi » ; nom assez… lugubre, me semble-t-il, répondit le père de Marcelle, en souriant.

Raymond Le Briel, eut donné l’ancienne abbaye à Henri Fauvet. Avoir Marcelle pour voisine ! Ce serait idéal, idéal !

Quand Henri Fauvet revint au campement, ce soir-là, il remit à Marcelle un papier et lui dit :

— Voici mon cadeau de fête, ma chérie ! Le Beffroi t’appartient ; j’en ai même payé, par chèque, plus de la moitié du prix demandé.

— Oh ! Comment vous remercier, cher, cher petit père !

— Je suis content de t’avoir fait plaisir, Marcelle… M. Le Briel va s’occuper de trouver des ouvriers pour les travaux de réparations qu’il y aura à faire. Moi, je vais partir pour Québec, où j’ai d’importantes affaires à régler ; j’essayerai, en même temps de vendre le Nid. Je verrai aussi à faire expédier nos meubles, effets, et le reste, ici. V. P. surveillera les travaux, au Beffroi, sous tes ordres, ma chérie. Je ne serai inquiet ni de toi, ni de Dolorès, pendant mon absence, car je vous laisserai toutes deux aux soins de Rose et de Mme Emmanuel.

— Serez-vous longtemps absent, père ? demanda Marcelle.

— Le moins longtemps possible, tu le penses bien, mon enfant ; un mois tout au plus.

Trois jours plus tard, Henri Fauvet partait pour Québec, et le lendemain, les travaux de réparations commencèrent au Beffroi. On devait travailler vite et bien, afin que tout fut terminé avant le retour de M. Fauvet.


CHAPITRE XII

LA NOUVELLE RÉSIDENCE


Henri Fauvet fut absent cinq semaines ; mais quand il revint, il avait réglé toutes ses affaires à sa satisfaction, vendu le Nid et aussi d’autres propriétés qu’il avait dans la ville de Québec.

— Dolorès, dit Marcelle, lorsqu’elle eut lu la lettre de son père, lui annonçant son arrivée pour le lendemain, lettre qui, entre parenthèses, lui avait été apportée par Raymond Le Briel, père arrivera demain. Quel bonheur de le revoir !

— Demain ! Vraiment ! Heureusement, tout est prêt pour le recevoir.

Mlle Fauvet, dit Raymond Le Briel, qui était présent, si vous le désirez, j’irai chercher M. Fauvet, à la gare, et le ramènerai ici. (Car on était tout à fait installé au Beffroi).

— Ce serait si gentil de votre part, M. Le Briel ! s’écria Marcelle. J’accepte votre offre avec plaisir, à la condition que vous resterez à dîner et passer la soirée au Beffroi.

— Merci, Mlle Fauvet ! J’accepte votre invitation avec grand plaisir !

— Père aimera à vous remercier pour tous les services que vous nous avez rendus, M. Le Briel. C’est beaucoup grâce à votre infatigable dévouement que le Beffroi est prêt à le recevoir ce cher petit père.

— N’en parlez pas, je vous prie ! s’exclama Raymond. Ça été pour moi un réel plaisir et une agréable distraction d’avoir pu surveiller les travaux ; si, en même temps, j’ai eu l’heureuse chance de vous rendre service, je suis au comble du bonheur !

— Pauvre M. Le Briel ! se disait Dolorès. Il adore Marcelle, qui, elle, ne s’en doute même pas.

Lorsque Henri Fauvet arriva chez lui, le lendemain midi, il fut étonné des changements qui s’étaient opérés à sa nouvelle résidence et aux environs.

Tout d’abord, le vieux pont avait été démoli et en son lieu et place, s’élevait un pont superbe, aux garde-corps de fer forgé, surmontés de deux arches, au sommet desquelles se voyait, découpé à jour : « Pont du Tocsin ».

Aussitôt le Pont du Tocsin franchi, on apercevait le Beffroi et les terrains qui l’environnaient. Ce n’étaient plus des broussailles presqu’impassibles : de vertes pelouses s’étendaient à perte de vue, en arrière de l’ancienne abbaye, jusqu’à la forêt. En avant de la maison, un vaste parterre, disposé en échelons, aboutissait aux premières marches conduisant à la porte d’entrée.

— Père ! Père chéri !

— Marcelle ! Ma Marcelle !

— Vous allez voir, petit père, comme c’est beau le Beffroi !

— Je n’en doute pas, ma chérie ! Eh ! bien, Dolorès, comment te plais-tu au Beffroi ?

— Oh ! c’est un vrai palais d’Aladin, M. Fauvet ! Nous sommes si contentes de vous revoir !

Dans le corridor d’entrée, Marcelle avait groupé les domestiques ; tous souhaitèrent la bienvenue à Henri Fauvet. Ce corridor, orné de statues et de quelques meubles antiques, était splendide. Dans une vaste cheminée, placée tout à côté de l’escalier en spirale, un feu avait été allumé, ce qui enlevait à la pièce son caractère un peu trop austère.

Après le dîner, Henri Fauvet dut tout visiter ; le grand salon, la bibliothèque, l’étude, la salle à manger, la vaste cuisine, la dépense. Il dut monter l’escalier en spirale et jeter un coup d’œil dans les chambres à coucher. Il y en avait huit, on s’en souvient ; or, quatre de ces chambres, déjà grandes, avaient été agrandies, les murs ayant été abattus et des arches ayant été construites, dans les pièces réservées à Henri Fauvet et à Marcelle. De cette manière, chacun avait un boudoir attenant à sa chambre.

Enfin, on monta au grenier et la Chambre de la Tour, dont Marcelle avait fait une pièce fort coquette. On monta même sur le toit-terrasse et dans le beffroi dont la cloche de bronze luisait comme un soleil.

— Descendons à la chapelle maintenant, père ! dit Marcelle.

— Comme tu voudras, mon enfant !

Rien n’avait été changé, dans la chapelle ; mais combien moins lugubre elle était ! Les boiseries, en chêne, avaient été lavées, brossées, frottées, puis vernies ; les murs, les stalles, les bancs, le jubé ; tout reluisait. Sur les vitres, bien lavées, se voyaient parfaitement les magnifiques tableaux qui y étaient reproduits. Les cadres du chemin de la croix avaient été redorés ; enfin, c’était superbe cette chapelle.

— Nous avons fait accordé l’orgue, père, dit Marcelle, et chaque dimanche, si vous le voulez, nous viendrons ici, faire la prière du soir et chanter quelques cantiques, n’est-ce pas ?

— Je veux tout ce que veut ma Marcelle ! assura Henri Fauvet, en étreignant sa fille dans ses bras.

La maison ayant été visitée, de la cave au grenier, elle fut proclamée la plus confortable des demeures.

Oui, tout était parfait, et Henri Fauvet félicita Marcelle, il félicita aussi Dolorès, puis il remercia Raymond Le Briel pour son dévouement et l’invita à passer quelques jours au Beffroi, invitation qui fut acceptée avec empressement, car le jeune homme aimait déjà follement Marcelle.

Vers le milieu de septembre, Dolorès dut retourner à Québec, pour reprendre ses études ; Henri Fauvet alla la ramener. La séparation des deux amies fut pénible, mais Henri Fauvet promit à Dolorès qu’elle serait invitée à venir passer toutes ses vacances de l’été suivant au Beffroi, ce qui consola quelque peu les jeunes filles.

La vie s’écoula tranquille et heureuse au Beffroi. Un an et demi se passa, puis Henri Fauvet, désirant que sa fille fit son début, l’amena à Québec.

Ceci nous ramène à la date du 28 février, date à laquelle nous avions laissé nos lecteurs, à la fin du premier chapitre de ce récit.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME PARTIE
LA DÉBUTANTE

CHAPITRE I

LE PORTRAIT


On était au 28 février. Ce soir-là, Mme de Bienencour donnait son grand bal où sa filleule, Marcelle Fauvet, devait faire son début.

Mme de Bienencour, assise sur un fauteuil, dans son boudoir, paraissait bien lasse. On ne donne pas un bal sans qu’il en coûte, et bien que la maison fut remplie de domestiques, elle avait dû beaucoup travailler ; de plus, les soucis et les ennuis qu’entrainent ces sortes de choses étaient pour une grande part dans la fatigue qu’elle ressentait.

Assise auprès d’un pupitre et écrivant, était une jeune fille, secrétaire et compagne, aussi parente éloignée de Mme de Bienencour. Iris Claudier était restée dans un complet dénuement, lors de la mort de ses parents, tués tous deux, le même jour, dans un accident de chemin de fer. La marraine de Marcelle avait pris en pitié l’orpheline, alors âgée de treize ans, et l’avait emmenée chez elle. Il y avait dix ans qu’Iris demeurait chez sa vieille parente et, sans doute, elle ressentait pour celle-ci une grande reconnaissante, car elle était traitée sur un pied d’égalité, tout en recevant un splendide salaire pour le travail qu’elle faisait.

Iris donnait à Mme de Bienencour le titre de tante.

Pas jolie Iris Claudier, pas jolie du tout. Elle avait la peau très brune, ses traits étaient irréguliers, sa bouche était trop grande, son nez était franchement retroussé, et ses yeux (quand on les voyait) devenaient un sujet d’étonnement. Dans un visage aussi brun, on s’attendait à voir des yeux noirs, ou très foncés ; les yeux d’iris Claudier étaient d’un vert pâle « de vrais yeux de chat » disaient ceux qui n’aimaient pas la secrétaire de Mme de Bienencour, et ceux-là étaient fort nombreux.

J’ai dit, plus haut, que les yeux d’iris Claudier étonnaient, « quand on les voyait » ; c’est que la jeune fille avait l’habitude de parler les yeux fermés, quand elle ne les élevait pas… au plafond. Or, rien n’est désagréable et énervant comme ces gens qui ne peuvent regarder en face et ferment les yeux pour parler. Iris était détestée, à cause de cette malheureuse habitude, qu’elle avait contractée, dès l’enfance. En vain Mme de Bienencour avait-elle grondé et même puni sa secrétaire ; Iris continuait à fermer les yeux lorsqu’elle adressait la parole à quelqu’un ou qu’elle répondait à une question. Finalement, Mme de Bienencour n’y fit plus attention.

Iris n’avait jamais eu d’admirateur encore. Pauvre fille ! Prétentieuse, laide, envieuse et désagréable, elle n’était pas faite pour plaire. Mais, son cœur avait parlé depuis longtemps, depuis le jour où, il y avait cinq ans, elle avait, pour la première fois, vu Gaétan, le neveu de Mme de Bienencour. Répétons-le ; pauvre fille ! Peu habituée à la courtoisie véritable, innée chez tout galant homme, elle avait pris pour de l’admiration ce qui n’était, de la part de Gaétan de Bienencour, que de la considération et de la… pitié. Moitié riant, le jeune homme l’appelait : « Cousine Iris ». Il l’avait quelquefois conduite au théâtre, il lui avait fait faire plus d’une promenade en voiture ou à cheval ; cela, parce qu’il était réellement bon et qu’il lui était agréable de procurer un peu de distractions à cette jeune fille, si peu faite pour plaire, et occupant, malgré la réelle bonté de Mme de Bienencour envers sa parente, une position dépendante.

Hélas ! Iris Claudier adorait Gaétan de Bienencour. Il était attendu ; il avait promis d’assister au bal que donnait sa tante, en l’honneur de sa filleule Marcelle Fauvet. Oh ! cette Marcelle ! Combien Iris la détestait, avec ses cheveux d’or, ses yeux de la couleur des violettes, sa bouche mignonne, son teint de lys et de roses !

— Iris, dit soudain Mme de Bienencour, les pièces réservées à Gaétan sont-elles prêtes !

— Oui, ma tante, répondit Iris. J’y ai vu moi-même.

— Seigneur ! J’espère que je ne serai pas désappointée, et qu’il sera ici bientôt. Quelle déception ça été pour moi de ne pas le voir arriver hier soir ou ce matin ! La voiture sera à l’arrivée du train de midi ; il est onze heures. Le temps va me paraître long d’ici là !… Penses-tu, Iris, que Gaétan aurait pu changer d’idée et ne pas venir, enfin de compte ?

— Je ne le crois pas, ma tante, dit Iris, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Ce serait, je crois, la plus grande déception de ma vie ! s’écria Mme de Bienencour. Gaétan devrait savoir, pourtant…

— Savoir quoi, tante Paule ? fit une voix mâle.

— Gaétan ! cria Mme de Bienencour.

— Chère tante Paule ! dit le jeune homme, accourant auprès de sa tante et la pressant dans ses bras.

— Oh ! Gaétan, que tu es bronzé, et grand, et…

— Je ne crois pas avoir grandi, pourtant, depuis l’année dernière, répondit Gaétan, en riant d’un bon cœur. Ah ! bonjour, cousine Iris ! J’espère que je vous retrouve en bonne santé ? ajouta-t-il en tendant la main à la jeune secrétaire.

— Merci, Gaétan mon cousin, répondit Iris, en levant les yeux au plafond et les fermant ensuite, ma santé est excellente.

— Je t’attendais hier soir, Gaétan, dit Mme de Bienencour, quand elle se fut assise et que son neveu eut pris place à côté d’elle.

— Mon intention était d’arriver hier soir, aussi, tante Paule, mais, vous le savez, je voyageais en la compagnie de Gaston Archer. M. et Mme Archer m’ont gardé à coucher chez eux, et ils sont venus me conduire en voiture ce matin. Et… pendant que j’y pense, Archer m’a bien recommandé de vous remercier chaleureusement de l’invitation que vous lui avez faite, pour votre bal ; il l’accepte avec enthousiasme.

— Cher Gaétan, dit Mme de Bienencour, si tu savais combien il me tarde de te faire connaître ma filleule ! Tu vas la trouver si belle, si charmante ! Elle n’est pas du tout gâtée Marcelle, quoique son père ait bien fait tout au monde pour gâter sa fille.

— Monsieur et Mademoiselle Fauvet n’habitent pas la ville de Québec l’année entière, n’est-ce pas, tante Paule ?

— Ils n’habitent pas Québec du tout ! Ils demeurent tout là-bas, dans le nord d’Ontario, une maison (ancienne abbaye) qu’ils nomment le Beffroi ; nom lugubre, qui me fait toujours frissonner. C’est dans le district du Nipissingue.

— Dans le district du Nipissingue ! s’exclama Gaétan. Mais, Gaston Archer et moi nous avons exploré ce district et… ah ! j’ai mille raisons pour ne jamais l’oublier ce district !… Me décrirez-vous pas votre filleule, tante Paule ?… Est-elle brune ? Est-elle blonde ?

— Mon cher Gaétan, les descriptions ne sont pas mon fort… Je te dirai seulement que Marcelle est blonde, très blonde. Sa chevelure longue, soyeuse et abondante l’enveloppe comme un voile d’or. Ses yeux…

— Sont bleus, ajouta Gaétan.

— Pas du tout ! Pas du tout ! Ses yeux, à ma filleule, sont violets.

— Ah ! fit le jeune homme. Continuez, chère tante, ajouta-t-il, assurément fort intéressé soudain.

— Sa bouche est toute mignonne, reprit Mme de Bienencour ; ses dents sont comme des perles ; ses joues, délicatement rosées, dans lesquelles se creusent d’enivrantes fossettes, quand elle sourit, fait que Marcelle…

— Marcelle… murmura Gaétan, tout songeur. En effet, votre filleule se nomme Marcelle, tante Paule, vous me l’aviez dit déjà… Marcelle Fauvet « M. F. » Oui ! Oui ! Continuez, je vous prie !

Mais on venait de frapper à la porte du boudoir. Après avoir reçu permission d’entrer, un domestique vint annoncer à Mme de Bienencour que les fleurs de chez la fleuriste et le décorateur venaient d’arriver aux Terrasses. (Tel était le nom de la propriété de la marraine de Marcelle).

— Iris, dit cette dame, tu vas me remplacer, pour le moment. Tu sais comment doivent être décorés les corridors et les salons ?

— Oui, ma tante, répondit Iris, qui, au fond, était très mécontente d’être obligée de quitter le boudoir.

Aussitôt qu’Iris fut sortie, cependant, Gaétan dit à Mme de Bienencour ;

— Si vous le permettez, tante Paule, j’irai prendre possession de ma chambre et déballer mes valises.

— Comme tu voudras, Gaétan !. As-tu ton valet avec toi ?

— Oh ! oui, et toujours le même, depuis trois ans. Jasmin est un brave garçon, répondit Gaétan, et c’est un type assez rare, ajouta-t-il, en riant. Ayant servi déjà chez un écrivain, un poète, il se permet de faire des rimes. Il est probable que je vais le trouver, en frais de rimer sur quelque chose, là-haut, dans ma chambre.

— C’est un type assez original que ton valet, Gaétan ! dit, en souriant Mme de Bienencour.

— Original ! Vous l’avez dit, tante Paule ! Si vous entendiez Jasmin parler des œuvres du poète chez qui il était en service, comme s’il y avait contribué, lui, Jasmin, vous ririez d’un bon cœur !… « C’est en…, l’année où nous avons publié telle ou telle œuvre ». C’est à mourir de rire !… Bien, au revoir ! Allez vous occuper de vos fleurs ; moi, je m’occuperai de mes malles, aussitôt que j’aurai terminé ce cigare.

— À tout à l’heure, alors, Gaétan ! Tiens, si tu désires voir le portrait de Marcelle, tu le trouveras parmi ces photographies, sur le guéridon. Tu la reconnaîtras facilement ; de plus, son nom est au verso.

Gaétan s’approcha du guéridon et il se mit à examiner les portraits qui s’y trouvaient, pêle-mêle. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur une carte, au verso de laquelle il lit : « À ma bien-aimée marraine, Mme de Bienencour. Marcelle Fauvet ».

Avec grand empressement, le jeune homme tourna la carte du côté de la gravure : Marcelle, habillée d’une simple robe blanche, un ceinturon autour de la taille, ses longs et abondants cheveux flottant sur ses épaules, y était représentée debout, tenant par son collier son chien Mousse.

— Ciel ! se dit Gaétan. C’est elle ! C’est bien elle !… Ai-je assez essayé de la revoir !… Et dire que, ce soir, j’aurai ce grand bonheur !… Combien j’étais loin de me douter que cette jeune fille à qui j’ai pu rendre service, là-bas, dans le Nipissingue, était la filleule de tante Paule, cette Marcelle, dont elle m’a si souvent parlé ou écrit… Elle ne peut pas m’avoir oublié si tôt… ce n’était que l’été dernier, d’ailleurs. Mais je garderai son secret, si elle le désire encore ; je le garderai fidèlement. Oh ! que les heures vont me paraître longues, jusqu’à ce soir.

Longtemps encore, Gaétan contempla le portrait de Marcelle, puis, l’ayant remis, comme à regret, sur le guéridon, il monta dans les pièces que sa tante avait fait préparer pour lui, et qu’elle mettait toujours à sa disposition, à l’occasion de ses trop rares et trop courtes visites.

À peine eut-il quitté le boudoir, qu’Iris Claudier sortait d’un petit alcôve, que dérobait des portières.

— Ah ! s’écria-t-elle, ils se connaissent Gaétan et Marcelle Fauvet ! Il y a un secret entr’eux ! Ce secret, je le découvrirai, je le jure, et s’il contient quelque chose au détriment de cette… poupée, je saurai bien qu’en faire. Que je la déteste cette Marcelle ! Que je la déteste !

Entendant des pas se diriger vers le boudoir, Iris s’approcha de son pupitre, et s’étant assise, elle se mit à écrire, comme si elle ne venait pas d’être secouée par la plus épouvantable des passions : la haine. Haine contre une innocente jeune fille qui, assurément, était loin de se douter du sentiment qu’elle inspirait à la secrétaire de sa marraine, pour qui elle s’était toujours montrée gentille et aimable.


CHAPITRE II

LE TUNNEL DU REQUIEM


Nous n’avons pas encore décrit Gaétan de Bienencour, quoiqu’il ait été question de lui assez souvent, depuis le commencement de ce récit. Qu’il nous suffise de dire que Gaétan était ce qu’on appelle « un beau grand brun », aux yeux très expressifs, au visage pâle, aux traits réguliers. Sa bouche était « tendre » et une fine moustache couvrait sa lèvre supérieure. Près de six pieds, quant à la taille. Avec cela, aimable et gai, spirituel et bon garçon, il n’avait que peu ou point d’ennemis.

Gaétan de Bienencour était riche, par lui-même, et, un jour, il devait hériter de sa tante, Mme de Bienencour, qui l’aimait, comme s’il eut été son fils. N’ayant jamais eu d’enfants, elle s’était fortement attachée à ce neveu de son défunt mari, et depuis plusieurs années déjà, elle avait fait son testament en sa faveur, sans qu’il s’en doutât même.

Quoiqu’il fut riche, il n’était pas oisif. Il avait deux passions : l’une pour la botanique et l’autre pour la minéralogie, et son plaisir consistait à présenter, assez souvent, des trésors au principal musée de la ville de Québec. Pour se procurer ces trésors, il partait pour des temps indéfinis, généralement en compagnie de Gaston Archer, qui était ingénieur civil, comme l’avait été son père. M. Archer père, vivait, maintenant, du fruit de son travail, et Gaston le remplaçait dignement. Gaétan de Bienencour et Gaston Archer étaient des amis de cœur ; ils s’aimaient comme s’aiment, ou devrait s’aimer, des frères.

L’été précédent, ils avaient exploré, tous deux, le nord de la province d’Ontario, le district du Nipissingue, et là s’était passé un événement qui devait, par la suite, influencer toute la vie de Gaétan.

Un jour, Gaétan de Bienencour quitta son ami Gaston Archer et il s’achemina à travers un paysage fort sauvage et presque désert, en compagnie de son valet Jasmin. Ils partaient pour plusieurs jours, conséquemment, ils apportaient des provisions de bouche, des armes à feu, et chacun avait, enroulé autour de sa taille, un câble solide, pour les ascensions.

Un rocher, aux murs très à pics, s’étant présenté aux yeux de Gaétan, il résolut de le franchir et de faire une excursion à son sommet.

Une fois le rocher escaladé, il vit qu’il s’étendait très au loin, et il se mit à marcher d’un bon pas, suivi de Jasmin, avec l’intention d’en examiner les contours.

Tout à coup, Gaétan s’arrêta : une large crevasse était à ses pieds ; un pas de plus et il y aurait été précipité. S’était penché au-dessus de l’abîme, il dit, s’adressant à son domestique :

— Vois donc, Jasmin ! Ce que je prenais pour une simple crevasse est un tunnel, dans lequel passe la voie ferrée.

— Un tunnel fort étroit, M. Gaétan ! répondit Jasmin. C’est à peine s’il y a un pied de distance entre la voie ferrée et les murs du tunnel.

— Ciel ! s’écria Gaétan. Avec la manie qu’ont parfois les gens de se promener à pied sur la voie ferrée, vois-tu quelqu’un pris dans cet étroit tunnel qui est même assez long ? Ce serait la mort, la plus horrible des morts !… Si ce tunnel n’a pas de nom, je vais le nommer le « Tunnel du Requiem ».

— Nom sinistre, M. Gaétan ! s’exclama Jasmin.

— Nom avec lequel tu ne saurais rimer, Jasmin, dit Gaétan, en riant. « Requiem » ne saurait rimer avec aucun mot de notre langue, je crois ?

— Bien non, Monsieur Gaétan ; mais on peut le faire rimer avec un autre mot latin. Dans plusieurs de « nos » poèmes, publiés, jadis, nous faisions rimer ensemble les mots latins ou anglais.

— C’était plus sûr… sinon plus correct, répondit Gaétan, fort amusé.

— N’est-ce pas une fumée qu’on aperçoit, là-bas, M. Gaétan ? fit, soudain, Jasmin.

— Oui, et c’est la fumée d’une locomotive. Même, on entend le bruit du train ; il n’est pas loin, je crois.

— Sur quel train il vient ! s’écria Jasmin, qui, assurément, n’avait nulle intention de faire un calembour. Ça doit être un rapide, un « fast », comme on dit, par ici… Écoutez ! Le sifflet de la locomotive !

— Oui, elle siffle, parcequ’elle entrera bientôt dans le tunnel… Ah !…

Un cri avait retenti, cri terrible, lancé par une voix de femme. Gaétan se pencha au-dessus du tunnel, et il vit une chose qui fit dresser ses cheveux sur sa tête : dans le tunnel, courant de tous côtés, et criant, était une jeune fille. Affolée de peur, à cause du train qui s’approchait si vite, elle paraissait n’avoir pas tout à fait conscience de ce qu’elle faisait.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Gaétan, pâle, jusqu’aux lèvres.

— Elle est perdue ! s’exclama Jasmin.

— Elle va être broyée sous le train !

Mais, en un tour de main, Gaétan enleva le câble qu’il portait, enroulé autour de sa taille, puis, se penchant au-dessus du tunnel, il cria :

— Courage ! Je vais vous sauver ! Suspendez-vous à ce câble ! Vite ! Vite, pour l’amour du ciel !

La jeune fille l’entendit, et sans perdre un instant, elle se cramponna au câble, que Gaétan se mit aussitôt à tirer, aidé de Jasmin.

Il était temps ! À peine la jeune fille eut-elle été soulevée à quinze pieds de terre, que le train passa, comme un ouragan, avec un bruit infernal. Gaétan se dit que la pauvre enfant allait lâcher prise, dans sa frayeur. Mais non. Ce n’est que lorsqu’elle eut été déposée, en sûreté, sur un rocher, qu’elle s’évanouit.

Jasmin courut à une petite rivière, qui coulait, non loin ; celle que Marcelle avait nommée : « la Rivière des Songes », et il revint bientôt, apportant de l’eau dans un gobelet.

Gaétan humecta le visage et les mains de la jeune fille, puis il parvint à lui faire avaler quelques gouttes de cognac. Enfin, elle ouvrit les yeux : des yeux de la couleur des violettes.

— Le train ! Le train ! cria-t-elle, en cachant son visage sur l’épaule de Gaétan.

— Ne craignez rien, Mademoiselle, dit le jeune homme. Tout danger est passé. Vous avez été très courageuse et très brave !

La jeune fille se leva debout, et s’appuyant sur un rocher, elle s’écria :

— Monsieur, je me souviens, maintenant !… Le tunnel… Vous m’avez sauvé la vie !

— Toujours je remercierai le ciel de m’avoir conduit ici, à point pour vous sauver, Mademoiselle ! répondit Gaétan.

Qu’elle était belle cette jeune fille qui venait d’échapper à la mort ! Jamais Gaétan n’avait vu rien qui put être comparé à cette chevelure dorée, descendant plus bas que les genoux, à cette bouche mignonne, à ce teint admirable, à ces yeux de la nuance des violettes. Elle était vêtue d’une simple robe blanche, retenue à la taille par un ceinturon de couleur. À son corsage, et aussi formant une demi-couronne dans ses cheveux, étaient des muguets.

— Monsieur, reprit-elle, combien j’aimerais vous inviter à m’accompagner chez moi, et vous présenter à mon père ! Mais, je n’ose… Mon père, voyez-vous… il n’a que moi au monde ; s’il se doutait jamais du danger que j’ai couru, tout à l’heure, il serait continuellement inquiet à mon sujet.

— Je le crois sans peine ! répondit Gaétan.

— Mais, du fond du cœur, je vous remercie de ce que vous avez fait ! Jamais, non, jamais je ne l’oublierai !

— Mademoiselle, dit Gaétan, je comprends très bien que vous désiriez cacher à votre père ce qui s’est passé ; mais, je ne puis vous laisser retourner seule chez-vous et…

À ce moment, des aboiements se firent entendre, et bientôt arriva un énorme chien collie ; il se mit à folâtrer auprès de la jeune fille.

— Voici mon fidèle gardien, dit-elle, avec un sourire, qui découvrit une rangée de fines perles et qui creusa dans ses joues deux adorables fossettes. Adieu, Monsieur ! Ma reconnaissance sera aussi longue que la vie que vous venez de sauver !

Ce-disant, la jeune inconnue tendit la main à Gaétan. Celui-ci saisit cette main entre les siennes, non sans remarquer qu’elle était blanche et satinée, puis, se penchant soudain, il y mit ses lèvres.

Elle partit… et il ne la revit plus ; mais il se dit que son cœur entier appartenait à celle dont il venait de sauver la vie, quoiqu’il ignorât même son nom.

Tout ce qui restait à Gaétan pour lui rappeler cette aventure, c’était un petit mouchoir de toile, tombé du corsage de la jeune fille. Sur ce carré tout blanc, dans un coin, étaient brodées les initiales suivantes : « M. F. »


CHAPITRE III

LA REINE DU BAL


À l’une des extrémités du salon de Mme de Bienencour, un groupe est réuni, dans lequel nous reconnaîtrons nos amis.

À la droite de Mme de Bienencour est Marcelle, belle au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer. À côté de Marcelle est Dolorès, qui, elle aussi, fait son début ce soir, et quoiqu’en dise Mme de Bienencour, elle est plutôt jolie ; les yeux et le teint animés, elle ne saurait que plaire, à première vue. Henri Fauvet fait aussi partie du groupe, puis deux jeunes filles : Mlles Yolande et Jeannine Brummet, des connaissances de Marcelle et de Dolorès. Les demoiselles Brummet ont les cheveux roux ; toutes deux sont charmantes et fort populaires. Une dizaine de jeunes gens causent avec nos amis ; la conversation parait être très intéressante et très gaie.

L’orchestre n’a pas encore commencée à jouer, quoique les salons, la bibliothèque, l’étude, la serre, et même le boudoir de Mme de Bienencour soient remplis d’invités. Mais le violon et le violoncelle sont à se mettre au diapason : bientôt, sans doute, le bal battra son plein.

Soudain, au grand soulagement de la maîtresse des Terrasses, la porte du salon s’ouvre, pour livrer passage à Gaétan de Bienencour, suivi d’un jeune homme d’assez petite taille, aux yeux bleus et très rieurs, aux cheveux blonds légèrement ondulés, à la fine moustache dorée. C’est Gaston Archer, l’ami de cœur de Gaétan.

Aussitôt qu’il eut mis le pied dans le salon, Gaétan jeta un coup d’œil vers l’extrémité de la pièce où se tenait Marcelle et, immédiatement, il la reconnut. Oui, c’était bien elle ! Ses cheveux relevés la vieillissaient un peu et sa riche toilette de débutante ne ressemblait guère à la simple robe de l’été dernier ; mais il l’eut reconnue entre mille. Y en avait-il une autre au monde qui possédait ces yeux de la nuance des violettes, ce teint de lys et de roses, ces admirables fossettes, cette bouche mignonne, ces dents de perles ? Qu’elle était belle, belle ! Il n’était pas surprenant de la voir entourée d’admirateurs !

Marcelle allait-elle le reconnaître ?… C’était presque certain. Elle ignorait le nom de celui qui lui avait sauvé la vie, bien sûr ; quelle surprise pour elle, d’apprendre qu’il était le neveu de sa marraine ! Et voilà que Gaétan remarqua, tout à coup, que Marcelle portait à la main un énorme bouquet de muguets ; sa robe et sa chevelure étaient aussi décorées de ces fleurs. Ces muguets lui rappelaient tant de souvenirs à ce jeune homme épris ! Il se revit, auprès du Tunnel du Requiem, il revit une jeune fille évanouie, portant dans ses cheveux et à son corsage des « lys de la vallée ».

— Eh ! bien, Gaétan, te voilà enfin ! dit, à ce moment, Mme de Bienencour. Comment va, M. Gaston ? Venez, tous deux, que je vous fasse faire des connaisances. Tu sais, mon neveu, reprit-elle, entre haut et bas, ça n’a pas été une sinécure pour moi, que de te faire garder la première danse avec Marcelle !

— Elle est bien belle votre filleule, tante Paule ! 6’écria Gaétan.

— Belle ! Oui, tu l’as dit !… Mais, comment as-tu pu la reconnaître, puisque tu ne l’as jamais vue ?

— J’ai vu son portrait ; vous vous en rappelez ?

— Ah ! oui, bien sûr ! Eh ! bien, je te dirai, mon cher, que Marcelle est aussi charmante que belle.

— Je n’en doute pas, tante Paule ! répondit Gaétan.

Tout en parlant, Mme de Bienencour, suivie de Gaétan et de Gaston, s’approchait du groupe formé par Marcelle et ses amis.

— Marcelle, dit-elle, en s’adressant à la jeune fille, je te présente mon neveu Gaétan. Puis, se tournant vers son neveu, elle ajouta ; Gaétan, Mademoiselle Fauvet.

Les deux jeunes gens se saluèrent en souriant ; mais Gaétan remarqua que Marcelle avait l’air de ne pas le reconnaître, et soudain, il se dit qu’il comprenait pourquoi ; lors de leur rencontre auprès du Tunnel du Requiem, il portait toute sa barbe, et aussi le rude costume des montagnards. Sa barbe coupée et son habit de cérémonie devaient le changer presque totalement, et voilà pourquoi elle ne le reconnaissait pas. Il est vrai qu’il avait reconnu, lui, immédiatement, celle qu’il avait sauvée d’une mort affreuse, l’été précédent ; mais il avait pensé à elle presque continuellement depuis, tandis que Marcelle…

Ce fut, tout de même, une grande déception pour Gaétan, de n’être pas reconnu. Non qu’il eut voulu que Marcelle lui renouvelât ses remerciements pour le service rendu ; mais, si elle l’eut reconnu, cela aurait établi comme un lien entr’eux… Eh ! bien, il attendrait… Plus tard, quand ils deviendraient plus intimes, ils causeraient ensemble, du passé, si peu éloigné.

— M. Fauvet, je vous présente mon neveu Gaétan ; Gaétan, M. Fauvet.

Henri Fauvet tendit franchement la main au jeune homme.

— Il y a longtemps que je vous connais de réputation, M. de Bienencour, dit-il, en souriant.

— Et moi, M. Fauvet, je vous connais aussi, répondit Gaétan. Tante Paule m’a si souvent parlé de vous… et de sa filleule.

— Ah ! oui… Marcelle… La chère petite !… Pour moi, voyez-vous, M. de Bienencour, Marcelle est et sera longtemps encore une enfant. Que voulez-vous ; elle est mon seul trésor, ici-bas !

Quand Mme de Bienencour eut présenté son neveu à Dolorès, elle présenta Gaston Archer à tous.

Henri Fauvet dit être parfaitement heureux de renouveler connaissance avec Gaétan, qui était le fils de son meilleur ami. On se souvient que Henri Fauvet, Émile Archer, le père de Gaston, et Dolor Lecoupret, le père de Dolorès, formaient, jadis, un trio d’amis. Par la force des circonstances Henri Fauvet n’avait pas revu Gaston depuis que celui-ci n’était âgé que de quinze ans.

Quand l’orchestre joua une valse entraînante, Gaétan sollicita de Marcelle l’honneur d’ouvrir le bal avec elle, tandis que Gaston obtenait la même faveur de Dolorès. Yolande et Jeannine Brummet, que les deux jeunes gens connaissaient et estimaient grandement, dansèrent cette première danse, Yolande, avec Réal du Tremblaye, un jeune avocat de la ville (on prétendait que les deux jeunes gens étaient fiancés), et Jeannine, avec Léon Martinel, jeune marchand à l’aise, de la ville aussi.

Bientôt, le bal battait son plein. Il y eut bien quelques commères qui remarquèrent que Marcelle et Gaétan, Dolorès et Gaston, Yolande et Réal, Jeannine et Léon dansaient ensemble, un peu plus souvent que ne le permettaient les convenances ; mais ceux qui étaient l’objet de ces commérages ne s’en occupaient guère.

Quand arriva l’heure du souper, on vit les jeunes gens ci-haut mentionnés, se placer, ensemble, à une petite table, à part, et à en juger par leur babil constant et leurs joyeux éclats de rire, ils s’amusaient beaucoup et franchement.

— C’est un honneur, pour nous, de souper à la même table que la Reine du bal ! dit, soudain, la rieuse Yolande.

Les regards de tous se portèrent sur Marcelle, qui était loin de se douter, certes, que c’était à elle que Yolande faisait allusion.

— La Reine du bal ? demanda Marcelle. Qui est-ce donc ?

— Toi, ma chère ! répondit Dolorès, et tous de rire. Nous, nous ne sommes que tes humbles sujets, ajouta-t-elle.

— Mais la Reine va abandonner ses sujets, fit Jeannine, et c’est malheureux. Dis donc, Marcelle, ajouta-t-elle, est-ce que vraiment vous allez retourner dans le nord, la semaine prochaine, toi et ton père ?

— Oui, Jeannine, répondit Marcelle.

— Vous ne savez pas, vous autres, comme c’est beau le paysage, par là ! s’écria Dolorès. Moi, vous savez, voilà deux étés que je passe au Beffroi avec M. Fauvet et Marcelle. C’est dans le district du Nipissingue…

— Que nous connaissons fort bien M. de Bienencour et moi, intervint Gaston Archer. Nous devions y être en même temps que vous, l’été dernier, Mlle Lecoupret. N’est-ce pas, Gaétan ?

— Oui, répondit Gaétan, essayant de rencontrer les yeux de Marcelle. Il y a même, en ces régions, un endroit sinistre entre tous, je m’en souviens… C’est un tunnel, que j’ai nommé le Tunnel du Requiem…

— Quel nom égayant ! fit Gaston, en riant.

— Le tunnel… murmura Marcelle, qui pâlit légèrement. Ce tunnel… je…

Gaétan, ayant jeté les yeux sur Dolorès, vit celle-ci lui faire des signes auxquels il n’y avait pas moyen de se méprendre ; le tunnel était un sujet tabou, bien sûr, du moins, en ce qui concernait Marcelle… et le jeune homme se doutait bien pourquoi…

— Vous avez dû remarquer cette jolie rivière qui coule, dans le nord et qui se jette dans le majestueux lac Nipissingue ? demanda Dolorès, s’adressant à Gaétan et à Gaston, avec l’intention évidente de changer le cours de la conversation. Cette rivière, aux rives si pittoresques, Marcelle l’a nommée la Rivière des Songes.

— Un joli nom ! s’écrièrent-ils tous.

— Mes amis, dit soudain Yolande, quel succès que ce bal de Mme de Bienencour, n’est-ce pas ?

Certes, oui ! s’écrièrent-ils tous.

Mme de Bienencour désirait faire, de ce bal, l’événement de la saison, répondit Marcelle, en souriant.

— Et elle a pleinement réussi ! fit Réal du Tremblaye.

— Voyez tous ces visages radieux et souriants ! dit Léon Martinel, en désignant, du geste, les invités attablés dans l’immense salle à manger. Tout le monde parait heureux !

— Pas tous… répondit Marcelle. Et cette réponse eut lieu de surprendre tout le groupe.

— Pas tous, dites-vous, Mlle Fauvet ! s’écria Gaétan. Vous ne faites pas exception pour vous-même, assûrément !

— Non, répondit Marcelle. Mais, en une occasion comme celle-ci, il y a toujours des cœurs blessés, et qui souffrent… Voyez plutôt Mlle Claudier, la secrétaire et parente de Mme de Bienencour ; personne ne l’a demandée à danser encore. Cette pauvre fille qui, en fin de compte, n’est pas beaucoup plus âgée que nous, a passé son temps en compagnie de dames d’âge mûr… à regarder les autres s’amuser.

— Mais, ma chère Marcelle… commença Dolorès.

— Ces sortes de choses me font de la peine, je l’avoue, Dolorès.

— Ma bonne, répondit Dolorès, si j’étais toi, je ne m’occuperais pas de cette personne ; elle…

— Dolorès ! comment, toi ? Tu possèdes pourtant le cœur le plus tendre, le plus sympathique !

Gaston Archer enrégistra ces paroles de Marcelle dans sa mémoire.

— Cependant, Marcelle, Iris Claudier…

— Yolande et moi, nous étions au même pensionnat qu’Iris Claudier, dit Jeannine. C’est une personne intelligente… Pourtant, elle n’était pas du tout populaire… Je sais bien que, à moi, elle me fait peur.

— Je ne conteste pas l’intelligence d’Iris Claudier, fit Dolorès ; une autre chose que je ne contesterai pas, non plus, c’est sa méchanceté. Cette fille est méchante ; voilà !

— Dolorès ! fit, encore une fois, Marcelle.

— Marcelle, Iris Claudier te déteste ; j’ai de graves raisons pour l’affirmer. Je m’occuperais d’elle le moins possible, à ta place, car, elle finirait par te jouer quelque mauvais tour… Je te raconterai certains faits, et tu verras que je dis vrai, assura Dolorès.

— Tout de même, cette jeune fille souffre d’être sans danseurs, et cela m’empêche de m’amuser… On dit qu’elle danse admirablement, d’ailleurs…

Mlle Fauvet, répondit Gaétan, si cela peut vous faire plaisir, j’irai solliciter de Mlle Claudier la prochaine danse… Je la connais bien, et…

— Et M. Archer suivra votre exemple, j’en suis sûre, ajouta Dolorès, en souriant au jeune homme.

— Puis ces messieurs, dit Yolande, en désignant Réal et Léon.

Quand Marcelle eut quitté la salle à manger, au bras de Gaétan, Dolorès dit, en s’adressant au reste du groupe, qui était encore attablé :

— Je regrette cette sortie que je viens de faire contre Iris Claudier. Mais, vraiment, je le répète, cette fille hait Marcelle… pour une raison que je connais, et je la crois capable d’intriguer contre notre amie, qui est trop honnête et trop bonne pour se défier de qui que ce soit.

— Ne te trompes-tu pas, Dolorès ? demanda Yolande. Moi non plus je n’aime pas Mlle Claudier ; mais de là à la croire capable de nuire à quelqu’un…

— Je ne saurais me tromper, Yolande ! assura Dolorès. Marcelle… je l’aime comme si elle était ma sœur, et je voudrais la voir heureuse, comme elle mérite de l’être… Or, Mme de Bienencour ne se gêne pas pour parler ou demander des questions, devant sa secrétaire. Cet après-midi, j’ai dû répondre des choses, que j’eusse préféré taire, concernant Marcelle… Iris Claudier était présente et… j’ai comme le pressentiment de… je ne sais trop quoi… Et les yeux de Dolorès se remplirent de larmes, ce qui causa une vive douleur à Gaston Archer.

— Écoutez ! Quelle valse ! s’écria gaiement Jeannine.

Mlle Lecoupret, me feriez-vous l’honneur ?… commença Gaston.

— Mais, répondit Dolorès, en riant, voilà pour le moins cinq fois que nous dansons ensemble, vous et moi ! Nous finirons par susciter des commentaires…

— Que nous importe ! s’exclama Gaston, en haussant les épaules. Et à quoi servirait un bal, si chacun n’avait pas l’avantage de danser, aussi souvent que possible, avec la compagne de son choix ?

À cette riposte, Dolorès rit d’un grand cœur, et bientôt, elle et Gaston dansaient, aux accords d’une valse entraînante.

CHAPITRE V

LA MORSURE D’UN SERPENT


En fin de compte, c’est Gaston Archer qui, le premier, dansa avec Iris Claudier. Marcelle avait raison : la secrétaire de Mme de Bienencour dansait admirablement.

— Quel malheur qu’elle soit si laide ! se disait Gaston. Elle est souple et gracieuse et, à part Mlle Lecoupret et Mlle Fauvet, la meilleure danseuse du bal… Si elle voulait seulement regarder les gens en face quand elle leur parle ! Que c’est déplaisant ces personnes qui ferment les yeux pour parler ! Décidément, Mlle Dolorès a raison ; elle n’est ni aimable ni attrayante Mlle Claudier.

Iris, depuis le commencement du bal, jusqu’à l’heure du souper, avait souffert un véritable martyre moral. Assise dans un coin du salon, en compagnie de quelques dames âgées, qui semblaient avoir pris à tâche de la torturer, en chantant, sur tous les tons, la beauté, le charme, la grâce et la distinction de Marcelle, Iris avait senti sa haine pour la filleule de Mme de Bienencour aller toujours grandissante.

— Voyez donc, lui avait dit une dame, à un moment donné, Mlle Fauvet dansant avec M. de Bienencour ! Quel charmant couple !

— Un couple idéal ! avait ajouté une autre. M. de Bienencour et Mlle Fauvet semblent être faits l’un pour l’autre ; tous deux ont l’air si distingué ! Lui, grand, très brun ; elle, blonde, délicate et si jolie !

— On dit, intervint une troisième personne, que c’est le rêve de Mme de Bienencour de faire un mariage entre sa filleule et son neveu.

— Et son rêve se réalisera, sans doute, dit la première dame, en souriant. Voyez donc si M. de Bienencour a l’air d’admirer Mlle Fauvet !

— Et Mlle Fauvet a l’air de trouver fort intéressant ce que lui dit son compagnon. Regardez-la donc sourire ! Quelles admirables fossettes, quand elle sourit !

— C’est la plus belle débutante qu’il y ait eu dans cette ville, depuis bien des années.

— Si ça s’amuse tout ce jeune monde, hein ! s’était écriée Mme de Pont-Joly, qui, après le souper, vint se joindre au groupe formé par les dames âgées et Iris Claudier.

— Comme si je n’étais pas jeune, moi aussi ! se disait Iris. Elles ont peu de tact ces vieilles… (nous regrettons d’avouer qu’elle ajouta le mot : « folles » ) de parler ainsi devant moi, et je les déteste toutes ! Que je hais cette Marcelle Fauvet, et cette Dolorès Lecoupret, son amie ! Que je méprise tous ceux qui assistent à ce bal ! Tous ?… Hélas ! mon Dieu, Gaétan, je l’adore !… Et lui… Est-ce que vraiment je vais le laisser devenir amoureux de cette poupée Marcelle ?… Non ! Non ! Mille fois non ! Je ferai tout, oui tout, pour empêcher pareille catastrophe !…

Je croyais, se dit-elle, de plus, que lui, au moins, me demanderait à danser ; mais Marcelle Fauvet lui a tourné la tête, c’est évident… Heureusement, l’occasion se présentera pour moi, de lui dire… ce que j’ai à lui dire… et je n’y manquerai pas, bien sûr !

C’est à ce moment que Gaston Archer vint solliciter de Mlle Claudier l’honneur de danser avec elle. Iris eut certainement préféré Gaétan, mais elle n’avait pas le choix, et elle tenait à ce qu’il ne fut pas dit qu’elle n’avait pas dansé de la soirée.

Quand la danse fut finie et que Gaston se vit obligé de causer, pendant quelque temps avec Iris, il dut s’avouer à lui-même qu’elle était intelligente. De plus, elle possédait, évidemment, une solide instruction, qui lui permettait de causer sur à peu près tous les sujets.

Mais, soudain, les répliques d’Iris Claudier devinrent moins vives ; elle parut distraite et ne prêter que peu d’attention à ce que son compagnon lui racontait, puis, à un moment donné, une expression d’implacable haine se peignit sur ses traits, et ses yeux verts lancèrent des flammes.

Gaston regarda dans la direction qu’avaient pris les yeux d’Iris, et il vit Marcelle, au bras de Réal du Tremblaye ; tous deux se préparaient à danser une polka, que l’orchestre jouait.

Gaston, toujours observant Iris, vit bientôt un autre phénomène : les yeux de la jeune fille s’ouvrirent bien grands et se fixèrent sur quelqu’un, qui s’avançait vers eux. Une expression indéfinissable se peignit sur le visage de la secrétaire de Mme de Bienencour. Gaston, ayant levé les yeux, à son tour, vit Gaétan qui s’approchait.

— Tiens ! Tiens ! se dit Gaston, je crois comprendre ! Cette jeune fille aime de Bienencour… autant qu’elle hait Mlle Fauvet… C’est pitoyable, vraiment, car il est de toute évidence que mon ami admire excessivement Mlle Marcelle… Mlle Dolorès aurait-elle raison, et cette demoiselle Claudier pourrait-elle devenir dangereuse ?… Eh ! bien, j’aurai l’œil ouvert, et si Mlle Lecoupret le permet, nous serons deux à veiller sur les intérêts de Mlle Fauvet… et de Gaétan.

Le désir d’Iris se réalisait : elle dansait, enfin, avec Gaétan. Combien elle était loin de se douter cependant, que c’était grâce à Marcelle qu’elle avait ainsi échappé à l’oubli !

— Vous dansez admirablement bien, cousine Iris, lui dit Gaétan, quand la danse eut pris fin et qu’il eut reconduit la jeune fille à sa place.

— Merci, Gaétan mon cousin, répondit-elle, en fermant les yeux.

— Je désire vous féliciter pour l’arrangement des fleurs décorant les corridors et les salons. Je sais que c’est vous qui avez présidé à la décoration de ces pièces, et, vraiment, c’est parfait. Quel succès que ce bal de tante Paule, n’est-ce pas ?

— Oui, un grand succès ! Mme de Bienencour n’a rien épargné pour le début de sa filleule ; espérons que celle-ci lui en sera reconnaissante.

Mlle Fauvet est une exquise jeune fille, répondit Gaétan, un peu sèchement, car il n’aimait pas le ton avec lequel Iris avait dit cette phrase. Je serais bien surpris si elle manquait de gratitude. Tante Paule, d’ailleurs aime tant sa filleule que…

— Que c’est malheureux que Mlle Fauvet ait tant hâte de partir de Québec, pour retourner dans le sauvage nord, dit Iris. Mais, ajouta-t-elle, avec un sourire, qu’elle essaya de rendre le moins désagréable possible, on sait pourquoi elle désire tant retourner là-bas.

— Oui, répondit Gaétan. Mlle Fauvet laisse, pour ainsi dire, son cœur dans le nord ; elle n’est parfaitement heureuse que quand elle est au sein de l’agreste nature.

— Ah ! Alors, vous savez, Gaétan, mon cousin ! s’exclama Iris, d’un ton qu’elle parvint à rendre innocent de toute insinuation.

— Je sais… quoi, cousine Iris ? demanda Gaétan.

— Vous savez que Mlle Fauvet laisse son cœur dans le nord, et que M. Le Briel, le plus proche voisin des Fauvet…

— Le Briel ! s’écria Gaétan. Serait-ce Raymond Le Briel, ce voisin de Monsieur et Mademoiselle Fauvet ?

— Raymond Le Briel… Oui, c’est bien cela. On dit qu’ils se marieront dans le courant de l’été prochain.

— Que voulez-vous dire ? Qui va se marier ?

— Mais… Mlle Fauvet et M. Le Briel. Vous ne le saviez donc pas ?

— C’est une nouvelle pour moi, répondit froidement Gaétan ; ce sera aussi une nouvelle pour Mme de Bienencour, j’en suis sûr.

— Y a-t-il quelque chose à redire, sur le compte de M. Le Briel, Gaétan, mon cousin ?

— Si Raymond Le Briel n’a pas changé de caractère, s’il est encore tel que je l’ai connu, au collège, c’est un des plus estimables garçons que je connaisse !

— Eh ! bien, s’il en est ainsi, Gaétan, mon cousin, soyez assuré que M. Fauvet a dû faire l’impossible pour l’encourager à courtiser sa fille… Pauvre Mlle Fauvet ! Si jolie, si admirée ; mais, tout de même, si à plaindre !

— À plaindre, dites-vous ?

— Je ne vous apprendrai rien en vous disant que M. Fauvet, qui adore sa fille, craint, continuellement pour la raison de celle-ci, fit très méchamment Iris.

— Je ne comprends absolument rien à votre langage, Mlle Claudier, répondit Gaétan, d’un ton indigné ; veuillez vous expliquer.

— Vraiment ! Vous ne savez pas ! cria Iris, en levant les yeux au plafond et simulant un grand étonnement. Mais… Mme Fauvet, la mère de Marcelle, était folle, depuis deux ou trois ans, quand elle est morte. On la faisait passer pour une invalide… Cependant, ceux qui…

— Je ne sais pas qui vous a si bien renseignée, dit Gaétan, en se levant d’un bond, le visage rouge de colère. Pour ma part, je n’aime pas entendre discuter la famille de la plus charmante jeune fille présente, ici, ce soir. Au revoir, Mlle Claudier.

— Vous m’en voulez, Gaétan, mon cousin ? Ah ! Vous ne comprenez donc pas que c’est parce que je vous estime plus que tous au monde que je vous avertis de ce qui en est. Oubliez Mlle Fauvet ! Oubliez-la ! Elle est la fiancée de M. Le Briel ; de plus, elle est menacée…

— Taisez-vous ! Oh ! taisez-vous, cria Gaétan, puis il quitta hâtivement Iris.

Iris Claudier ignorerait toujours, probablement, qu’elle avait manqué deux danses, ce soir-là, résultat de sa conversation avec Gaétan. Quand il quitta la secrétaire de sa tante, il alla droit au groupe formé de Dolorès, Yolande, Jeannine, Gaston, Réal et Léon. Son visage portait encore l’empreinte d’une grande colère, et ses amis le remarquèrent, sans oser faire de commentaires, cependant.

— Allons ! dit Léon Martinel. À mon tour maintenant d’aller danser avec Mlle Claudier ! Il se disposait à se diriger vers la jeune fille, lorsque Gaétan lui dit :

— Je n’irais pas, à votre place, Martinel ! Mlle Claudier… je crois que c’est une sorte de serpent ; je sais bien que je viens de recevoir une de ses morsures.

— Mon cher ! s’écria Léon. Qu’y a-t-il ?

Mlle Lecoupret avait raison, reprit Gaétan, cette personne est méchante. Ne nous occupons plus d’elle ; c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire… Et dire que c’est cette exquise jeune fille, Mlle Fauvet, qui nous a demandés de l’inviter à danser !…

— Ah ! tiens, voilà Mlle Fauvet, au bras de son père, dit Réal.

En effet, Marcelle, souriante, et aussi jolie qu’au commencement du bal, s’approchait d’eux, et Henri Fauvet dit, s’adressant à Dolorès ;

— Nous allons partir, Dolorès, ma fille. Marcelle est quelque peu fatiguée. Mme de Pont-Joly t’a confiée à moi ; nous allons te ramener à l’hôtel avec nous.

— C’est bien. M. Fauvet, je suis prête à vous accompagner, répondit Dolorès.

Pendant que Marcelle et Dolorès étaient à se préparer pour partir, Henri Fauvet causa avec les jeunes gens, et quand on se quitta, il avait été entendu qu’on se rencontrerait, tous ensemble, à l’hôtel… où les Fauvet s’étaient retirés, pour un thé que Marcelle désirait donner à ses amis, le dimanche suivant.


CHAPITRE V

LE RÉCIT DE DOLORES


Deux jours après le bal de Mme de Bienencour, Gaétan alla faire une longue promenade à pied. La vie sédentaire ne lui allait guère, habitué qu’il était aux longs cheminements. Il prit donc une des rues de la ville, aboutissant à la banlieue, et il se mit à marcher à grands pas. Le temps était splendide ; une de ces belles journées d’hiver, où le soleil réjouissant semble consteller de diamants la blanche neige.

Soudain, Gaétan ralentit le pas, car il venait d’apercevoir deux jeunes gens, qui marchaient, en sens inverse, et il les reconnut, de loin : c’étaient Dolorès Lecoupret et Gaston Archer.

— Tiens ! M. de Bienencour ! s’exclama Dolorès, quand ils se furent rejoints tous trois.

— Bonjour, Mlle Lecoupret ! dit Gaétan. Comment vous portez-vous ? Vous n’êtes pas trop fatiguée, après le bal de tante Paule ? Comment va, Archer ? ajouta-t-il, en s’adressant à Gaston.

— Je ne suis pas fatiguée du tout, répondit Dolorès. Je disais à M. Archer, tout à l’heure, que je voudrais qu’il y eut un bal tous les soirs !

Gaétan et Gaston sourirent, puis, tous trois reprirent le chemin de la ville.

— Vous en seriez vite lasse, Mlle Lecoupret, dit Gaston, répondant à la remarque que Dolorès venait de faire, à propos de bals.

— Dans tous les cas, je n’ai ressenti aucune fatigue, après le bal de Mme de Bienencour, et jamais je ne me suis tant amusée de ma vie ! s’écria Dolorès. Marcelle, que j’ai vue, encore ce matin, est, elle aussi, enchantée d’avoir fait son début. Chère Marcelle ! ajouta-t-elle. Combien je suis peinée à la pensée qu’elle va partir, si tôt !

Mlle Fauvet est donc toujours résolue de retourner dans le nord d’Ontario, avant la fin de la saison mondaine ?

— Oui, hélas, M. de Bienencour ! Elle part mercredi prochain.

— Son cœur est dans le nord ; elle me l’a dit, répondit Gaétan, en souriant.

— C’est très beau aussi, le Beffroi et ses environs. L’été, on se promène sur la Rivière des Songes. L’hiver… Eh ! bien, je ne sais pas si j’aimerais ces régions, l’hiver… Mais Marcelle et son père font de longues excursions en raquette, ils patinent sur la Rivière des Songes, ils se promènent en carriole, et le reste, dit Dolorès.

— Ah ! À propos ! J’ai maladroitement parlé du Tunnel du Requiem, au bal, et Mlle Fauvet…

— Pour une raison ou pour une autre, M. de Bienencour, ce tunnel, auquel vous avez donné un nom si approprié, ce tunnel, dis-je, il ne faut pas en faire mention devant Marcelle.

— Combien je regrette ma maladresse alors, Mlle Lecoupret ! J’espère que votre amie ne m’en gardera pas rancune ?

— Vous en garder rancune ! Marcelle !… Vous ne pouviez pas savoir… et, d’ailleurs, Marcelle est trop bonne, trop douce, pour en vouloir à qui que ce soit au monde, répondit Dolorès. Moi-même, je ne sais pas ce qui s’est passé au Tunnel du Requiem ; je sais seulement que Marcelle a dû y voir quelque chose qui l’a beaucoup effrayée et énervée ; voilà tout… C’était un jour que M. Fauvet avait quitté le Beffroi, avec son domestique V. P., pour se rendre chez M. Le Briel, son plus proche voisin, nous laissant, Marcelle et moi, avec trois domestiques : Rose, Mme Emmanuel et Cyp, le neveu de V. P. M. Le Briel…

— Pas Raymond Le Briel ! s’écria Gaston Archer.

— M. Le Briel, son prénom c’est Raymond, répondit Dolorès. Le connaissez-vous, M. Archer ?

— Si je le connais ! Certes oui, je le connais, et de Bienencour le connaît bien, lui aussi.

— Un excellent garçon Raymond Le Briel ! fit Gaétan. N’est-il pas en très bons termes avec M. et Mlle Fauvet ?

— M. Le Briel a donné à Marcelle et à son père plus d’une preuve de son amitié et de son dévouement, M. de Bienencour. Sa résidence, l’Eden, est la propriété la plus rapprochée du Beffroi ; elle n’en est qu’à cinq milles.

— Mais, pardon, Mlle Lecoupret, fit Gaston ; je vous ai interrompue, tout à l’heure.

— Oh ! Ça ne fait rien, répondit simplement Dolorès. Cette simplicité si douce fut très admirée par Gaston… Il l’aimait déjà, depuis la première fois qu’il l’avait aperçue, l’avant-veille. Je disais donc que Marcelle et moi, nous étions seules au Beffroi, avec trois des domestiques. Après le repas du midi, Marcelle me proposa d’aller faire une petite promenade dans la forêt. Je savais à quoi m’en tenir sur les « petites » promenades de mon amie, et je ne me sentis pas le courage de l’accompagner. Installée confortablement dans un hamac, je préférais cela de beaucoup à courir les bois.

— Paresseuse va ! s’écria Marcelle, en riant. Eh ! bien, j’irai seule. Au revoir !

— Emmènes-tu Rose ? lui demandai-je.

Marcelle fit une petite moue et répondit ;

— Non, je n’emmènerai pas Rose, Dolorès. Cette pauvre fille est toujours fatiguée et à bout d’haleine ; je préfère me passer d’elle. Mousse m’accompagnera. Mousse, M. de Bienencour, c’est un magnifique chien collie que Marcelle a reçu en cadeau de son parrain M. de Lafeuillée.

— Ne t’aventure pas trop loin, dis-je à Marcelle. Tu sais que ton père n’aime pas que tu t’éloignes trop du Beffroi !

M. Fauvet, sans vouloir priver Marcelle de faire des excursions aux environs, était toujours inquiet quand sa fille s’absentait. Certes, celle-ci n’aurait jamais même été tentée, de désobéir à son père ; mais, elle aime tant la nature agreste, qu’elle prolonge parfois ses promenades, sans s’en apercevoir.

Eh ! bien, reprit Dolorès, après le départ de mon amie, je me mis à lire et, finalement, je m’endormis…

Quand je m’éveillai, la cloche, dans le beffroi, sonnait cinq heures ; je fus donc, à la fois, étonnée et inquiète, en constatant que Marcelle n’était pas encore de retour. Je craignais que M. Fauvet revint au Beffroi avant elle ; quelle aurait été son inquiétude alors ! Car, vous le pensez bien, Messieurs, M. Fauvet adore sa fille ; elle est son seul et son plus précieux trésor en ce monde.

Soudain, j’entendis aboyer Mousse, et presqu’aussitôt parut mon amie. Je lui fis un signe, de la main, auquel elle répondit ; mais, quand elle fut tout près de moi, je vis qu’elle était très pâle, et qu’elle avait pleuré ; de plus, je lus, dans ses yeux, une expression de… frayeur, je crois.

— Enfin, te voilà ! lui dis-je.

— Père est-il de retour, Dolorès ?

— Pas encore… As-tu fait une belle promenade ?

Pour toute réponse, Marcelle se laissa tomber sur un banc et éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, Marcelle ? m’écriai-je. Tu as dû t’aventurer trop loin, et tu es fatiguée.

— C’est vrai, Dolorès, sanglota-t-elle, je me suis, en effet, aventurée trop loin. Sans le vouloir, j’ai désobéi à petit père et… j’en ai été punie.

Je n’en sus pas plus long, car nous entendions le roulement d’une voiture sur la route.

— Voilà M. Fauvet ! m’écriai-je. Tu ferais mieux de monter à ta chambre et d’effacer les traces de tes larmes, Marcelle.

— Oui, répondit mon amie.

Lorsqu’elle revint sur la terrasse, quoiqu’elle fut pâle encore, personne n’eut pu deviner qu’elle avait pleuré. Mais, au dîner, elle mangea à peine, et durant la veillée, je vis souvent ses yeux devenir humides de larmes.

À l’heure habituelle, nous nous couchâmes, et bientôt, tout dormait, au Beffroi ; mais, au milieu de la nuit, je m’éveillai et j’écoutai… Marcelle parlait et se plaignait, et je compris qu’elle avait le cauchemar. À la hâte, je me levai et me rendis à la chambre de mon amie, qui faisait suite à la mienne.

Oui, Marcelle rêvait, et elle sanglotait, dans son rêve…

— Le tunnel ! Le tunnel ! disait-elle. Oh ! Quel endroit épouvantable ! Le train ! Voici le train ! Il vient si rapidement !… Que faire, mon Dieu, que faire ?… Ô ciel, que c’est affreux !

Bien vite, je l’éveillai, puis je lui demandai de me dire ce qui l’avait tant effrayée, durant sa promenade dans la forêt.

— Tu parlais d’un tunnel, lui dis-je, puis d’un train, qui venait rapidement… Dis-moi, Marcelle…

— Dolorès, interrompit-elle, je te prie de ne jamais mentionner le tunnel ; ça m’énerve horriblement, et père… Tiens, mon amie, si tu le veux bien, il ne sera plus question de ma promenade d’hier, dans la forêt. Je… Je… et elle fondit en larmes, pauvre Marcelle.

Voilà tout ce que je sais, à propos du Tunnel du Requiem, M. de Bienencour. C’est un sujet tabou entre Marcelle et moi, acheva Dolorès, en souriant.

— Je m’en souviendrai ! dit Gaétan, souriant à son tour. Ah ! voilà déjà la ville, et voici la rue où j’ai affaire, ajouta-t-il, désireux de quitter Dolorès et Gaston, car il craignait d’être de trop.

— Nous nous reverrons chez M. et Mlle Fauvet, dimanche, c’est-à-dire après demain, n’est-ce pas, M. de Bienencour ?

— Certainement ! répondit Gaétan. N’oublie pas que je t’attends, ce soir, Archer, ajouta-t-il. Au revoir, Mlle Lecoupret !

Tout en cheminant, Gaétan repassait dans sa mémoire le récit que Dolorès venait de lui faire, et, plus que jamais, il était résolu d’attendre qu’il eut connu Marcelle plus intimement, pour aborder le sujet du tunnel. Un jour… plus tard, ils en causeraient ensemble ; car Gaétan espérait bien que leur connaissance, à tous deux, n’en resterait pas où elle en était alors. Il aimait Marcelle et, si Iris Claudier avait menti, en affirmant que la filleule de Mme de Bienencour était fiancée avec Raymond Le Briel, il essayerait de se faire aimer. Quelle femme exquise elle ferait ! Il serait heureux, vraiment, celui qui parviendrait à toucher le cœur de cette douce et admirable enfant !

De retour aux Terrasses, Gaétan rencontra Iris Claudier dans le corridor ; il la salua gravement et silencieusement, ce qui fit que la jeune fille porta la main à son cœur, et une expression de réelle douleur se peignit sur son visage. Ah ! combien elle regrettait d’avoir parlé de Marcelle comme elle l’avait fait, le soir du bal ! Gaétan ne lui pardonnerait jamais !

Mais, nous nous occuperons, plus tard, de la secrétaire de Mme de Bienencour.

Deux jours se sont écoulés, depuis les événements racontés plus haut, et quand nous retrouvons ceux qui nous intéressent, ils s’acheminent tous, quoique séparément, vers l’hôtel L…, pour le thé, auquel ils avaient été invités, par Henri Fauvet.


CHAPITRE VI

SÉPARATION


Dans le grand salon de l’hôtel L…, que Henri Fauvet avait loué, à l’occasion du thé que donnait sa fille à ses amis, Dolorès Lecoupret, Yolande et Jeannine Brummet, Gaston Archer, Réal du Tremblaye et Léon Martinel étaient réunis. Tous causaient avec animation et la conversation était fort gaie, à en juger par les éclats de rire qui s’élevaient, à tout instant. Marcelle, cependant, paraissait être assez anxieuse et déçue. Ses yeux se portaient souvent du côté de la porte ; il était évident qu’elle s’attendait à y voir apparaître quelqu’un. Dolorès, seule, s’apercevait de l’anxiété de son amie.

— Monsieur de Bienencour ! annonça, soudain. V. P., et aussitôt, le visage de Marcelle s’éclaira d’un sourire.

Mme de Bienencour ne vous a pas accompagné ? demanda Henri Fauvet, allant au devant de Gaétan.

— Elle a beaucoup regretté de ne pouvoir m’accompagner, M. Fauvet, répondit Gaétan. Pauvre tante Paule, elle a dû prendre froid, car elle souffre d’un rhume et aussi d’un peu de rhumatisme.

— Ah ! j’en suis fort peiné ! Espérons que Mme de Bienencour n’est pas atteinte de cette maladie nouvelle, dont il est question, depuis le commencement de l’hiver et qui a nom influenza !

— Je l’espère de tout mon cœur, M. Fauvet !

— Marcelle ira voir sa marraine demain, n’est-ce pas, ma chérie ? demanda Henri Fauvet à sa fille, qui venait de s’approcher.

— Certes, oui ! répondit-elle. Pauvre chère marraine !

Mlle Fauvet, dit Gaétan, j’ai appris, par Mlle Lecoupret, que vous n’aviez ressenti aucune fatigue, après le bal ?

— Aucune, M. de Bienencour, répondit Marcelle, en souriant. Je ne rapporterai, dans le nord, que de très agréables souvenirs de mon séjour à Québec.

— Vous êtes toujours décidée de partir mercredi ?

— Oui, nous partons mercredi ; dans trois jours maintenant.

— Marcelle, interrompit Jeannine, nous nous demandons souvent, Yolande et moi, pourquoi tu aimes tant le nord.

— Je ne sais que te répondre. Jeannine, si ce n’est que là est notre chez-nous, à père et à moi… Mon cœur est dans le nord ; voilà, fit Marcelle, en riant.

En entendant ces paroles, Gaétan pâlit légèrement. Iris Claudier ne l’avait donc pas trompé ? Marcelle aimait Raymond Le Briel ?

— M. Fauvet, reprit Jeannine, je désirerais tant savoir comment vous avez découvert le Beffroi et ce qui vous a décidé d’y établir votre demeure ! Racontez-nous donc cela, je vous prie !

— Oh ! oui, M. Fauvet ! Racontez donc ! Cette ancienne abbaye… ce doit être si intéressant ! s’écria Yolande.

— Cela nous intéressera tous ! dirent, en même temps, Gaétan, Gaston, Réal et Léon.

Pendant que Marcelle, aidée de Gaétan, servait le thé et les gâteaux, Henri Fauvet raconta la découverte de l’ancienne abbaye. Il parla de la cloche qu’ils avaient entendu tinter, dans le silence de la nuit, puis de l’excursion qui avait été faite par lui, Marcelle et Dolorès, au milieu du paysage le plus agreste que l’on put imaginer, à la recherche de cette cloche au mystérieux tintement. Il parla de la découverte de l’ancienne abbaye, que Marcelle avait nommée le Beffroi, puis du désir qu’elle avait exprimé de posséder le vieux couvent.

— Marcelle désirait tellement posséder le Beffroi, acheva Henri Fauvet, que je résolus de le lui offrir, en cadeau de fête.

— Une abbaye, en cadeau de fête ! s’exclama Yolande, en riant. Une bagatelle, quoi !

Tous sourirent.

— Et puis, M. Fauvet ? demanda Jeannine.

— Et puis ?… Eh ! bien, je me suis informé auprès de M. Le Briel, notre plus proche voisin, pour savoir à qui m’adresser. Or, le Beffroi lui appartenait, et il ne demandait qu’à s’en défaire ; voilà.

— Et… la cloche, M. Fauvet ?… Tinte-t-elle encore ? demanda Jeannine.

— Mais… sans doute, Mlle Jeannine, sans doute qu’elle tinte !… Quand le vent souffle (et le vent souffle fort souvent, dans le nord) la cloche tinte, dans le beffroi. À part cela, notre petit domestique Cyp sonne toutes les heures, dans le clocher, et jamais il n’y manque. Que de fois, Marcelle et moi, nous entendons la cloche du Beffroi, alors que nous sommes en excursion un peu lointaine !

— Oh ! firent-ils tous.

— La cloche nous rappelle que l’heure passe, et, au lieu de nous éloigner d’avantage, nous revenons à la maison.

— M. Fauvet, dit Yolande, que j’aurais peur, si j’entendais tinter la cloche du Beffroi, au milieu de la nuit, alors qu’elle oscille, au souffle du vent ! Ça doit être, oh ! si, si lugubre !  !

— Lorsque tu viendras nous voir, au Beffroi, Yolande, dit Marcelle, en souriant, nous attacherons la cloche, afin qu’elle ne sonne pas, durant la nuit.

— Oh ! mais, non, par exemple ! s’exclama Jeannine. Pour ma part, je sais que je serais très effrayée, mais je ne voudrais pas manquer cette lugubre expérience pour tout au monde !… Yolande non plus, d’ailleurs.

— C’est vrai ! répondit Yolande, en riant.

— On s’y habitue, fit Dolorès ; n’est-ce pas, Marcelle ?… La première fois que tinta la cloche du Beffroi, au milieu de la nuit, cela nous fit l’effet d’un glas. Tu t’en souviens, hein, Marcelle ? demanda-t-elle. C’était trois jours après notre installation dans l’ancienne abbaye…

— Si je m’en souviens ! s’écria Marcelle.

— Comme je le disais tout à l’heure, on finit par s’y habituer et n’en plus faire de cas ; pas plus que de l’ombre qui hante les corridors, la chapelle et le clocher du Beffroi.

— Le Beffroi est donc hanté ? demanda Jeannine.

— Bien sûr ! répondit Marcelle en souriant. L’ombre d’un jeune moine, le Père Antoine, s’y promène, assure-t-on. Cependant, nous ne l’avons pas encore vue, nous.

— M. Le Briel m’avait dit que l’ancienne abbaye était hantée, dit Henri Fauvet en riant d’un bon cœur ; cela ne nous a pas empêché de nous y installer, hein, Marcelle ?

— Mais, non, petit père ! Ni vous ni moi nous n’avons peur des ombres.

— Puis-je vous demander, M. Fauvet, si le prénom de M. Le Briel est Raymond ? demanda Réal du Tremblaye.

— Oui. M. de Tremblaye ; le petit nom de M. Le Briel c’est Raymond.

— Raymond Le Briel ! fit Léon Martinel. Je le connais bien. Toi aussi, du Tremblaye tu le connais.

— Et nous aussi, nous le connaissons, de Bienencour et moi, dit Gaston Archer.

— Quel aimable garçon ! s’écria Henri Fauvet. Que de réels services il nous a rendus, lors de notre installation au Beffroi, n’est-ce pas, Marcelle ?

— Certes ! répondit Marcelle.

Elle rougit légèrement, car elle s’aperçut que Gaétan l’observait attentivement, tandis que Dolorès lui télégraphiait (à elle, Marcelle) un message taquin. Elle eut donné beaucoup pour n’avoir pas rougi, en entendant prononcer le nom de Raymond, car elle n’avait aucune raison pour cela. Mais cette imparfaite de Dolorès l’avait taquinée, plus d’une fois, au sujet de ce jeune homme, pour lequel la fille de Henri Fauvet ne ressentait qu’une franche et sincère amitié.

Gaétan avait senti son cœur se contracter, en voyant rougir Marcelle, et sa conversation avec Iris Claudier lui était revenue à l’esprit. C’était donc vrai : Marcelle était la fiancée de Raymond Le Briel ! Elle n’était plus libre, conséquemment, de disposer de son cœur !

Un soupir s’échappa de la poitrine de Gaétan. C’est qu’il aimait éperdument la filleule de sa tante Paule, la douce et charmante Marcelle… Aussi, comment avait-il osé espérer qu’une jeune fille si gentille, si belle, si parfaite, eut été libre de tout engagement ?… Était-il possible de voir cette exquise enfant, sans l’aimer follement ?… Oh ! combien il était à envier celui qui avait capturé le cœur de Marcelle, et sa promesse d’être sa femme un jour !

Mlle Fauvet, nous feriez-vous le plaisir de jouer quelque chose ? demanda Gaston Archer, en désignant un magnifique piano de concert, qu’il y avait, à l’une des extrémités du salon.

— Si ça peut vous être agréable, M. Archer, je jouerai avec plaisir.

Marcelle se mit au piano, mais au lieu de se lancer dans quelque morceau classique, elle joua une valse si entraînante, que les jeunes gens n’y résistèrent pas, et bientôt, Dolorès dansait avec Gaston, Yolande avec Réal et Jeannine avec Léon.

Gaétan s’approcha du piano, et sous le prétexte de tourner les pages de la musique de Marcelle, il dévora des yeux le visage de celle qu’il adorait en silence.

Cette valse fut le prélude de plusieurs autres, chaque jeune fille jouant du piano à tour de rôle, afin de permettre à toutes de danser, et minuit sonnait quand tous prirent congé de Marcelle et de son père.

Il était entendu que le mercredi après-midi tous seraient à la gare pour assister au départ des Fauvet.

Qu’ils passèrent vite (pour Gaétan surtout) les trois jours suivants, et que le cœur lui faisait mal à ce jeune homme si fortement épris, quand il s’achemina vers la gare, pour assister au départ de sa bien-aimée !

Personne ne manquait au rendez-vous, car tous avaient voulu dire adieu à Henri Fauvet et à sa fille, et leur souhaiter bon voyage. Chacun était muni d’un petit cadeau-souvenir pour Marcelle : une boîte de bonbons, un volume, une brochure, une revue, etc., etc. Gaétan lui présenta un énorme bouquet de muguets, et le cri de surprise et de joie avec lequel ses fleurs furent accueillies, lui prouva, une fois de plus, combien la jeune fille aimait les muguets. De fait, Gaétan allait toujours, désormais, associer le souvenir de Marcelle à ces délicates fleurs. Sa Marcelle ! Son adorée !

— Oh ! merci, M. de Bienencour ! s’écria Marcelle, en recevant les fleurs des mains du jeune homme.

Les deux jeunes gens formaient, pour ainsi dire, un groupe isolé, sur la plate-forme de la gare, en ce moment, car Henri Fauvet et les autres causaient, en riant, un peu plus loin.

— Ce sont vos fleurs préférées, n’est-ce pas, Mlle Fauvet ?

— Qui vous l’a dit, M. de Bienencour ? demanda Marcelle en souriant. Oui, le muguet est la fleur que je préfère, entre toutes. Père dit que j’ai hérité de ce goût de ma mère ; elle aimait passionnément les muguets, parait-il. Il est admirable aussi, ne trouvez-vous pas, cet humble petit lys des champs ?… Savez-vous le nom poétique que l’on donne au muguet, en France ?

— Non, je ne le sais pas, répondit Gaétan ; mais je serais heureux de m’instruire.

— Eh ! bien, en France, on donne au muguet le nom poétique de : « larmes de la Vierge ».

— C’est, en effet, fort poétique et délicat, ce nom !

— Un de ces jours, M. de Bienencour, je vous lirai quelques pensées que j’ai écrites sur le muguet.

— Vraiment ! Oh ! qu’il me tarde de les entendre lire ! C’est promis, n’est-ce pas, Mlle Fauvet ?

— Oui, c’est promis… Mais, je crois que vous aurez le temps d’oublier ma promesse, d’ici à ce que nous nous rencontrions, dit Marcelle, non sans un peu de coquetterie.

Oublier ! s’écria Gaétan. Pourrai-je oublier jamais… tout ce qui vous concerne !… En retour, puis-je espérer ?… De grâce, je vous le demande, ne m’oubliez pas complètement ! Moi, voyez-vous… moi…

All aboard ! cria le conducteur du train, par lequel partaient les Fauvet.

— Je… ne vous… oublierai pas… balbutia Marcelle, d’une voix émue, et abandonnant, un instant, sa main à Gaétan.

Enfin, le train partit.

Mais, Gaétan de Bienencour emporta dans son cœur la vision de Marcelle, debout, sur la plate-forme du wagon, lui faisant un signe d’adieu, puis enfouissant soudain son joli visage, tout attristé, dans le bouquet de muguets qu’il lui avait donné.


CHAPITRE VII

UN QU’ON CROYAIT NE PLUS REVOIR


Après le départ de Marcelle, Gaétan eut voulu partir, en exploration lointaine ; mais Mme de Bienencour était malade, d’une sorte d’influenza, accompagné de rhumatisme articulaire, et c’eut été presque brutal de la quitter. De plus, la marraine de Marcelle avait fait comprendre à son neveu qu’il se devait à la société et qu’il était de son devoir de se rendre aux invitations écrites, qui s’accumulaient sur son pupitre.

Inutile de le dire, Gaétan de Bienencour était très recherché, et non sans raison ; n’était-il pas le plus aimable, le plus gentil garçon, et le meilleur parti de la ville de Québec ?

Il resta donc chez sa tante, mais il fuyait le boudoir de Mme de Bienencour, dans lequel se tenait habituellement Iris Claudier. Si la jeune fille arrivait dans une pièce où il se trouvait, vite il se retirait, sous un prétexte quelconque : il ne pouvait la souffrir.

Iris n’avait pas tardé à constater qu’elle avait fait une colossale gaffe, le soir du bal. Sous l’impulsion de la haine que lui inspirait Marcelle, elle avait dit des choses, qu’elle regrettait, maintenant qu’il était trop tard, non à cause du tort qu’elle aurait pu faire à la filleule de sa vieille parente, mais à cause de l’effet que son langage avait eu sur Gaétan. De fait, elle était presque au désespoir, en constatant le tort qu’elle s’était fait à elle-même, dans l’esprit du jeune homme. Il la fuyait. Il n’était plus le temps où il la nommait joyeusement ; « Cousine Iris » (cela lui avait toujours fait battre le cœur, jadis). Les aimables causeries ensemble étaient finies ! Finies aussi les promenades en voiture ou à cheval, finies, les soirées passées au théâtre !

Injustement, Iris rendait Marcelle responsable de ce qui se passait, et sa haine contre celle-ci allait s’augmentant, de jour en jour. Elle se dit qu’elle saisirait la première occasion qui se présenterait pour se venger de « cette poupée », qui lui avait enlevé le cœur de Gaétan. Pauvre fille ! Comment avait-elle pu croire, même un instant, que ce jeune homme, si fêté, si recherché, si favorisé, de toutes manières, eut songé à lui faire la cour, à elle, si mal partagée sous le rapport de charmes ?

L’état de Mme de Bienencour allant s’empirant, Gaétan lui dit, un jour, qu’il lui tenait compagnie, dans son boudoir, Iris étant sortie.

— Tante Paule, nous allons faire venir un médecin ! Oui, je sais, vous n’y tenez pas, mais…

— Vois-tu, Gaétan, répondit-elle, mon médecin est absent et je préfère attendre son retour.

— Impossible, chère tante ! fit Gaétan. Vous souffrez… et vous devriez être au lit, enveloppée de moelleuses couvertures et entourée de sacs d’eau chaude.

— C’est précisément cela, mon neveu ! dit Mme de Bienencour, en riant. Vois-tu, le Docteur Miguel me connait ; il sait que je ne veux pas me mettre au lit, car je crains toujours de ne plus me relever.

— Allons ! Allons, tante Paule ! Je vous en prie !… Consentez à ce que j’aille chercher un médecin, voulez-vous ?… Je ne vous cacherai pas que votre état m’inquiète quelque peu… Je pars, et ne reviendrai qu’accompagné d’un disciple d’Esculape, dit Gaétan, en souriant.

— Comme tu voudras, cher enfant ! fit Mme de Bienencour, en haussant légèrement les épaules.

Lorsque Gaétan revint, au bout d’un quart d’heure à peu près, li était accompagné du Docteur Nippon.

On se souvient du Docteur Nippon ? Nous l’avons vu, plus d’une fois, au chevet de cette pauvre Ondine Fauvet.

— Ah ! tiens ! Le Docteur Nippon ! s’exclama Mme de Bienencour, en l’apercevant.

— Vous êtes souffrante, Madame, me dit M. de Bienencour ? Je vais immédiatement prendre votre température, dit le médecin.

— Je vous laisse avec votre malade, Docteur, fit Gaétan, en se retirant.

Quand le médecin eut constaté la température de la malade et qu’il eut interrogé celle-ci, il écrivit deux prescriptions, puis il dit :

— Ces remèdes… Il faut que vous les preniez, le plus tôt possible, Madame.

— C’est bien ! répondit Mme de Bienencour. Elle posa le doigt sur un timbre qui se trouvait à sa portée, et Iris Claudier entra dans le boudoir.

— Iris, dit la malade, veux-tu t’occuper, toi-même, de faire remplir ces prescriptions ?

— Certainement, ma tante ! répondit Iris, en recevant les prescriptions des mains du Docteur Nippon.

— Iris, je te présente le Docteur Nippon ; Docteur Nippon, ma jeune parente Mlle Claudier.

— Ciel ! Qu’elle est laide ! se dit le médecin, tout en s’inclinant profondément devant la jeune fille. Ce teint de… boue ! Ce nez retroussé ! Ces yeux de chat ! Et puis, pourquoi ferme-t-elle les yeux ainsi pour parler ?… Peut-être est-elle intelligente cependant, et… elle est la nièce de Mme de Bienencour ; c’est quelque chose cela… Je verrai ! Je verrai !…


CHAPITRE VIII

L’AMBITION D’UN MÉDECIN


Pour expliquer les dernières paroles du Docteur Nippon, nous devons dire d’abord, qu’il était encore célibataire. Deux fois, il avait failli se marier ; mais, la première fois, sa fiancée était morte, d’une congestion pulmonaire, trois semaines avant le jour fixé pour leur mariage. La deuxième fois, sa fiancée avait tout simplement changé d’idée. Fille de famille distinguée, Mlle V… avait préféré épouser « un homme de son rang », quoique pauvre, avait-elle dit. Le Docteur Nippon passait pour être très à l’aise, mais il était plutôt le médecin de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Enfin, Mlle V… avait renvoyé au médecin tous ses cadeaux, puis elle avait épousé, deux mois plus tard, « un homme de son rang et de sa condition », un ivrogne, prétendait-on, qui frappait sa femme à coups redoublés, quand il avait trop bu… ce qui lui arrivait tous les jours ; le Docteur Nippon était bien vengé.

Mais les propos de Mlle V… étaient parvenus aux oreilles du médecin et il en avait ressenti une grande colère. Elle avait dit vrai, pourtant : il était le médecin de la classe bourgeoise et ouvrière. Jamais, malgré toute la peine qu’il s’était donnée et qu’il se donnait encore, il n’était appelé chez les aristocrates.

Il se dit qu’il ne se marierait jamais, à moins de pouvoir faire un mariage qui lui ouvrirait les portes de l’aristocratie. Que voulez-vous ? C’était devenu une toquade, chez lui, ce besoin de pouvoir frayer avec la « crème de la crème » !

C’était le Docteur Nippon qui avait acheté Le Nid, de Henri Fauvet, et sur cet achat il avait fondé de grandes espérances, cette propriété étant dans la partie la plus chic de la banlieue. Ayant une nombreuse clientèle, une clientèle fort payante aussi, il avait meublé sa maison avec luxe ; des tapis de velours « dans lesquels, avait dit un client, on enfonçait, jusqu’aux oreilles » ; des rideaux de brocard, etc., etc. Son ameublement de bureau était le plus beau de la ville de Québec. Sa salle d’attente était si luxueuse, qu’elle avait, au premier abord, quelque peu intimidé ses humbles clients. Son salon était d’une richesse rare. Sa bibliothèque, d’une splendeur inouïe ; et tout cela était tenu dans l’ordre le plus parfait.

Casimir Beloutil et sa femme Rhabzima étaient les domestiques du Nid. C’était un honnête et digne couple que les Beloutil, qui, depuis dix ans, étaient au service du médecin. Casimir était fort dévoué à son maître, et il lui prouvait son dévouement en entretenant bien le terrain entourant le Nid et en soignant et traitant de son mieux Sol, le cheval du médecin. Quant à Rhabzima, il fallait l’entendre vanter le Docteur Nippon ! Ne l’avait-il pas guéri, elle Rhabzima, d’un « rayon dessalé » dont elle allait mourir ?

— C’est le meilleur médecin de la ville ! disait-elle, un jour, à une cliente, qui attendait, dans la salle d’attente, le retour du Docteur Nippon, ce dernier étant allé visiter un malade. Moi, Mme Janvier, je me mourais, oui, je me mourais, et si ce n’avait été du Docteur Nippon, je serais dans ma tombe, depuis cinq ans. Voyez-vous, reprit-elle, j’avais eu la « pommonie », et ensuite, un « rayon dessalé »…

— Qu’est-ce que c’est cela, un « rayon dessalé » ? demanda Mme Janvier, avide de s’instruire.

— Voyons, Rhabzima, dit, en ce moment, Casimir, qui venait d’entrer dans la salle, le Docteur t’a défendu de t’exprimer ainsi, tu le sais bien ! C’est un rognon dessolé, ou flottant, qu’elle a eu, Mme Janvier, ajouta-t-il, et…

— Je sais ce que je dis ! riposta Rhabzima.

Sur quoi, Casimir, haussant les épaules, quitta la salle d’attente.

Aujourd’hui, grâce à l’absence du Docteur Miguel, le Docteur Nippon avait été appelé chez Mme de Bienencour, chez celle qui donnait le ton, parmi les « aristos » de la ville. Il avait toujours désiré avoir son entrée aux Terrasses ; enfin, l’heure avait sonné pour lui de voir l’accomplissement de son rêve. Maintenant, il s’agissait de n’en plus sortir, du moins, de n’en pas sortir pour n’y plus revenir…

Cette jeune parente de l’aristocratique Mme de Bienencour, cette demoiselle Claudier… Oui, assurément, elle était fort laide… Mais, s’il lui découvrait quelque qualité… peut-être… Qui sait ?…

— Maintenant que la porte des Terrasses m’a été ouverte, je serais bien gauche de risquer qu’elle se refermât sur moi, se disait le médecin, en quittant Mme de Bienencour. Mlle Claudier donne à sa vieille parente le titre de tante… Ce serait le suprême du chic de courtiser cette jeune fille, aux Terrasses, et quel mariage ensuite !… M. de Bienencour, comme témoin, et tous leurs chers et distingués amis présents… Je verrai ! Je verrai ! répéta-t-il, au moment de pénétrer dans sa maison. Est-ce que vraiment le rêve de ma vie pourrait se réaliser enfin ?…



Le lendemain, étant retourné voir sa malade, il eut l’occasion de causer longuement avec Iris, et il la trouva intelligente.

Bientôt, Gaétan apprit, de sa tante Paule, qu’Iris Claudier était courtisée sérieusement par le Docteur Nippon, sur quoi, le jeune homme haussa les épaules ; il devinait bien le plan du médecin ; il lisait ce dernier comme un livre, pensait-il.

Mais, Gaétan se trompait ; le Docteur Nippon aimait véritablement Iris et il se proposait de la demander en mariage bientôt.


CHAPITRE IX

PROJETS DE VENGEANCE


Iris Claudier aurait dû se considérer heureuse ; courtisée par un galant homme, (car, malgré ses petites excentricités, le Docteur Nippon était un galant homme), traitée par Mme de Bienencour comme la fille de la maison, comblée d’amabilités par son fiancé, pouvait-elle désirer mieux ou plus ? Hélas, pauvre Iris ! Sa malheureuse passion pour Gaétan gâtait toute sa joie, et son désir de vengeance sur Marcelle assombrissait ses jours.

Le Docteur Nippon, lui, nageait en plein bonheur. Le salon des Terrasses lui était largement ouvert et, plus d’une fois, il s’était rencontré avec les amis des de Bienencour. Il est vrai que ceux-ci lui avaient, d’abord, fait froide mine ; mais maintenant, ils le considéraient comme l’un des leurs. Même Mme de Pont-Joly, la tante de Dolorès, avait fait demander le Docteur Nippon, professionnellement. Souffrante depuis assez longtemps, elle avait déclaré hautement ensuite, que le Docteur Nippon était le seul médecin qui avait pu lui procurer du soulagement.

Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, et tout promettait d’aller bien, longtemps encore, quand, un soir, Iris dit au médecin au moment où il arrivait pour passer la veillée avec elle :

— Docteur, ma tante est souffrante, ce soir ; ce sont ses rhumatismes, je crois. Elle désire que vous lui rendiez visite ; elle est dans son boudoir.

— J’y vais immédiatement, Mlle Iris.

Elle conduisit le médecin auprès de Mme de Bienencour ; mais, au lieu de retourner au salon ensuite, elle s’installa dans une petite pièce attenant au boudoir et s’apprêta à s’amuser à sa manière, en écoutant la conversation qui s’échangeait entre le Docteur Nippon et sa malade. Joli amusement, n’est-ce pas ?… Mais, la jeune fille voulait ne rien perdre ; on ne savait jamais ce qu’on pouvait apprendre… en écoutant aux portes !

Mlle Iris me dit que vous êtes souffrante, ce soir, Madame ? demanda le médecin.

— Très souffrante, répondit Mme de Bienencour. Oui, je sais, vous allez me dire que je devrais être au lit, et le reste ; mais je préfère rester debout ; voilà !

— Vous prenez régulièrement les pastilles que je vous ai prescrites ?

— Oh ! oui ! Quand même je voudrais oublier de les prendre, mon neveu est là qui y pense pour moi, répondit, en souriant, Mme de Bienencour. Je crois, Docteur Nippon, ajouta-t-elle, que vous allez être obligé de me prescrire de la morphine, quoique je sache bien que vous n’aimez pas cela.

— C’est vrai, Madame, que je n’aime guère prescrire la morphine ; mais je vais vous donner une prescription immédiatement.

— Merci, fit Mme de Bienencour. Je me souviens, ajouta-t-elle, lorsque cette pauvre Ondine (Mme Fauvet, je veux dire) souffrait tant de la névralgie, vous hésitiez à lui administrer de la morphine.

— Je m’en souviens, dit le Docteur Nippon. Voyez-vous, Madame, une jeune personne a si vite pris l’habitude de la morphine ou autres anesthésiques…

— Mais, Docteur, s’écria Mme de Bienencour, vous ne voulez pas insinuer que Mme Fauvet…

— Je n’insinue jamais, Madame, répondit froidement le médecin.

Iris en avait entendu assez. Elle se hâta de retourner au salon, devinant bien que la consultation entre le médecin et sa tante tirait à sa fin.

— Il y a quelque chose, quelque mystère ! se disait-elle, tout en plaquant des accords sur le piano. C’est même assez facile de lire entre les lignes… Mme Fauvet, la mère de Marcelle… La morphine… Il faut que je sache, et je saurai !… En questionnant, adroitement, le Docteur Nippon…

Nous l’avons dit, je crois, le Docteur Nippon était un fort galant homme ; nous aurions dû ajouter, un honnête homme, aussi, considérant comme inviolable le secret professionnel. Comment se fit-il que, au bout d’une semaine, Iris avait appris de lui tout ce qui concernait Mme Fauvet ? Qui pourrait le dire ?… Chose certaine, pourtant, c’est que, avant même qu’elle eut promis d’épouser le médecin, l’automne suivant, elle savait ce qui se rapportait à la malheureuse habitude à laquelle se livrait jadis la mère de Marcelle, et, vraiment, elle saurait profiter de ce qu’elle avait appris !

Séparer Marcelle et Gaétan serait le but de sa vie, dorénavant, et elle y réussirait ! Ah ! Gaétan faisait fi d’elle ! Eh ! bien, elle se vengerait ! Elle mettrait tant d’obstacles entre ces deux-là, que le jeune homme finirait par mépriser profondément celle qu’il adorait maintenant.

Tout semblait favoriser ses projets de vengeance, d’ailleurs, car, le lendemain de la consultation du médecin, Mme de Bienencour dit à Iris, en lui tendant un papier :

— Iris, aurais-tu la bonté d’aller à la pharmacie avec cette prescription ? C’est pour de la morphine. Tu mettras, ensuite, la prescription sous clef, dans ta chambre, et je te le dirai, quand il m’en faudra d’autre. Il vaut mieux, vois-tu, que ce soit toujours la même qui s’en occupe ; on ne joue pas avec les anesthésiques, et les pharmaciens ont des règlements très sévères les concernant.

— Bien, ma tante, répondit Iris. Et comme elle hésitait à se retirer, Mme de Bienencour lui demanda :

— As-tu quelque chose à me dire, Iris ?

— Le Docteur Nippon m’a demandée en mariage, ma tante. Il attend que vous soyez moins souffrante pour vous entretenir, à ce sujet.

— Je suis bien contente de ce que tu me dis, Iris ! Le Docteur Nippon est un excellent par- ti et un honnête homme ; tu n’aurais pas pu faire mieux, je crois, ma chère.

Iris baissa les yeux, afin de cacher à sa vieille parente le mécontentement que ses paroles lui avaient causé.

— Elle croit que je n’aurais pas pu faire mieux, se disait-elle, en se rendant dans sa chambre. Ah ! j’aurais pu faire infiniment mieux ; j’aurais pu épouser Gaétan, si… si Marcelle Fauvet n’était intervenue… Mais, je me vengerai ! Oui, je me vengerai… d’elle et de lui !


CHAPITRE X

LE VENIN DE LA CALOMNIE


Dès le lendemain, Iris changea de tactique ; sans cesse, elle parlait de son mariage et des projets qu’ils faisaient, son fiancé et elle. Ils iraient en Europe, pour leur voyage de noces, et si elle aimait le genre de vie, de l’autre côté de la mer, ils passeraient un an à Paris, le Docteur Nippon désirant se spécialiser pour les maladies des yeux et de la gorge.

Mme de Bienencour avait promis à la jeune fille de lui donner un splendide trousseau, et déjà, des pièces entières de toile fine avaient été commandées. Iris paraissait être toute à ses rêves d’avenir et elle traitait Gaétan avec une rare indifférence, afin d’endormir tout soupçon qu’il eut pu entretenir à son égard.

À cette tactique d’Iris Claudier, Gaétan se laissa prendre, et c’est pourquoi, quand, vers le commencement d’avril, il reçut une lettre anonyme, il ne soupçonna pas un instant que la secrétaire de sa tante eut pu en être l’auteur. La lettre était ainsi conçue :


« Cher M. de Bienencour,

« Celui qui rédige cette lettre est un ami, qui désire vous avertir du danger que vous courez, en courtisant Mlle Fauvet. La mère de cette jeune fille menait une vie fort mystérieuse, et elle a fini par perdre complètement la raison. Ce n’est qu’après sa mort, qu’on a trouvé la solution du mystère : Mme Fauvet était morphinomane.

« Mlle Marcelle Fauvet a hérité, assure-t-on, de ce joli vice et c’est pourquoi son père la tient cachée, là-bas, dans le nord d’Ontario.

« Si M. de Bienencour doute de ce que j’avance, qu’il s’arrange pour s’assurer si je dis vrai ou non.

« La famille de Bienencour est trop respectable, vraiment, pour s’allier à celle des Fauvet.

« À bon entendeur, salut !

« Amico ».

C’était bien la plus vilaine lettre imaginable ! La lettre n’avait pas été écrite ; c’est trop facile de retracer une écriture. Chaque mot de cet épitre avait été découpé soit dans un journal, soit dans un livre. Celui qui avait rédigé cette lettre s’était, assurément, donné une peine infinie !

Quel effet produisit-elle sur Gaétan ?… Tout d’abord, il ressentit la profonde indignation et le profond mépris qu’inspire tout ce qui est lâche et bas. Celui qui écrit et envoie une lettre anonyme ne doit pas en connaître l’importance et il doit ignorer que ces sortes de lâchetés et de bassesses sont punissables par la loi.

Certes, le jeune homme ne douta pas un seul instant que la lettre qui lui avait été adressée ne fut qu’un tissu de mensonges. Cependant, on a beau dire qu’on ne s’arrête pas à considérer une lettre anonyme, cela laisse, quand même, une singulière impression. Pourquoi M. Fauvet cachait-il sa fille, là-bas, en plein pays sauvage ?… Et puis, n’était-ce pas pour le moins étrange que Marcelle n’eut pas reconnu en lui, Gaétan, celui qui lui avait sauvé la vie, l’été précédent, au Tunnel du Requiem ?… Oui, il portait toute sa barbe, alors, et aussi le costume des montagnards… mais, sa voix n’avait pas changé… Que penser de cette absence de mémoire de la part de la jeune fille ?…

— Est-ce que vraiment je vais m’arrêter aux insanités d’une lettre anonyme, à présent ! s’écria-t-il. Ô ma Marcelle ! Douce et innocente enfant ! Pourrais-je douter de vous ?… Pardon, ma bien-aimée, pardon ! Rien, non, rien ne me préjugera contre vous, ma toute chérie, et les calomnies que contient cette lettre, je vais les oublier !

Plus tôt dit que fait, hélas ! et il y pensait sans cesse. Tant qu’il n’aurait pas revu Marcelle, il éprouverait du malaise à ce sujet. Mais, l’été prochain, il irait au Beffroi. Henri Fauvet l’avait invité fort cordialement, d’ailleurs. Là, il vivrait de la vie de celle qu’il aimait, et il ne tarderait pas à constater que l’épitre qu’il venait de recevoir n’était qu’un tissu de mensonges.

Iris n’était pas sans inquiétude, au sujet de sa lettre. Sans en avoir l’air, elle observa Gaétan, durant le déjeuner ; mais son visage ne portait aucune trace de ce qu’il avait souffert.

— Aurais-je manqué mon coup ? se demandait la fiancée du Docteur Nippon. Chose certaine. c’est que je ne recommencerai pas. Quel mal je me suis donnée pour découper tous ces mots ! Et j’ai sacrifié, à la rédaction de cette lettre, mon temps, et une brochure, à laquelle je tenais beaucoup.

— J’interrogerai tante Paule, au sujet de Mme Fauvet, se disait Gaétan. Oui, je profiterai de la première occasion qui se présentera, pour me renseigner !

L’occasion qu’il cherchait ne se présentait pas, cependant, car Mme de Bienencour ne prenait pas de mieux ; elle souffrait presque continuellement de ses rhumatismes, ce qui fit que Gaétan remit indéfiniment son projet, et il finit par y renoncer complètement.

— J’irai au Beffroi et je verrai par moi-même, se dit-il. Ô ma Marcelle ! S’il fallait, par malheur que… Non, c’est impossible !… Mais, si cela était… eh ! bien, j’essayerais de la sauver ; l’amour peut tout !

Ces réflexions de Gaétan prouvent une chose, c’est que toute lettre anonyme distille un poison, un poison qui va s’infiltrant dans le cœur, lentement, mais sûrement.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE


L’ÉTOILE DU NORD


CHAPITRE I

DE NOUVELLES CONNAISSANCES


Vers le milieu d’avril, cette année-là, une des plus terribles tempêtes que l’on puisse imaginer se déchaîna dans tout le Canada et dans quelques parties des États-Unis d’Amérique. Deux jours durant, la neige tomba, par flocons serrés, le vent souffla avec furie, soulevant et produisant une poudrerie telle, qu’on ne voyait plus ni ciel ni terre. De vraies montagnes de neige s’accumulaient ça et là, et quiconque était assez imprudent pour s’aventurer dehors, n’était pas certain de revenir sain et sauf à son foyer.

Dans le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue, sur la route, entre l’Eden, la propriété de Raymond Le Briel, et le Beffroi, la propriété de Henri Fauvet, ou eut pu entendre, vers les cinq heures du soir, et au plus fort de la tempête, un tintement de grelots. S’il nous eut été donné de pouvoir percer l’opaque rideau produit par la poudrerie, nous aurions aperçu un grand cheval noir, traînant, non sans une peine infinie, une large et confortable carriole peinturée en rouge, dans laquelle étaient un homme et deux jeunes filles : c’étaient le Docteur Carrol et ses deux filles, Olga et Wanda. Malgré leur nom à consonance anglaise, c’est en français qu’ils causaient.

Le Docteur Carrol venait de visiter un malade, qui demeurait à sept milles de l’Eden, du côté est, et comme il aimait, pardessus tout au monde, la société de ses deux filles, il les avait emmenées avec lui. Déjà, quand il avait quitté sa demeure, la neige commençait à tomber.

La propriété du médecin était désignée sous le nom de Grandchesne, à cause d’énormes chênes entourant la maison. De fait, on eut dit que la maison du Docteur Carrol avait été projetée d’en haut, pour arriver juste au milieu d’une véritable forêt de ces arbres. Grandchesne était à douze milles du Beffroi en allant vers l’ouest.

— Quelle tempête, mes enfants ! s’écria le Docteur Carrol, en s’adressant à ses filles. J’aurais du arrêter à l’Eden et demander l’hospitalité pour nous, à M. Le Briel, qui nous l’eut accordée de grand cœur.

— Retournons, alors ! suggéra Olga, l’aînée.

— Retourner ! Impossible, ma chérie ! D’ailleurs, nous sommes plus éloignés de l’Eden que du Beffroi, présentement, je crois.

— Oh ! oui, le Beffroi ! s’écria Wanda. Nous ne devons pas en être bien éloignés ; Bayard nous conduira vite jusque là !

— Pauvre Bayard ! Il est presqu’épuisé, à force de se frayer un chemin à travers ces bancs de neige, répondit le Docteur Carrol. Le danger, c’est que nous versions.

— Eh ! bien, si nous versons, nous n’aurons qu’à nous relever ! dit Olga en riant.

— Sans doute, Olga… si Bayard était disposé à nous attendre ; le danger ce serait qu’il prit le mors aux dents.

— Il n’irait pas loin !

— Bien sûr ! Mais il mettrait l’attelage en pièces, et alors…

— Si, au moins, le vent ne hurlait pas ainsi ! s’exclama Wanda. C’est cela qui est effrayant !

— Savez-vous, père, que je préférerais essayer de faire la route à pied, dit Olga. Descendons de voiture et essayons de nous frayer un chemin !

— Y penses-tu, ma pauvre enfant ! Bayard en a jusqu’au cou… Ah ! comment allons-nous passer à travers cet immense banc de neige ?… Du courage, mon brave Bayard ! dit le médecin à son cheval.

Bayard faisait de son mieux, mais il ne pouvait pas passer à travers des montagnes, fussent-elles de neige molle. Soudain, il s’arrêta, et malgré les encouragements de son maître, refusa de bouger.

Oh ! combien le Docteur Carrol eut désiré être seul, en cette extrémité ! Seul, il se serait peut-être résigné à passer la nuit sur la route, bien enveloppé, dans les robes de carriole, et c’eut été tolérable. Mais, ses filles, ses délicates jeunes filles !… Bientôt arriverait l’obscurité, et que deviendraient-ils ?… S’il avait pu juger un peu de la distance !… Était-on encore bien éloigné du Beffroi ?… Non, sans doute… Malheureusement, la poudrerie s’élevait comme un mur, et on pourrait passer à proximité de la résidence des Fauvet, sans même le savoir… Ensuite, entre le Beffroi et le Grandchesne, il n’y avait pas même un hangar, sous lequel on aurait pu s’abriter.

— Marche, Bayard ! commanda le médecin.

Le cheval fit un nouvel effort. Pauvre bête ! Bayard soufflait très fort ; évidemment, il était épuisé.

Mais le banc de neige fut franchi, et bien d’autres encore. À tout moment, le cheval s’arrêtait pour souffler. Le Docteur Carrol se sentait envahi par le découragement. Olga priait tout bas, et Wanda pleurait…

Soudain, six coups distincts tintèrent, dominant le bruit du vent.

— La cloche du Beffroi, qui sonne six heures ! cria Olga.

— Là ! À notre gauche ! fit Wanda.

— Loué soit Dieu ! dit pieusement le médecin.

— Nous devons être très près du Beffroi, pour que le son de la cloche nous parvienne si distinctement, au milieu de la tempête ! s’exclama Olga.

— Ah ! voici le chemin qui tourne à gauche, et… Non, je ne me trompe pas ; cette masse confuse, c’est le Pont du Tocsin ! fit le Docteur Carrol.

— Une lumière ! Une lumière ! dit Wanda.

— Oui ! Oui ! Je la vois, dit le médecin. Avec une prévenance, toute à son honneur, M. Fauvet (il me l’a dit lui-même) a fait installer un fanal aux verres lenticulaires, dans la tour vitrée conduisant au beffroi de sa maison ; ce fanal est allumé les soirs de tempêtes ou d’orages, afin de guider le voyageur.

— Que Dieu bénisse les Fauvet pour leur charitable inspiration, alors ! s’écria Olga, avec ferveur.

— Amen, ajouta Wanda.

Bayard, comme s’il eut compris qu’il était arrivé à la fin de ses fatigues et de ses peines, redoubla le pas, et bientôt, on eut franchi le Pont du Tocsin et pénétré sur le terrain du Beffroi.

Henri Fauvet et sa fille se dirigeaient vers la salle à manger, pour y prendre leur repas du soir, quand sonna le timbre de la porte d’entrée.

— Des voyageurs, surpris par la tempête ! dit Henri Fauvet.

Il courut ouvrir lui-même. Le Docteur Carrol, suivi de ses deux filles, se précipitèrent dans le corridor.

— Docteur Carrol ! s’exclama Henri Fauvet.

— Lui même ! répondit, en souriant, le médecin. J’ai profité du beau temps pour venir vous rendre visite, ajouta-t-il, en riant, et je me suis fait accompagner par mes deux filles.

— Soyez les bienvenus ! dit Henri Fauvet. Approchez-vous du feu ; vous devez être presque morts de froid.

— Mes filles : Olga et Wanda, dit le médecin, en désignant ses compagnes, lesquelles, s’étant approchées du feu qui brûlait dans la cheminée, examinaient curieusement le corridor, et aussi l’escalier en spirale.

Marcelle, s’étant avancée dans la porte du salon, Henri Fauvet la présenta au médecin et à ses filles ;

— Je vous présente ma fille Marcelle, Docteur Carrol et Mesdemoiselles. Ma chérie, ajouta-t-il, tu vas conduire Mesdemoiselles Olga et Wanda dans leurs chambres, n’est-ce pas ?

— Venez ! dit Marcelle aux jeunes filles. Et comme Olga et Wanda avaient l’air à tenir à rester près du feu, elle leur dit, en souriant : Il y a du feu dans toutes les pièces, ce soir, car nous tenons les chambres prêtes, les jours de tempête ; nous ne savons jamais, voyez-vous…

Quand les jeunes filles furent parties, le Docteur Carrol dit à Henri Fauvet :

— Bayard, mon cheval ! Il ne faut pas que je l’oublie, pauvre bête !

— Votre cheval est dans l’écurie, M. le Docteur, dit, à ce moment, V. P., qui venait d’entrer dans le corridor, portant un plateau, sur lequel il y avait une carafe de cognac, un pot d’eau chaude et des verres.

— Ah ! merci, mon brave, répondit le médecin. Pauvre Bayard ! Il était totalement épuisé !

Henri Fauvet prépara trois punches au cognac. Il en offrit un au médecin, puis il dit à V. P. :

— Tiens, V. P., va porter ces deux punches au second palier ; c’est pour Mesdemoiselles Carrol.

— Et dites-leur que je leur ordonne de boire le contenu de ces verres, dit le Docteur Carrol.

— Certainement, M. le Docteur ! répondit le domestique. Puis se tournant vers son maître, il ajouta ; J’ai dit à Mme Emmanuel de remettre le souper d’une demi-heure, M. Henri.

— Tu as bien fait, V. P. !

Les Carrol passèrent deux jours au Beffroi. Henri Fauvet était très content d’avoir renouvelé connaissance avec le médecin, et il se dit qu’Olga et Wanda seraient des amies pour sa Marcelle. En effet, les trois jeunes filles éprouvèrent immédiatement une sympathie réciproque. Il eut été impossible, d’ailleurs, de ne pas aimer les demoiselles Carrol ; elles étaient si intelligentes, si charmantes, si simples dans leurs manières, et si bonnes ! Et puis, toutes deux raffolaient du Beffroi ; cela seul eut suffi pour les faire aimer de Marcelle et de son père.

— Que c’est beau, que c’est imposant le Beffroi ! s’était écriée Wanda, le lendemain de leur arrivée, au moment où l’on se rendait à la salle à manger.

— Il y avait longtemps que je désirais en voir l’intérieur ! fit Olga. Nous désirions vivement aussi, Wanda et moi, faire la connaissance de l’Étoile du Nord !

— L’Étoile du Nord ? questionna Marcelle.

Olga et Wanda échangèrent un sourire.

— C’est ainsi qu’on vous désigne, en cette région, Mlle Fauvet, répondit Olga.

— Vraiment ! L’Étoile du Nord ! Mais, pourquoi ?

Les demoiselles Carrol n’eurent pas l’embarras de répondre, car Henri Fauvet venait à leur rencontre, et aussitôt, on parla d’autre chose.


CHAPITRE II

PERDUE DANS LA BRUME


Le Docteur Carrol était un homme aimable et distingué, et si le Grandchesne n’était pas aussi luxueux que le Beffroi, (le médecin n’était pas riche), c’était une bien confortable demeure.

Demeurait au Grandchesne, à part le Docteur Carrol et ses filles, un jeune médecin, cousin éloigné de Mme Carrol, qui avait nom Karl Markstien. Sans doute, les parents de Karl étaient d’origine allemande ; mais lui-même était né au Canada, et il se vantait souvent de ne pouvoir dire un seul mot dans la langue de ses pères. Une grande amitié, qui devait probablement se changer un jour, en un sentiment plus doux, existait entre Karl et Olga. Le Docteur Carrol, qui savait très bien à quoi s’en tenir, avait donné aux deux jeunes gens son approbation, car Karl était le bras droit du médecin et celui-ci savait qu’il pourrait lui confier le bonheur de sa fille aînée, quand le temps en serait venu.

Karl était installé chez le Docteur Carrol depuis cinq ans. Or, six mois après son arrivée au Grandchesne, un drame s’y passa, drame qui avait assombri la vie du médecin et de ses deux filles, de Wanda surtout : Mme Carrol avait disparu.

Lorsqu’il s’était agi de placer Olga et Wanda dans un pensionnat de la ville de Montréal, Mme Carrol avait, tout d’abord, protesté ; mais ensuite, elle s’était rendue aux raisons exprimées par son mari ; il fallait que leurs filles reçussent une bonne instruction. Tout de même, elle s’ennuyait de ses enfants, et plus d’une fois, surtout depuis qu’elles étaient venues, toutes deux, passer, avec leurs parents les vacances de Pâques, le Docteur Carrol avait, surpris sa femme à pleurer.

— Tu t’ennuies de nos chéries, Edith ? lui demanda-t-il, un jour.

— Un peu, je l’avoue, Lionel ! répondit Mme Carrol. Mais, les vacances de l’été arriveront bientôt, et ensuite, eh ! bien, si tu y consens, nous ne nous séparerons plus d’elles.

— Ça sera tout à fait comme tu le désireras, mon Edith, répondit le médecin. Même, si tu t’ennuies réellement, j’irai bien chercher nos petites.

— Non ! Non ! protesta Mme Carrol. Olga et Wanda doivent s’instruire, je le comprends.

Malgré ses protestations pourtant, elle pleu- rait souvent, en cachette, et son mari craignit qu’elle devint victime de la mélancolie. Il attendrait encore un peu, et si son Edith continuait à être triste, il irait chercher ses filles.

Un matin, (on était au 27 mai) le Docteur Carrol fut appelé auprès d’une malade ; ce devait être, il le prévoyait, un cas très sérieux.

— Tu vas m’accompagner, Karl, dit-il, au cousin de sa femme. Il est bon que tu gagnes un peu d’expérience, en médecine, à mon sens, cela vaut mieux que deux ans d’étude.

— C’est bien. Docteur, je vous accompagnerai, répondit le jeune homme. Quand partons-nous ?

— Immédiatement ! Le temps d’embrasser ma femme, puis, en route ! Dis à Ned d’atteler Bayard.

Ned était le domestique des Carrol. Il n’y avait que deux serviteurs au Grandchesne : Ned, cocher, jardinier, homme à tout faire, et Martha, cuisinière, ménagère et bonne à tout faire aussi. Martha était assez âgée. Elle avait élevé Mme Carrol, cette dernière orpheline de mère, depuis sa plus jeune enfance, et maintenant, orpheline de père aussi.

— Edith, dit le médecin, je suis appelé aux malades. Je pars, et j’emmène Karl. Le cas étant sérieux, peut-être ne pourrai-je revenir que demain. Donc, ne sois pas inquiète, si je retarde, n’est-ce pas ? Essaye de t’amuser, pendant mon absence. Il y a ces brochures, que j’ai fait venir, pour toi ; elles t’intéresseront, j’en suis sûr.

— Sois sans inquiétude ! répondit Mme Carrol, en souriant. Bon voyage, mon mari ! Dieu te garde !

— Dieu te garde, toi aussi, ma chère aimée !

Quand le Docteur Carrol revint chez lui, le lendemain avant-midi, il apprit que sa femme avait disparu, depuis la veille, au soir.

La vieille Martha raconta, d’une voix entrecoupée de sanglots, que, la veille, Mme Carrol avait exprimé le désir de se faire servir le déjeuner sur la véranda. Quand Martha alla débarrasser la table, après le repas, elle vit Mme Carrol ; couchée dans le hamac, elle paraissait dormir. La servante avait jeté une couverture légère sur sa maîtresse, puis elle était rentrée dans la maison, vaquer à ses occupations ordinaires. Ce n’est que vers les quatre heures de l’après-midi qu’elle retourna sur la véranda, prendre les ordres de Mme Carrol ; or, celle-ci n’était plus dans le hamac. Sans être le moindrement inquiète, Martha retourna dans la maison et commença à préparer le dîner. Mais, quand arriva l’heure de se mettre à table, Mme Carrol n’était nulle part en vue. Les deux domestiques avaient été pris de panique. Toute la nuit, Ned avait parcouru les forêts environnantes, surtout les bords de la Rivière des Songes, où la femme du médecin aimait tant à se promener. Mais la brume, une de ces terribles brumes du nord, enveloppait tous les alentours, et, malgré ses recherches et ses appels réitérés, Ned ne parvint pas à retrouver sa maîtresse.

Pendant plusieurs jours, après le retour du Docteur Carrol, la brume refusa d’écarter ses opaques rideaux. Qu’était devenue la malheureuse femme durant ce temps ? En vain lançait-on des appels, la demandant à tous les échos ; elle resta introuvable.

Le médecin dut faire connaître à ses filles, âgées respectivement de onze et de treize ans alors, la disparition de leur mère. Leur désespoir fut grand, à toutes deux : Wanda en fit une maladie.

La disparition de Mme Carrol devait donc toujours rester un mystère ? Sans doute, elle était morte, la pauvre femme !

Ce fut un grand sacrifice pour le Docteur Carrol de renvoyer ses filles au pensionnat, après les vacances de l’été ; mais il s’imposa ce sacrifice, et pendant trois ans encore. Mais aujourd’hui, elles étaient de retour à la maison, et elles étaient devenues les plus aimables compagnes qu’on put rêver.

Le médecin et sa fille aînée avaient renoncé, pour toujours, à l’espoir de revoir jamais Mme Carrol ; mais Wanda se disait que sa mère était quelque part ; qu’on ne disparaissait pas ainsi, sans laisser de traces… Pourtant, cinq ans, près de six, s’étaient écoulés, et par ceux qui avaient eu connaissance du drame qui s’étaient passé au Grandchesne, jadis, Mme Carrol était considérée comme morte.

Toutes ces choses, Henri Fauvet les raconta à Marcelle, le jour même du départ des Carrol. On s’était séparé, avec promesses de se revoir bientôt.

On le voit, malgré leur isolement, les Fauvet étaient entourés de bons amis : les Carrol et Raymond Le Briel. Que désirer de mieux ?


CHAPITRE III

L’HOSPITALIER BEFFROI


Trois jours après le départ des Carrol, du Beffroi, Henri Fauvet reçut une dépêche de Dolorès, lui annonçant que sa tante, Mme de Pont-Joly, était morte. Aussitôt, il entra dans l’étude où se tenait sa fille et lui dit ;

— Marcelle, je viens de recevoir un télégramme de Dolorès.

— De Dolorès ? Est-ce que…

— Sa tante, Mme de Pont-Joly, est morte.

— Ah ! Pauvre Dolorès ! s’écria Marcelle.

— Pauvre Dolorès, en effet, ma chérie ; elle est vraiment pauvre, et seule au monde maintenant.

— Mais… Mme de Pont-Joly n’était-elle pas riche, père ? demanda Marcelle. Elle aimait beaucoup Dolorès et…

— Je vais t’expliquer la situation actuelle de ton amie, en peu de mots, dit Henri Fauvet à sa fille : Mme de Pont-Joly jouissait d’une grosse rente viagère ; voilà !

— Une rente, viagère, seulement ?

— Oui. Quand M. de Pont-Joly épousa la tante de Dolorès, il était veuf et père d’un garçon de quatorze ans, Adolphe de Pont-Joly, qui, aujourd’hui s’il a tenu les promesses de jadis, doit être un triste sire. Après le mariage de son père, Adolphe quitta la maison, pour toujours ; mais non sans avoir abreuvé sa belle-mère d’injures. M. de Pont-Joly jura alors, de ne jamais lui pardonner…

— Je le crois bien ! fit Marcelle. Cette bonne Mme de Pont-Joly !

— Cependant, sur son lit de mort, M. de Pont-Joly fit son testament, en faveur de son fils, à la condition que celui-ci payerait à Mme de Pont-Joly une grosse rente viagère.

— Ainsi, Dolorès…

— Dolorès, mon enfant, à part les bijoux et dentelles de sa tante, qui lui en a fait donation devant notaire, ne possède rien au monde… pas même un toit pour s’abriter.

— Il y a le Beffroi, père, dit doucement Marcelle.

— Oui, ma chérie, il y a le Beffroi ! Ce soir même, je partirai pour Québec et j’en ramènerai Dolorès… Désires-tu m’accompagner, Marcelle ? demanda Henri Fauvet.

— Non, père, répondit-elle. Vous ne serez pas longtemps absent ; je resterai ici et préparerai la chambre de mon amie. Pauvre, pauvre Dolorès !

— Elle sera ici chez elle. Le Beffroi est assez grand pour nous contenir tous, et tant que Dolorès se plaira avec nous…

— Quelque chose me dit que nous ne la garderons pas bien longtemps, cependant, dit Marcelle en souriant. Avez-vous remarqué, père, combien M. Archer a eu l’air d’admirer Dolorès ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué, mignonne, répondit Henri Fauvet. Mais, je ne pourrais souhaiter un meilleur mari à Dolorès que le fils de mon plus intime ami… Allons ! ajouta-t-il. Je vais faire mes préparatifs de départ. Il est déjà quatre heures et le train part à sept heures, à une dizaine de milles d’ici !

Aussitôt arrivé à Québec, et après avoir retenu sa chambre à l’hôtel, Henri Fauvet se rendit chez Mme de Bienencour, et il fut heureux de constater que cette dame avait retrouvé sa santé et sa joyeuse humeur.

— Ah ! M. Fauvet ! L’homme du Nord ! dit, en riant, Mme de Bienencour. Soyez le bienvenu, des milliers de fois !

— J’espère que vous êtes tout à fait remise de votre indisposition de l’hiver dernier, chère Madame ? demanda Henri Fauvet.

— Merci, M. Fauvet, ça va mieux, beaucoup mieux, sauf quelques petites douleurs rhumatismales qui me sont restées, je suis parfaitement guérie. Tiens ! Voilà Gaétan !

En effet, Gaétan entrait dans le salon. Il vint, hâtivement saluer Henri Fauvet… le père de Marcelle !

— M. Fauvet ! s’exclama-t-il. Quelle surprise ! Comment vous portez-vous ? Et Mlle Fauvet ? Elle ne vous a pas accompagné ?

— Non, M. de Bienencour, Marcelle ne m’a pas accompagné. Vous le savez sans doute, du moins, vous le devinez, je suis venu chercher Dolorès.

— Cette pauvre Dolorès ! s’écria Mme de Bienencour. Je lui ai envoyé un mot, par Iris, ce matin, et je me propose d’aller la chercher cet après-midi et l’amener ici. Adolphe de Pont-Joly et sa femme ont pris possession de la maison, et soyez certain, M. Fauvet, qu’ils ne feront pas la vie belle à Dolorès !

— J’emmènerai Dolorès au Beffroi ; Marcelle l’attend.

— L’hospitalier Beffroi ! fit, en souriant, Mme de Bienencour.

À ce moment, un domestique vint annoncer que la voiture était à la porte.

— Puisque vous vous rendez chez les de Pont-Joly, M. Fauvet, veuillez m’accompagner, dit Mme de Bienencour. Nous ramènerons Dolorès avec nous.

Quand ils arrivèrent chez les de Pont-Joly, un domestique les fit entrer au salon ; il était sous l’impression, évidemment, que la famille était dans cette pièce. Mais il se trompait. De la bibliothèque, des voix parvinrent à Mme de Bienencour et à Henri Fauvet.

— Ainsi, Mlle Lecoupret, disait une voix aigre et désagréable, une voix de femme, n’oubliez pas que nous n’avons aucune obligation envers vous. Vous êtes la nièce de Mme de Pont-Joly et Mme de Pont-Joly est morte. Puisque Mme de Bienencour vous offre l’hospitalité, croyez-moi, vous feriez bien de l’accepter le plus tôt possible… Nous avons besoin de la chambre que vous occupez, dans cette maison, d’ailleurs…

— C’est bien, Madame, répondit la voix de Dolorès. J’accepterai, avec une reconnaissance infinie l’hospitalité de Mme de Bienencour, qui a toujours été la bonne amie de ma tante. Je vais préparer mes malles…

— Et n’oubliez pas que vous n’avez droit qu’à vos effets personnels, Mlle Lecoupret ! dit une voix d’homme ; celle d’Adolphe de Pont-Joly, cette fois. Les dentelles, les bijoux de votre tante…

— M’appartiennent en propre, M. de Pont-Joly, acheva Dolorès. Ma tante m’en a fait donation, devant notaire.

— Il faudra voir cela… cette donation, je veux dire. En attendant…

— Pardon, M. de Pont-Joly ! dit, soudain, Mme de Bienencour, qui venait d’entrer dans la bibliothèque.

Mme de Bienencour ! s’écria Dolorès, qui vint se placer à côté de cette dame. Oh ! Mme de Bienencour, emmenez-moi chez-vous !

— Je suis venue te chercher, Dolorès.

— Je suis sûre que Mlle Lecoupret doit vous être fort reconnaissante de l’hospitalité que vous lui offrez, Mme de Bienencour, dit d’un ton mielleux, Mme de Pont-Joly ; car, sans cela…

Mlle Lecoupret aura toujours un toit pour l’abriter et des cœurs pour l’aimer, tant que je vivrai, interrompit Henri Fauvet, qui venait d’entrer, à la suite de Mme de Bienencour.

— M. Fauvet ! Oh ! cher M. Fauvet ! s’écria Dolorès, qui se suspendit, en pleurant, au cou du père de son amie.

— J’ai ordre de Marcelle de te ramener avec moi au Beffroi, dit Henri Fauvet, en souriant. Nous partirons demain. En attendant, va préparer tes malles ; nous nous rencontrerons chez Mme de Bienencour, ce soir.

— Ne viendrez-vous pas prendre le déjeuner avec nous, M. Fauvet ? demanda Mme de Bieneucour. De fait, pourquoi n’êtes-vous pas venu directement aux Terrasses, en arrivant ? J’aurais été fort heureuse de vous offrir l’hospitalité.

— Merci, Madame ! Mais, il y a certaines affaires que je désire régler tandis que je suis à Québec. À ce soir, sans faute, cependant ! répondit le père de Marcelle, puis il quitta la maison des de Pont-Joly.

En descendant les marches de l’escalier, il croisa Gaston Archer.

— M. Fauvet ! s’écria Gaston. Vous, à Québec ! Quelle surprise !

— Je suis venu chercher Mlle Lecoupret ; je vais la ramener au Beffroi, où Marcelle l’attend.

— Ainsi, Mlle Fauvet ne vous a pas accompagné, cette fois ?

— Non. Elle a préféré être sur les lieux, pour recevoir Dolorès.

— Vous proposez-vous de retourner tout de suite dans le nord, M. Fauvet ?

— Oui, tout de suite demain.

— Alors, je cours offrir mes sympathies à Mlle Lecoupret ; en même temps, je lui ferai mes adieux. Au revoir, M. Fauvet ! dit Gaston, en franchissant le reste des degrés conduisant à la maison.

— Tu choisis mal ton temps, Gaston, dit Henri Fauvet. Mlle Dolorès est à préparer ses malles, aidée par Mme de Bienencour, dans le moment. Pourquoi n’attends-tu pas à ce soir ? Nous irons, ensemble dîner et veiller aux Terrasses.

— Ah ! Mlle Lecoupret va se retirer immédiatement chez Mme de Bienencour ?

— Oui. Les de Pont-Joly se sont installés dans la maison, et ce n’est plus tenable pour Dolorès.

— Pauvre Mlle Dolorès ! fit Gaston.

— Je t’invite à déjeuner avec moi, à l’hôtel, mon garçon, dit Henri Fauvet. Acceptes-tu ?

— Je dis que c’est bien aimable à vous de m’inviter et je n’aurai garde de refuser, cher M. Fauvet.

— Au revoir donc ! À tout à l’heure ! Nous déjeunons à une heure précise.

Le programme que Henri Fauvet s’était tracé fut exécuté à la lettre ; il vaqua à ses affaires d’abord, puis il déjeuna avec Gaston, ensuite, on dîna, tous ensemble aux Terrasses.

Pendant la veillée, on fit des projets pour l’été, puis Gaston dit ;

— M. Fauvet, j’aurais une grande faveur à vous demander… J’ose à peine, cependant…

— Qu’est-ce, Gaston ?… « Demandez et vous recevrez » a dit le Seigneur, tu sais.

— Ce serait d’arrêter chez-nous, demain, au lieu de continuer tout droit dans le nord. Mon père et ma mère seraient si heureux de vous revoir, M. Fauvet, et aussi, ils désirent vivement faire la connaissance de Mlle Lecoupret. Ne refusez pas, je vous prie !

— Cela retarderait notre arrivée au Beffroi d’un jour, répondit Henri Fauvet ; mais, si Dolorès n’y a pas d’objections, nous allons accepter ton invitation. Qu’en dis-tu, Dolorès ?

— Rien ne me serait plus agréable, répondit Dolorès, souriant et rougissant en même temps.

M. et Mme Archer attendaient leurs visiteurs à la gare. Quelle joie, pour eux, de revoir Henri Fauvet et de faire la connaissance de Dolorès, dont Gaston leur avait parlé si souvent !

Une confortable berline de famille les transporta tous au Vieux Manoir ; c’est sous ce nom que leur propriété était désignée. Aussi, la grande maison blanche, devant laquelle la berline s’arrêta, ressemblait-elle beaucoup aux manoirs de jadis (peut être en était-ce un d’ailleurs).

— Oh ! fit Dolorès, en apercevant la maison. C’est splendide le Vieux Manoir, splendide !

M. et Mme Archer aimèrent tout de suite Dolorès ; la jeune fille, de son côté, raffola de l’homme aimable et courtois qu’était Émile Archer, ainsi que la dame charmante et douce qu’était Mme Archer. Gaston était au comble de ses joies : avoir Dolorès sous son toit ! Que pouvait-il désirer de plus ou de mieux… pour le moment ?

Le lendemain, Henri Fauvet et Dolorès durent faire leurs adieux aux Archer et reprendre la route du nord. Gaston alla les accompagner jusqu’à Montréal, puis on se sépara, mais avec promesse de se revoir.

Quelle réception ils eurent, au Beffroi ! Marcelle les attendait, sur le pont du Tocsin, et c’est à pied qu’ils parcoururent le chemin, du pont à la maison.

— Chère Dolorès ! s’écria Marcelle. Tout est prêt pour te recevoir. Je t’ai donné ton ancienne chambre, que nous appelons toujours « la chambre de Dolorès » d’ailleurs. Tu es la bienvenue, des milliers et des milliers de fois ! Tu seras ma sœur, Dolorès. Tu le sais, j’ai toujours désiré avoir une sœur ; eh ! bien…

— J’ai deux filles maintenant ! dit Henri Fauvet, en souriant.

— Cher M. Fauvet ! Chère Marcelle ! fit Dolorès, tandis que des larmes coulaient sur ses joues. Je n’ai pas essayé de vous remercier de l’empressement que vous avez mis à venir à mon secours… C’est que je…

— Qu’il n’en soit pas question, Dolorès, dit Henri Fauvet. Inutile de te dire que, en apprenant la nouvelle du décès de ta tante de Pont-Joly, rien ne nous a semblé plus naturel, à Marcelle et à moi, que de t’offrir l’abri de notre toit et l’affection de nos cœurs.

— L’hospitalier Beffroi… murmura Dolorès, ainsi que l’avait fait Mme de Bienencour, quelques jours plus tôt.

Dolorès fut vite installée au Beffroi. Raymond Le Briel, le premier, vint lui rendre visite, puis vinrent le Docteur Carrol et ses deux filles.

Le temps s’écoulait agréablement. Un jour, Dolorès constata qu’il y avait déjà un mois et demi qu’elle avait quitté la ville de Québec. L’été était arrivé ; le bel été, qui ramènerait Gaston Archer dans le nord, pensait-elle… L’été, qui ramènerait peut être Gaétan de Bienencour, se disait Marcelle.


CHAPITRE IV

LE PRESSENTIMENT DE RAYMOND LE BRIEL


On était au 7 juin. Raymond Le Briel avait dîné au Beffroi. Il ne se pressait pas pour retourner chez lui, car la lune devait se montrer de bonne heure, et Aquilon, son cheval, aurait bientôt parcouru les cinq milles séparant le Beffroi de l’Eden.

Raymond adorait Marcelle. Combien de fois il avait été tenté de la demander en mariage ! Mais il craignait un refus, qui lui fermerait, en quelque sorte, les portes du Beffroi. Marcelle lui donnait toutes les preuves d’une grande amitié, mais c’était tout, et ce n’était pas ainsi que le jeune homme voulait être aimé, bien sûr… Il attendrait encore quelque temps, avant de risquer la proposition… En attendant, il était toujours le très bienvenu chez les Fauvet ; il ne quitterait pas, pour ainsi dire, la proie pour l’ombre.

— Que ! temps splendide nous avons ! s’écria Marcelle, en ce soir du 7 juin, alors qu’elle et son père, Dolorès et Raymond étaient assis sur un banc, qui avait été placé sur le bord de la Rivière des Songes. Pas un nuage au ciel ! C’est ravissant !

— C’est ainsi que devrait toujours être l’été, dit Dolorès : du beau temps, jamais de pluie… La pluie, c’est si détestable !

— La pluie a son utilité, cependant, Mlle Le- coupret, répondit Raymond. La terre est altérée, fort altérée, et les semences sont très en retard, à cause de la sécheresse que nous avons. Demandons la pluie ; demandons-la à grands cris… pour plus d’une raison. Et un nuage passa sur les traits du jeune homme.

— Vous me faites penser à notre ménagère Mme Emmanuel, M. Le Briel, fit Marcelle, en riant. Chaque matin, elle observe le firmament, puis elle secoue la tête et dit d’un air désolé : « Pas de pluie, encore aujourd’hui ! Que Dieu nous garde » !

Mme Emmanuel a toujours demeuré dans ce district, n’est-ce pas ? demanda gravement Raymond.

Toujours… Excepté durant les quelques années qu’elle a passées, avec nous, à Québec, répondit Henri Fauvet.

— L’autre jour, reprit Marcelle, pendant, une heure à peu près, le soleil a été obscurci d’un nuage et Mme Emmanuel était littéralement folle de joie. « La pluie ! La pluie enfin ! disait-elle ; Dieu est bon » !

— Et la brave femme dansait, dans les corridors, tant sa joie était grande, ajouta Dolorès, en souriant.

Mme Emmanuel connaît ces régions, et c’est pourquoi… commença Raymond, puis il changea subitement de sujet. Allons ! reprit-il. Il faut que je parte !

— Pas avant d’avoir bu une tasse de café et mangé du gâteau, que Dolorès a confectionné, de ses blanches mains ! dit Marcelle. Viens, Dolorès ! Nous allons préparer, pour M. Le Briel, le coup de l’étrier !

Les deux jeunes filles étant parties, en courant, du côté de la maison, Henri Fauvet demanda au jeune homme :

— M. Le Briel, cette absence de pluie a l’air de vous inquiéter beaucoup. Puis-je savoir pourquoi ? Ce ne sont pas seulement les semences qui vous causent tant d’inquiétudes, je le sais !

— C’est vrai, M. Fauvet, je suis fort inquiet, comme le sont, d’ailleurs, tous ceux qui sont familiers avec cette région… Cette sécheresse peut occasionner la plus grande des calamités : un feu de forêt.

— Un feu de forêt, dites-vous, M. Le Briel ! Mais… Je croyais que ces sortes de choses n’étaient à craindre que durant l’automne, alors qu’on prépare la nouvelle terre, qu’on fait brûler les souches d’arbres… que sais-je ?…

— Sans doute, M. Fauvet ; mais, je vous assure que la sécheresse est un malheur, un grand malheur ! La terre se fend, par endroits, tant elle est cuite ; les arbres, l’herbe ; tout est devenu matière inflammable. Un feu de campement, mal éteint, l’allumette d’un fumeur, jetée négligemment sur le sol, au milieu d’aiguilles de pin, par exemple, et le résultat est épouvantable. Oh ! combien peu ils songent, ces négligents, ces indifférents, aux catastrophes que peuvent parfois produire un simple acte d’imprudence !

— Ce n’est guère rassurant ce que vous me dites, Le Briel, fit Henri Fauvet. J’ai entendu parler si souvent des feux de forêt ; on dit que c’est épouvantable.

— Un feu de forêt, c’est la pire des calamités, et ce n’est pas sans raison qu’il jette la terreur dans tous les cœurs. Imaginez un mur de flammes, de cinquante à soixante pieds de haut, un mur mobile, qui va s’avançant, lentement, mais sûrement, détruisant tout sur son passage… Il faut avoir vu cette horrible chose pour la bien comprendre…

— Mon Dieu ! dit Henri Fauvet.

— Espérons que nous serons épargnés, reprit Raymond ; mais, depuis quelques jours, il y a de la fumée dans l’air… Voyez-vous, M. Fauvet, certaines parties de forêt pourraient bien être incendiées, sans que nous le sachions encore.

— Comment ! Vous craignez…

— Je ne sais pas… J’ai comme le pressentiment d’une catastrophe, que la pluie seule pourrait empêcher. Mais, voilà les jeunes filles ; il ne faut pas les effrayer, donc, changeons le sujet de notre conversation.

Raymond s’élança à la rencontre de Marcelle et Dolorès, qui portaient, entr’elles, un plateau sur lequel étaient quatre tasses de café et une corbeille contenant des gâteaux.

Après le départ de Raymond, Henri Fauvet se sentit mal à l’aise. Il aurait désiré garder le jeune homme au Beffroi… Pourquoi ?… Il n’eut pu l’expliquer, mais, les choses qu’il venait d’entendre étaient peu rassurantes ; pour le cas où un malheur arriverait, on eut été plus nombreux ; voilà.

— Suis-je stupide ! se dit le père de Marcelle, en haussant les épaules. Parce que Le Briel m’a parlé de feux de forêts ce soir, cela ne signifie pas qu’il arrivera quelque catastrophe cette nuit. Allons ! Pensons à autre chose ; Marcelle finirait pas s’apercevoir que je suis préoccupé.

À dix heures, les jeunes filles se retirèrent dans leurs chambres et Henri Fauvet resta seul, dans son étude. Mais, c’est en vain qu’il essaya de lire. Il résolut donc d’aller se mettre au lit. Au moment où il se disposait à monter l’escalier, V. P. passa dans le corridor, faisant « sa ronde d’inspection » comme il le disait.

— V. P., dit Henri Fauvet, entre donc dans mon étude ; j’ai à t’entretenir de quelque chose.

— Certainement, M. Henri ! répondit le domestique.

— V. P., demanda Henri Fauvet, quand ils eurent pénétré dans l’étude, as-tu déjà entendu parler de feux de forêts ?

— Si j’en ai entendu parler, M. Henri ! Certes, oui ! Mme Emmanel ne nous entretient que de cela, depuis quelque temps ; depuis qu’il fait une si grande sécheresse. Cette pauvre femme a tellement peur du feu, qu’elle n’en dort pas des nuits, nous dit-elle. Elle assure même qu’il y a de la fumée dans l’air et que…

— Pauvre femme ! fit Henri Fauvet. Je présume qu’elle a du être témoin de quelque feu de forêt, jadis, et c’est pourquoi elle craint tant.

— Elle a été, en quelque sorte, la victime d’un de ces feux, M. Henri, répondit V. P. Elle s’est vue obligée de se sauver, emportant dans ses bras son bébé, une petite, âgée de quelques mois. Sa petite Marie-Ange, nous en parle-t-elle assez souvent ! Fuyant devant de vraies montagnes de flammes, son Nap cramponné à ses jupes et portant Marie-Ange. Elle et sa petite reçurent tout de même, des brûlures. L’enfant en mourut, et Mme Emmanuel porte, à son bras droit, de terribles cicatrices, souvenirs de ce feu. Vous le savez, M. Henri, j’ai insisté pour que nous ayons, autour du Beffroi un système moderne d’arrosage

— Ah ! je comprends ton idée maintenant ! Tu as bien fait d’insister ! Mais, peut-être pleuvra-t-il demain ; le malheur redouté serait ainsi écarté.

— Espérons-le M. Henri, espérons-le ! dit V. P.

Arrivé dans sa cambre à coucher, Henri Fauvet sortit sur le balcon en fer forgé et jeta les yeux dehors. Tout était d’un calme absolu, un de ces calmes qu’on ne peut concevoir même, à moins d’en être témoin. Le firmament, tout constellé d’étoiles, semblait sourire à la terre et lui promettre une nuit paisible. Une légère brise faisait à peine ployer les arbres, et la Rivière des Songes fredonnait comme une douce berceuse.

Quoique peu rassuré, Henri Fauvet commença ses préparatifs pour se mettre au lit. Il y avait toujours une lampe au verre dépoli qui brûlait dans le corridor, toute la nuit. Le propriétaire du Beffroi n’allumait que très rarement la lumière dans sa chambre à coucher ; celle du corridor lui paraissant suffisante. Il ne fermait jamais sa porte, pour dormir, car il aimait, disait-il, à avoir connaissance, lorsqu’il s’éveillait, de ce qui se passait dans la maison.

Oh, ce soir-là, au moment de se coucher, il crut entendre un léger bruit, dans le corridor. Il s’avança sur le seuil de sa porte et écouta… Oui, il y avait du bruit… Un bruit étrange… comme un frôlement sur le plancher… C’était près de l’escalier montant au grenier… Il irait voir ce qu’il y avait !…

Soudain, il eut une exclamation étouffée et ses yeux s’agrandirent démesurément… À l’autre extrémité du corridor, il venait d’apercevoir la plus singulière chose !… Est-ce qu’il rêvait ?… Non, il était parfaitement éveillé, et ce qu’il voyait, c’était bien un moine… Un moine, à la robe de bure, retenue à la taille par un cordon… Un moine, dont le capuchon rabattu cachait complètement les traits…

— L’Ombre du Beffroi ! murmura Henri Fauvet.

Allait-il rester là, figé, et se laisser envahir par la peur ?… Non ! Il irait à la poursuite de cette ombre, sans perdre un instant !

Il s’élança dans le corridor. Mais, au premier mouvement qu’il fit, le moine disparut.

Sans qu’il s’en rendit compte, une sueur froide pointa au front de Henri Fauvet. Tout de même, s’emparant de la lampe du corridor, il gravit l’escalier, il parvint au grenier ; il monta même dans le beffroi… Nulle part il ne revit l’apparition…

— L’Ombre du Beffroi ! répéta-t-il. C’est donc vrai que cette ancienne abbaye est hantée ?

Ses recherches ayant été vaines, il retourna dans sa chambre, puis, s’étant mis au lit, il finit par s’endormir.

Il dormit pendant deux ou trois heures peut-être. Ce qui l’éveilla brusquement, ce fut la cloche du Beffroi, sonnant à toute volée. Ce n’était pas le tintement lent produit par le vent, cette sorte de glas du bronze, oscillant sur ses supports, cette fois. Non. La cloche, comme mue par une main puissante, faisait vibrer toute la maison.

Aussitôt, Henri Fauvet fut debout. Il courut à sa fenêtre, car sa chambre lui parut être éclairée comme en plein jour ; la calamité pressentie par Raymond Le Briel avait fondu sur le district : ses forêts étaient en feu !

À ce moment, Mme Emmanuel arriva dans le corridor, et, toute affolée, elle se mit à crier ;

— Au feu ! Au feu !

En un clin d’œil, Marcelle, Dolorès et les domestiques furent sur pied.

— Au feu ! Au feu ! ne cessait de crier Mme Emmanuel.

— C’est un feu de forêt ! dit Dolorès.

— Alors, que Dieu ait pitié de nous ! s’exclama Rose.

— Mais, qui donc sonne la cloche ainsi ? demanda Marcelle.

— Tiens ! C’est bien vrai ! fit Dolorès. Nous sommes tous ici… Qui donc sonne la cloche, dans le beffroi ?

— Je… Je ne… sais pas… balbutia Henri Fauvet.

— C’est l’Ombre du Beffroi ! s’exclama Marcelle. L’ombre du moine ! Père, j’ai peur !

— Voyons, Marcelle, je t’en prie ! dit Henri Fauvet. Je vais aller voir ce qui se passe, là-haut, et…

— Non ! Non, père ! N’y allez pas ! cria Marcelle.

Tout à coup, la cloche cessa de sonner ; mais, au loin, le feu semblait redoubler de furie.

— V. P., dit Henri Fauvet, va vite atteler les chevaux au fourgon ; j’irai prêter secours, si je le puis. Cyp, ajouta-t-il, tu m’accompagneras, et je te charge, V. P., de veiller sur le Beffroi et celles qu’il contient, durant mon absence.

La cloche de la porte d’entrée sonna. Henri Fauvet alla ouvrir, et il se trouva en présence de Raymond Le Briel.

— J’ai entendu sonner la cloche du Beffroi, M. Fauvet, dit-il, et je savais que vous étiez debout. Je m’en vais sur le lieu du sinistre, afin d’essayer de porter secours.

— Je vous accompagne, Le Briel !

— Oh ! père ! pleura Marcelle, qui venait d’accourir. Le danger…

— Au revoir, ma toute chérie ! répondit Henri Fauvet, en pressant sa fille sur son cœur. Au revoir, Dolorès ! ajouta-t-il. V. P., encore une fois, je te confie la garde de toutes… Mme Emmanuel, Rose, tenez tout prêt, pour le cas où nous vous ramènerions des blessés !

Ce-disant, Henri Fauvet alla rejoindre Raymond, qui, lui aussi, avait fait atteler des chevaux à son fourgon, et bientôt, tous deux se perdirent dans la nuit.


CHAPITRE V

LA CITÉ DU SILENCE


Trois jours durant sévit le feu, détruisant tout sur son passage. Le quatrième jour, une pluie torrentielle tomba, et pendant huit jours, il plut « à boire debout » pour nous servir d’une expression populaire.

Henri Fauvet, Raymond Le Briel, le Docteur Carrol et Karl Markstien se dévouèrent, jour et nuit, portant secours, autant qu’il leur était possible de le faire, recueillant, dans leurs fourgons, plus d’un malheureux, plus d’une malheureuse qui, fous de peur, essayait de fuir le danger, en se jetant dans un danger plus grand. Souvent, ces pauvres affolés fuyaient, les habits enflammés, sans songer que, plus ils essayaient ainsi de fuir le feu, plus ils l’activaient. Plus d’une mère affolée avait été sauvée par nos dévoués amis, alors qu’elle se sauvait, emportant dans ses bras, son enfant… brûlé à mort, en certains cas. Que de plaintes ! Que de gémissements ils entendirent ! Que d’épouvantables catastrophes, dont ils furent témoins !…

Mais, jetons un voile sur ce sinistre, et occupons-nous des sinistrés.

Au Beffroi, à l’Eden et au Grandchesne, on avait établi des hôpitaux. Au Beffroi, dont le rez-de-chaussée avait été converti en salle d’hôpital, il y avait dix-neuf malades, blessés ou brûlés. À l’Eden il y en avait treize, et au Grandchesne, sept. Marcelle et Dolorès, aidées de Mme Emmanuel, de V. P. et de Cyp, se dévouaient, nuit et jour. Rose avait été envoyée chez Raymond Le Briel, afin qu’elle put aider la vieille ménagère de l’Eden. Olga et Wanda, elles non plus, ne se croisaient pas les bras. Bref, ceux que nous connaissons firent tout ce qu’il leur était possible de faire, sans se soucier des fatigues et des inconvénients que cela leur occasionnait.

Karl Markstien, connu plutôt sous le nom du Docteur Karl, dans les environs, allait « d’un hôpital à l’autre ». Il encourageait les malades, prescrivait des remèdes et des onguents, recommandant, de préférence, pour les brûlures : « l’onguent Angélique ». Sans doute, cet onguent vous est inconnu, et il n’y a pas lieu d’en être étonné, car, il avait été inventé par cette bonne Mme Emmanuel. C’était d’une recette très facile ; du sain doux, mêlé à de l’huile d’olive.

Quand Karl vint, pour la première fois, au Beffroi, il vit que les brûlures des malades avaient été recouvertes d’onguent.

— Quel est cet onguent ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Marcelle. C’est Mme Emmanuel qui l’a fait.

Mme Emmanuel, ayant dit le secret de sa recette à Karl, celui-ci l’approuva. On ne pouvait désirer mieux ; cet onguent, appliqué sur les brûlures, procurait un soulagement presqu’immédiat, quoique peu durable.

Mme Emmanuel, demanda, Karl, quel est votre prénom ?

— Si vous voulez parler de mon nom de baptême, M. le Docteur, répondit la brave femme, je vous le dirai avec plaisir, car, dans le temps, c’était considéré le plus beau nom qu’il y eut ; je me nomme Angélique.

Karl parvint à ne pas sourire.

— Eh ! bien, Mme Emmanuel, dit-il, votre onguent, nous le nommerons « l’onguent Angélique » (on ne pourrait vraiment trouver un nom plus joli et plus… rassurant), et je le recommanderai à l’Eden, aussi bien qu’au Grandchesne… avec votre permission, s’entend !

Après cela, Mme Emmanuel ne jurait plus que par le Docteur Karl.

Mlle Dolorès, dit-elle, le Docteur Karl Markstien, n’est-ce pas que c’est un jeune homme aimable et bon ?… Vraiment, selon moi, il est…

— Angélique, acheva cette folle de Dolorès.

Ce ne fut que dans la dernière semaine de juin que, tous les malades guéris et repartis, on put reprendre la vie accoutumée.

— Marcelle, dit, un soir. Henri Fauvet, j’ai une assez triste nouvelle à t’annoncer.

— Une triste nouvelle, dites-vous, père ?

— Voici : la maison où tu es née, la maison de Febro, tu sais, est brûlée ; elle se trouvait sur le parcours du feu.

— Ah ! fit Marcelle.

— Je le regrette d’autant plus, que je faisais des démarches, depuis quelque temps, pour acheter cette propriété.

— Y avait-il quelqu’un dans la maison, lorsqu’elle a brûlé, père ?

— Je ne le crois pas, ma fille. Cyril Florentin, le mari de Febro, est mort, dit-on, et personne ne devait demeurer dans sa maison… Du moins, on le croit… Cependant, les uns ont affirmé avoir vu de la fumée s’échapper de la cheminée, quelques jours avant le sinistre.

— Un chemineau qui se sera retiré dans la maison, sans doute, dit Marcelle.

— C’est probable.

— Père, demanda Marcelle, qui donc a sonné la cloche, dans le beffroi, la nuit du feu ? Le savez-vous ?

Malgré lui, Henri Fauvet frissonna. C’est qu’il croyait voir encore l’Ombre du Beffroi, tel qu’il l’avait vue, cette nuit-là. Qui donc, en effet, aurait pu sonner la cloche, si ce n’était pas le moine, dont la visite avait été si étrange ?

— Vous ne répondez pas, père ?

— Vraiment, Marcelle, je ne sais que répondre ! Le vent a dû agiter la cloche et…

— Mais, il ne ventait pas, cette nuit là, père chéri ! Vous le savez, il faut que le vent souffle fort pour faire osciller la cloche… Croyez-vous à l’Ombre du Beffroi ? demanda Marcelle.

— Quel enfantillage, Marcelle ! s’écria Henri Fauvet, avec un éclat de rire que Dolorès, qui était présente, trouva assez singulier ; ce rire sonnait un peu faux, lui semblait-il.

La cloche de la porte d’entrée, sonnant, en ce moment, interrompit la conversation. C’était le Docteur Carrol, qui venait inviter Henri Fauvet et les deux jeunes filles à passer la journée du lendemain au Grandchesne.

— Olga et Wanda ne vous ont pas accompagné, Docteur ? demanda Marcelle

— Pas cette fois. Je suis venu à cheval, Mlle Marcelle, répondit le médecin. J’arrive de l’Eden, ajouta-t-il. M. Le Briel sera ici, à dix heures, demain matin ; il viendra vous chercher pour vous conduire chez-nous. C’est promis, n’est-ce pas ?

— Nous acceptons votre invitation avec le plus grand plaisir Docteur Carrol, répondit Henri Fauvet. N’est-ce pas, Marcelle ? N’est-ce pas, Dolorès ?

— Certes ! dirent, ensemble, les deux jeunes filles.

— Vos jeunes filles ont perdu quelque peu de leur teint, dit le médecin en s’adressant à Henri Fauvet. Je leur préparerai un tonique, le même que je fais prendre à Olga et Wanda. Ce tonique, il faudra le prendre régulièrement, Mesdemoiselles, ajouta-t-il.

— Nous le prendrons, c’est promis, Docteur, fit Marcelle ; mais à la condition que vous restiez à dîner avec nous.

— Impossible, chère enfant, impossible ! Mes filles seraient inquiètes. À demain, sans faute ! Nous vous attendrons pour le dîner ; ne nous désappointez pas.

— Pas de danger ! s’exclama Dolorès en riant. Les distractions étant rares en ces régions : une journée passée au Grandchesne, c’était tout un événement pour Marcelle et Dolorès.

Ce fut une journée fort agréable que celle passée chez le Docteur Carrol. Inutile de dire quelle réception chaleureuse fut faite aux invités. La vieille Martha s’était surpassée dans la confection des mets et le dîner se prit gaiement dans la confortable et riante salle à manger du Grandchesne.

Après le dîner, Olga et Wanda proposèrent qu’on lit une longue promenade à pied et qu’on allât visiter la « Cité du Silence », ainsi nommée par Wanda, à cause de la forme particulière des rochers, en cet endroit, et qui semblaient représenter des châteaux, des villas, des tourelles, des ponts, des clochers, etc., etc.

— C’est, je crois, dit-elle à Marcelle, un les endroits les plus pittoresques de la terre…

— Auquel vous avez donné un nom très poétique, Mlle Wanda, dit Raymond Le Briel.

— Nous accompagnerez-vous, père ? demanda Olga au médecin.

— Je n’y tiens pas, Olga. Les longues marches me fatiguent. Car, je vous en avertis, tous, la Cité du Silence est à trois bons milles d’ici, dit le médecin.

— Trois milles ? Mais, ce n’est rien ! dit Marcelle. Père, Dolorès et moi, nous parcourons souvent plus de distance que cela, sans fatigue !

— Tout de même, je me ferai remplacer par Karl ; une lieue ne lui pèse guère aux pieds, d’ailleurs, répondit le Docteur Carrol. J’ai un malade à visiter ; je profiterai de votre absence pour me rendre chez lui.

On partit gaiement, et quand enfin on arriva à la merveilleuse cité, ce furent des exclamations de la part de tous.

— C’est merveilleux !

— C’est splendide !

— C’est admirable !

— C’est à n’en pas croire ses yeux !

— L’illusion est parfaite !

— Voyez donc ce clocher ! s’écria Henri Fauvet. Style gothique, je crois.

— Et ce vieux château ! Et ce pont-lévis qui y conduit !

— Et là-bas, cette jolie villa, au toit recouvert de mousses de différentes nuances ! dit Marcelle.

— Puis, dans le fond, cet imposant édifice ! fit Dolorès. Ça doit être l’Hôtel de Ville, ou le Palais de Justice.

— Vous aviez raison, Mlle Wanda, fit Raymond Le Briel, cet endroit doit être le plus beau de la terre ! Mais, reprit-il, votre Cité du Silence n’est pas une cité abandonnée ; il y a là quelqu’un !

— Quelqu’un ?

— Oui… Entre le château et le clocher, je viens d’apercevoir un être humain.

— Un être humain, dans cette solitude, au milieu de ces rochers ! Impossible ! s’exclama Olga.

— Pourtant… j’ai bien vu… commença Raymond.

— Que je voudrais m’en assurer ! fit Olga.

— Ce serait impossible, Mlle Olga, répondit Karl. Comment traverser ce lac, dans lequel se mire la Cité du Silence ? Ce lac n’est, prétend-on, qu’un gouffre sans fond ?… Voyez comme l’eau en est noire…

— Vous avez raison. M. Karl, dit Olga, ce serait impossible… D’ailleurs, s’il y a là un être humain, c’est qu’il recherche la solitude et ce serait indélicat à nous de le déranger, en essayant de pénétrer dans sa retraite.

— Qui sait les chambres que contiennent ces châteaux, ces villes ! dit Dolorès.

— Il est certain que les grottes naturelles ne doivent pas faire défaut dans la Cité du Silence, répondit Henri Fauvet. Mais, songeons à retourner au Grandchesne, mes enfants.

— Merci de nous avoir fait voir de si merveilleuses choses, Mlle Wanda, fit Raymond. Quant à moi, j’y reviendrai… et bientôt… Oui, je reviendrai ! se dit-il, in petto. Je veux savoir qui habite la Cité du Silence, et je le saurai ! Car, aussi vrai que j’existe, cet être humain est une femme… Quelque pauvre sinistrée, peut-être ?… Après un feu de forêt, il se trouve souvent des gens sans abri, et cette cité de pierre… Je reviendrai !

— Qu’imaginer de plus grandiose ! s’exclama Dolorès, au moment où l’on se préparait à partir.

— Vous l’avez bien nommée la « Cité du Silence », Mlle Wanda ! dit Karl.

— Seul, le Créateur eut pu créer semblable merveille, répondit Wanda.

— C’est la Cité de Dieu ! dit, révérencieusement, Marcelle.

Une sorte de solennité avait envahi le groupe formé par nos amis, et cette impression les accompagna jusqu’au Grandchesne.

— Comme vous voilà solennels ! s’écria le Docteur Carrol, en les apercevant.

— C’est vrai, dit Raymond, en riant. Je vous assure, Docteur, que rien n’est impressionnant et imposant comme cette Cité du Silence !

— J’irai peut-être voir cela, un de ces jours, répondit le médecin.

— Moi, j’y retournerai, fit Marcelle. Je ne saurais définir l’impression que m’a faite cette cité silencieuse, et ce n’est qu’à grand regret que je l’ai quittée… On eut dit que quelque chose m’y retenait… quelque chose de puissant, que je ne puis expliquer ni définir…

— Je suis dans le même cas que toi, ma fille ! dit Henri Fauvet, et c’est assez étrange… Mais, parlons d’autre chose ; nous finirons par ennuyer le Docteur Carrol, et il serait tenté de croire que nous avons tous un peu la berlue.

On rit de bon cœur, ce qui atténua, en quelque sorte, la trop mélancolique impression qu’avait produite sur tous la « Cité du Silence ».


CHAPITRE VI

LES SAUTERELLES


Le lendemain, vers les deux heures de l’après-midi, on eut pu voir, quittant le Grandchesne, deux voitures. La première contenait le Docteur Carrol, Olga et Dolorès ; la deuxième, Henri Fauvet et sa fille, puis Wanda et Raymond Le Briel.

Quand, après le souper, la veille, Henri Fauvet avait parlé de retourner au Beffroi, le Docteur Carrol avait insisté pour les garder tous. Le lendemain, il devait se rendre à C…, petit établissement, à quelques milles de distance, visiter un malade. Pourquoi ne pas en faire une excursion agréable en y allant tous ensemble ? La proposition, faite si cordialement, avait été acceptée joyeusement, et voilà pourquoi on s’acheminait vers C…, en ce moment.

Arrivés à destination une surprise attendait les excursionnistes : le petit établissement était rempli de monde.

— Tout ce monde ! s’écria Marcelle. Qui eut cru qu’un établissement si petit fut tant peuplé !

Une ombre passa sur le front de Raymond.

— Ce sont les « Sauterelles », Mlle Fauvet, dit il. Nous avons bien mal choisi notre jour pour faire une promenade à C…

— Les Sauterelles ? questionna Henri Fauvet. Je… je ne comprends pas, Le Briel.

— C’est un mot de moi, dit Raymond en souriant. Pour parler clairement, tous ces gens que vous voyez, ce sont des laboureurs allant travailler dans le Nord-Ouest.

— Mais, que font-ils ici, alors ?

— Ah ! voilà ! Leur train a dû être mis sur une voie d’évitement pour laisser passer le train régulier. Hélas ! c’est une calamité pour les villages près desquels ces gens se trouvent ; ils dévastent tout, et c’est pourquoi je les nomme les Sauterelles.

— Ce sont pourtant d’honnêtes gens que ces laboureurs ! dit Henri Fauvet.

— Sans doute, dans les circonstances ordinaires. Mais, écoutez : voilà des centaines d’hommes qui, profitant du bon marché des billets, se rendent dans le Nord Ouest, pour aider à cultiver la terre. Ils apportent des provisions de bouche en quantités qu’ils croient suffisantes pour toute la durée du voyage. Cependant, voici qu’au bout de deux jours sur le train, ils s’aperçoivent qu’ils avaient mal calculé leur affaire et que les provisions vont leur manquer. Alors, s’ils se trouvent stationnés près d’un établissement ou d’un village quelconque ils ravagent tout pour se procurer de la nourriture. Ils dévastent les jardins, ils pénètrent dans les maisons, toujours en quête de provisions ; une nuée de sauterelles ne feraient pas plus de dégâts que ces laboureurs. Quel fléau ! et combien sont à plaindre les habitants de C… aujourd’hui ! Voyez, le Docteur Carrol nous fait des signes. Il a arrêté sa voiture ; allons le rejoindre !

Quand leur voiture fut à proximité de celle du médecin, celui-ci dit, s’adressant à Henri Fauvet :

— Je descends ici, visiter mon malade. Si vous le voulez bien. M. Fauvet, vous viendrez prendre place dans ma voiture… Nous sommes mal tombés pour notre promenade.

Henri Fauvet se rendit immédiatement au désir du médecin, car celui-ci venait de mettre pied à terre ; il portait, à la main, sa trousse de médecin.

Soudain, une dizaine de jeunes gens passèrent près de la voiture, et le dernier enleva prestement au Docteur Carrol, sa précieuse trousse.

— Au voleur ! cria-t-il.

Raymond, en un bond, eut sauté sur le sol, afin de courir après le voleur. Mais, un étranger s’était déjà élancé à la poursuite et bientôt, il eut atteint le larron. Ce fut, entr’eux, une lutte active, mais courte, car le jeune inconnu tordit le poignet du voleur et le sac tomba par terre. Ramassant l’objet, il vint le remettre au médecin.

— Merci, jeune homme, merci ! dit le Docteur Carrol. Vous venez de me rendre un immense service : je suis médecin, et cette trousse contient des instruments de valeur.

— Je m’en suis bien douté, répondit l’étranger, avec un sourire, qui découvrit des dents blanches et régulières.

— Si vous… commença le médecin. Mais le jeune homme était déjà parti.

— Tous ces laboureurs ne sont pas des voyous ! dit Marcelle à Raymond.

— Celui-là, toujours, ajouta Wanda, a accompli un acte vraiment héroïque, selon moi… Et, Marcelle, avez-vous vu comme il a un beau sourire ?

— Vous avez raison, sans doute, Mesdemoiselles, répondit Raymond, tous ces laboureurs ne sont pas des voyous ; nous venons d’en avoir la preuve. Mais… voyez… Voici une bande de scélérats qui, au moyen d’un bélier, vont enfoncer la porte de cette maison, à notre gauche. Entendez-vous ces cris, à l’intérieur ?

— Mon Dieu ! fit Wanda, en portant la main à son cœur. Une voix de femme !

La porte de la maison indiquée par Raymond était peu solide ; elle fut vite enfoncée. À l’intérieur, les cris redoublèrent.

— Allez-vous-en ! criait une voix.

Une femme passait près de la voiture dans laquelle étaient les deux jeunes filles et Raymond.

— Au secours ! cria-t elle. Ils vont la maltraiter ! La folle ! La folle !

Les cris de la folle parvenaient clairement à tous nos amis ; mais ni Henri Fauvet, ni Raymond Le Briel n’osaient abandonner, pour aller à son secours, les jeunes filles qu’ils étaient chargés de protéger.

— C’est le jeune étranger ! cria, soudain Wanda, en désignant de la main l’inconnu de tout à l’heure, qui venait de pénétrer dans la maison ravagée.

Le Docteur Carrol quittait son malade. Il arriva, en courant, à la voiture contenant Marcelle, Wanda et Raymond, et demanda :

— Qu’y a t-il ? D’où parviennent ces cris ?

— De cette maison, répondit Raymond. Il y a là une pauvre folle, que l’on maltraite parait-il.

Courant, le médecin arriva dans la maison qui lui avait été désignée. En entrant, il vit une femme, qu’un laboureur traînait par les cheveux, tandis que l’étranger de tantôt se battait comme dix, pour essayer de défendre la pauvre malheureuse.

— Ah ! Mon jeune ami ! s’écria le Docteur Carrol. Je m’en viens vous prêter main-forte !

L’inconnu avait réussi à faire lâcher prise à celui qui traînait la folle par ses cheveux, puis, un coup de poing qu’il lui appliqua sur le menton, l’envoya s’étendre, à l’une des extrémités de la pièce.

— Bravo ! Bravo ! cria le Docteur Carrol. Bien réussi, mon jeune ami ! Cette pauvre femme a peut-être besoin de mes soins, ajouta-t-il, en s’agenouillant auprès d’elle.

Mais un cri avait retenti ;

— Lionel !

Édith ! Ô ciel ! C’est Édith, ma femme bien-aimée ! cria, à son tour le médecin.

— Lionel ! Ô mon Lionel ! Je te revois enfin ! dit la pauvre femme.

— Édith ! Ma toute chérie !… Je t’ai tant cherchée… et je te retrouve ici !… Tu m’es rendue, et Dieu en soit béni ! Jeune homme, dit le Docteur Carrol, en s’adressant à l’étranger, allez, je vous prie, dire à mes amis de venir ici immédiatement ! Cette dame, que vous avez si vaillamment défendue, est ma femme, disparue, depuis bientôt six ans… Allez, n’est-ce pas ? Mais, s’il vous plait revenez, car j’ai affaire à vous.

Au bout de quelques instants, tous nos amis arrivaient dans la maison, suivis de l’étranger.

— Olga ! Wanda ! Votre mère !

— Mes filles ! cria Mme Carrol.

— Mère ! Ô mère !

Nous renonçons à décrire la scène qui suivit. La famille Carrol était réunie enfin, et le bonheur allait désormais régner à leur foyer…

Mme Carrol, lorsqu’elle avait quitté la maison de son mari, il y avait six ans, prise de folie subite, amenée par l’ennui qu’elle éprouvait de ses enfants, avait erré à l’aventure. Perdue dans la brume, le hazard voulut qu’elle parvint à C…, et là, on l’avait recueillie. Avec la pitié qu’on ressent pour qui a perdu la raison, les habitants de C… avaient adopté la pauvre folle et pris soin d’elle.

— Jeune homme, dit le Docteur Carrol, d’une voix tremblante, et s’adressant à l’étranger, je voudrais pouvoir vous exprimer la reconnaissance que j’éprouve à votre égard… Vous rendez-vous au Nord-Ouest ?

— Non, Docteur, répondit le jeune homme. Je suis venu dans le district du Nipissingue pour essayer d’y acheter une ferme… Je me nomme Frédéric Cyr. Mes parents sont morts et ils m’ont laissé quelques milliers de dollars, que j’aimerais à placer sur une bonne terre, si c’est possible.

— J’ai précisément votre affaire ! dit Raymond. Voisine de la mienne, est une belle et bonne terre, sur laquelle il y a une grande et confortable maison, toute meublée et des bâtiments en bon état…

— Vous voulez parler de l’Abri, n’est-ce pas ? demanda Henri Fauvet.

— Oui, M. Fauvet. L’Abri se vendrait à des conditions fort avantageuses, et si M. Cyr…

— Comment pourrais-je voir l’Abri, Monsieur ? demanda à Raymond, Frédéric Cyr.

— Rien de plus facile ! Revenez avec nous ! Je vous offre l’hospitalité chez moi, et demain, je vous ferai visiter cette propriété, dont je suis l’agent. Je vous certifie que vous serez satisfait, M. Cyr.

— Votre offre me tente, répondit, en souriant, Frédéric.

— Alors, venez ! fit Raymond.

— Oui, venez ! s’écrièrent-ils tous.

— Nous nous tasserons pour vous faire place dans notre voiture, dit Henri Fauvet. Venez !

— Merci, Monsieur, répondit Frédéric Cyr ; mais, je vous accompagnerai à cheval… Dolce ! appela t-il.

Il siffla, d’une manière particulière, et aussitôt, une superbe bête d’un gris pommelé, arriva en gambadant sur la route.

— La magnifique bête ! s’écria Wanda.

— Partons, sans retard, voulez-vous ? demanda le Docteur Carrol. Ma femme…

— Oui, partons !

Wanda avait pris place dans la voiture de son père et Dolorès était venue se placer à côté de Marcelle, dans la voiture de Raymond Le Briel. Wanda se tenait près de sa mère, à laquelle elle souriait, à travers ses larmes. Parfois, ses yeux rencontraient ceux de Frédéric Cyr, celui qui avait secouru Mme Carrol, et un sentiment de vive reconnaissance envers le jeune homme s’infiltrait dans son cœur. Quand à Frédéric, les yeux de Wanda lui semblaient les plus beaux du monde, et souvent, il se penchait sur sa selle, pour les regarder et les admirer.

Malgré l’invitation du Docteur Carrol, nos amis du Beffroi et de l’Eden ne voulurent pas rester à souper au Grandchesne, comprenant bien que cette famille, nouvellement réunie, avait besoin de repos et d’intimité.

Raymond et Frédéric soupèrent au Beffroi, puis ils partirent pour l’Eden.

Le lendemain matin, de bonne heure, les deux jeunes gens se rendaient à l’Abri, et vers les dix heures de l’avant-midi, arriva Henri Fauvet, accompagné de Rose et de Cyp.

— Eh ! bien, demanda-t-il, comment aimez-vous l’Abri, M. Cyr ?

— Je l’aime tellement, que j’en ai fait l’acquisition, M. Fauvet, répondit Frédéric. Les conditions sont si faciles, si avantageuses, d’ailleurs ! La maison est en bon ordre et je m’y installerai demain, si c’est possible.

— Je me suis fait accompagner par une de nos servantes, dit Henri Fauvet ; avec son aide, celui de la ménagère de l’Eden et de Cyp, le grand nettoyage de votre maison sera vite chose faite. Vous pouvez vous fier à Rose, M. Cyr ; tout sera luisant comme de l’or neuf, quand elle y aura mis la main.

— Que de bonté ! s’écria Frédéric.

Deux jours plus tard. Frédéric Cyr (que Henri Fauvet et Raymond Le Briel avaient résolu d’appeler : « Fred » dorénavant) s’installait définitivement à l’Abri.

Un brave et loyal cœur de plus s’ajoutait au groupe de nos amis du Nipissingue.


CHAPITRE VII

POURQUOI CE MYSTÈRE ?


Quelques jours après que Fred Cyr eut été installé à l’Abri, on eut pu voir sur la route, de l’Eden au Beffroi, un cavalier : c’était Raymond Le Briel. Il se rendait à une ferme, située à quatre milles du Grandchesne. L’intention du jeune homme était de ne s’arrêter ni chez les Fauvet, ni chez les Carrol, car il était pressé d’arriver à destination, afin de pouvoir être de retour chez lui avant l’orage, qui menaçait.

— Nous allons avoir de l’orage, se disait-il, en observant le firmament, qui s’estompait de nuages sinistres d’aspect, et vraiment, j’ai mal choisi ma monture, si nous devons avoir du tonnerre et des éclairs. Neve a tellement peur du tonnerre, et les éclairs lui font tellement perdre la tête, que c’est presqu’un péché de la sortir de son écurie, quand le temps est menaçant, cette pauvre bête ! Eh ! bien, espérons que… Tiens ! Voilà le Beffroi !

Sans trop s’en rendre compte, il mit son cheval au pas ; c’est qu’il espérait entrevoir, peut-être, le doux visage de Marcelle.

Sur le Pont du Tocsin, il aperçut Dolorès, et il arrêta sa monture, afin d’échanger quelques mots avec elle. Que voulez-vous, en l’ab- sence de la rose, on aspire son parfum et on l’apprécie.

— Comment vous portez-vous, Mlle Lecoupret ?

— Je me porte bien, merci, M. Le Briel, répondit Dolorès. Vous ne passez pas tout droit, assurément ?

— Il le faut ! Mais, croyez-le, je le regrette infiniment. Tout le monde est en bonne santé, au Beffroi ?

— Excellente. M. Fauvet est absent, depuis ce matin ; je l’attends, d’une minute à l’antre maintenant, et Marcelle est allée faire une promenade en chaloupe.

— Alors, elle sera bientôt de retour, sans doute, car nous allons avoir de l’orage, dit Raymond, d’un ton inquiet.

— Puisque vous vous dirigez vers l’ouest, vous allez longer la Rivière des Songes sur un assez long parcours, dit Dolorès. Si vous voyez Marcelle, dites-lui, s’il vous plait, de revenir tout de suite, car je commence à être inquiète. Elle est partie seule, avec son chien Mousse.

— Je m’acquitterai fidèlement de votre message, si j’ai l’heureuse chance de voir Mlle Fauvet, assura Raymond, puis, ayant salué la jeune fille, il continua son chemin.

Mais il eut beau observer attentivement la Rivière des Songes, il ne put apercevoir Marcelle, et il dut enfin abandonner les rives de ce cours d’eau pour piquer en pleine forêt.

Ayant terminé ses affaires à sa satisfaction, chez le fermier, Raymond reprit le chemin de l’Eden. À peine eut-il parcouru quelques arpents cependant, qu’il arrêta son cheval et se dit :

— J’y songe ! En faisant un détour de moins d’un quart de mille, j’arriverais en face de la Cité du Silence… J’ai bien envie de me risquer… Un être humain habite là, sûrement, et… J’y vais !

Quoique le tonnerre commençât à gronder sourdement, dans le lointain, et que Neve dressât ses fines oreilles et renâclât parfois, de frayeur, Raymond se dirigea vers la Cité du Silence, en face de laquelle il arriva, au bout d’une dizaine de minutes.

— Vraiment, se dit-il, en regardant la masse rocheuse, aux formes si fantastiques, c’est aussi impressionnant que quand on la voit pour la première fois… Mais… évidemment, je me suis trompé, personne n’habite la Cité du Silence… Allons ! Reprenons le chemin de l’Eden ! Le tonnerre va toujours s’approchant et Neve commence à donner des signes de frayeur. Si l’orage me prend en route, je m’arrêterai au Beffroi, car ma monture n’est pas des plus sûres, sous les éclats de la foudre.

Jetant un regard d’adieu sur les environs, Raymond aperçut, tout à coup une chose qui le cloua sur place : sur l’un des rochers, entre « l’hôtel de ville et le clocher » pour citer Dolorès, il venait d’apercevoir… Marcelle… Non, il ne rêvait pas… Marcelle était là, entre ces rochers… Quelle imprudence !… Et l’orage, qui s’apprêtait à fondre sur eux !… Essuyer un orage électrique en un tel endroit… c’était presqu’un suicide !…

Oui, Marcelle l’avait dit qu’elle retournerait à la Cité du Silence ; mais, qui eut pu s’imaginer qu’elle y retournerait seule et sans escorte… Ne se trompait-il pas, cependant ?… Impossible ! Il avait reconnu, quoique dans l’espace d’un éclair, celle qu’il adorait… Sa belle et luxuriante chevelure, qu’elle aimait encore à porter flottante sur ses épaules, sa simple robe blanche, retenue à la taille par un ceinturon de couleur… C’était bien elle !…

Comment était-elle parvenue là ?… Le lac, dans lequel se mirait la cité silencieuse semblait être très profond… Mais… attendez… Entre deux rochers, Raymond venait d’apercevoir une chaloupe, une chaloupe peinturée de blanc, comme celles qui appartenaient aux Fauvet… Dolorès l’avait dit : Marcelle était partie, en chaloupe, seule, avec son chien Mousse…

Se faisant un cornet de ses deux mains, Raymond appela :

— Mademoiselle Fauvet !

L’écho (et il est étrange parmi les rochers) l’écho donc répéta peut-être dix fois : « Mademoiselle Fauvet » ! et aussitôt, un énorme collie se montra et se mit à aboyer.

— Mousse ! Mousse ! Beau Mousse ! cria Raymond.

Alors, une main blanche et délicate se posa sur le collier du chien, l’entraînant hors de la vue du jeune homme.

— Que faire ?… se demanda-t-il. Si Neve pouvait traverser ce lac à la nage… mais ce serait folie de nous risquer tous deux… Oh ! pouvoir franchir cette pièce d’eau et entraîner Mlle Marcelle, de force, si nécessité il y avait, la mettre en selle avec moi et la ramener, à la course, chez elle !

— Mademoiselle Fauvet ! cria-t-il, de nouveau.

Mais seuls l’écho et les aboiements du chien lui répondirent… Pour quelle raison la jeune fille se taisait-elle ?… Pourquoi ce mystère ?…

— Qui me dira ce que je dois faire ? se demandait-il. Que décider ?…

Neve décida pour lui. Un formidable coup de tonnerre, accompagné d’un fulgurant éclair, venait de traverser l’espace ; le cheval, fou de peur, se dressa tout droit, il tourna sur lui-même, et partit, le mors aux dents, dans la direction de l’est. En vain Raymond essaya-t-il de l’arrêter ; le cheval, aveuglé par la frayeur, allait toujours à fond de train. La pluie tombait par torrents maintenant, et bientôt, la grêle se mit aussi de la partie. Le jeune cavalier avait peine à se tenir en selle ; il longea d’affreux précipices, escalada des rochers à pics et glissants comme des miroirs, sur cette bête affolée.

Trempé jusqu’aux os, frissonnant sous la pluie et la grêle, il arriva au Grandchesne, dont la barrière était ouverte. Neve franchit cette barrière et vint s’arrêter, blanche d’écume, soufflant comme une forge et tremblante de peur, près des marches conduisant à la porte d’entrée de la maison du Docteur Carrol.

— Ciel ! C’est M. Le Briel ! cria une voix.

Aussitôt, Karl Markstien parut sur la première marche, puis, à la course, il s’élança vers Raymond, car celui-ci venait d’osciller sur sa selle ; il avait perdu connaissance…

Quand Raymond revint à lui, il se vit couché dans un lit confortable, et, près de lui, il aperçut Mme Carrol.

— Madame Carrol… murmura-t-il.

— Chut ! dit-elle, en souriant. Il ne faut pas parler ; le Docteur l’a expressément défendu !

Le Docteur Carrol entrait, à ce moment.

— Ne vous inquiétez de rien, M. Le Briel, fit-il ; chez-vous sont avertis et…

— Mais… depuis combien de temps suis-je ici ? demanda Raymond.

— Depuis… eh ! bien, depuis six jours, M. Le Briel.

— Six… quoi ?… Six jours !

— Oui. Vous avez été un peu malade… Encore une fois, ne vous inquiétez de rien. Prenez cette potion, et dormez.

Le fait est que notre jeune ami avait eu un commencement de fièvre cérébrale, et maintenant. son secret était connu de tous au Grandchesne.

— Marcelle !… Marcelle !…

Ce nom avait été constamment sur ses lèvres ; mais personne de ceux qui comprenaient ses sentiments ne trahirait son secret. Seulement, Olga et Wanda éprouvaient beaucoup de sympathie pour le jeune homme, car elles savaient bien que Marcelle ne ressentait pour Raymond Le Briel que la plus franche et la plus sincère amitié.


CHAPITRE VIII

L’OMBRE AU TABLEAU


Quinze jours se sont écoulés.

Raymond était retourné chez lui, complètement guéri. Actuellement, il était en voyage ; on l’attendait dans deux jours.

Sept heures du soir viennent de sonner dans le clocher du Beffroi. Dans la salle à manger de l’ancienne abbaye, une nombreuse compagnie est réunie. À l’une des extrémités de la table Henri Fauvet est assis. À l’autre bout de la table… Mais… quelle est donc cette dame, aux cheveux blancs, aux traits fins et délicats, aux manières distinguées ?… N’est-ce pas Mme de Bienencour ?… N’avait-elle pas juré ses grands dieux de ne jamais mettre le pied au Beffroi, dont le nom « lui donnait froid »?… C’est bien elle pourtant qui fait vis-à-vis au maître de la maison. À sa droite est Marcelle, puis Gaétan de Bienencour. Ensuite, c’est Yolande Brummet et Réal du Tremblaye, Wanda Carrol et Fred Cyr. À la droite de Henri Fauvet, on peut voir Dolorès et Gaston Archer, puis Jeannine Brummet et Léon Martinel. À côté de Léon et voisine de Mme de Bienencour, est Iris Claudier.

Quand Henri Fauvet avait lancé des invitations à leurs amis de Québec, pour un séjour au Beffroi, il s’était dit qu’il demanderait à Mme de Bienencour de bien vouloir chaperonner tout ce jeune monde.

— Marcelle, avait-il dit, j’allais oublier d’inviter aussi Mlle Claudier.

— Oh ! M. Fauvet, s’était écriée Dolorès, n’invitez pas cette fille ! Pourquoi une ombre au tableau si parfait que vous venez de nous tracer ?

— Mais, Dolorès, répondit Henri Fauvet, je ne puis faire autrement que de l’inviter cette jeune parente de Mme de Bienencour !

— Je le répète, M. Fauvet, fit Dolorès, Iris Claudier ce sera l’ombre au tableau. Je la déteste cette personne, qui, elle, déteste Marcelle et lui veut du mal.

— Détester Marcelle ! Lui vouloir du mal ! Impossible !

— Chère Dolorès, dit Marcelle, pourquoi Mlle Claudier me détesterait-elle ?… Je la connais à peine ; conséquemment, je ne lui ai jamais fait de tort de ma vie.

— Je sais ce que je dis, Marcelle ! répondit Dolorès, d’un ton impatienté… Iris Claudier te hait, et… elle est dangereuse, je crois.

— Espérons que tu te trompes, chère enfant ! s’exclama Henri Fauvet. Car je ne puis pas m’exempter de l’inviter.

— Eh ! bien, il faut de l’ombre au tableau ! ceci de Dolorès. Peut-être que je me trompe au sujet de cette fille ; espérons-le.

Et Iris Claudier avait été invitée à accompagner Mme de Bienencour au Beffroi… L’ombre au tableau… N’était-ce pas plutôt le serpent dans l’herbe ?

— Demain, à cette heure-ci, Olga et le Docteur Karl seront avec nous, dit Marcelle, soudain, alors qu’on était tous réunis, le soir de l’arrivée des invités, dans la salle à manger du Beffroi. Chère Olga !

— Oui, répondit Dolorès. Mais, en attendant, nous sommes treize à table… L’avez-vous remarqué ? ajouta-t-elle, en s’adressant à tous.

— Tiens ! C’est vrai ! s’écria Yolande, en comptant rapidement.

— Espérons qu’il n’y a pas de Judas parmi nous ! dit gravement Dolorès, tandis que ses yeux se fixaient sur Iris Claudier.

Iris soutint, aussi longtemps qu’elle le put, le regard de l’amie de Marcelle, mais enfin, elle rougit et ferma les yeux.

— Dolorès ! réprimanda Henri Fauvet. Je n’aime pas t’entendre parler ainsi, ma fille !

— Je vous demande pardon alors, cher M. Fauvet, et je ne recommencerai plus. Dorénavant, je garderai mes réflexions pour moi seule… Que voulez-vous ?… Le nombre treize m’effraie un peu, quoique je ne sois pas du tout superstitieuse. Et Dolorès frissonna.

— Le nombre treize n’a rien d’effrayant dans les présentes circonstances, ma fille, dit, en souriant, Henri Fauvet.

— Espérons le ! dit la jeune fille qui, encore une fois, jeta sur Iris un regard perçant.

Après le souper, ce soir-là, tous se rendirent sur la terrasse, et bientôt, Marcelle et Gaétan, Dolorès et Gaston, Wanda et Fred, Jeannine et Léon se dirigèrent vers la rivière, tandis que l’autre jeune couple, Mme de Bienencour et Henri Fauvet continuaient à causer entr’eux. Iris, un peu éloignée des autres, lisait, assise sur un banc.

— M. Fauvet, dit Mme de Bienencour, soudain, en désignant les jeunes gens qui s’acheminaient vers la Rivière des Songes, j’espère que, lorsque nous retournerons à Québec, Marcelle et Gaétan seront fiancés.

— Je n’y ai nulle objection, chère Madame, répondit, en souriant, le père de Marcelle.

— Il y a ce Monsieur Le Briel… Ne courtise-t-il pas ma filleule ?

— Certes non ! s’écria Henri Fauvet. M. Le Briel est un charmant voisin, un bon et dévoué ami de nous tous ici ; voilà tout.

— Il est absent, me dit-on ?

— Il sera de retour après-demain, et il arrivera tout droit ici… Vous l’aimerez, Mme de Bienencour, je le prédis d’avance ; tout le monde aime Raymond Le Briel.

— Du moment qu’il n’essayera pas de couper l’herbe sous les pieds de Gaétan, je suis bien disposée à aimer votre jeune voisin… Mais, j’y songe : M. Le Briel sera le seul, parmi vos invités, qui n’aura pas de compagne… Il y a Marcelle et Gaétan, Dolorès et Gaston, Yolande et Réal, Jeannine et Léon, Olga et Karl, Wanda et Fred…

— Il y a aussi Mlle Claudier, qui n’a pas de compagnon, dit Henri Fauvet en souriant.

— Iris ! fit Mme de Bienencour. Mais, Iris est fiancée, mon ami.

— Fiancée !

Ce fut un cri du cœur. Henri Fauvet la trouvait si laide, si laide, cette pauvre fille, et aussi si déplaisante, qu’il ne comprenait pas que quelqu’un put l’aimer, au point de désirer en faire sa femme.

— Oui, fiancée… à quelqu’un que vous connaissez bien même… Devinez !

— Je ne suis pas bon devin, je vous l’assure…

— Le fiancé d’Iris c’est le Docteur Nippon.

— Le Docteur Nippon !… Tiens, il va donc se décider d’abandonner le célibat enfin ?

Le Docteur Nippon… Que de souvenirs ce nom évoquait chez Henri Fauvet… La maladie d’Ondine… sa folie… puis sa mort… dont peu de personnes au monde connaissaient la cause…

Pendant que Henri Fauvet et Mme de Bienencour causaient ensemble, Marcelle et Gaétan se promenaient en chaloupe sur la Rivière des Songes.

Mlle Marcelle, disait Gaétan, vous ne sauriez vous imaginer le plaisir que m’a causé l’invitation de M. Fauvet ! Puis-je espérer qu’il ne vous déplait pas de me revoir ?

— Je suis très heureuse de vous revoir, M. de Bienencour ! répondit-elle.

— Si vous saviez, reprit Gaétan, combien il me tardait de venir au Beffroi, vivre, pour ainsi dire, de votre vie… Dites, Mlle Marcelle, avez-vous pensé à moi quelquefois ? Dites, oh ! dites !

— Oui, quelquefois… souvent même, répondit la jeune fille en rougissant légèrement. Dolorès et moi nous parlions de vous et de M. Archer…

— Chère chère Mlle Marcelle !… Je me demande si votre souvenir m’a quitté un seul instant, depuis que je vous ai dit adieu à la gare de Québec l’hiver dernier. Ma chérie, reprit-il, vous l’avez deviné, n’est-ce pas, que je vous aime ?… Pourriez-vous m’aimer en retour, ma bien-aimée ?

— Peut-être… murmura-t-elle, avec un sourire timide.

— Cher ange ! s’écria le jeune homme. Belle et radieuse Étoile du Nord ! Et vous serez ma femme ?… Bientôt ?…

— Bientôt ? fit Marcelle. Oh ! non ! Comment pourrais-je me résoudre de quitter mon père ?… Il n’a que moi au monde, vous savez, M. de Bienencour.

— Je me nomme Gaétan, Marcelle, dit-il.

— Gaétan… murmura la jeune fille.

— Épousez-moi, Marcelle ! Vous ne quitterez pas votre père. Nous passerons la majeure partie de l’année au Beffroi, si vous le désirez… Nous ne pourrons pas abandonner tout à fait tante Paule, vous le comprenez, et quelques mois aux Terrasses

— Votre tante n’est pas seule, aux Terrasses ; il y a Mlle Claudier…

Mlle Claudier se marie ; elle épouse, à l’automne, le Docteur Nippon.

— Le Docteur Nippon !… Je le connais bien ce médecin. Il soignait ma mère et il m’apportait du chocolat, quand j’étais petite.

Aussitôt que Marcelle eut prononcé le nom de sa mère, une ombre passa sur le visage de Gaétan. Quoiqu’il eut voulu s’en défendre, la lettre anonyme qu’il avait reçue lui revint à la mémoire… Mme Fauvet, la morphinomane… et Marcelle, qui avait, disait-on, hérité de ce vice… Mais non ! C’était impossible ! Cette pure et innocente jeune fille adonnée à l’abus de la morphine !… Ce serait ridicule de le croire…

— Vous vous souvenez bien de votre mère, Mlle Marcelle ? demanda-t-il, tout à coup.

— Si je me souviens d’elle !… Certes ! J’avais quatorze ans quand elle est morte… Pauvre maman !… Elle a été malade pendant des années… Je me souviens qu’elle ne m’appelait jamais par mon nom et…

— Elle ne vous appelait pas par votre nom, dites-vous ?… Comment cela, Marcelle ?

— Elle ne m’appelait jamais autrement que « Monique »… N’était-ce pas singulier ?… J’avais fini par m’y habituer cependant.

— C’est fort singulier, en effet, murmura Gaétan.

Mais, ne voulant pas trop insister sur ce sujet, pour le moment, il se mit à faire des projets d’avenir, avec celle qu’il adorait.

— Dolorès, disait Gaston Archer, assis aux pieds de la fille adoptive de Henri Fauvet, j’étais fou de joie quand m’est parvenue l’invitation de venir passer quelques jours au Beffroi. Il est vrai que j’allais me diriger vers ce district quand même, cet été, car, depuis que vous avez quitté la ville de Québec pour venir demeurer ici, j’aurais pu dire comme Mlle Fauvet : « Mon cœur est dans le nord » !… Vous vous plaisez bien au Beffroi, Dolorès ?

— Certes, oui, je m’y plais, Gaston !

— Vous n’avez jamais passé l’hiver, en ces régions, n’est-ce pas ?

— Non, et, je l’avoue, cela m’effraie un peu d’y penser seulement… Je ne suis pas comme Marcelle, voyez-vous ; l’agreste nature ne me suffirait pas… à l’année.

— Pourquoi passeriez-vous l’hiver, l’automne même, ici, ma chérie ? fit Gaston. Au Vieux-Manoir, un père et une mère vous attendent… Devenez ma femme, Dolorès ! Que ce soit, disons, en octobre, le plus tard !…

— Je ne… sais pas… balbutia-t-elle.

— Me permettez-vous de parler à M. Fauvet, ma bien-aimée ?

— Oui.

— Dolorès ! Ma chère fiancée ! s’écria le jeune homme ravi.

Le lendemain, le bruit courut, au Beffroi, que Dolorès et Gaston étaient fiancés et qu’ils se marieraient à l’automne. En apprenant cette nouvelle, Mme de Bienencour murmura à l’oreille de Henri Fauvet, en désignant Marcelle et Gaétan, qui causaient ensemble, dans l’embrasure d’une fenêtre :

— À quand leur tour ?

Et Iris Claudier, qui entendit sa vieille parente, fut envahie par la jalousie et la colère.

— Jamais ! se dit-elle. Jamais ces deux-là ne deviendront fiancés… si ça dépend de moi !

Henri Fauvet proposa qu’on donnât un banquet en règle, pour célébrer les fiançailles de Dolorès et Gaston ; mais on attendrait, pour cela, que Raymond Le Briel fut arrivé.

CHAPITRE IX

L’OMBRE GIGANTESQUE


Raymond Le Briel était de retour de son voyage.

Après avoir soupé, il se disposa à aller faire une longue promenade à pied, à travers bois. Il partit donc. Tout à ses pensées (pensées sombres) il ne s’aperçut pas de deux choses : la première, qu’il avait déjà parcouru une longue distance, la seconde, qu’il était suivi. Une ombre gigantesque marchait presque sur ses talons, ralentissant le pas quand le jeune homme ralentissait le sien, accélérant le pas quand Raymond accélérait le sien.

Nous le répétons, Raymond se livrait à de sombres réflexions. Pendant qu’il était à Montréal, durant le voyage qu’il venait de faire, et qu’il dînait à son hôtel, une conversation entre trois voisins de table, qu’il avait entendue, lui avait ouvert les yeux et lui avait fait comprendre bien des choses.

— Mon cher, disait un jeune homme, pour cette partie de chasse et de pêche, pourquoi n’invitons-nous pas de Bienencour ?

— Parce que de Bienencour n’est pas à Québec, par le temps qui court ; il est dans le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue.

— Ah ! En tournée d’inspection, d’excavations, que sais-je ?

— Non. Pas cette fois : Gaétan de Bienencour est allé rendre visite à sa fiancée, qui demeure dans le nord… Une demoiselle Fauvet, je crois.

Raymond n’en entendit pas d’avantage ; il en avait entendu assez pour lui briser le cœur, lui semblait-il.

Tandis qu’il faisait sa promenade solitaire, ce soir, il pensait à Marcelle, si belle, si gentille, si douce, si charmante… Comme il l’aimait ! Il l’avait aimée, en l’apercevant pour la première fois… Et elle était perdue pour lui… Elle aimait Gaétan de Bienencour… Eh ! bien, lui, Raymond, il n’avait qu’à se retirer et céder le pas à un autre… Ce serait dur, très dur ; si dur, qu’il sentit son cœur se contracter. Il s’était proposé de demander Marcelle en mariage à son père, pendant son séjour au Beffroi… Irait-il, quand même, rejoindre les invités des Fauvet maintenant ?… Eh ! bien, oui ; il n’allait pas poser en martyr n’est-ce pas ?

— Allons ! se dit-il soudain. Au train dont je vais, je serai bientôt rendu au Beffroi, et ce n’est certainement pas mon intention d’y aller ce soir… C’est qu’il fait déjà noir ; je vais retourner chez moi… Quel endroit sauvage ! reprit-il, ayant jeté un regard autour de lui. Pas un arbre ! Pas un brin d’herbe même ; seulement d’arides rochers. Je suis plus loin de l’Eden que je ne le soupçonnais ! Retournons !

Raymond fit volte-face, et aussitôt, une exclamation jaillit de sa poitrine. L’ombre, qui le suivait depuis si longtemps, sans qu’il s’en doutât, se dressait devant lui, tout près, à le toucher ; c’était un ours de taille gigantesque… et notre jeune ami n’avait aucune arme pour se défendre, pas même un bâton à sa disposition.

L’ours s’approchait toujours, en dandinant sa grosse tête ; sûr de sa proie, il ne se pressait nullement.

Qu’allait faire Raymond Le Briel ?… Se Sauver ? Courir ? Il prévoyait le résultat ; l’ours, en quelques bonds, serait sur lui.

Mais voilà que l’énorme bête, lasse d’attendre, fond sur Raymond, et celui-ci se compte aussitôt perdu… Déjà, il sent sur ses épaules, les terribles griffes de l’ours… C’est fini !…

Soudain, un coup de feu retentit et l’ours, frappé au cœur, tombe sur le sol.

Qui donc avait tiré ce coup qui lui avait sauvé la vie ?… Il s’était cru seul, bien seul, pourtant, dans cette solitude, en présence du monstre qui allait le dévorer…

À la course, il se dirigea vers l’endroit où il apercevait encore la fumée produite par la poudre du revolver qui venait d’être tiré, et aussitôt, une exclamation de surprise s’échappa de sa poitrine :

Mlle Fauvet ! Ô ciel ! C’est Mlle Fauvet !… Comment vous exprimer ma reconnaissance ?… Jamais je n’oublierai !… Raymond Le Briel n’oublie jamais… Mais, que faites-vous ici, si loin du Beffroi, Mlle Fauvet ?

— Vous vous trompez, M. Le Briel, répondit-elle ; nous ne sommes qu’à une courte distance du Beffroi. Écoutez !

À ce moment, dix coups de cloche retentirent.

— Dix heures qui sonnent dans le clocher du Beffroi ! Adieu, M. Le Briel. Bonne nuit !

— Je ne puis pas vous laisser partir ainsi, Mlle Fauvet ! Permettez-moi d’aller vous reconduire… J’expliquerai à votre père…

— M. Le Briel, dit la jeune fille, si vraiment vous croyez me devoir de la reconnaissance, vous ne sauriez me la prouver mieux qu’en ne mentionnant cet incident ni à mon père, ni à personne, au Beffroi.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, répondit Raymond, en s’inclinant devant celle qui venait de lui sauver la vie.

— Même quand nous serons seuls, vous et moi, reprit-elle, je désire qu’il ne soit jamais question de ce qui vient de se passer. Est-ce promis ?

— C’est promis… Vous m’avez sauvé la vie… Sans arme pour me défendre, c’en était fait de moi… Ô ange bien-aimé ! s’écria le jeune homme.

— Bonne nuit, M. Le Briel !

Elle lui tendit la main, qu’il prit entre les siennes.

— Merci ! Merci, belle Étoile du Nord ! dit-il. Que je vous aime, mon Dieu !

Cédant au sentiment qu’il éprouvait, à la pensée qu’il la perdait pour toujours, il étreignit la jeune fille sur son cœur, puis, se penchant, lui donna un baiser. Un instant, un seul, elle se laissa aller dans ses bras, puis, se dégageant, elle partit, comme un trait, dans la direction du Beffroi.

Resté seul, Raymond s’assit sur un rocher. Il était pâle comme la mort, mais une expression d’étonnement et d’ineffable joie se peignait sur ses traits.

— Ciel ! se dit-il. Peut-être que je suis un parfait idiot, mais je crois… non, je suis certain qu’elle n’a pas repoussé mes caresses, mon baiser !… Marcelle ! Marcelle !… Que je souffre de tant l’aimer !… Et je la reverrai demain ; que Dieu en soit béni !

Il était cinq heures de l’après-midi, le lendemain, quand Raymond arriva au Beffroi, et le premier visage qu’il aperçut, ce fut celui de Marcelle. Appuyée sur une clôture, elle causait avec Gaétan de Bienencour.

M. Le Briel ! s’écria-t-elle. Enfin ! Vous voilà de retour !

Aucune trace d’émotion, excepté celle du plaisir de la revoir, ne se lisait sur les traits de la jeune fille, et, s’il faut tout dire, Raymond en fut fort déçu. Il l’avait tant adorée, la veille, lorsque, légèrement émue, peut-être, elle n’avait pas repoussé ses caresses !

— J’espère que je vous retrouve en excellente santé, Mlle Fauvet ? fit-il d’une voix qui tremblait un peu.

— Merci, je me porte à merveille, répondit-elle. M. Le Briel, ajouta-t-elle, je vous présente M. de Biennencour. M. de Bienencour, M. Le Briel.

— Le Briel ! Nous sommes de vieilles connaissances M. Le Briel et moi, Mlle Marcelle. Je vous l’ai dit, je crois ?

Henri Fauvet s’approchait, accompagné de Mme de Bienencour.

— Le Briel ! s’écria-t-il. Vous êtes le bienvenu.

— Merci, M. Fauvet, répondit Raymond.

Mme de Bienencour, reprit Henri Fauvet, je vous présente M. Le Briel, notre voisin et ami. M. Le Briel, Mme de Bienencour, la marraine de ma fille.

Mme de Bienencour tendit spontanément la main au jeune homme ; c’est qu’elle l’avait aimé tout de suite ce garçon au regard si honnête et si franc.

Les autres invités, voyant qu’il se passait quelque chose, s’approchèrent, et les présentations furent faites, de part et d’autre. Raymond connaissait aussi, pour être allé au collège avec eux, Réal et Léon.

M. Le Briel, dit Yolande, il y a longtemps que nous vous connaissons ; nous avons entendu parler de vous si souvent !

— J’espère que vous n’avez rien entendu qui soit trop à mon détriment, Mlle Brummet ? fit Raymond.

— Bien… répondit Yolande, feignant d’hésiter un peu, c’est Monsieur et Mlle Fauvet, Dolorès, Olga et Wanda qui nous ont parlé de vous et

Raymond sourit.

— Je suis rassuré, alors, dit-il ; entre les mains de ceux que vous venez de nommer, ma réputation n’a pu souffrir.

— Venez, Le Briel, dit Henri Fauvet ; je vais vous conduire à votre chambre tout de suite.

Tout en cheminant, le père de Marcelle annonça ;

— Nous vous attendions pour donner un banquet ; celui des fiançailles de ma…

— Pardon, M. Henri, fit V. P., qui venait de les rejoindre, mais Mme Emmanuel demande si le souper devra être servi à l’heure habituelle ?

— Oui, oui ! Et qu’elle soigne la crème espagnole : c’est le mets favori de M. Le Briel.

— Bien, M. Henri ! répondit V. P. en se retirant.

— Vous parliez d’un banquet de fiançailles ? demanda Raymond, d’une voix tremblante.

— Ah ! oui, et ce sera demain.

— Les fiançailles de ?…

— De ma fille…

— De… de votre… fille, dites-vous, M. Fauvet ?

— De ma seconde fille ; de Dolorès, je devrais dire, répondit Henri Fauvet en souriant. Elle épousera, à l’automne, le fils de mon meilleur ami, Gaston Archer.

— Ah ! s’exclama Raymond, avec un soupir de soulagement.

— Je vous l’ai dit déjà, Le Briel, le père de Dolorès, le père de Gaston, et moi, nous formions, jadis, un inséparable trio… Ah ! Mlle Claudier ! fit Henri Fauvet, car cette demoiselle descendait l’escalier en spirale, au moment où les deux hommes se préparaient à monter à l’étage supérieur. Mlle Claudier, je vous présente M. Le Briel, M. Le Briel, Mlle Claudier, la jeune parente de Mme de Bienencour.

Iris leva les yeux au plafond, puis les ferma complètement.

— Quel laideron ! se dit Raymond. Et pourquoi ferme-t-elle les yeux ainsi ?… Désagréable et prétentieuse, pardessus le marché, pauvre fille !

— Un des admirateurs de Marcelle Fauvet, se disait Iris. Mais, patience ! Bientôt, je changerai tout cela !

Durant la veillée, on dansa, et Raymond eut l’heureuse chance de valser avec Marcelle, puis de la conduire sur la terrasse.

— Quelle admirable soirée, n’est-ce pas, M. Le Briel ? s’écria t-elle. La lune éclaire comme en plein jour. Voyez : le Beffroi projette ses rayons sur toute la terrasse.

Mlle Marcelle, dit gravement Raymond, vous m’avez défendu de…

Mais elle ne l’écoutait pas ; pâle, les yeux démesurément ouverts, elle désignait du doigt le clocher du Beffroi, dont l’ombre se clairement.

— L’Ombre du Beffroi !. L’Ombre du Beffroi ! balbutia-t-elle.

Suivant la direction de ses yeux, Raymond vit, dans l’ombre projeté par le clocher du Beffroi, une chose qui le cloua sur place d’étonnement et de superstitieuse terreur ; un moine était là, debout. On distinguait parfaitement sa robe de bure, retenue à la taille par un cordon, dont les bouts flottaient au vent. La tête du moine était entièrement recouverte d’un capuchon.

— L’Ombre du Beffroi ! répéta-t-il, sans trop s’en rendre compte.

M. Le Briel, j’ai peur ! s’exclama Marcelle, en se cramponnant au bras du jeune homme.

Leurs yeux, à tous deux, se portèrent sur le clocher ; mais l’Ombre avait disparu.

— Entrons, dit Marcelle, avant qu’elle apparaisse encore !

Sans attendre Raymond, elle partit à la course, vers le salon. Gaétan s’empressa de venir à sa rencontre.

— Qu’y a-t-il, Marcelle ? s’écria-t-il. Vous êtes bien pâle ? Quelque chose a dû vous effrayer ?

— Qu’y a-t-il, ma chérie ? demanda Henri Fauvet.

Mais la jeune fille, ne voulant pas causer une panique parmi leurs invités, refusa de dire ce qui l’avait effrayée.

— Ma frayeur est passée maintenant, père, dit-elle, essayant de sourire. Je vous raconterai tout… plus tard… quand nous serons seuls, tous deux, ajouta-t-elle, tout bas.

— Ah ! je crois comprendre ! murmura Henri Fauvet.

En effet, il se rappela avoir vu, certaine nuit, l’Ombre du Beffroi. Peut-être cette ombre était-elle apparue à sa fille… Comme elle avait dû être effrayée !

Mais, cette frayeur, sans raison connue, de Marcelle, et la réponse plus ou moins équivoque de son père, devaient revenir, un jour, plus tard, à l’esprit de Gaétan et lui causer une indicible souffrance.

— Vraiment, dit Iris Claudier à l’oreille de Yolande Brummet, près de laquelle elle était assise, elle est, pour le moins,… étrange Mlle Fauvet, ne trouvez-vous pas ? Il y a quelques instants, elle était gaie comme pinson, jouant du piano ou dansant avec tous ; maintenant, la voilà triste, nerveuse et effrayée, à propos de… rien… Ces changements subits et sans causes apparentes, c’est très singulier… et il serait à croire…

— Que voulez-vous dire ? demanda Yolande. Vous avez l’air d’insinuer quelque chose contre Mlle Fauvet ? Qu’est-ce donc ?

— Oh ! peu de choses ! fit Iris, en haussant les épaules. Je la trouve… étrange, je le répète… comme si elle agissait sous l’effet de…

— C’est vous qui êtes étrange. Mlle Claudier ! dit Yolande, fort mécontente assurément. Tenez, je n’aime pas votre genre ; ayez donc la bonté de ne plus m’adresser la parole !

Gaétan, témoin invisible de cette conversation, se sentit envahi soudain d’un sinistre pressentiment et d’un horrible soupçon, et, cette nuit-là, il ne dormit guère, car, sans cesse se présentait à sa mémoire le contenu de la lettre anonyme qu’il avait reçue, il y avait quelques semaines.


CHAPITRE X

FIANÇAILLES SOLENNELLES


Le lendemain, il y avait grand brouhaha au Beffroi, car, ce soir-là, on célébrait solennellement les fiançailles de Dolorès et Gaston, puis il y aurait un banquet. Le Docteur et Mme Carrol avaient promis d’assister à cette fête, et quand ils arrivèrent, dans le courant de l’après-midi, ils furent reçus… comme on était toujours reçu, chez les Fauvet.

Raymond Le Briel était allé chez lui, ce matin-là. Chacun se proposait de donner un cadeau à la fiancée, et Raymond, n’ayant pas le temps de faire venir quoi que ce fut de Montréal ou de Québec, avait résolu d’offrir à Dolorès un secrétaire antique d’une grande valeur, prétendait-on. Ce secrétaire étant à l’Eden, il était allé le chercher, promettant d’être de retour à temps.

À quatre heures de l’après-midi, chacune et chacun, au Beffroi monta dans sa chambre s’habiller pour la cérémonie, qui devait avoir lieu à cinq heures et demie précises. Pour la circonstance, Rose avait repassé et pressé la robe blanche de Dolorès et elle y avait posé de la dentelle fraîche et du ruban frais.

La fiancée de Gaston, entrée dans sa chambre, commençait à se dévêtir, quand Rose arriva, portant à la main un grand carton.

Mlle Dolorès, dit-elle, M. Fauvet désire que je surveille moi-même votre toilette, et il vous envoie ceci, ajouta-t-elle, en désignant le carton.

— Qu’est-ce ? demanda la jeune fille.

— Je ne sais pas, Mlle Dolorès.

Hâtivement, Dolorès coupa les ficelles attachant le carton, et aussitôt, un cri d’admiration s’échappa de sa poitrine ;

— Oh ! La belle, belle toilette ! Voyez donc, Rose !

Une riche toilette, combinaison de satin, de tulle et de dentelle, dont les légères draperies étaient retenues par de mignons boutons de roses en satin était dans le carton. Il y avait aussi des souliers blancs, des bas de soie blancs et des gants blancs, allant jusqu’au coude.

Quand Dolorès eut revêtu sa riche toilette, elle alla frapper à la porte de l’étude de Henri Fauvet, et ayant reçu l’ordre d’entrer, elle accourut vers son bienfaiteur et entourant son cou de ses bras, lui donna un baiser.

— Cher, cher, cher M. Fauvet ! s’écria-t-elle. Quelle belle surprise vous m’avez faite en me donnant cette magnifique toilette !

— Je suis content de t’avoir fait si grand plaisir, Dolorès, répondit Henri Fauvet.

— Mais comment avez-vous pu commander une si riche toilette, tout à fait à ma taille, et sans m’en parler ? Voyez : ma robe me fait comme si on avait pris mes mesures !

— Rien de plus facile, ma fille, puisque toi et Marcelle vous êtes de la même taille.

— En effet ! dit Dolorès.

— Tu comprends, Mme de Bienencour et Marcelle étaient du complot ; ce sont elles qui ont consulté les catalogues, choisi les modèles, et le reste, et puisque tu es satisfaite…

Quelqu’un frappait à la porte de l’étude.

— Entrez ! dit Henri Fauvet. Ah ! c’est toi, Gaston !

Le jeune homme, en entrant, eut une exclamation d’admiration, en apercevant sa fiancée.

— Dolorès ! Ô Dolorès ! Que vous êtes belle !

— Asseyez-vous, tous deux, dit Henri Fauvet ; j’ai à vous parler, mes enfants. Gaston, continua-t-il, tu sais, n’est-ce pas, que Dolorès n’a pas de dot ?

— Je le sais, M. Fauvet, répondit, en souriant, le jeune homme.

— M’étant consulté avec Marcelle à ce sujet, nous avons décidé que Dolorès devrait avoir une dot. Donc, le jour de votre mariage (qui est fixé au 15 octobre, je crois) ? je donnerai à… ma seconde fille la somme de dix mille dollars.

— Dix mille dollars ! s’écrièrent les fiancés.

— Oh ! M. Fauvet, s’écria Dolorès, comment pourrais-je accepter pareille somme ? Dix mille dollars ! Mais, c’est une fortune !

— M. Fauvet, fit Gaston, je n’ai jamais pensé que Dolorès aurait une dot… mes parents non plus, d’ailleurs, et, vraiment, je ne sais que vous dire pour…

— N’en parlons plus ! dit le père de Marcelle. Rendons-nous au salon, sans retard ; nos amis nous y attendent. Allons !

— Mais, M. Fauvet, insista Gaston, votre extraordinaire générosité…

— Ne t’ai-je pas demandé de n’en plus parler, Gaston ?… Tiens, voilà Marcelle qui s’en vient nous chercher !

Dolorès accourut au-devant de son amie et lui donna un baiser.

— Marcelle ! Marcelle ! s’exclama-t-elle, M. Fauvet vient de nous dire… La dot, tu sais…

— Chère Dolorès ! répondit Marcelle. N’es-tu pas ma sœur ?… Mais, venez tous ; il est déjà cinq heures et quart, et on demande la fiancée à grands cris, ajouta-t-elle, en riant.

— Je suis de l’opinion de mon ami de Bienencour, Mlle Marcelle, dit Gaston, en souriant : vous êtes un ange.

C’est au bras de Henri Fauvet que Dolorès fit son entrée dans le salon. Tous vinrent à sa rencontre ; n’était elle pas l’héroïne de la fête ?

Yolande se mit au piano et joua une marche triomphale, puis la porte du salon s’ouvrit et V. P. annonça ;

— Le Révérend Père Lamaître !

Ce fut une grande et agréable surprise ! Le père Lamaître, qui demeurait à C…, avait été invité par Henri Fauvet, sans que celui-ci en eut soufflé mot à qui que ce fut.

La présence du prêtre donnait aux fiançailles un caractère de solennité ; c’est lui qui bénit les fiancés, il bénit aussi l’anneau de fiançailles que Gaston passa au doigt de Dolorès, en la présence de tous.

Après cette courte mais impressionnante cérémonie, Dolorès fut conduite à l’une des extrémités du salon où, installés artistement sur une table, étaient les cadeaux de chacun. Oui, tous avaient voulu offrir à la fiancée un souvenir de ce beau jour : Henri Fauvet, Mme de Bienencour, le Docteur et Mme Carrol, Marcelle, Olga, Wanda, Yolande, Jeannine, Gaétan, Raymond, Karl, Fred, Réal et Léon.

Des larmes coulaient sur les joues de Dolorès, qui ne pouvait que balbutier :

— Merci, mes amis ! Ô mes amis, merci !

Le banquet, présidé par le Révérend Père Lamaître, fut splendide. Mme Emmanuel s’était vraiment surpassée, en cette occasion, dans la confection des mets abondants, succulents, délicats et exquis.

On demanda au prêtre d’adresser la parole, ce qu’il fit, sans se faire prier, et comme il était très éloquent et qu’il possédait un tour d’esprit fort original, son discours fut grandement applaudi et apprécié de tous.

Après le banquet, il y eut un peu de musique et de chant. À neuf heures, le Père Lemaître dit adieu à tous et retourna à C…

— Marcelle, murmura Gaétan, au moment où chacun se retirait pour la nuit, à quand notre tour ?… Quand me donnerez-vous le droit de vous appeler ma fiancée devant le monde entier ?

— Je ne sais… répondit Marcelle, rougissant et baissant les yeux.

— Chère bien-aimée, me permettez-vous de parler à votre père bientôt ?

Marcelle ouvrait la bouche pour répondre, quand Iris Claudier dit, tout près d’elle :

Mlle Fauvet, Mme de Bienencour demande que vous vous rendiez dans sa chambre, avant de vous retirer pour la nuit ; elle désire vous parler.

— Bien, Mlle Claudier, j’y vais, répondit Marcelle. Bonne nuit, M. de Biennencour, ajouta-t-elle, en tendant la main à Gaétan.

— Quand reprendrons-nous cette conversation. Marcelle, belle Étoile du Nord ? demanda le jeune homme. Demain ?…

— Oui, demain, répondit-elle, en souriant.

Demain ?… Il ne ment que rarement pourtant le proverbe qui dit : « Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire le jour même ».


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE


QUATRIÈME PARTIE


LE DOMAINE DU MYSTÈRE


CHAPITRE I

UN CRI DANS LA NUIT


Tout et tous dormaient, au Beffroi.

Afin d’accommoder tant de monde, Gaétan, Raymond, Gaston, Réal, Léon, Karl et Fred occupaient les cellules du dernier étage, qui avaient servi de dortoir, jadis, aux moines de l’abbaye. Henri Fauvet avait gardé sa chambre, Marcelle et Dolorès aussi, les autres pièces du deuxième étage étaient réservées à Mme de Bienencour et aux jeunes filles.

Il pouvait être deux heures du matin, quand tous furent tirés brusquement de leur sommeil par un cri d’indicible frayeur, venant de la chambre de Marcelle. Aussitôt, tous furent debout. Henri Fauvet, Mme de Bienencour, Dolorès et les autres jeunes filles coururent vers la chambre d’où leur était parvenu le cri.

À l’étage supérieur, on eut pu entendre des piétinements, indiquant que les jeunes gens se faisaient une toilette hâtive, afin d’aller rejoindre les dames, en bas.

Ce furent Henri Fauvet et Mme de Bienencour qui, les premiers, arrivèrent dans la chambre de Marcelle.

— Elle s’est évanouie ! cria Henri Fauvet, en désignant sa fille qui, pâle comme une morte, ne faisait pas un seul mouvement.

— Quelque chose l’a grandement effrayée, ou bien, elle a eu le cauchemar dit Mme de Bienencour, en humectant d’un peu d’eau fraîche les lèvres de sa filleule.

— Marcelle ! Marcelle ! s’exclama Henri Fauvet.

— Elle reprend connaissance ! dit Mme de Bienencour. Ça va mieux, mes enfants, ajouta-t-elle, en s’adressant aux jeunes filles, qui se tenaient sur le seuil de la porte.

— Je vais la transporter dans le corridor, dit Henri Fauvet ; elle aura plus d’air ainsi. V. P. reprit-il, ouvre grandes les fenêtres !

— Oui, M. Henri, répondit le domestique. Mon Dieu, pauvre chère Mademoiselle Marcelle !

Marcelle, enveloppée, d’une couverture, fut transportée dans le corridor et laissée aux soins de son père et de sa marraine.

— Qu’y a-t-il ?… Mlle Marcelle… c’est elle qui a crié ! fit Gaétan accourant au-devant de Henri Fauvet.

— Oui, M. de Bienencour, c’est Marcelle qui a crié, répondit Henri Fauvet. La pauvre enfant a dû être effrayée de quelque chose, ou bien elle a rêvé.

Tandis que Mme de Bienencour, aidée de Dolorès, prodiguait des soins à Marcelle, Iris Claudier s’approchait d’un groupe formé de Yolande, de Jeannine, d’Olga et de Wanda.

— Vraiment, dit-elle, en s’adressant à Yolande, nous ne savons jamais à quel moment nous allons être mis en émoi, par une de ces crises de Mlle Fauvet.

— Je vous ai défendu de me parler, vous ! répondit Yolande, en frappant le plancher du pied.

— N’empêche que c’est assez… étrange le Beffroi, qu’on aurait dû nommer plutôt le Domaine du Mystère, selon moi… Tout est mystérieux, dans cette maison, et on risque d’être éveillé brusquement, au beau milieu de la nuit, par une de ces… crises de Mlle Fauvet… Ces cris, ces…

— Seigneur, Mlle Claudier, dit Olga, si vous ne vous plaisez pas au Beffroi, rien ne vous y retient, j’en suis sûre, et je ne connais personne qui en mourait de désespoir s’il vous prenait fantaisie de retourner à Québec, par le prochain train.

— Marcelle a repris connaissance tout à fait, dit, à ce moment Dolorès, qui venait de s’approcher. Mais… qu’y a-t-il donc ?…

— Mon Dieu, Mlle Lecoupret, fit Iris, avec un rire désagréable, parce que j’ai osé dire que ces crises de Mlle Fauvet…

— Hein ?… Ces… quoi ?… Êtes-vous folle, Mlle Claudier ? Mlle Fauvet a eu peur de quelque chose ; voilà tout s’écria Dolorès. Marcelle a dû rêver, ajouta-t-elle, tournant le dos à Iris et s’adressant aux autres jeunes filles. Pauvre Marcelle !

— Il lui faudrait un calmant, à Marcelle, dit Wanda. Ah ! si père était donc ici !

— Oh ! je ne m’inquiéterais pas, à votre place, dit méchamment Iris. J’ai cru m’apercevoir que Mlle Fauvet s’y entendait très bien, en fait de… calmants, et qu’elle sait se doser… quand le cœur lui en dit.

— Que signifie ce langage ? fit Jeannine, en désignant Iris.

— Que voulez-vous dire, Mlle Claudier ? demanda Dolorès. Que désirez-vous insinuer, misérable folle ?

— Ah ! bah ! je sais ce que je dis, répondit Iris, en haussant les épaules. J’affirme que Mlle Fauvet…

— Et moi, j’affirme que vous êtes une sorte de vipère, fit Dolorès, pâle de colère, et je vais demander à M. Fauvet de vous chasser du Beffroi, dès demain.

— De cette manière, riposta Iris, avec un rire détestable, les secrets de cette maison resteront cachés pour tous.

— Je pense bien que vous êtes folle ! dit Olga. Tenez, ajouta-t-elle, en s’adressant à ses compagnes, allons voir comment se porte Marcelle ; ensuite, nous nous coucherons. Allons !

Toutes jetèrent sur Iris Claudier un regard de mépris, puis elles se dirigèrent vers la chambre de Marcelle.

Restée seule. Iris tourna sur le talon et elle se trouva en face de Gaétan de Bienencour. Elle comprit que le jeune homme n’avait pas perdu un seul mot de la conversation qui venait d’avoir lieu et son cœur en fut inondé de joie.

— Bonne nuit, M. de Bienencour ! fit-elle, d’un ton sarcastique, au moment où elle passait près de lui pour se rendre dans sa chambre.

Gaétan ne lui répondit pas. Il avait le cœur brisé, car il se sentait repris de ses soupçons à l’égard de celle qu’il aimait… N’avait-il pas été présent, tout à l’heure, quand Marcelle avait repris connaissance et n’avait-elle pas agi d’une manière fort étrange ?

— L’Ombre du Beffroi ! ne cessait-elle de répéter. L’Ombre du Beffroi ! Le moine ! Je l’ai vu, père ; il…

— Allons ! Allons, ma chérie ! avait dit Henri Fauvet. Tu as fait un mauvais rêve, tout simplement.

— Non, père… Je l’ai vu… le moine… Il était penché sur moi et me regardait dormir… L’Ombre du Beffroi ! L’Ombre du Beffroi !

Cette frayeur d’une ombre… Cette peur d’un rêve… Ce cri dans la nuit… Puis, les insinuations d’Iris Claudier… Cette fille s’était assurément aperçue de quelque chose… Lui aussi, d’ailleurs, avait été intrigué et il avait été rendu soupçonneux, la veille au soir. Alors que tous étaient censés s’être retirés dans leurs chambres, Gaétan était allé faire une petite promenade sur la terrasse, et il avait aperçu Marcelle, assise sur un banc. À la course, il s’était dirigé vers elle.

— Marcelle ! Ma bien-aimée ! S’était-il écrié. Mais elle s’était enfuie, à son approche et il y avait en quelque chose d’étrange dans ses yeux.

Fallait-il croire vraiment que cette exquise jeune fille avait hérité du vice de sa mère et que, elle aussi, prenait de la morphine ?… Non ! Non ! Il ne le croirait pas sur d’aussi légères preuves… Quant aux insinuations d’Iris, il n’allait pas s’y arrêter, n’est-ce pas ?… Cette personne n’était pas digne de foi. Dolorès avait raison : c’était une sorte de vipère… Elle haïssait Marcelle et la haine inspire les pires choses.

Gaétan songea à la lettre anonyme qu’il avait reçue… On sait quel cas on doit faire de ces sales missives, et ce n’est pas lui qui allait prêter foi à celle qui lui avait été adressée, n’est-ce pas ?…

— Eh ! bien, Gaétan, vas-tu passer le reste de la nuit debout ! demanda soudain Mme de Bienencour. Va te coucher, mon cher enfant ! Marcelle dort paisiblement, dans le moment ; sois sans inquiétude à son sujet.

— Merci, tante Paule, je vais me coucher. Je vous souhaite une bonne nuit et d’agréables rêves !

— Bonne nuit, mon neveu ! Bons rêves, à toi aussi !

À l’heure du déjeuner, alors que les invités des Fauvet étaient réunis dans la salle à manger, Dolorès entra et dit ;

— Marcelle dort, M. Fauvet. Elle dort si profondément que je n’ai pas osé la déranger.

— Tu as bien fait, ma fille, répondit Henri Fauvet. Déjeunons ! ajouta-t-il.

Vers la fin du repas, Raymond Le Briel annonça qu’il se voyait obligé de retourner chez lui, dans le courant de l’après-midi.

— Comment ! Vous songez à nous quitter ! Ce fut une protestation générale.

— Pour deux jours au plus, chers amis, répondit Raymond. Il y a des choses auxquelles il me faut voir ; mais aussitôt que je pourrai revenir, je reviendrai, n’en doutez pas !

— Oui, revenez, et le plus tôt possible ! dit Henri Fauvet. Nous ne serons pas au complet sans vous.

— Merci, M. Fauvet ! Soyez certain que je n’y manquerai pas !

Vers les onze heures et demie, Henri Fauvet, Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel étaient à causer, dans l’étude, quand la porte s’ouvrit et Marcelle entra. Elle était très pâle, et dans ses yeux se voyaient une expression assez singulière.

Henri Fauvet accourut au-devant de sa fille.

— Marcelle, ma chérie ! dit-il. Ça va bien maintenant, je l’espère ?

— Assez bien, père, répondit-elle, en passant sa main sur son front à plusieurs reprises.

Raymond jeta un regard sur Gaétan, ne comprenant rien à l’attitude de celui-ci, car le fiancé de Marcelle, debout, les bras croisés sur sa poitrine, regardait la jeune fille, d’un air étrange, tandis qu’un pli se creusait sur son front.

Raymond haussa légèrement les épaules, puis s’approchant de Marcelle, il lui offrit un siège.

— Ne désirez-vous pas vous asseoir, Mlle Fauvet ? lui demanda-t-il.

— Merci, M. Le Briel, répondit-elle, en souriant, et ses yeux, dans lesquels se lisait un reproche, se posèrent sur Gaétan.

— Où sont… les autres, père ? demanda-t-elle.

— Dans la bibliothèque, ma chérie. Ils sont à essayer de dessiner des costumes pour les tableaux vivants qui…

— Les tableaux vivants ?… fit Marcelle, en passant, à diverses reprises, la main sur son front. Quels tableaux vivants, père ?

Gaétan devint blanc comme un mort, et ses yeux, qui ne quittaient pas la jeune fille, s’ouvrirent démesurément.

— Mais, Marcelle, les tableaux que tu as suggérés toi-même, hier, dit Henri Fauvet, d’un ton étonné. Ne te souviens-tu pas, mon aimée ?

— Non… je ne me souviens pas… murmura-t-elle, et ses yeux s’emplirent d’une sorte de frayeur, tandis qu’un pli se creusait sur son front. Je vais me rendre à la bibliothèque, ajouta-t-elle, en se levant.

Mais aussitôt qu’elle fut debout, elle oscilla sur elle-même et elle serait tombée, si Raymond ne se fut trouvé là à point pour la saisir par la taille.

Henri Fauvet, occupé à allumer un cigare, n’eut connaissance de rien, mais Gaétan, qui n’aurait pu devenir plus pâle qu’il l’était, fronça les sourcils.

Raymond, soutenant Marcelle, attendit que Gaétan vint s’offrir à la conduire jusqu’à la bibliothèque, mais voyant qu’il ne faisait pas un seul mouvement dans cette intention, c’est lui, Raymond, qui présenta son bras à la jeune fille pour l’assister à quitter l’étude. V. P. venait d’entrer, et il parlait à Henri Fauvet ; c’est pourquoi ce dernier eut à peine connaissance du départ de sa fille, et qu’il ne vit pas l’étrange attitude de Gaétan.

Au diner, Marcelle mangea peu, mais elle avait retrouvé toute sa gaieté ; elle était même un peu trop gaie et ça ne paraissait pas naturel, se disait Gaétan, car elle parlait sans cesse et riait, à propos de tout et de rien.

Personne n’avait l’air de s’étonner de cet excès de gaieté de Marcelle, suivant, de si près, sa tristesse, personne, excepté Gaétan de Bienencour et Iris Claudier ; cette demoiselle paraissait être fort amusée de ce qui se passait et ses yeux ne quittaient pas Gaétan, qui s’apercevait bien de l’attitude de la secrétaire de sa tante, ce qui le mettait très en colère.

— Mon Dieu, se disait-il, est-ce possible que cette exquise jeune fille soit morphinomane ?… Je ne puis plus en douter : sa tristesse de tout à l’heure, son absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, puis cette gaieté, poussée à l’excès !… Que le ciel ait pitié d’elle… et de moi !… Marcelle ! Marcelle ! Moi qui vous aime tant, moi qui donnerais, sans hésiter, ma vie, pour vous délivrer de ce vice affreux, qui finira par vous conduire à la ruine, à la folie, puis à la mort !…

Après le dîner, tous causèrent pendant une heure à peu près, puis Mme de Bienencour se retira dans sa chambre, et bientôt, les autres invités se dispersaient ; les uns allant faire une promenade à pied, à cheval ou en chaloupe, les autres s’installant dans le salon ou la bibliothèque pour lire ou faire un peu de musique.

Raymond vit Marcelle, qui se disposait à monter au deuxième étage et il alla lui parler :

— Au revoir, Mlle Fauvet, lui dit-il ; je pars, dans moins d’une heure.

— Au revoir, M. Le Briel ! répondit-elle. N’oubliez pas que nous vous attendons dans deux jours !

— Je n’oublierai pas, soyez-en assurée ! répondit le jeune homme, en pressant la main de celle qu’il adorait en secret.

Une heure plus tard, ayant sellé Aquilon, Raymond quitta le Beffroi. Tout en cheminant, il se livrait à ses réflexions.

— Singulier type ce de Bienencour ! se disait-il. Avait-il l’air étrange un peu lorsque Mlle Fauvet a failli s’évanouir, avant le dîner ? … Et elle s’en est aperçue, la pauvre enfant… Ah ! si elle eut pu m’aimer moi, jamais je… Allons, Aquilon ! s’interrompa-t-il. Bon cheval ! Bon cheval ! Mais… qu’y a-t-il donc ?

Aquilon venait de faire un saut de côté ; c’est qu’il avait été effrayé, à la vue d’une jeune fille, vêtue de blanc, qui se tenait assise sur rocher, qu’on pouvait apercevoir, du chemin.

Mlle Fauvet ! s’écria Raymond.

Vite, il descendit de cheval et accourut vers la jeune fille.


CHAPITRE II

UNE TOUFFE DE MUGUETS


Mlle Fauvet ! Oh ! quel bonheur de vous rencontrer ici, quand je vous croyais en frais de faire la sieste, au Beffroi !

— Je ne dors jamais durant le jour, M. Le Briel. Je suis venue cueillir des muguets ; voyez !

De la main, elle indiqua un véritable monceau de muguets, qu’elle avait déposés sur le rocher, à côté d’elle.

— Comme vous aimez les muguets, Mlle Fauvet ! Jamais je ne puis voir une de ces délicates fleurs sans penser à vous… Savez-vous, n’osant, même tout bas, vous appeler Marcelle, je vous nomme… « Muguette »… Nom ridicule, je le sais, mais, que voulez-vous…

— Vous l’avez dit, M. Le Briel, c’est un nom fort ridicule, répondit-elle en riant. Mais, ce n’est guère compromettant, et si, au Beffroi ou ailleurs, devant mon père ou autres, vous me nommiez ainsi…

— Vous permettez que je vous appelle Muguette, n’est-ce pas ? demanda Raymond ; Mlle Fauvet c’est si distant, si froid… Ô ciel ! Que je vous aime ! s’écria-t-il, soudain, en étreignant les mains de la jeune fille et les baisant avec ferveur.

— Vous oubliez… bien des choses, quand vous agissez comme vous venez de le faire, M. Le Briel, dit-elle, et je me vois obligée de vous prier de continuer votre chemin.

— Pardonnez-moi, je vous en prie… Muguette !… C’est vrai, j’oublie… bien des choses, lorsque je suis en votre présence… J’oublie que vous êtes la fiancée de M. de Bienencour, j’oublie que…

— M. Le Briel, si vous tenez à rester ici, encore pour quelques instants, veuillez vous rendre utile, dit la jeune fille en riant. De tous ces muguets je veux faire deux énormes bouquets.

— Je vais vous aider à confectionner ces bouquets… Muguette, quoique je ne sois pas de ces plus habiles en ces sortes de choses… Mais, je puis apprendre, si vous voulez avoir la bonté de me donner quelques leçons.

Et voilà Raymond qui s’installe au pied du rocher. Il se met à lier ensemble des tiges de muguets, sous la direction de la jeune fille, qui, de temps à autre, rit gaiement des maladresses de son compagnon.

— Les muguets étaient les fleurs préférées de ma mère, M. Le Briel ; elle les aimait tellement !…

— Êtes-vous née à Québec ? demanda Raymond.

— Mais, non ! Je suis née à une assez courte distance d’ici.

— Vraiment ?

— Vous ne le saviez pas ?… Hélas ! la maison où je suis née et aussi le saule pleureur sous lequel ma mère aimait tant à s’asseoir, ne sont plus. Au dernier feu de forêt, ils ont été détruits. Mon père allait acheter cette propriété, qu’on nomme « la maison de Febro ».

— La « maison de Febro »… Mais, je connais cette maison. N’est-elle pas éloigné du chemin et n’est-elle pas inhabitée depuis plusieurs années ?

— Oui. Febro, voyez-vous, M. Le Briel, était la servante de ma mère. Quand celle-ci se maria, elle fit cadeau à Febro, de sa propriété, que les gens ont toujours désignée depuis, du nom de « la maison de Febro »… Ce n’est pas ainsi, s’interrompit-elle, qu’on fait un bouquet… Tous ces muguets ensemble… il faut varier un peu avec des feuilles vertes ; elles sont si belles, si élégantes les feuilles du muguet, ne trouvez-vous pas ?

— J’aurais une question à vous poser, fit soudain Raymond ; me le permettez-vous, et promettez-vous d’y répondre ?

— J’y répondrai, si je le puis, assurément.

— Ce jour où vous êtes retournée à la Cité du Silence… vous en souvenez-vous… Muguette ?

Elle inclina la tête, en signe affirmatif.

— Pourquoi êtes-vous restée sourde à mes appels ?… Je vous ai appelée, à grands cris, je ne sais combien de fois, car j’étais fou d’inquiétude à votre sujet, à cause de l’orage, qui venait si vite. Votre chien a aboyé ; je vous ai vue le saisir par son collier et l’entraîner, dans le fond de quelque grotte, sans doute. Pourquoi n’avez-vous pas répondu, ma chérie ?

— Parce que je désirais vous laisser l’impression que vous vous étiez trompé, M. Le Briel, et que c’était une autre que moi…

— Me tromper !… Mais, je vous ai vue, comme je vous vois en ce moment ! J’ai vu aussi votre chaloupe, dans une sorte de petite anse… Combien j’aurais voulu pouvoir traverser le lac à la nage, pour aller vous rejoindre ! Mais, Neve, mon cheval…

— A eu peur du tonnerre et il est parti, le mors aux dents, interrompit la jeune fille. J’ai tout vu, tout entendu.

Mlle Lecoupret, avec qui j’avais échangé quelques mots, sur le Pont du Tocsin, m’avait dit que vous étiez partie en chaloupe, seule avec Mousse ; je n’ai donc pas été excessivement surpris de vous apercevoir à la Cité du Silence, ce jour-là. Vous vous étiez promise d’y retourner, d’ailleurs.

— C’est si pittoresque, si beau, si imposant la Cité du Silence !

— Certes, vous l’avez dit ! répondit Raymond. Mlle Fauvet, reprit-il, il faut que je vous raconte un rêve que j’ai fait, alors que j’étais malade, chez le Docteur Carrol… Une nuit, j’avais beaucoup de fièvre, je m’éveillai, tout à coup, sous l’effet de… l’illusion la plus exquise… Je venais de vous voir entrer dans ma chambre, et soudain, vous vous êtes penchée sur moi… Je vous ai vue si bien ; vos cheveux dorés, vos yeux couleur des violettes… Dites ! Dites, je vous prie, n’avais-je fait que rêver ?

Elle baissa les yeux en rougissant, et elle murmura :

— Vous n’aviez pas rêvé…

— Ô mon ange bien-aimé ! s’écria Raymond. Et ce baiser sur mon front, ce n’était pas un rêve non plus ? Répondez ! Oh ! je vous en supplie, répondez !

— Ce n’était pas un rêve… balbutia-t-elle.

— Ô ciel ! Mais alors, Marcelle… alors, vous n’aimez pas M. de Bienencour ?… Pourquoi n’acceptez-vous pas franchement mon amour, ma toute chérie ? Épousez-moi, ma tant aimée ! Je vous rendrai heureuse, je vous le jure !

— M. Le Briel, répondit sévèrement la jeune fille, si vous me parlez encore en ce sens, nous ne serons plus amis, vous et moi.

— Mais, ma chérie ! Je vous adore, vous le savez bien !

— Vous n’avez pas le droit de me le dire, alors, fit-elle, d’un ton un peu froid, et si vous ne changez pas immédiatement le sujet de la conversation, je le répète, nous ne serons plus amis.

— Je vous obéis, dit, humblement le jeune homme. Puis-je vous demander si vous êtes retournée à la Cité du Silence, depuis ce jour où je vous ai vue ?

— Oui, plusieurs fois.

— Oh ! combien ce serait agréable de faire cette excursion avec vous… Muguette ! Si vous vouliez y consentir, nous irions ensemble à la Cité du Silence…

— Vous n’y pensez pas, M. Le Briel ! Ce serait…

— Je sais que c’est une faveur extraordinaire que je vous demande ; mais si vous vouliez me l’accorder, je vous en serais reconnaissant tout le reste de ma vie et jamais je n’y ferais allusion, même quand nous serions seuls ensemble. Ô mon adorée, soyez bonne, soyez généreuse et accordez-moi ce que je vous demande !

— Vous demandez l’impossible, répondit-elle.

— Non ! Non ! Ce ne serait pas impossible, si vous vouliez y consentir… Il y a pleine lune, de ce temps-ci… Demain soir… à l’heure que vous préciserez, je vous rencontrerai, où vous voudrez et nous irons visiter la Cité du Silence. Dites oui, ma chérie, dites oui !

— Ce serait mal… commença-t-elle.

— Mal ?… Non pas ! Où serait le mal, Muguette ? Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?

— Confiance ?… Oui, j’ai confiance en vous, M. Le Briel, et, vraiment, une excursion à la Cité silencieuse, au clair de la lune, doit avoir des charmes, dit-elle, songeuse.

— Ça doit être splendide !

— Connaissez-vous cet endroit, à un mille d’ici, que l’on nomme Les Cinq Ormes, M. Le Briel ?

Les Cinq Ormes ! Je connais parfaitement l’endroit. Au milieu d’une désolation impossible à décrire, croissent cinq ormes altiers. On assure que ce lieu est hanté, répondit Raymond, en souriant.

— Je serai aux Cinq Ormes, demain soir, entre dix et onze heures, fit la jeune fille en se levant. Les ormes croissent sur les bords de la Rivière des Songes, comme vous savez ; je serai en chaloupe… et je me rendrai à la Cité du Silence.

— Merci ! Oh ! merci, ange bien-aimé ! s’écria Raymond.

— Vous le voyez, j’ai confiance en vous, en votre discrétion.

— Que le ciel vous bénisse pour votre grande bonté… Muguette ! s’exclama le jeune homme, qui avait des larmes dans les yeux. Vous partez ! reprit-il. Avant de partir, donnez-moi cette petite touffe de muguets que vous portez dans vos cheveux !

— N’êtes-vous pas quelque peu exigeant, M. Le Briel ? demanda-t-elle, avec un sourire. Et si je vous donnais cette touffe de muguets, qu’en feriez-vous ?

— Je la garderai toute ma vie, en souvenir de ce jour, chère adorée !

Elle enleva de sa chevelure quelques tiges de muguets qu’elle y avait mises et les lui donna.

— « La fleur est éphémère et ne dure qu’un jour » fit-elle, en riant, puis, hâtivement elle quitta le jeune homme et presqu’aussitôt, disparut à ses yeux.

Raymond Le Briel regarda longtemps dans la direction qu’avait prise la jeune fille, dans l’espoir de la voir apparaître de nouveau sans doute, puis ayant sifflé son cheval, il monta en selle et s’achemina vers l’Eden, sans soupçonner, certes, que quelqu’un avait assisté, invisible, à la conversation citée, plus haut.

Aussitôt qu’Aquilon eut disparu, à l’un des détours de la route, Iris Claudier se leva de derrière un rocher, où elle s’était tenue cachée. Son visage était effrayant à voir, tant il exprimait de méchant triomphe. Elle avait tout vu, tout entendu !

Ayant aperçu les jeunes gens, de loin, elle s’était dit qu’elle s’arrangerait pour entendre leur conversation. À cette fin, elle s’était faufilée, telle une vipère, dans l’herbe et les hautes broussailles arrivant jusqu’à portée de leurs voix.

— Ah ! Gaétan, mon cousin, s’écria-t-elle, avec un rire moqueur, vous êtes loin de vous douter de ce qui se passe !… Mais vous ne perdez rien pour attendre, et je saurai bien vous faire souffrir, un jour, à mon tour !… Votre adorée Marcelle… Si vous aviez pu assister à la conversation qui vient de s’échanger, entre elle et M. Le Briel !… Demain soir, le rendez-vous, hein ?… Dois-je avertir Gaétan ?… Je verrai ! Je verrai !

Et toujours riant méchamment, Iris Claudiel prit le chemin conduisant au Beffroi.


CHAPITRE III

AUX CINQ ORMES


Dix heures sonnaient au Beffroi, le lendemain soir, quand Raymond Le Briel arriva aux Cinq Ormes. Il en était certain, il serait le premier au rendez-vous ; mais ce ne serait pas désagréable d’attendre, sous les ormes, en fumant un cigare. La lune brillait dans tout son éclat et une brise légère flottait dans l’air du soir. La journée avait été lourde, et cette brise rafraîchissante procurait un extrême bien-être.

Au moment où il allait allumer un cigare, un bruit léger, venant de la Rivière des Songes, attira son attention, et bientôt, il vit une chaloupe se détacher sur le fond sombre de l’eau.

— Marcelle… murmura-t-il, en s’approchant du bord de la rivière.

Sans répondre, elle lui fit signe de prendre place dans l’embarcation, puis, s’étant levée, elle lui céda les avirons, tandis qu’elle-même se mettait au gouvernail. Et l’on partit…

— Je croyais que j’aurais à vous attendre, au moins une heure, dit Raymond à la jeune fille. Il est vrai que tout était noir, au Beffroi, quand j’y suis passé, tout à l’heure.

— On s’est couché de bonne heure, ce soir, répondit-elle, car, demain on veillera tard. Vous le savez, sans doute, dans deux jours maintenant, plusieurs retourneront à Québec.

— Vraiment ! Non, je ne le savais pas. La chose a dû être décidée après mon départ, hier après-midi.

— Yolande et Jeannine Brummet, M. du Tremblaye, M. Martinel et M. Archer retournent à Québec jeudi soir. Olga et Wanda, ainsi que le Docteur Karl retournent au Grandchesne, M. Cyr, à l’Abri, dans trois ou quatre jours. Je vouS l’ai dit, on veillera tard, au Beffroi, demain et après demain soir, vous le pensez bien !

— Je serai là, dit Raymond, et le plus tard on veillera, le plus heureux je me compterai, puisque je jouirai de votre présence… Muguette.

— Après demain soir, reprit la jeune fille, ce seront les tableaux vivants et…

— Ah ! à propos des tableaux vivants… Vous ne sauriez croire combien je serai heureux de figurer dans ces scènes d’amour avec vous !… Je ne sais si je vous ai remerciée comme je le dois, d’avoir accepté… Je me rappelle que, lorsque j’ai essayé de vous exprimer convenablement ma reconnaissance, l’autre jour, vous m’avez accueilli avec un charmant, mais froid sourire… Mais, dites-moi, chérie, M. de Bie- nencour part-il, lui aussi… dans deux jours, pour Québec ?

— Non, M. de Bienencour et sa tante resteront encore quelque temps avec nous.

— Ah !… fit Raymond, et il soupira. Mlle Claudier, demanda-t-il ensuite, va-t-elle séjourner encore pendant quelque temps au Beffroi, elle aussi ?

— Oui, Mlle Claudier va rester avec nous, elle aussi… au grand désespoir de Dolorès, répondit-elle, en riant de bon cœur.

— En effet, Mlle Lecoupret ne désigne jamais Mlle Claudier autrement que « l’ombre au tableau ». Elle prétend que cette demoiselle ne vous aime pas… De fait, n’a-t-elle pas quelque chose de… sinistre dans le regard la secrétaire de Mme de Bienencour ?… Peut-être est-ce parce qu’elle est si laide, pauvre fille. Dans tous les cas, je la surveille, depuis que Mlle Dolorès m’a assuré que cette personne vous en voulait et…

— M’en vouloir ! Iris Claudier ! Mais, pourquoi ?

— On prétend qu’elle raffole de son… cousin Gaétan de Bienencour.

— Ah ! bah !

— Dans tous les cas, je veille, répéta Raymond. Dites-moi, chère aimée, y a-t-il quelque chose de définitif entre vous et M. de Bienencour ? Ce n’est pas, vous le pensez bien, la curiosité qui me pousse à vous faire cette question ; c’est un sentiment plus tendre, c’est…

— Chut ! fit soudain la jeune fille. Nous passons en arrière du Grandchesne, en ce moment.

— Tiens ! C’est vrai ! dit le jeune homme. Mais tout est sombre, et d’ailleurs, personne ne pourrait vous reconnaître : avec ce long manteau et ce chapeau mou, sous lequel vous êtes parvenue à cacher votre abondante et admirable chevelure, on vous prendrait, de loin, pour un jeune garçon.

— Tout de même, ne parlons pas ; c’est plus prudent.

Quand on eut laissé le Grandchesne loin derrière soi, la compagne de Raymond dit :

— Retournez-vous, ou bien regardez par-dessus votre épaule, M. Le Briel ; vous allez voir quelque chose de merveilleux.

S’étant retourné, il vit que, en cet endroit, les faîtes des arbres se rejoignaient, au-dessus de la rivière, formant une arche superbe.

— On dirait un tunnel, dit-il. On ne pourrait imaginer plus bel endroit.

— Cette arche s’étend sur une longueur de plus d’un quart de mille. À la clarté du soleil, c’est splendide… Je viens ici souvent. Certains jours, quand la chaleur est grande, il y a toujours de la fraîcheur et de l’ombre en ce lieu enchanté ; c’est pourquoi j’ai nommé ce dôme de verdure « l’Arche Enchantée ». N’est-ce pas que ce nom lui convient ?

— Assurément oui ! répondit Raymond.

Bientôt, on eut franchi l’Arche Enchantée.

— L’entrée du lac, dans lequel se mire la Cité du Silence, n’est pas éloignée maintenant. En effet, la rivière s’élargissait et au bout d’un quart d’heure à peu près, on naviguait sur le lac.

— Ce lac a-t-il un nom ? demanda Raymond.

— Je ne sais pas, M. Le Briel. Moi, je l’ai nommé le « Miroir des Anges ».

— Le Miroir des Anges… répéta le jeune homme.

— Voyez, ne dirait-on pas, en effet, une immense glace ?… Et ces petits nuages qui s’y mirent, ne dirait-on pas que ce sont des anges, aux longues et gracieuses draperies blanches ?

— Avec un peu d’imagination… commença Raymond, en souriant. Puis il ajouta : Ce lac doit être très profond, car l’eau en est bien noire.

— On dit que le Miroir des Anges est un gouffre sans fond, répondit la jeune fille. Mais, voilà la petite anse dans laquelle j’abrite toujours mon embarcation.

En quelques coups d’aviron, on atteignit le rivage. Raymond sauta sur un rocher et offrit la main à sa compagne. Autour d’une pierre s’élevant en cône la chaîne de la chaloupe fut jetée, puis les deux jeunes commencèrent l’ascension du rocher.

La Cité du Silence, si belle à la lumière crue du soleil, paraissait féérique sous les lueurs de la lune. L’illusion était complète : on eut dit réellement une ville avec ses bâtiments, ses clochers, ses minarets, ses tours. La pierre s’irradiait de diverses nuances ; ici l’ocre, le vermillon, le jaune ; là, le vert, le bleu, le violet.

Le clocher de l’étrange cité semblait être taillé dans le cristal le plus pur, « l’Hôtel de Ville », pour lui conserver le nom que Dolorès avait donné à un amoncellement singulier de rochers, l’Hôtel de Ville, dis-je, paraissait être taillé dans le marbre le plus blanc. Un véritable castel en granit s’étalait à l’avant-plan.

— C’est merveilleux, merveilleux ! s’écria Raymond, assurément fort enthousiasmé.

— De ces merveilles on ne se lasse jamais, n’est-ce pas, M. Le Briel ? Je crois que la Cité du Silence est l’endroit le plus pittoresque du monde !

— Vous l’avez nommée, aussi, la « Cité de Dieu », vous en souvenez-vous, Mlle Marcelle ?… Mais, rendons-nous au pied de ce magnifique castel qu’on aperçoit là-bas ; c’est dans ces environs que je vous ai aperçue, et c’est là, que je tiens tout particulièrement à me rendre.

Ce fut une assez rude ascension, mais la jeune fille, légère comme une sylphide, semblait voler littéralement sur les rochers.

— Voici un endroit fort dangereux, dit Raymond soudain. Ce rocher, sur le bord duquel nous cheminons, tombe à pic dans le lac… Quand je me dis que vous venez ici, seule… Ô ma chérie, s’il fallait, par malheur, que vous tombiez dans ce gouffre !

— Cela ne m’effrayerait pas excessivement, répondit-elle, en riant. De ma mère j’ai hérité, en même temps que son goût pour les muguets, celui de l’élément liquide. Elle se nommait Ondine, ma mère, M. Le Briel ; ce nom lui convenait, car elle vivant littéralement sur les ondes. Elle était, père vous le dira, une nageuse émérite. Quant à moi…

— Je sais, Mlle Fauvet ! Ne vous ai-je pas vue, lors du petit tournoi que nous avons eu, la semaine dernière, dans la Rivière des Songes, faire d’extraordinaires plongeons ; même que j’étais très inquiet pour votre sûreté.

— Ah !… oui… dit-elle. Tiens, nous voici où vous vouliez venir… Lorsque j’ai disparu à vos yeux, je me suis réfugiée dans cette grotte, qui est à votre gauche.

Debout, au pied du castel de granit, ses yeux perdus dans l’infini, elle était bien belle à voir. Son manteau, qu’elle avait enlevé, gisait à ses pieds, et son abondante chevelure, que ne retenait plus le chapeau mou, tombait sur ses épaules, comme une cascade dorée.

— N’est-ce pas que c’est splendide tout cela, M. Le Briel ? C’est beau, beau, beau !

— Oui, c’est infiniment beau !

Mais ce n’était pas le paysage qu’il admirait, en ce moment, c’était elle. Qu’elle était belle !…

Soudain, il s’approcha, et l’étreignant dans ses bras, il murmura :

— Marcelle ! Marcelle ! Que tu es belle et que je t’aime !

À ce moment précis, quelqu’un, qui passait, en voiture, sur la rive opposée, arrêta son cheval, se frotta les yeux, puis regarda, pour bien se convaincre qu’il ne s’était pas trompé, les deux jeunes gens, qui se détachaient clairement sur le sombre rocher et qu’éclairait de ses lueurs l’astre des nuits…

— Ciel ! se dit-il. C’est Mlle Fauvet, aussi vrai que j’existe !… Elle est avec M. Le Briel… Mais, je croyais qu’elle était fiancée avec M. de Bienencour !… Et M. Fauvet ?… Il est loin de se douter, j’en suis sûr, que sa fille est en excursion nocturne avec le propriétaire de l’Eden, en ce moment… C’est à n’en pas croire ses yeux !… Que dirait M. de Bienencour, si… Mais, ce ne sont pas de mes affaires, après tout ! Marche, Bavard !


CHAPITRE IV

AU BORD DE L’ABÎME


Les deux jeunes gens furent plus d’une heure à la Cité du Silence. Qu’ils étaient loin de se douter qu’ils avaient été vus ! Enfin, ils se décidèrent à partir.

— Il commence à se faire tard, dit la jeune fille, partons, partons, sans retard !

— Encore un quart d’heure, un tout petit quart d’heure, je vous prie ! implora le jeune homme.

— Non ! Non ! Avant que je sois de retour chez moi, ce sera déjà presque l’aurore. Ne tardons plus !

— Êtes-vous sûre, Mlle Marcelle, de pouvoir rentrer au Beffroi, sans que personne n’en ait connaissance ? demanda Raymond. Ah ! j’espère que…

— Ne craignez rien pour moi, M. Le Briel ; je rentrerai sans danger.

Soudain, Raymond, se retournant pour adresser la parole à sa compagne, fut victime d’un accident ; son pied glissa, il perdit l’équilibre et il tomba. En un clin d’œil, il disparut, mais la jeune fille l’entendit rouler, de rocher en rocher… Allait-il tomber dans le lac, qui, d’après la légende, était un gouffre sans fond ?… Épouvantée, hors d’elle-même, elle l’appela ;

— Raymond ! Raymond ! Ô ciel ! Raymond !

Puis elle se mit à courir, sans souci du danger qu’il y avait pour elle-même de faire quelque faux pas, dont le résultat pourrait être fatal. S’il allait être précipité dans le lac !… Certes, elle venait de s’en vanter, elle était nageuse émérite ; mais Raymond Le Briel devait peser, pour le moins 150 livres ; jamais elle ne parviendrait à lui sauver la vie, s’il allait se noyer !

— Raymond ! Raymond ! Oh ! répondez, de grâce !

Un silence absolu régnait partout ; l’écho seul répondit aux appels de la jeune fille… Était-il déjà noyé ?…

Non, cependant ; elle venait de l’apercevoir, étendu, au pied d’un mur de pierre, couché sur une sorte de corniche de trois pieds de large à peine… Heureusement pour lui, il avait perdu connaissance, car, au moindre mouvement qu’il eut essayé de faire, il aurait roulé dans le lac.

Qu’imaginer pour le sauver ?… Elle s’approcha du jeune homme et saisit la ceinture en cuir qu’il portait autour de sa taille, afin de le retenir. Elle le savait bien pourtant, au moindre mouvement qu’il ferait, il l’entraînerait avec lui dans l’abîme.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleura-t-elle.

Tout à coup, Raymond ouvrit les yeux.

— Marcelle ! murmura-t-il.

— Pour l’amour de Dieu, M. Le Briel, s’écria-t-elle, essayez de vous lever ; je vais vous y aider… Mais, prenez garde ! L’abîme est à votre gauche… Tenez, accrochez-vous à ce sapin, qui est à votre droite… Prenez garde ! Prenez garde !

Obéissant machinalement, Raymond fut bientôt debout et, appuyé sur l’épaule de la jeune fille, il put prendre le petit sentier conduisant à l’anse, où ils avaient laissé leur embarcation.

— Vous vous êtes fait mal, en tombant, n’est-ce pas, M. Le Briel ? Vous boitez ; vous boitez même beaucoup !

— Ce n’est rien, rien. Une légère entorse au pied gauche et c’est tout… Mon ange ! Mon ange ! Pour la deuxième fois, vous m’avez sauvé la vie !

— Non ! Non ! protesta-t-elle. Je n’ai rien fait… Vite, hâtons-nous ; il se fait tard ! Je manierai les avirons, pour le voyage du retour ; vous vous chargerez du gouvernail.

— J’aurai fière mine, pour arriver au Beffroi, ne trouvez-vous pas ? fit Raymond en souriant ; mais, sans doute, je serai mieux, demain.

— Je l’espère ! répondit-elle.

Ils furent bientôt parvenus à la petite anse servant de port à leur chaloupe. Prenant place dans l’embarcation, ils s’éloignèrent aussitôt de la Cité du Silence…

Encore une fois, on passa sous l’Arche Enchantée, puis, derrière la maison du Docteur Carrol, et enfin, on arriva aux Cinq Ormes.

— Vous débarquez ici, M. Le Briel, dit la fille de Henri Fauvet. Êtes-vous venu de l’Eden à pied ?

— Non. J’ai mis Aquilon à l’abri sous un hangar, non loin d’ici, répondit le jeune homme. Marcelle ! Marcelle ! reprit-il, merci, du plus profond du cœur merci, pour ces quelques heures de bonheur que vous venez de me donner !… Je ne puis…

— N’oubliez pas ce qui a été convenu entre nous !… Jamais vous ne ferez allusion à cette excursion que nous venons de faire, même quand nous serons seuls tous deux, vous et moi.

— J’ai promis, ma bien-aimée, et vous pouvez avoir confiance en moi… À demain donc ! Je serai au Beffroi, dans le courant de l’avant-midi. Quel bonheur de vous revoir si tôt !

— Soignez votre pied, M. Le Briel, recommanda-t-elle. Vous avez dû vous faire bien mal, car vous boitez beaucoup !

— Oh ! une simple entorse !

— Rien n’est plus douloureux qu’une entorse ! Faites des applications d’eau glacée sur votre pied ; n’y manquez pas ! Au revoir !

Raymond s’apprêtait à lui répondre, mais déjà la chaloupe la contenant disparaissait dans la nuit.

— Ô ciel ! Que je l’aime ! se dit-il, se dirigeant, en boitant, vers le hangar servant d’abri à son cheval. Ai je rêvé entendre sa voix m’appeler « Raymond », tandis que je roulais sur les rochers, tout à l’heure ?… Ô ma bien-aimée, combien vous m’êtes chère !… Et dire que, lorsque je la reverrai, dans quelques heures maintenant, elle aura l’air froid et indifférent… Je me demande comment elle peut feindre ainsi… Elle est singulière, singulière cette jeune fille… mais combien exquise !


CHAPITRE V

SOUPÇONS


Il était sept heures du matin. V. P. était à surveiller Cyp, son neveu, alors que ce dernier soignait les chevaux, lorsqu’arriva Gaétan de Bienencour.

— M. de Bienencour ! fit V. P. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Vous pourriez me seller un cheval, V. P. Je désire faire une promenade, afin de chasser un mal de tête.

— Je vais seller Luna, répondit le domestique, en désignant une superbe bête toute noire, portant au front une petite demi-lune blanche. Luna va comme le vent, tout en étant douce comme un agneau.

— Belle bête ! Bonne bête ! fit Gaétan, en flattant Luna, qui hocha plusieurs fois la tête, en signe de satisfaction. Puis, s’adressant à V. P., il demanda : Quel chemin dois-je prendre ?… Je veux dire quelle est la plus belle route, dans la direction de l’ouest ?

— Bien, Monsieur, vous pourriez prendre par la droite, à travers « l’Avenue des Trembles », puis revenir par la gauche, en suivant le cours de la Rivière des Songes.

— C’est bien, merci, V. P. ; je vais suivre les directions que vous venez de me donner.

Tout en se promenant, Gaétan faisait diverses réflexions… Il pensait à Marcelle, qu’il aimait, et qui avait l’air de lui rendre amour pour amour… Les soupçons qu’il avait entretenus, autrefois, au sujet de Raymond Le Briel s’étaient effacés… Il est vrai qu’il restait cette affaire de morphine… N’avait-il pas vu la jeune fille sous l’effet de ce… poison, l’avant-veille ; et pourrait-il épouser une personne se livrant à ce vice, qui n’irait qu’en empirant, avec les années ?… Mme Fauvet avait été morphinomane et… Cependant, rien ne prouvait que Marcelle avait été sous l’effet de la morphine, l’avant-veille ; elle avait été… étrange, voilà tout… Cette absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, c’était si singulier !…

— Je l’épouserai, si elle veut m’accepter, se disait-il, et je la sauverai ma douce et gentille Marcelle !… Aussitôt que le Beffroi redeviendra plus tranquille, c’est-à-dire après demain, je la demanderai en mariage à son père, et peut-être qu’à l’automne… qui sait ?… Pourquoi ne nous marierions-nous pas à la même messe que Dolorès et Gaston ?… Oui, nous nous marierons à l’automne, en octobre… Nous passerons l’hiver à Québec… Des distractions, voilà ce qu’il faut à Marcelle, et elle en aura !

Tout à ses pensées, Gaétan ne s’aperçut pas que sa monture allait au galop et qu’elle avait parcouru ainsi, une assez longue distance.

— Tiens ! se dit soudain Gaétan. Me voilà déjà rendu au Grandchesne !

— Bonjour, M. de Bienencour ! fit, tout à coup, la voix du Docteur Carrol. Vous faites une promenade matinale, à ce que je vois !

— Comment vous portez-vous, Docteur ? dit Gaétan. Mme Carrol est en excellente santé, je l’espère ?

— Merci, nous sommes tous deux florissants de santé, répondit le médecin en ouvrant, toutes grandes, les barrières du Grandchesne. Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas, M. de Bienencour ?

— Oh ! non, non ! C’est bien aimable à vous de m’inviter, Docteur, mais…

— Voilà ma femme qui vient m’annoncer que le déjeuner est prêt. Elle ne vous laissera pas partir l’estomac vide, j’en suis sûr, fit le docteur, en riant.

Le Docteur Carrol avait eu raison d’affirmer que sa femme insisterait pour garder Gaétan à déjeuner.

— Le repas est prêt, M. de Bienencour, dit-elle ; je n’ai qu’à faire ajouter un couvert. Venez !

— Comment est tout le monde, au Beffroi ? demanda le médecin, au moment où l’on se mettait à table.

— Tous sont en parfaite santé et de joyeuse humeur, répondit Gaétan. Vous le savez, sans doute, la majeure partie des invités retourne à Québec après-demain soir ?

— Non, nous ne le savions pas, dit le Docteur Carrol.

Mlles Brummet, MM. du Tremblaye, Martinel et Archer, partent jeudi soir.

— Vous passerez encore quelque temps dans nos parages, vous et Mme de Bienencour ? demanda le médecin.

Gaétan sourit et rougit légèrement.

— Oui, Docteur… Je… j’ai obtenu de Mlle Marcelle la permission de parler à son père… Je vous l’annonce, à vous qui êtes des amis de la famille ; j’espère épouser Mlle Fauvet… peut-être à l’automne.

— Ah ! fit le médecin. Ah !

Le visage du Docteur Carrol était très grave, ce dont sa femme s’aperçut et ce qui la surprit beaucoup. C’est donc pour faire oublier à Gaétan l’exclamation un peu énigmatique de son mari qu’elle s’écria :

— Je vous félicite, M. de Bienencour ! Je féliciterai Marcelle, aussitôt que je la verrai, c’est-à-dire demain, car nous allons veiller au Beffroi demain soir. Nous sommes particulièrement invités… Les tableaux vivants, vous savez…

— Ah ! oui, les tableaux vivants, répondit, en souriant, le jeune homme. Et cela me fait penser qu’il reste encore beaucoup de préparatifs à faire, pour ces tableaux ; il faut que je retourne au Beffroi, en vous disant au re- voir, et merci, pour l’excellent déjeuner, Docteur et Mme Carrol.

Quittant le Grandchesne, Gaétan enfila un petit sentier, conduisant sur les bords de la Rivière des Songes. Soudain, l’aspect du paysage changea totalement ; de fertile et boisé qu’il avait été, sur la route connue sous le nom de l’Avenue des Trembles, il devenait complètement désolé. Ce n’était, à perte de vue, que rochers superposés, et le jeune homme remarqua que, même les oiseaux semblaient fuir cet endroit, car il n’en vit et n’en entendit pas chanter un seul.

— Quelle désolation ! se dit-il. On dirait un désert rocheux, au sein duquel se dresse, là-bas, une minuscule oasis.

Bientôt, il parvint à l’« oasis ». Des ormes altiers se dressaient sur le bord de la rivière. Machinalement, Gaétan les compta : il y en avait cinq.

— Ohé ! M. de Bienencour !

Cet appel, au milieu de la solitude qui l’entourait surprit profondément Gaétan, et son étonnement fut à son comble, quand il aperçut, en chaloupe, tout près des Cinq Ormes, Iris Claudier.

Mlle Claudier ! fit-il. Qui eut cru vous rencontrer ici, si loin du Beffroi !

— Ma surprise égale la vôtre, croyez-le ! répondit Iris. Il m’a pris fantaisie de faire une promenade en chaloupe, ce matin. Je suis allée par là, fit-elle, en désignant l’ouest. C’est magnifique cette petite rivière… Je vous ai aperçu, de loin, sans vous reconnaître cependant.

(Inutile de dire qu’Iris avait questionné adroitement V. P. et avait appris quel chemin Gaétan devait prendre pour retourner au Beffroi).

Le fiancé de Marcelle détestait Iris Claudier (on sait pourquoi) ; cependant, il ne put faire autrement que de descendre de cheval et venir la rejoindre sur le bord de la rivière.

— Oh ! M. de Bienencour, dit Iris, comme il s’approchait, prenez bien garde d’effacer mes empreintes !

— Vos… quoi ?… Vos empreintes ?… Empreintes de qui, ou de quoi ? Je ne comprends pas, Mlle Claudier !

Elle se mit à rire.

— Savez-vous, M. de Bienencour, que je ferais un fameux agent de sûreté ? dit-elle, en riant.

— Vraiment ! fit Gaétan.

— Depuis cinq minutes que je suis ici (Oh ! Iris Claudier ! Depuis trois bons quarts d’heure, ce serait plus juste !) j’étudie certaines empreintes… Tenez, voyez, à votre droite… Il y a là les empreintes d’une chaussure d’homme, chaussure fine, par exemple… La nuit dernière (car les empreintes sont très fraîches), il y a eu rendez-vous ici… Je puis même reconstituer toute la scène… Une dame, ou une jeune fille, arrive, en chaloupe ; cela, je le certifie, car on aperçoit clairement, d’ici, l’endroit où la chaloupe a accosté… Le jeune homme embarque, et ils s’en vont, tous deux… oh ! je ne sais si c’est vers l’ouest ou l’est… voyez-vous, M. de Bienencour, on ne laisse pas de traces sur l’eau.

Gaétan écoutait poliment Iris ; il n’était pas très intéressé… encore.

— Eh ! bien, reprit-elle, le jeune homme en question a été victime d’un accident quelconque, durant son excursion nocturne, car, quand la chaloupe a, de nouveau, accosté ici, l’individu en question… boitait…

— Hein ! s’exclama Gaétan. Vous voyez cela dans les empreintes, Mlle Claudier ? Et il se mit à rire d’un bon cœur.

— Mais… sans doute !… Je vous dit que je ferais un bon limier de police, M. Le Briel !… je veux dire, M. de Bienencour, dit Iris, en souriant.

Au nom de Le Briel, qu’Iris, sans que Gaétan s’en doutât, avait prononcé intentionnellement, le fiancé de Marcelle avait froncé les sourcils.

— Vous disiez, Mlle Claudier, que l’individu boitait… Continuez, je vous prie ; vous m’intéressez beaucoup, et je trouve, en effet, que vous feriez un fameux limier, dit Gaétan.

— Oui, il boitait, M. de Bienencour, et je vois cela dans les empreintes… Si vous voulez vous approcher un peu, je vous expliquerai la chose…

— Ah ! bah ! fit le jeune homme.

— Eh ! bien, regardez, à votre gauche, et examinez les empreintes avec attention : l’individu boitait du pied gauche, car les empreintes sont fort irrégulières ici… L’empreinte du pied droit est très prononcée, tandis que celle du pied gauche est presqu’indistincte, ce qui signifie qu’il pesait de tout son poids sur le pied droit, le gauche le faisant beaucoup souffrir.

— Ma foi ! s’écria Gaétan, avec une certaine admiration pour l’intelligence de la secrétaire de Mme de Bienencour. Vous devriez vous engager comme agent de police, Mlle Claudier, ajouta-t-il, presque sérieusement ; il y a beaucoup de femmes détectives aux États-Unis d’Amérique, prétend-on.

— J’y songerai, répondit, non moins sérieusement Iris.

— Que dirait le Docteur Nippon ? fit Gaétan, taquin.

— M. de Bienencour, dit Iris, tandis que ses yeux de chat lançaient des flammes, je ne donnerais pas ça pour le Docteur Nippon… et vous le savez bien !… Au revoir ! reprit-elle. Ayons l’œil ouvert ; nous finirons bien par découvrir le jeune homme qui boite du pied gauche. Ha ha ha !

Hâtivement, Iris Claudier repoussa sa chaloupe du rivage et presqu’aussitôt, Gaétan la perdit de vue, à un brusque détour que faisait la rivière.

Chose singulière, après le départ de la jeune fille, Gaétan de Bienencour au lieu de se hâter de quitter les Cinq Ormes, se mit à examiner, avec grand intérêt, les empreintes auxquelles Iris avait attiré son attention…

Oui, les choses avaient dû se passer telles qu’elle l’avait affirmé… Ici, à sa droite, les empreintes se dirigeaient vers la rivière ; là, à sa gauche, les empreintes de la même chaussure se dirigeaient vers les ormes. Or, celles-ci montraient le pied droit très encavé dans le sable, tandis que le gauche était presqu’indistinct, comme si celui qui y eut marché n’eut posé que le bout du pied sur le sol… Ce n’était pas la chaussure d’un paysan ou laboureur ; nul « soulier de bœuf » n’eut laissé de pareilles empreintes… La chaussure était fine ; le pied qu’elle recouvrait devait être long et étroit…

— Est-ce que je perds la tête ? se dit soudain Gaétan, et faut-il que je gaspille mon temps ainsi !… Allons ! Retournons au Beffroi !… Tiens ! ajouta-t-il aussitôt, voici une pièce convaincante qui a échappée aux yeux de Mlle Claudier !

Riant, il s’empara d’une branche morte, dont il se servit pour retirer de l’eau quelque chose qui paraissait être un chiffon. Soulevant l’objet, ses yeux s’ouvrirent fort grands et une pâleur mortelle recouvrit ses traits ; c’est qu’il venait de reconnaître dans ce chiffon, un fichu de dentelle de grande valeur, ayant appartenu à sa tante Paule… Ce fichu… Mme de Bienencour lavait donné en cadeau à Marcelle, il y avait quelques jours…

Marcelle !… Mais, comment un fichu lui appartenant se trouvait-il aux Cinq Ormes ?… C’était incroyable !… Il se trompait, assurément !… Il ne s’y connaissait guère en ces sortes de choses ; ce fichu ressemblait à celui de sa fiancée, ce ne pouvait pas être le sien !… Mais, attendez donc !… Mme de Bienencour avait eu la malchance, certain soir, aux Terrasses, de brûler toute une dent de la dentelle de son fichu. Gaétan s’en souvenait bien, car sa tante en avait pleuré… Cette dent qui manquait… Ô ciel ! il venait d’apercevoir le vide qu’elle avait fait dans la dentelle !

Ces empreintes sur la terre fraîche… Ce fichu de dentelle… Marcelle était donc venue ici ?… Quand ?… Hier, toute la journée, elle lui avait tenu compagnie… Ce serait donc la nuit dernière ?… Alors que tous dormaient, au Beffroi, elle aurait quitté furtivement la maison ?… Non ! Non ! C’était impossible, impossible !

Fou de désespoir, malheureux à en mourir, à cause des affreux soupçons dont son âme était envahie, Gaétan partit pour le Beffroi, emportant le fichu de dentelle. Aussitôt que les invités seraient partis, le surlendemain soir, il se promettait d’avoir une explication avec Marcelle. En attendant, il essayerait de découvrir l’homme qui, selon Iris Claudier, devait boiter du pied gauche… Marcelle ! Sa Marcelle ! Sa douce et innocente fiancée, allant à un rendez-vous avec un autre que lui !…

En entrant dans le corridor du Beffroi, la première personne que vit Gaétan de Bienencour ce fut Raymond Le Briel, se dirigeant vers la bibliothèque, en causant avec Henri Fauvet…

Or, Raymond Le Briel boitait du pied gauche !


CHAPITRE VI

UNE QUASI-PROVOCATION


Ni Henri Fauvet, ni son compagnon ne virent Gaétan qui, les poings crispés, le visage pâle et défait, regardait boiter Raymond Le Briel.

Gaétan fut fortement tenté d’accoster Raymond et lui demander une explication ; mais il se dit qu’il attendrait deux ou trois jours encore. Les esclandres ne sont jamais du meilleur goût ; il attendrait que le propriétaire de l’Eden eut quitté le Beffroi, puis il irait chez lui, et l’explication aurait lieu.

Pour le moment, il monta dans sa chambre changer d’habit. Il étendit sur le dossier d’une chaise le fichu de dentelle, afin qu’il séchât et il remarqua que, quoiqu’il fut imbibé d’eau, il n’était pas du tout sali ; il n’avait donc pas été longtemps dans l’eau, quelques heures seulement.

— Ô Marcelle ! Marcelle ! s’exclama-t-il, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues. Est-ce possible que vous me trompiez, moi qui vous adore ?

Quittant sa chambre, Gaétan se rendit dans l’étude, y cherchant Marcelle ; mais il ne vit que Wanda et Fred Cyr, qui étaient à regarder des gravures, tout en causant ensemble.

— Marcelle est dans la cuisine, avec Dolorès et les autres, dit Wanda à Gaétan. Écoutez, ajouta-t elle ; on entend rire Dolorès d’ici !

Gaétan se dirigea vers la cuisine, dont la porte était entr’ouverte et il vit un tableau qui, malgré ses préoccupations, l’amusa beaucoup : Marcelle et Dolorès, recouvertes de longs tabliers à manches étaient debout près d’une table ; elles confectionnaient tartes et gâteaux, c’était évident. À côté de Dolorès, un tablier à carreaux, appartenant à Mme Emmanuel, attaché sous le menton, était Gaston Archer. Armé d’une longue fourchette, il fouettait de la crème, s’arrêtant, de temps à autre, pour se frotter l’épaule droite, ce qui faisait bien rire Dolorès et sourire Marcelle. Dans un coin, aussi décorés de tabliers, étaient Olga Carrol et Karl Markstien ; ils pelaient des pommes et les divisaient ensuite par quartiers. Dans le fond de la cuisine était Mme Emmanuel, faisant cuire quelques mets dans le fourneau.

Gaétan s’avança dans la pièce.

— M. de Bienencour, lui dit Dolorès, en tendant vers lui une main blanche de farine, je vous avertis, en amie : quiconque franchit le seuil de cette porte, est obligé de nous prêter main-forte… Voyez plutôt Messieurs Archer et Markstien ; ils ont voulu pénétrer ici et…

— Oh ! mon épaule ! Ma pauvre épaule ! fit Gaston ; elle est complètement disloquée, de Bienencour !… Cette crème…

— Je ferai vaillamment ma part, je le jure ! s’écria Gaétan en levant la main d’un air solennel que tous trouvèrent fort comique.

— Alors, venez fouetter ce poudingne à la neige, dit Marcelle en souriant. Je vais vous décorer, moi-même… d’un tablier. Un autre tablier, s’il vous plait, Mme Emmanuel.

— L’occasion est grave, dit Gaétan. Permettez que je m’agenouille pour recevoir cette décoration de vos blanches mains.

— Blanches ! Vous l’avez dit ; elles sont couvertes de farine ! fit Marcelle, souriant à son fiancé.

Gaétan s’agenouilla, tandis que Marcelle attachait autour de son cou les cordons du tablier.

— Ô mon ange ! murmura-t-il, pressant autour de son cou puis les baisant, les bras de la jeune fille. Marcelle !

— Gaétan ! répondit-elle, sur le même ton, et s’étant assurée que personne ne la regardait, elle déposa un baiser sur le front du jeune homme.

À ce moment précis, Raymond Le Briel pénétra dans la cuisine. Ayant été témoin invisible de ce qui venait de se passer, il était horriblement pâle, quoiqu’il essayât de sourire.

— Oh ! Pauvre M. Le Briel ! fit Dolorès, en apercevant le jeune homme. Venez vous asseoir, et ne craignez rien ; nous ne vous imposerons aucune tâche, car…

— Je proteste ! s’écria Gaston, en élevant vers le plafond la longue fourchette, de laquelle dégoûtait de la crème. « Quiconque franchit le seuil de cette porte » et le reste, et le reste : vous l’avez dit vous-même, Dolorès !

— C’est vrai ! C’est vrai ! s’exclamèrent-ils tous.

— Tenez, mon bon, dit Gaston, s’adressant à Raymond ; cette crème est à moitié fouettée (du moins, je l’espère) ! Si vous aimez à l’achever…

— Non ! Non ! fit Dolorès, riant jusqu’aux larmes. Tenez, M. Le Briel, asseyez-vous ici et écalez ces noix, voulez-vous ?… Un tablier, s’il vous plait, Mme Emmanuel !

— Vous… boitez ? demanda soudain Gaétan, en désignant le pied gauche de Raymond.

C’était évident. Mais, le ton sur lequel il posa cette question était si froid, si… provocant, qu’il se fit un silence. Marcelle et Dolorès cessèrent de manipuler la pâte, Gaston cessa de fouetter la crème, Olga et Karl cessèrent de chuchoter ; même Mme Emmanuel, tournant le dos à ses fourneaux, regarda Gaétan, bouche béante.

— Je… boite ; c’est évident ! répondit froidement Raymond. Je me suis tordu le pied, en voulant monter à cheval, ce matin.

— Ce matin ?… Vraiment ?… Ah !

De quel ton sarcastique Gaétan lança ces exclamations ! Tous échangèrent un regard : qu’avait Gaétan de Bienencour ?… Essayait-il de provoquer Raymond Le Briel ?… Pourquoi ?…

Le fiancé de Marcelle fixait Raymond d’un œil froid, puis ses yeux se portèrent sur celle qu’il aimait ; cette dernière rougissait et pâlissait, tour à tour, et Dolorès comprenait bien pourquoi : Raymond Le Briel était, en fin de compte, l’ami intime de la famille Fauvet ; il leur avait prouvé, en plus d’une occasion, jusqu’où pouvait aller son dévouement. Marcelle devait donc souffrir, et beaucoup, de le voir… provoqué ainsi, sous leur toit, et… par Gaétan !

— Cette crème est fouettée enfin, je crois, Dolorès ! fit soudain Gaston, pour dire quelque chose, et aussi afin de changer le cours des pensées de chacun.

— Non, pas encore, Gaston ; mais elle le sera bientôt… Encore un tout petit quart d’heure…

— Aie ! Mon épaule ! fit Gaston. Docteur Karl, reprit-il, en s’adressant à Karl Markstien, avez-vous une pierre à la place du cœur, que vous pouvez, impassible, me voir faire un travail préjudiciable à ma santé et ne pas intervenir ? Mon épaule ! Mon épaule !

— Courage pauvre ami ! répondit le médecin. Je promets de vous frictionnez l’épaule, une fois votre travail fait, avec de l’onguent Angélique, remède infaillible contre les brûlures… et les dislocations…

— Vous pourriez prescrire votre onguent à M. le Briel, Docteur Karl, dit Gaétan de Bienencour, en riant froidement.

— L’onguent Angélique ne vaut rien pour les entorses. Cet onguent, que Mme Emmanuel, ici présente, a inventé…

— Vraiment ! s’écrièrent-ils tous, excepté Marcelle et Dolorès.

— Oui, Mesdemoiselles et Messieurs, dit Mme Emmanuel, toute fière, assurément, d’être mise en scène, et gesticulant avec une longue fourchette et une non moins longue cuillère, oui, c’est moi qui, lors du feu de…

La porte de la cuisine s’ouvrit, de nouveau, et Mme de Bienencour, accompagnée de Henri Fauvet, pénétrèrent dans la pièce.

Mme de Bienencour, devant la scène qui se présentait à ses yeux, demeura muette, tout d’abord, puis elle trouva cela si comique, qu’elle se mit à rire, et elle rit jusqu’aux larmes.

— Ciel ! dit-elle. Est-ce déjà les tableaux vivants ?… Je croyais que ce n’était que demain soir… Mais… que faites-vous, mes pauvres enfants et qu’est-ce qui…

— Madame, répondit Gaston, d’un ton qui les fit tous rire, je suis heureux de constater que quelqu’un peut trouver amusante notre présente situation. Pour ma part, ce n’est que par des efforts inouïs que je retiens mes larmes… Quand, depuis trois quarts d’heure, on essaie de fouetter de la crème… qui ne se fouette pas, et qu’on a l’épaule disloquée, c’est plutôt tragique !

— Peut-être que M. Fauvet aimerait à nous donner un coup de main ? fit Dolorès. Vous pourriez peut-être…

— Non, merci, ma fille ! J’apprécie, crois-le… l’honneur que tu désires me faire ; mais, ayant entendu le récit… douloureux de Gaston, je préfère m’abstenir ; de fait, je ne me sens pas le courage de suivre son exemple. Venez-vous, Mme de Bienencour ?

— Écoutez, mes enafnts, dit cette dame, au moment de quitter la cuisine, n’oubliez pas que vous devez essayer les tableaux, cet avant-midi, et il passe déjà onze heures.

Bientôt, tous quittaient la cuisine et se rendaient au salon, essayer les tableaux, et Gaétan eut lieu de se repentir d’avoir provoqué Raymond, car Marcelle fut plutôt froide envers lui, tandis qu’elle se montrait charmante vis-à-vis le propriétaire de l’Eden, essayant de lui faire oublier l’affront qu’il avait dû essuyer, alors qu’il était sous leur toit, à elle et son père, comme invité et ami.


CHAPITRE VII

LE SPECTRE DU MOINE


Après le repas du midi et celui du soir, on se réunissait généralement dans la bibliothèque, afin de décider ce qu’on ferait, durant l’après-midi, ou la soirée ; mais, ce jour-là, on se rendit plutôt au salon, pour prendre les dernières dispositions à propos des tableaux du lendemain soir.

Un groupe, dont Dolorès était le centre, se tenait au milieu de la pièce. Au piano, était Fred Cyr ; non loin de lui, Wanda était assise. On avait découvert, chez Fred, un vrai talent musical, et c’était lui qui devait jouer des morceaux appropriés, entre les tableaux ; il devait jouer aussi, durant les tableaux, quelques accords pianissimo. Gaétan était à causer avec Jeannine Brummet, tout en feuilletant un album.

— Jeannine m’a dit… fit, soudain, la voix de Dolorès.

— Qui prend mon nom en vain ? demanda, en riant, Jeannine. Pardon, M. de Bienencour, ajouta-t-elle ; mais il faut que je sache ce que l’on dit de moi…

— Ce doit être d’horribles choses, dit Gaétan, en souriant ; vous faites bien d’y voir !

Gaétan ne fut pas longtemps seul ; Iris Claudier se glissa jusqu’à lui, (Iris se glissait ou se faufilait, généralement, ainsi qu’une vipère ; on a dû le constater déjà) ?

— Eh ! bien, M. de Bienencour, fit-elle, levant les yeux au plafond et les fermant ensuite, nous avons vite découvert, n’est-ce pas, l’homme qui boite, du pied gauche ? Et elle se mit à rire.

Gaétan ne répondit pas.

— Pauvre M. Le Briel ! reprit Iris. Il a eu beaucoup de malchance, vraiment ; mais cela le rend si intéressant cette claudication ! Ha ha ha !… Avez-vous remarqué la forme particulière de ses chaussures, M. de Bienencour ?… Pointues du bout, longues et étroites…

— Je vous félicite, Mlle Claudier, répondit Gaétan, d’un ton moqueur. Vous feriez un fameux policier ; même, vous utiliseriez, je crois, votre… talent, pour envoyer vos meilleurs amis à la potence… si ça faisait votre affaire, s’entend.

— Oh ! M. Le Briel n’est pas un de mes amis particuliers, M. de Bienencour ; il est plutôt celui de Mlle Fauvet, je crois… Elle parait avoir, en ce moment, des choses sérieuses et… touchantes à lui dire… Sans doute, elle lui exprime ses sympathies, à M. Le Briel… Ce pauvre lui !

Ayant dit ce qu’elle avait à dire, Iris Claudier éclata d’un rire méchant, après quoi elle se glissa hors du salon.

Gaétan, malheureux au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer, les yeux fixés sur Marcelle qui causait tout bas avec Raymond, à l’une des extrémités du salon, se demandait comment il allait pouvoir attendre le départ des invités pour demander à sa fiancée une explication. Qu’avait-elle à raconter de si intéressant et de si… secret à Le Briel, et pourquoi aussi le traite-t-elle avec tant de froideur, lui, Gaétan ?… Fallait-il croire aux insinuations d’Iris Claudier, et…

Si Gaétan avait pu entendre les propos qui s’échangeaient entre Marcelle et Raymond, il eut été rassuré, sans doute… Mais, voilà ; il ne pouvait pas les entendre ; il voyait seulement le visage attristé de sa fiancée levé vers celui qu’il considérait son rival.

— M. Le Briel, disait Marcelle, j’espère que vous n’en voudrez pas à M. de Bienencour, pour la manière dont il vous a parlé, cet avant-midi ?… Je ne comprends pas, je l’avoue…

— Mon Dieu, non, je ne lui en veux pas, Mlle Fauvet, répondit Raymond.

— J’en suis sûre, M. Le Briel, M. de Bienencour regrette déjà ce qui s’est passé.

— Je le crois sans peine, fit, en souriant, le jeune homme. Il le regrette, non pas parce qu’il m’a provoqué, en quelque sorte ; mais parce que vous l’avez traité avec froideur, depuis… Mais, passons ! J’ai tout oublié Mlle Fauvet ; que cela ne vous inquiète plus !

— Merci, M. Le Briel, merci ! dit Marcelle. Vous êtes noble et bon !

Elle tendit sa main à Raymond, qui, la saisissant entre les siennes y déposa un baiser.

Et Gaétan, voyant cela, se dit qu’il était l’être le plus à plaindre de la terre. Mais, trouvant, un peu plus tard, l’occasion d’échanger quelques mots avec la jeune fille, il lui demanda ;

— Marcelle, vous m’en voulez pour quelque chose, n’est-ce pas ?

— Mais non ! Je ne vous en veux pas, Gaétan !… Personne ne vous en veut d’ailleurs… M. Le Briel…

— Quelle affaire M. Le Briel a-t-il de boiter aussi ! fit Gaétan, d’un ton mécontent.

Marcelle ouvrit grands les yeux, tout d’abord, puis elle se mit à rire gaiement.

— Mon cher Gaétan ! s’exclama-t-elle. Ne devrions-nous pas plaindre ce pauvre M. Le Briel, plutôt que le blâmer ? Il a été victime d’un accident et…

— Marcelle, pourquoi prenez-vous le parti de M. Le Briel contre moi ?

— Parce que c’est lui qui a été l’offensé. Gaétan. Or…

— Vous avez des raisons, je le sais… commença Gaétan.

Mais il se tut. Non, pas maintenant ! Dans quelques jours, il aurait une explication avec sa fiancée.

— Qu’allons-nous faire, toute la veillée ? demanda Wanda, ce soir-là.

— Oh ! J’ai une proposition à faire ! répondit Dolorès : pourquoi ne passons-nous pas une partie de la veillée dans la chapelle ?

— C’est une bonne idée ! s’écria Yolande.

— Une charmante idée ! approuva Olga.

— Une idée plutôt originale, Dolorès, ne trouves-tu pas ? demanda Marcelle. La chapelle… ce n’est pas un endroit bien… gai !

— Ce sera du nouveau, dans tous les cas ! dit Jeannine.

— Oui ! Oui ! allons à la chapelle !

— Marcelle jouera de l’orgue.

— Dolorès chantera un Ave Maria, puis nous chanterons en chœur. À la chapelle ! À la chapelle !

— Si M. Fauvet le permet, s’entend, dit Dolorès.

Pour toute réponse, Henri Fauvet sonna V. P. et lui donna l’ordre d’allumer tous les candélabres de la chapelle.

— Fais une grande illumination, V. P. ; nous y passerons la veillée.

Aussitôt que vint l’obscurité, tous se dirigèrent vers la chapelle, qui avait un air vraiment solennel, toute illuminée comme elle l’était. Marcelle joua de l’orgue, Dolorès chanta, puis celle-ci dit ;

— Marcelle, veux-tu nous réciter quelque chose ? Récite la légende que tu as composée, tout dernièrement, tu sais : celle de cette abbaye.

— Oui ! Oui ! La légende ! La légende !

— Je la réciterai bien, dit simplement Marcelle ; c’est, en effet, la légende de cette abbaye ; elle ne vous en intéressera que plus probablement.

Sans se faire prier, Marcelle s’installa dans la chaire de la chapelle et récita ce qui suit :

L’OMBRE DU BEFFROI
(Légende)

Autrefois, dans ce monastère,
Vivaient trente moines pieux,
Soumis au règlement austère,
Le regard fixé sur les cieux.

Or, le plus jeune de ces moines,
Que l’on nommait : « le petit saint » ;
Mais dont le nom était Antoine,
Aimait à dormir, le matin.

Chacun, durant une semaine,
Devait remplir certain devoir,
Sans récrimination vaine,
Sans hésiter et sans surseoir.

La semaine du jeune Père
Bien vite vint : dans le clocher,
Il devait sonner la prière,
Les matines et le coucher.

Le premier matin, il s’éveille ;
Regardant l’heure, il se rendort…
Et cependant, l’aube vermeille
Versait déjà ses rayons d’or.

Une cloche tintinnabule
« Mon Dieu, je vous donne mon cœur » !
Chaque moine, dans sa cellule,
Redit ces mots avec ferveur.

La cloche a tinté ?… C’est étrange !…
Le Père Antoine, plein d’émoi,
Ouvre les yeux… Il voit un ange
S’envolant vite du beffroi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Depuis, lorsque la cloche tinte
Sous le souffle de l’aquilon,
On dit quelle émet une plainte,
Comme une supplication.

Quand l’astre des nuits illumine
Les alentours, on voit, souvent,
Un moine, qui sonne mâtine
Dans le beffroi de ce courent.


Quand on eut applaudi et félicité Marcelle comme elle méritait de l’être, Dolorès dit, s’adressant à Henri Fauvet :

— Vous souvenez-vous, M. Fauvet, de la première fois que nous avons visité cette chapelle, vous, Marcelle et moi ?

— Je me souviens qu’elle avait un aspect assez lugubre. Depuis si longtemps abandonnée…

— Je veux parler de la peur dont nous avons été envahis, soudain, tous trois…

— Moi, je m’en souviens bien, Dolorès ! fit Marcelle. Il m’avait semblé, tout à coup, que les stalles étaient remplies de moines, et que l’orgue allait, d’un moment à l’autre, résonner sous des doigts de squelette.

— Chose certaine, c’est que je ne viendrais pas, seule, dans cette chapelle, même en plein jour, pour tous les biens du monde ! s’écria Yolande.

— Ni moi ! Ni moi ! s’exclamèrent Jeannine, Olga et Dolorès.

Soudain, Wanda se leva… Le visage très pâle, les yeux démesurément ouverts, elle désignait du doigt, la sacristie, qui était derrière l’autel.

— Là ! Là ! balbutia-t-elle. Dans la sacristie… Un moine !…

— Un moine ! s’écrièrent-ils tous.

— C’est l’Ombre du Beffroi ! murmura Marcelle, qui devint blanche comme de la cire.

— Mais, Mlle Carrol… commença Raymond Le Briel.

— Je l’ai vu ! cria Wanda. Le moine ! Le moine !

— Wanda, ma chérie ! dit, tout bas Fred Cyr, en pressant dans les siennes les mains de la jeune fille.

— Le moine !… L’Ombre du Beffroi !… balbutiait Marcelle.

Toutes, prises de panique, s’apprêtèrent à s’enfuir de la chapelle.

— Attendez, je vous prie ! dit Gaétan. Je propose que nous allions faire une petite investigation, dans la sacristie.

— Oui, allons ! dirent les jeunes gens.

— Si M. Fauvet me permet de prendre une de ces lampes…

— Sans doute ! Mais, Gaétan, vous ne trouverez personne là.

— J’en suis persuadé d’avance ; cependant, pour rassurer ces dames…

— Je resterai ici, dit Henri Fauvet ; M. Cyr nous tiendra compagnie.

Au bout de quelques minutes, les jeunes gens, Gaétan en tête, revinrent dans la chapelle.

— Nous avons tout examiné ; nous avons même sondé les plafonds et les murs et nous n’avons rien trouvé.

— Pas le moindre moine, Mlle Carrol ! dit Gaston Archer en riant.

— Pourtant, je l’ai vu ! Je ne l’ai que trop vu ! fit Wanda. Il s’en allait de ce côté, ajouta-t-elle, en désignant la droite. Son capuchon était rabattu sur son visage…

— Et puis, voyez donc Mousse ! dit Marcelle, caressant de la main son chien, qui s’était, sans qu’on s’en aperçut, faufilé dans la chapelle.

Mousse, le poil hérissé, les yeux en feu, essayait de se précipiter dans la sacristie. Marcelle avait peine à le retenir.

— Mousse est étrange, depuis quelque temps, ne trouves-tu pas, Marcelle ? demanda Henri Fauvet. Il gronde à propos de tout et de rien ; on dirait qu’il pressent quelque danger… que sais-je… Mais, je propose que nous allions finir la veillée dans le salon. Qu’en dites-vous, Mesdames ?

— Oui, allons ! répondit Mme de Bienencour, en se levant.

Aussitôt, tous quittèrent la chapelle, les hommes passant les derniers.

Cette nuit-là, sans doute, plus d’une des invitées des Fauvet vit, en rêve, le spectre du moine, l’Ombre du Beffroi.


CHAPITRE VIII

MORPHINOMANE ?…


La première partie de la veillée du lendemain se passa dans l’étude, car il faisait trop frais pour se tenir dehors.

Les tableaux ne devaient commencer qu’à neuf heures. Le Docteur Carrol et sa femme étaient arrivés au Beffroi dans le courant de l’après-midi ; ils ne devaient retourner au Grandchesne que le lendemain, ramenant avec eux Olga, Wanda et Karl.

Or, il y avait une demi-heure qu’on causait tous ensemble, quand Henri Fauvet dit ;

— Mesdames et Messieurs, je vais vous faire servir du vin de Cathaba, dont j’ai reçu une caisse, hier ; ça mettra un peu de couleur aux joues de ceux qui doivent figurer dans les tableaux, ce soir.

— Ce n’est pas de refus, M. Fauvet ! répondit Gaston, et tous de rire.

— Moi, si vous voulez bien m’excuser, dit Marcelle, je crois que je vais aller me jeter sur mon lit un peu, jusqu’à ce qu’il soit temps de m’habiller pour les tableaux vivants.

— Es-tu malade, Marcelle ? demanda Henri Fauvet, d’une voix très inquiète. Tu me parais un peu pâle.

— Je ne me suis jamais si bien portée de ma vie, petit père ! répondit-elle. Seulement, j’ai un très léger mal de tête.

— Alors, ma chérie, oui, nous allons t’excuser, bien sûr ! Je t’enverrai porter un verre de vin, tout à l’heure ; promets-moi que tu le boiras, jusqu’à la dernière goutte, Marcelle.

— Je vous le promets, père.

V. P. étant venu apporter le vin, Henri Fauvet lui dit d’en envoyer porter un verre à Marcelle, qui s’était retirée dans sa chambre. Au moment où le domestique se retirait, son maître le rappela pour lui donner un ordre, mais V. P. ne l’entendit pas.

Iris Claudier, s’esquivant, arriva dans le corridor, au moment où V. P. se disposait à monter l’escalier en spirale.

— V. P., lui dit-elle, M. Fauvet désire vous parler tout de suite.

Déposant le plateau contenant le verre de vin sur un guéridon, le domestique retourna à l’étude et Iris resta seule, quelques moments, dans le corridor, puis elle retourna se joindre aux autres, sans que personne ne se fut aperçu de son absence.

Il était huit heures moins le quart quand ceux et celles qui prenaient part aux tableaux parlèrent d’aller s’habiller.

Iris, quoiqu’elle ne figurât dans aucun tableau, fut la première rendue au second étage. À la course, elle se dirigea vers la chambre de Marcelle. Celle-ci dormait profondément, si profondément même que rien au monde n’eut pu la réveiller… Iris l’appela par son nom, elle la secoua, elle lui prit les deux mains et l’assit sur son lit ; mais Marcelle retomba lourdement sur ses oreillers…

— Hé hé hé ! rit la secrétaire de Mme de Bienencour. Elle en a pour huit à dix heures, à dormir ainsi… Quel scandale, tout à l’heure !… Le Docteur Carrol étant ici, M. Fauvet aura recours à lui, pour tirer sa fille de ce sommeil… pas du tout naturel… Et le verdict sera : morphinomane ! Morphinomane, comme sa mère !… Gaétan, mon cousin, comment digérerez-vous cela, je me le demande !

Entendant marcher et parler dans le corridor, en bas, Iris quitta précipitamment la chambre de Marcelle et entra dans celle de Mme de Bienencour. Ayant fermé la porte, elle attendit que chacun fut occupé à sa toilette pour redescendre dans l’étude ; mais, à peine y fut-elle installée, que Dolorès vint trouver Mme de Bienencour et lui dit :

Mme de Bienencour, Marcelle dort, et si profondément que je n’ose l’éveiller… Que dois-je faire ?

— Laissez-la dormir encore un peu, Dolorès, répondit la tante de Gaétan. Marcelle, vous le savez, est très vive pour s’habiller ; nous l’éveillerons un quart d’heure avant le temps, ce sera assez tôt.

Iris Claudier se pencha sur le livre qu’elle faisait semblant de lire, pour cacher un sourire moqueur et méchant.

— Quel scandale, tout à l’heure, mes amis, quel scandale ! se disait-elle, et d’avance, ainsi qu’un chat auquel on présente un morceau de choix, elle se pourléchait les lèvres, la vilaine.

Ce fut Dolorès qui fut prête la première. Elle descendit au salon, où Gaston l’attendait.

— Ô ma Dolorès ! Que vous êtes belle ! s’écria le jeune homme épris. Que diriez-vous d’une promenacde sur la terrasse, avant les tableaux vivants ?

— Mais, il fait froid, n’est-ce pas ?

— Qu’importe ! Enveloppez-vous chaudement et venez ! Ne me refusez pas, ma Dolorès !

Ils sortirent sur la terrasse et se promenèrent longtemps ; c’est pourquoi, lorsqu’arriva l’heure des tableaux, Dolorès se rappela soudain qu’elle avait oublié de réveiller Marcelle.

— Marcelle est-elle prête, Dolorès ? lui demanda Mme de Bienencour, au moment où la jeune fille passait auprès d’elle.

— Oh ! Mme de Bienencour, répondit Dolorès, je suis allée faire une promenade avec Gaston, et j’ai oublié de réveiller Marcelle !

— Qu’y a-t-il ? demanda, à ce moment, Henri Fauvet. Marcelle…

— Marcelle… J’ai oublié de la réveiller, M. Fauvet, répéta Dolorès.

— Marcelle serait-elle malade, M. Fauvet ? demanda Gaétan, qui venait de s’approcher.

— Malade ? Non. Mais elle n’a pas été réveillée.

— Marcelle n’est pas encore descendue ? demandèrent, alors, plusieurs voix.

— C’est de ma faute ! dit Dolorès, qui fut prise de l’envie de pleurer. Je devais la réveiller, et j’ai oublié de le faire… Je le regrette…

— Ma pauvre enfant, répondit Henri Fauvet, posant, en souriant, sa main sur l’épaule de la jeune fille, il n’y a pas péril en la demeure, tu sais ! Va réveiller Marcelle ; les tableaux n’en seront retardés que d’un petit quart d’heure, et d’ailleurs, nous n’en sommes pas à une minute près. Va !

Dolorès se dirigea vers la porte… Iris Claudier avait peine à contenir sa joie, une joie si méchante, qu’il nous répugne d’en parler.

— Enfin ! Enfin ! se disait-elle. L’heure a sonné… Ah ! ils ne savent pas de quel… tableau ils vont être régalés, dans quelques instants maintenant, tous ces braves gens… Quel scandale, Seigneur !

Dolorès allait franchir le seuil de la porte du salon, quand cette porte s’ouvrit, et apparut une radieuse vision.

— Marcelle !

Ce fut un cri unanime, spontané. Elle était bien belle aussi, toute vêtue de dentelle noire la fille de Henri Fauvet !… Tous l’entourèrent… Le Docteur Carrol, qui observait attentivement la jeune fille, vit ses yeux se poser un instant sur Raymond Le Briel.

— Qu’elle est brillante, ce soir, notre Étoile du Nord ! s’écria Jeannine.

— Vous l’avez dit ! répondit Olga.

— Marcelle, ma chérie, dit Henri Fauvet, entourant de son bras la taille de sa fille, Dolorès se disposait à aller te réveiller ; mais te voilà enfin !

— Chère, chère Marcelle ! s’exclama Dolorès, en donnant un baiser à la jeune fille. Sais-tu, je commençais à être réellement inquiète de toi ! Tu dormais si profondément, tout à l’heure, d’un sommeil qui paraissait à peine naturel, que je…

— Est-ce qu’on n’a pas un baiser pour son père ? demanda, en souriant, Henri Fauvet.

— Père ! Petit père ! fit-elle, entourant de ses bras le cou de Henri Fauvet.

— Ma fille ! Mon adorée ! murmura Henri Fauvet. Mais, mon enfant… assurément, ce ne sont pas des larmes que je vois dans tes yeux ?… Qu’y a-t-il, ma toute chérie ?

— Rien, rien, père… Je suis un peu fatiguée ; voilà tout.

— Marcelle, dit Gaétan, en s’approchant du groupe un peu isolé que formait Henri Fauvet et sa fille, ce sera bientôt les tableaux vivants ; venez, je vous prie.

Elle prit le bras de Gaétan, et il la conduisit dans les « coulisses », qui avaient été aménagées, en arrière de l’estrade, que V. P. avait érigée, pour l’occasion.

Quiconque eut pris la peine de jeter les yeux sur Iris Claudier, eut été effrayé, presque, de l’expression de déception, de colère et de haine qui recouvrait ses traits… Cette entrée triomphale de Marcelle… C’était à n’y rien comprendre… Mais, il y avait une heure à peine, elle avait été sous l’influence de la morphine, à un tel point, qu’elle avait résisté aux traitements les plus brusques… Et, au moment où tout allait se déclarer, où le terrible scandale allait éclater, où son rêve, à elle Iris, allait se réaliser, où Marcelle Fauvet serait méprisée de ses meilleurs amis, elle arrivait, belle à ravir, charmant les regards, adorée de Gaétan de Bienencour, de son père, de Raymond Le Briel, aimée de tous !

— Je croyais que j’allais triompher enfin, se disait Iris Claudier, et c’est elle, Marcelle Fauvet qui triomphe !… C’est à n’y rien comprendre ; c’est même fort mystérieux… Mais, le Beffroi n’est-il pas le domaine du mystère ?… Ciel ! Ne parviendrai-je jamais à me venger de Mlle Fauvet, qui m’a enlevé le cœur de Gaétan ?… Que je la hais, Seigneur ! Que je la liais !

Iris dut quitter précipitamment le salon, afin de cacher à tous les larmes de rage dont ses yeux de chat étaient remplis. Elle alla se promener un peu sur la terrasse, espérant ainsi rafraîchir son cerveau en feu.

Quand elle revint au salon, elle constata une chose qui le mettait toujours en colère : encore, cette fois, personne ne s’était aperçut de son absence.


CHAPITRE IX

LE MIROIR DES ANGES


L’auditoire, qui assistait aux tableaux vivants, n’était pas nombreux. À part les invités, il y avait les domestiques : Mme Emmanuel, Rose, V. P., Cyp, et aussi Nap, le fils de Mme Emmanuel (on se souvient de lui), arrivé au Beffroi dans le courant de l’après-midi, accompagné de sa femme et de leurs deux enfants.

Après chaque tableau, donc, ceux qui venaient de figurer, allaient se placer parmi « le public », de manière à créer un auditoire. Prenaient part aux tableaux : Marcelle, Gaétan, Dolorès, Gaston, Yolande et Raymond.

Ce n’est pas notre intention de parler longuement des tableaux vivants, qui furent représentés, ce soir-là, au Beffroi. On avait choisi, pour commencer, des événements de la vie de Napoléon 1er ; son mariage avec Joséphine (Dolorès faisait une sympathique Joséphine) son divorce, son mariage avec Marie-Louise, etc., etc., cette dernière représentée par Yolande. Gaston, malgré ses yeux bleus et sa chevelure blonde, qu’on avait cachée sous une perruque brune, était parvenu à se donner un air tout à fait « Napoléonique », pour parler comme Mme de Bienencour. Pour le divorce, Gaétan et les autres jeunes gens étaient vêtus en cardinaux. Bref, ce fut assez bien réussi, et tous furent applaudis, dans cette première partie du programme.

La deuxième partie, devait être des scènes de l’opéra « Faust ». Marcelle faisait une charmante Marguerite, avec ses magnifiques cheveux blonds ramenés sur sa poitrine en deux longues nattes, ses yeux violets baisés modestement, excepté quand elle devait les lever sur Faust, représenté par Raymond Le Briel. Gaétan n’avait pas voulu accepter ce rôle, prétendant qu’il ne s’y entendait guère ; on l’avait donc offert à Raymond qui, pour être près de celle qu’il adorait, n’avait eu garde de refuser. Gaston Archer remplissait le rôle de Mephisto, à son grand amusement et à celui de tous. Gaétan, cependant, avait accepté un rôle, dans ce tableau ; celui du frère de Marguerite, qui, au dernier acte, revient de loin, venger la mort de sa mère et le déshonneur de sa sœur.

En attendant qu’on commençât les tableaux de Faust, Fred Cyr joua quelques morceaux sur le piano, puis Dolorès chanta.

— Marcelle, voulez-vous nous jouer quelque chose ? demanda soudain Gaétan.

— Je regrette infiniment de vous refuser, mais je ne suis pas du tout disposée à jouer ce soir, M. de Bienencour. Cependant…

— « M. de Bienencour » murmura Gaétan. Marcelle ! Qu’y a-t-il ? Pourquoi ne m’appelez-vous pas Gaétan ?… Ô ma bien-aimée, si je vous ai offensée, de quelque manière que ce soit, ne me le pardonnerez-vous pas ?

— Vous ne m’avez pas offensée, Gaétan, croyez-le ! Mais, je vous en prie, n’insistez pas pour me faire jouer ce soir !

— C’est bien, ma toute chérie, je n’insisterai pas… Une autre fois…

— Peut-être Mlle Fauvet nous chanterait-elle quelque chose ? demanda, à ce moment, Raymond Le Briel, qui venait de s’approcher, avec Mme de Bienencour et Olga.

— Oh ! oui, Marcelle ! Chantez donc !… fit Olga. Savez-vous, ajouta-t-elle, je n’ai jamais entendu chanter Marcelle, jamais !

— Plusieurs d’entre nous sommes dans le même cas que vous, je crois, Mlle Carrol, dit Raymond en souriant. Ne nous chanterez-vous pas quelque chose, Mlle Fauvet ?

— Si quelqu’un veut m’accompagner au piano, je chanterai bien, répondit-elle.

Fred Cyr s’offrit, entendu qu’il improvisait si facilement. Il présenta son bras à la jeune fille et la conduisit au piano.

Gaétan avait pâli. Comment ! Marcelle refusait de jouer, quand il l’en priait et elle acceptait de chanter, quand Raymond Le Briel le lui demandait ! Malgré lui, Gaétan crispait les poings ; à la moindre provocation, il se serait jeté sur Raymond et l’aurait obligé de se battre.

Raymond, de son côté, s’était un peu éloigné des autres invités. Dissimulé par une portière, il regardait la jeune fille qu’il aimait si follement, tandis qu’elle chantait ce qui suit :

LE MIROIR DES ANGES

Dites, connaissez-vous ce lac aux eaux étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord ?… C’est, le Miroir des Anges ;
Rien ici-bas, n’en peut égaler la beauté.
On voit, s’y reflétant, la Cité du Silence,
Au-dessus de laquelle est le dôme des cieux ;
Et ces nuages blancs… n’ont-ils pas l’apparence
De longs voiles drapant des anges radieux ?
Un soir, je contemplais de ce lac admirable
La surface limpide, et j’entendis soudain
Un doux bruissement ; un groupe incomparable
D’oiseaux se dirigeait vers un pays lointain.
J’eus une illusion : les formes angéliques
Dans le firmament bleu, semblèrent déployer
Leurs ailes, au-dessus de la nappe mystique…
Dans l’espace, bientôt, je les vis s’envoler…
Je pense bien souvent à ces ondes étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord… Oh ! ce Miroir des Anges !
Rien ici-bas n’en peut égaler la beauté.


Raymond se félicita de s’être éloigné des autres invités, car il ne pouvait retenir ses larmes… Cette chanson… le Miroir des Anges, lui rappelait de si doux souvenirs !… Elle le reportait à son excursion de l’avant-veille, à la Cité du Silence ; il revoyait le Miroir des Anges, ainsi nommé par la jeune fille elle-même…

— Ô mon Dieu, que je l’aime ! se disait-il.

De frénétiques applaudissements accueillirent la chanson.

— Encore, Marcelle ! Encore ! s’écria Yolande.

— Une chanson, c’est bien assez, Yolande, je crois.

— Ma chère Marcelle, dit, à ce moment, Dolorès, quelle voix admirable tu as ! Et dire que je ne m’en doutais pas ! Tu es trop modeste vraiment, ma chère : cacher un si beau talent !

— Marcelle, dit soudain la voix altérée de Henri Fauvet, quelle belle voix tu possèdes… et je ne m’en doutais même pas !… Ô mon enfant, continua-t-il, tu me fais beaucoup penser à ta mère, ce soir… Ainsi vêtue, et… Vous souvenez-vous, Mme de Bienencour, reprit-il, en s’adressant à cette dame qui, elle aussi, s’était approchée, vous souvenez-vous comme Ondine aimait à se revêtir de dentelle noire ?

— Oh ! oui, je m’en souviens bien ! répondit Mme de Bienencour. Je me souviens aussi qu’elle chantait à ravir ; évidemment, Marcelle a hérité de ce don, de sa mère.

— Ma bien-aimée ! fit Henri Fauvet, en pressant sa fille contre son cœur.

— Père ! répondit-elle, les yeux remplis de larmes.

Mais voilà que Gaston, qui avait été nommé maître de cérémonie, venait de monter sur l’estrade, pour annoncer que la deuxième partie du programme allait commencer. On allait représenter quelques scènes de ce poème des poèmes, intitulé Faust. Ceux et celles qui devaient figurer dans ces tableaux étaient priés de se rendre dans les coulisses, afin de revêtir, sans retard, les costumes appropriés à leurs rôles.

— Va, ma Marcelle ! dit Henri Fauvet.

Aussitôt, elle se dirigea vers les coulisses, accompagnée de Gaétan, de Raymond et de Gaston.


CHAPITRE X

LE VENGEUR


Arrivé dans les coulisses, Gaétan dit :

— Marcelle, puis-je avoir un mot avec vous ?

— Ma chérie, reprit Gaétan, j’ai une faveur à vous demander…

— Laquelle ?

— C’est de ne pas paraître dans les tableaux de Faust.

— Mais… le programme…

— Le programme ?… Ne vous en inquiétez pas, mon aimée. Faites-vous remplacer… par Mlle Jeannine ; elle est assez blonde pour faire une Marguerite.

— Vous pouvez m’expliquez, sans doute, la raison de cette demande que vous me faites, Gaétan ? demanda-t-elle, un peu froidement.

— La raison ?… Ô Marcelle ! Marcelle ! Je ne vous reconnais plus !… Vous êtes, me semble-t-il, totalement changée envers moi !… La raison ?… Oh ! sûrement, vous la devinez bien… Je désire que vous ne preniez pas le rôle de Marguerite… avec M. Le Briel comme Faust.

— N’est-ce pas un peu… commença-t elle.

— Nous attendons votre bon plaisir. Mlle Fauvet, dit, à ce moment Raymond, qui venait de s’approcher, et qui n’avait pu s’empêcher d’entendre les dernières paroles du colloque qui venait de s’échanger.

Mlle Fauvet est fatiguée, répondit Gaétan ; elle se fera remplacer dans les tableaux.

— C’est infiniment regrettable pour… tous, alors, dit Raymond, en s’inclinant devant la jeune fille. Est-ce que vraiment vous ne pourriez essayer de…

— Oui, je puis toujours essayer, fit-elle. Au revoir, Gaétan, ajouta t-elle, en souriant, puis elle partit, au bras de Raymond Le Briel.

Quand le rideau se leva sur le premier tableau. représentant Marguerite, descendant les marches de l’église, et Faust, l’observant, de loin, plus d’un put lire une réelle admiration dans les yeux de Raymond. Pour quelques-uns. cette admiration n’avait pas lieu de surprendre : Gaétan, Dolorès, Olga, Wanda et ses parents savaient bien à quoi s’en tenir sur les sentiments de Raymond envers la fille de Henri Fauvet.

Il y eut plusieurs scènes de l’opéra Faust, fort bien rendues, trop bien rendues, se disait Gaétan, et aussi le Docteur Carrol.

— Quelle actrice que Marcelle, n’est-ce pas, M. Fauvet ? s’exclama Dolorès. Elle et M. Le Briel… On dirait que c’est… réel, et qu’ils s’aiment, comme Marguerite et Faust durent s’aimer. Si c’était Gaétan…

— Mais, oui, ils vont bien ! répondit l’insoupçonneux Henri Fauvet.

— Pourquoi n’avez-vous pas pris le rôle de Faust. M. de Bienencour ? demanda soudain Iris Claudier, qui était parvenue à se glisser derrière les coulisses.

— Jamais je n’aurais pu m’acquitter de ce rôle avec autant de perfection que M. Le Briel, répondit Gaétan, d’un ton sarcastique.

— Peut-être… fit Iris. Les regards chargés d’amour que Mlle Fauvet et M. Le Briel échangent, sur la scène, c’est si… si… réel !… Au point que c’en est presque… scandaleux… Si je ne me trompe pas, c’est vous, M. de Bienencour, qui êtes le fiancé de Mlle Fauvet et non M. Le Briel ? demanda-t-elle, avec un rire méchant.

Gaétan ne répondit pas, mais ses yeux restaient fixés sur Marguerite et Faust qui, à ce moment, entraient, de nouveau, en scène. C’était à l’instant où Faust donne à Marguerite une fiole contenant un anesthésique, que la jeune Allemande doit faire prendre à sa mère, ce soir-là. La scène, par elle même, est très suggestive, et Gaétan, voyant la jeune fille, à demie évanouie dans les bras de Raymond, tandis que celui-ci couvrait ses mains de baisers, sentit ses poings se crisper et une flamme rouge passer devant ses yeux.

— Ah ! bah ! fit la voix d’Iris. C’est, je le répète, scandaleux !

Ayant dit ce qu’elle voulait dire, elle retourna se placer parmi l’auditoire, qui applaudissait sincèrement.

— Mon Dieu ! se disait Gaétan. Je comprend, je crois, comment un homme peut se décider de tuer son semblable, lorsqu’il y est fortement provoqué. Raymond Le Briel contamine le monde, et ce serait rendre un service à l’humanité que de l’en débarrasser !

Son regard, plein de reproches et de réel étonnement, se posait sur Marguerite… Jamais elle n’avait été si belle, si charmante, si attrayante… Et Faust, lui, souriait ; oui, il souriait… d’un air fat, se disait Gaétan. Oh ! ce sourire ! Combien il déplaisait au fiancé de Marcelle !

Il était loin de se douter de la cause de ce sourire sur les lèvres de Raymond Le Briel !… L’entorse qu’il s’était faite au pied gauche, le faisait souffrir horriblement ; il sentait son pied enfler, d’instant en instant, d’une façon inquiétante, et il se disait que sa chaussure allait se fendre, tant elle lui serrait le pied. Il craignait fort de perdre connaissance… Ce sourire donc, si déplaisant à Gaétan de Bienencour, ce n’était qu’une sorte de crispation douloureuse, causée par des élancements presqu’intolérables. Ce pauvre Raymond ! Malgré l’immense bonheur qu’il éprouvait de paraître dans ces tableaux avec celle qu’il adorait, il lui tardait que ce fut fini, afin de pouvoir se déchausser et soigner son pied malade, Il y avait encore un tableau, malheureusement ; cependant, ce serait vite fait ce semblant de duel avec Gaétan, jouant le rôle du frère vengeur de Marguerite.

Le rideau se leva sur la scène du duel. Gaétan et Raymond étaient armés chacun d’une épée. Ce n’étaient pas des épées de première trempe peut-être, mais, tels qu’elles étaient, elles paraissaient fort dangereuses à l’auditoire attentif.

Dans le fond de la scène, Mephisto, (Gaston) les bras croisés sur sa poitrine et ricanant, assistait au duel.

Les épées se croisèrent, les duellistes se mirent en garde. Il y eut des attaques, des feintes, et choses de ce genre, Gaétan, les yeux en flammes, fixait Raymond, qui, le sourire aux lèvres, paraît les coups de son mieux. aux lèvres, parait les coups de son mieux. s’était levé debout, pour mieux voir. Oui. c’était bien cela : Faust, ne craignant pas la mort, parce qu’il était aimé, et souriant, malgré le danger. Le frère de Marguerite, voulant venger la mort de sa mère, le déshonneur de sa sœur, fou de colère et de haine ; comme il entrait dans son rôle ! Oh ne cessait pas de l’applaudir.

Que c’était réel ce duel !… Si réel que, quand l’épée de Gaétan s’enfonça, soudain, dans la poitrine de Raymond et que ce dernier, oscillant sur ses jambes, tomba par terre, un flot de sang rougissant sa chemise, la panique fut plutôt lente à se produire. Mais, tout à coup, un cri s’éleva ;

M. Le Briel ! Ciel ! Il a été blessé !

L’épée s’échappa des doigts de Gaétan de Bienencour et elle tomba sur le plancher, avec un bruit de ferrailles, puis tous se précipitèrent vers l’estrade. Mais Gaston Archer, avec une rare présence d’esprit, venait de baisser le rideau, et seuls, Henri Fauvet et Dolorès purent monter sur la scène.

Avant eux, pourtant, était arrivée Marguerite. Apercevant Faust couché sur le plancher, son sang coulant à flots, elle se jeta à genoux auprès de lui.

— Raymond ! Raymond ! Ô mon Dieu ! Il est mort !

— Marcelle ! s’écria Henri Fauvet, essayant de relever sa fille.

— Il est mort, vous dis-je, et c’est lui qui l’a tué ! cria-t-elle, en désignant Gaétan, qui, le visage tout décomposé, restait appuyé à une colonne, sans proférer un mot.

— Raymond ! Ô mon Raymond ! cria, encore une fois la jeune fille, puis elle tomba sur le plancher, évanouie.

Henri Fauvet, les lèvres blanches, le geste nerveux, saisit sa fille dans ses bras et l’emporta à l’étage supérieur. Dolorès, qui l’avait suivi, lui dit :

— Déposez Marcelle sur mon lit, M. Fauvet ; je prendrai soin d’elle. Et s’il vous plait m’envoyer Rose.

— Dolorès, murmura Henri Fauvet, je ne comprends pas… Marcelle… Gaétan… je…

— Moi non plus, je ne comprends pas, M. Fauvet, répondit Dolorès. Marcelle vous expliquera, sans doute… Mais, laissez-la ici, je vous prie ; on aura peut-être besoin de vous, en bas.

Henri Fauvet déposa un baiser sur le front de sa fille, puis il quitta la chambre, promettant à Dolorès de lui envoyer Rose.

— Mon Dieu, dit Dolorès, après le départ du père de Marcelle, quel mystère ! Elle aimait donc M. Le Briel, sans que personne ne s’en doutât ? continua-t-elle, en désignant la jeune fille, qui ne revenait pas de son évanouissement. C’est pour cela qu’elle remplissait le rôle de Marguerite avec tant de perfection, tout à l’heure… Et M. de Bienencour… Je ne le comprends pas, celui-là, non plus… Il devait être bien à bout de patience et de tolérance, pour se rendre coupable de meurtre… Car, il n’y a pas à en douter, ce coup d’épée, ce n’était pas un accident !… Quelle tragédie, Seigneur, et quel mystère !

Rose venait d’entrer dans la chambre.

— J’apporte du cognac, Mlle Dolorès, dit-elle. Pauvre, pauvre Mlle Marcelle ! ajouta-t-elle, éclatant en sanglots.

(Rose savait, ou, du moins, soupçonnait… bien des choses).

— Que se passe-t-il, en bas, Rose ? demanda Dolorès, tout en frictionnant de cognac les lèvres et le front de la malade.

— Je ne sais pas au juste, Mlle Dolorès… Quand j’ai quitté le salon, on venait de transporter M. Le Briel sur le canapé. Le Docteur Carrol avait l’air très grave. Mme de Bienencour, Mme Carrol et les jeunes demoiselles pleuraient.

— Et… M. de Bienencour, Rose ?

— M. de Bienencour avait un air terriblement… hébété, Mlle Dolorès. M. Archer l’a presque traîné, jusqu’à l’étude et l’a fait asseoir dans un fauteuil. Je suis allée porter du cognac dans l’étude, et j’ai trouvé que M. de Bienencour avait l’air… découragé… M. Archer aussi, d’ailleurs.

— C’est un malheur, un grand malheur ! dit Dolorès. Ah ! voilà que Marcelle ouvre les yeux enfin ! Chère Marcelle ! Chère petite sœur ! ajouta-t-elle, en s’agenouillant auprès du lit.

— M. Le Briel ?…

— Nous ne savons pas encore, Marcelle…

— Est-ce vrai qu’il est mort… et que c’est Gaétan qui l’a tué ?… Des nouvelles ! Je veux savoir !

— Écoute, Marcelle, fit Dolorès, je vais aller voir ce qui se passe, en bas et je viendrai te donner des nouvelles, aussitôt que je le pourrai. Rose va rester avec toi.

— Oui ! Oui ! Je veux savoir ! Pauvre, pauvre Raymond ! Et elle éclata en sanglots.

— À tout à l’heure donc, ma chérie ! dit Dolorès.

Ayant déposé un baiser sur le front de la jeune fille, elle quitta la chambre, laissant la malade aux soins dévouée de Rose.


CHAPITRE XI

CE QUI SE PASSAIT, EN BAS.


Aussitôt après le départ de Henri Fauvet, emportant dans ses bras sa fille évanouie, Gaston Archer fit remonter le rideau, et tous, précédés du Docteur Carrol et de Karl Markstien, se précipitèrent sur l’estrade.

Tandis que l’attention de tous était captivée par le blessé, Gaston entraîna Gaétan de Bienencour dans l’étude, puis, l’ayant fait asseoir, il sonna Rose et lui ordonna d’apporter du cognac, sans retard.

— Je suis un assassin, un assassin ! ne cessait de dire Gaétan, dont les yeux, injectés de sang, étaient remplis de frayeur.

— Tais-toi, je te prie, de Bienencour ! s’écria Gaston.

— Vois-tu, Archer, je n’en pouvais endurer davantage… Marcelle…

— Je comprends parfaitement !… Rien ne dit que M. Le Briel soit mort, d’ailleurs, fit Gaston. Dans tous les cas, je te conseille fortement de te taire. Crois-le, c’est en ami que je te parle, mon bon !

— Assassin ! Assassin ! ne cessait de répéter Gaétan.

Gaston essaya de tous les moyens pour distraire son ami, sans y réussir. Il aurait bien voulu se rendre au salon, afin d’avoir des nouvelles, mais il n’osait laisser Gaétan seul, dans l’état où il était.

Pendant ce temps, le Docteur Carrol, aidé de Karl, avait transporté le blessé sur le canapé du salon, après avoir prié tous les invités de se retirer dans la bibliothèque.

— Aussitôt que nous saurons à quoi nous en tenir sur l’état de M. Le Briel, leur avait-il dit, j’irai vous donner des nouvelles. Tout ce dont je puis vous assurer, dans le moment, c’est qu’il respire encore.

— Il n’est pas mort ! s’écrièrent-ils tous. Dieu en soit béni !

— Il n’est certainement pas mort ; mais, d’après l’examen superficiel que je viens de faire, il n’en vaut guère mieux, je crois, répondit le médecin. Pauvre garçon !

Retirés dans la bibliothèque, tous attendaient, avec grande anxiété, des nouvelles du blessé. Mme de Bienencour était inconsolable. Mme Carrol et les jeunes filles, elles aussi, pleuraient. Henri Fauvet, blanc comme un mort, marchait, de long en large, sans proférer un mot. Les jeunes gens, Réal, Léon et Fred, pâles et graves, essayaient de consoler leurs compagnes. Quel drame ! Quelle tragédie ! Et cette veillée était la dernière qu’on passerait ensemble, au Beffroi. Fallait-il qu’une visite si bien commencée finit si mal !

Soudain, Henri Fauvet quitta la bibliothèque et se dirigea vers son étude, croyant qu’elle était vide. Apercevant Gaétan et Gaston, il accourut vers le fiancé de Marcelle, et lui posant la main sur l’épaule, lui dit :

— Gaétan, il ne faut pas que vous preniez les choses tant à cœur. Personne ne songe à vous blâmer, croyez-le, pour l’accident qui vient d’arriver à M. Le Briel. En fin de compte, le coupable, dans cette affaire, c’est moi.

— Vous, M. Fauvet ! Vous ! s’écrièrent les deux jeunes gens.

— Oui, moi ! Je n’aurais pas dû faire venir ces épées de Montréal ; des fleurets mouchetés auraient fait aussi bien l’affaire… et c’eut été moins dangereux. En ce pays-ci, peu savent manier les armes. Je me reprocherai toujours ma rare et coupable imprudence.

Gaétan de Bienencour regardait Henri Fauvet avec des yeux étonnés… Comment ! On ne le croyait coupable que de maladresse !… Mais non ! Marcelle l’avait accusé hautement, tout à l’heure ; elle avait dit, en le désignant : « Raymond est mort, et c’est lui qui l’a tué ! » Il verrait toujours son geste accusateur, toujours ! Ce serait inutile d’essayer de la tromper, elle ; elle savait à quoi s’en tenir et, sans doute, jamais elle ne lui pardonnerait… Gaston, lui aussi, savait que ce coup d’épée n’avait pas été une maladresse de la part de son ami et, lui-même, Gaétan, il ne cessait de répéter tout bas : « Je suis un assassin ; un assassin ! J’ai tué mon semblable » !

Mais on parlait, près de lui :

— Non, M. Le Briel n’était pas mort, quand nous avons quitté le salon, disait Henri Fauvet ; il respirait encore. Le Docteur Carrol avait l’air très grave, il est vrai ; mais, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Donc, espérons pour le mieux !

— Vous dites que M. Le Briel n’est pas mort ! s’exclama Gaétan.

— Il respirait encore, il y a dix minutes à peu près, et quoique le pouls fut très faible… Si vous voulez m’excuser, je vais aller aux nouvelles, et je reviendrai vous en faire part, le plus tôt possible.

— Dolorès, demanda Henri Fauvet, comment est Marcelle, la pauvre enfant ?

— Je l’ai laissée aux soins de Rose, répondit Dolorès. Marcelle m’a demandé de lui apporter des nouvelles le plus tôt possible.

À ce moment entra le Docteur Carrol, et vite il fut entouré et questionné par tous.

— Je n’ai que de bonnes nouvelles à vous donner sur le compte de M. Le Briel, mes amis, leur dit-il. La blessure est sans gravité ; la pointe de l’épée ayant pénétré, et pas très avant, entre deux côtes, à plus d’un bon pouce du cœur.

— Le ciel en soit béni ! s’écria Mme de Bienencour.

Il y eut des exclamations de joie et des soupirs de soulagement, de la part de tous.

— La raison pour laquelle M. Le Briel a perdu connaissance est plutôt rassurante, reprit le médecin ; l’entorse qu’il s’est faite au pied gauche a pris de formidables proportions. Nous avons dû, Karl et moi, couper son soulier par lanières, avant de pouvoir le lui enlever.

— Pauvre M. Le Briel ! fit Olga.

— M. Fauvet, ajouta le Docteur Carrol, M. Le Briel demande que vous rassuriez M. de Bienencour, sans retard, et que vous lui disiez qu’il n’a pas songé, un seul instant, à le blâmer pour l’accident qui vient d’arriver.

— Je ferai son message fidèlement ! répondit Henri Fauvet.

— Personne ne sera admis auprès de mon malade, pour le moment, Mesdames et Messieurs, termina le médecin ; seulement, M. Fauvet, M. Le Briel demande aussi à parler instamment à M. de Bienencour.

— Bien, Docteur, répondit Henri Fauvet ; je vais m’acquitter de ces commissions, sans retard. Quel soulagement pour M. de Bienencour, qui se désole, en ce moment !

Dolorès, ayant vu passer Henri Fauvet, dans le corridor, accompagné de Gaétan de Bienencour, tous deux se dirigeant vers le salon, résolut de monter immédiatement au second étage, afin de rassurer, le plus vite possible, celle qui attendait des nouvelles avec tant d’impatience et d’anxiété.

— Marcelle, dit-elle, aussitôt après s’être assurée que la jeune fille paraissait plus calme, j’ai de bonnes nouvelles à te donner : M. Le Briel a repris connaissance et sa blessure est sans gravité. Le Docteur Carrol dit que, avec de bons soins et de la tranquillité, le blessé serait sur pied, en moins de huit jours, si ce n’était de son entorse.

— Ce sont de bonnes nouvelles, en effet, Dolorès !

— M. Le Briel a le pied très enflé ; même, le médecin affirme que c’est à cause de cette entorse qu’il a perdu connaissance, tout à l’heure.

— Ainsi ?…

— Ainsi, il n’y a rien à craindre, quant à la vie de M. Le Briel. La blessure a beaucoup saigné ; mais le docteur dit que ça n’est pas un mal.

— Et… Gaétan ?…

— Gaétan se désole… et s’accuse de maladresse…

— Ah ! fit la jeune fille.

— Lorsque j’ai quitté la bibliothèque, Messieurs Fauvet et de Bienencour se dirigeaient vers le salon, Gaétan ayant été mandé par M. Le Briel. Donc, tout va pour le mieux, Marcelle, comme tu le vois !

— Merci, Dolorès, d’avoir été si prompte à m’apporter des nouvelles !… Je crois que je vais me retirer dans ma chambre maintenant ; je suis épuisée… de toutes manières.

— Venez, alors, Mlle Marcelle ! dit Rose. Je vais vous aider à vous mettre au lit.

— Je préfère être seule, Rose, répondit la jeune fille. Merci, tout de même… Et, Dolorès, je vais dormir ; vois donc à ce que personne ne me dérange, et dis à père de n’être pas inquiet à mon sujet.

— C’est bien. Marcelle ! Bonne nuit, ma chérie ! répondit Dolorès.

— Décidément, elle voulait n’être dérangée par qui que ce fut, car, ayant quitté la chambre de Dolorès, elle s’enferma dans la sienne, et aussitôt on put entendre le grincement d’une clef dans la serrure de la porte.

Rose avait soupiré, en voyant s’éloigner la jeune fille. Combien elle aurait voulu veiller sur elle jusqu’au matin, écartant tout… danger !…

Car, nous le répétons, la fidèle servante soupçonnait bien des choses, et ces soupçons la rendait infiniment malheureuse.


CHAPITRE XII

ENTENDU PRÈS DU BOCAGE


Il était neuf heures, le lendemain matin, quand Marcelle s’éveilla, et elle était à se demander si elle allait se lever, quand quelqu’un frappa à sa porte de chambre.

— Entrez ! dit-elle.

Mais la porte était fermée à clef, évidemment, quoique Marcelle ne se souvint pas d’avoir pris tant de précautions, la veille au soir. Elle se leva et alla ouvrir. Rose entra, munie d’un plateau.

— Bonjour, Mlle Marcelle ! dit-elle. Je vous ai monté votre déjeuner. Vous avez bien dormi, chère Mlle Marcelle, je l’espère ?

— Merci, Rose, oui, j’ai bien dormi. Mais, ce matin, je m’éveille avec un mal de tête bien ennuyeux, bien désagréable.

— Peut-être ce mal de tête se passera-t-il lorsque vous aurez déjeuné, Mlle Marcelle. Mme Emmanuel s’est surpassée, pour le café, ce matin ; il est vraiment exquis !

Quand Marcelle fut habillée, elle descendit sur le premier palier, qui paraissait être désert. Elle aperçut, cependant, par la porte entr’ouverte de l’étude, son père, qui était à écrire.

— Bonjour, père ! dit-elle, en entrant dans l’étude.

Henri Fauvet accourut au-devant de sa fille.

— Marcelle ! Ma chérie ! Comment es-tu ce matin ? Pas trop fatiguée, je l’espère ?

— J’ai mal à la tête, répondit-elle, en passant, à plusieurs reprises, la main sur son front. Où est tout le monde ?

— Tout le monde est… un peu partout, dit Henri Fauvet, en riant ; en chaloupe, en voiture, à cheval… que sais-je ?

— Je crois que je vais aller faire une petite promenade sur la terrasse, père ; le grand air me fera du bien.

— Dolorès doit être dans les environs, fit Henri Fauvet ; tu la trouveras sur la terrasse, je crois… Et puis, Marcelle, il faudra voir le médecin, à propos de ces maux de tête.

— Plus tard, père, plus tard ! répondit-elle en souriant, puis elle sortit sur la terrasse.

— Tiens ! se dit Henri Fauvet, après le départ de sa fille, Marcelle ne s’est pas informée de M. Le Briel ; elle n’a même pas mentionné son nom !… C’est assez étrange !… Étrange !… Marcelle n’est-elle pas un tant soit peu étrange, depuis quelque temps… Cette scène, hier soir… Si la pauvre petite aime Le Briel, plutôt que de Bienencour, pourquoi ne me le dit-elle pas ? Il semble impossible que la pauvre enfant ait un secret pour moi, son père, qui l’aime si follement !… Je l’interrogerai… plus tard… lorsque tous nos invités seront partis… Certes, j’avais rêvé la voir épouser Gaétan ; mais, Raymond est un parfait gentilhomme et, assurément, le bonheur de ma fille, avant tout !

Marcelle se dirigea vers un petit bocage, où un banc avait été placé, et elle s’installa de manière à ce que la brise légère, qui soufflait, depuis la veille, lui arrivât sur le front, espérant ainsi trouver du soulagement pour l’horrible mal de tête dont elle souffrait.

Soudain, elle tressaillit, car elle venait d’entendre prononcer son nom par Iris Claudier. Écartant un peu les branches, elle jeta un coup d’œil vers la gauche et aperçut, en effet, Iris Claudier, qui s’avançait, accompagnée de Dolorès. Marcelle ne put s’empêcher de sourire ; elle comprenait si bien combien son amie détestait la secrétaire de Mme de Bienencour et elle se disait qu’elle n’avait certainement pas dû rechercher sa compagnie.

Arrivées tout près du bocage, Iris s’assit sur une pierre et Marcelle pouvait entendre clairement ce qu’elle disait.

— Mon Dieu, Mlle Lecoupret, disait-elle, vous êtes libre de me croire ou de ne pas me croire.

— Je ne vous crois pas, non plus, parce que je suis certaine d’une chose : c’est que vous êtes aussi menteuse que méchante ! fit la voix de Dolorès.

— Merci du compliment, Mlle Lecoupret ! Mais je ne vous en garderai pas rancune, puisque vous essayez de prendre le parti de Mlle Fauvet… Pourtant, je dis et affirme que Mme Fauvet, la mère de votre amie, était folle depuis plusieurs années, lorsqu’elle est morte. Si M. Fauvet isole sa fille comme il le fait, c’est par prudence… Mlle Fauvet aura le sort de sa mère, car, presque toujours, la folie est héréditaire ; remarquez bien ce que je vous dis !

— Taisez-vous, misérable créature ! cria Dolorès. Oh ! comment pouvez-vous inventer de semblables choses !

— Je n’invente rien, et, vous vous êtes certainement aperçue vous-même que votre amie est joliment… fantastique, étrange, depuis quelque temps. Je sais qu’elle sera, avant longtemps, atteinte de folie… Vous n’avez pas été sans remarquer ses absences de mémoire, ses accès de tristesse ou de gaieté, ces continuels maux de tête, ces vertiges subits dont elle se plaint ?… Oui, Mlle Marcelle Fauvet est menacée ; bientôt, elle sera folle, comme l’était sa mère. Ça ne peut tarder, car, écoutez…

Marcelle n’entendit plus rien, et elle comprit qu’Iris parlait tout bas, probablement à l’oreille de Dolorès.

Tout à coup, elle entendit une exclamation de son amie, suivie de ces mots ;

— Menteuse ! Menteuse ! Ce n’est pas vrai ! Je vais répéter à M. Fauvet tout ce que vous venez de dire et il vous mettra à la porte. Oh ! Misérable calomniatrice que vous êtes !

— C’est bien, Mlle Lecoupret, allez tout raconter à M. Fauvet ; même je vous conseille fortement de le faire. Vous me ferez des excuses ensuite, pour avoir osé me traiter de menteuse, car, M. Fauvet ne pourra nier ce qui est vrai, bien trop vrai.

— Ah ! bah ! fit Dolorès. Je ne répéterai rien à M. Fauvet ; je le respecte trop, pour l’entretenir de ces choses. Mais, encore une fois, je vous défends de m’approcher ou de m’adresser la parole, vipère que vous êtes !

— Seigneur, Mlle Lecoupret, répondit Iris, vous le prenez de haut ! Parce que je suis l’employée de Mme de Bienencour, vous avez l’air de croire, vous et vos amis, que vous avez le droit de marcher sur moi. Pourtant, si je ne me trompe pas, si ce n’eut été de M. Fauvet, vous étiez dans le chemin, après le décès de votre tante de Pont-Joly !… Sachez-le bien, d’ailleurs, je ne tiens pas plus à votre compagnie que vous ne tenez à la mienne…

— Alors, allez-vous en, sotte et méchante créature ! cria Doiorès.

— Je pars… Mais, Mlle Lecoupret, quand votre chère amie aura complètement perdu la raison, (ce qui ne peut tarder, car elle devient de plus en plus étrange chaque jour), vous vous souviendrez de ce que je viens de vous dire, je crois. Je le répète, Mme Fauvet était folle et la folie est héréditaire… surtout quand, comme Mlle Fauvet, on prend le même… chemin que sa mère… Vous savez ce que je veux dire, n’est-ce pas ?… M. de Bienencour se prépare un riant avenir, s’il épouse votre amie, Mlle Lecoupret !… Vraiment, M. Fauvet est en conscience de ne pas avertir ce jeune homme de ce qui se passe, et de ce qui arrivera infailliblement, un jour, dans un bref délai, j’ose l’assurer. Au revoir !

Marcelle vit s’éloigner Iris Claudier. Elle vit Dolorès qui, restée seule, cachait son visage dans ses deux mains et elle comprit qu’elle pleurait, puis elle l’entendit murmurer :

— Qu’elle est méchante cette fille !… Ô ciel ! Si c’était vrai !… Si Marcelle était vraiment menacée de perdre la raison !… Ô Marcelle ! Pauvre chère Marcelle, et aussi, pauvre Gaétan !

Dolorès passa près du bocage, se dirigeant vers la maison, sans voir Marcelle qui, pâle comme une morte, les yeux effrayés, était tombée, à moitié évanouie, sur le banc.

La conversation qu’elle venait d’entendre lui avait porté un terrible coup au cœur. Comment ! Elle était menacée de perdre la raison, comme sa mère ?… Sa mère ?… Oui, elle se souvenait maintenant qu’elle avait été dans un état étrange, et qu’elle donnait toujours à sa fille le nom de Monique… Pendant combien d’années avait-elle été privée de sa raison ?… Deux ans, trois peut-être ?… Mme Fauvet passait pour une invalide, et Marcelle se souvint qu’elle ne la voyait qu’à de rares occasions et seulement pendant quelques minutes chaque fois… La pauvre femme parlait peu et elle avait toujours l’air de craindre quelque chose…

Et elle, Marcelle, hériterait de sa mère, de la pauvre malheureuse qu’elle revoyait si souvent, encore, dans ses rêves !… Iris Claudier n’avait-elle pas insinué que, déjà, elle était… étrange ?… Hélas, ces absences de mémoire, ces évanouissements si fréquents, ces maux de tête, ces crises de vertige… C’était donc vrai ?… Depuis quelque temps, depuis deux ou trois semaines, elle ne se rappelait plus, souvent, de ce qui s’était passé, même la veille. Oui, son état était vraiment étrange, inexplicable… ou plutôt, l’explication était facile ; bientôt, elle perdrait la raison, comme sa mère, jadis !…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pas cela ! Pas cela ! s’exclama la pauvre enfant.

Des larmes amères et brûlantes coulèrent sur ses joues pâlies, à la pensée de Gaétan… L’avenir ?… Il n’y aurait pas d’avenir pour elle… Jamais elle ne se marierait, jamais, puisqu’elle devait finir ses jours dans une maison de santé…

— Que Dieu ait pitié de moi ! Qu’Il éloigne de moi le désespoir ! murmura-t-elle.

D’un pas chancelant, elle retourna à la maison, se dirigeant vers l’étude ; mais n’y trouvant pas son père, elle se dit qu’elle irait au salon, faire un peu de musique ; la musique ayant ordinairement le don de calmer ses nerfs et de chasser son spleen.

Arrivée au salon, Marcelle alla droit au piano. Mais, soudain, elle s’arrêta, les yeux fixés sur le canapé… Était-ce une illusion d’optique ?… Quelqu’un était couché là, et ce quelqu’un c’était Raymond Le Briel…

— M. Le Briel ! s’écria-t-elle.

Comme il était pâle le propriétaire de l’Eden, et qu’il avait l’air souffrant !…

— Ma… Mademoiselle Fauvet ! murmura Raymond. Il allait dire : « Ma bien-aimée » sans doute, mais Rose venait de s’approcher du canapé, portant, sur un plateau, un bol de bouillon.

— Ça va mieux, beaucoup mieux, Mlle Marcelle ! dit Rose, en souriant et désignant le malade.

— Je… Je ne… commença Marcelle.

— C’est cette entorse, vous savez, Mlle Fauvet, dit Raymond, souriant, à son tour. Quant au coup d’épée, ce n’est qu’une simple égratignure.

— Le coup d’épée ?… Marcelle ne se souvenait pas… Il s’était passé quelque chose, la veille, c’était évident ; quelque chose dont elle avait perdu le souvenir !…

Un affreux découragement s’empara d’elle, mais elle trouva la force de sourire à Raymond et de lui tendre la main en disant :

— J’espère que vous vous rétablirez promptement, M. Le Briel ! Je reviendrai vous rendre visite. Au revoir !

À la course, ensuite, elle monta dans sa chambre à coucher, puis, s’étant jetée sur son lit, elle fondit en sanglots : elle avait perdu la mémoire ! Sa raison lui échappait ! C’était le plus horrible des sorts !

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE


CINQUIÈME PARTIE


À CHACUN SELON SES ŒUVRES


CHAPITRE I

TORTURES


Une grande tranquillité régnait au Beffroi, contrastant singulièrement avec tout le brouhaha des semaines qui venaient de s’écouler. Des invités, il ne restait plus que Mme de Bienencour, Gaétan et Iris Claudier. Même, Raymond Le Briel était parti, depuis la veille. Se sentant beaucoup mieux et se déclarant capable de supporter d’être transporté chez lui, il avait quitté le Beffroi, avec protestations de reconnaissance envers Marcelle et son père, pour leur hospitalité et pour les soins dont il avait été l’objet, depuis l’accident qui lui était arrivé. Rose avait dû accepter, du jeune homme, un billet de banque au chiffre élevé, car elle ne lui avait pas ménagé son dévouement.

Il était trois heures de l’après-midi. Mme de Bienencour, Henri Fauvet et Dolorès étaient partis en voiture, en route pour l’Eden, prendre des nouvelles de Raymond. Gaétan était allé chez le Docteur Carrol, chercher des remèdes pour sa tante, qui souffrait d’un léger rhume. Iris Claudier était… on ne savait trop où ; mais les allées et venues de cette demoiselle n’avaient guère d’importance.

Marcelle était donc seule à la maison. Elle n’avait pu accompagner son père et ses compagnes, parce qu’elle attendait une modiste de C…, cet après-midi là. La modiste étant venue et repartie, la jeune fille sortit sur la terrasse, et se dirigeant vers un endroit où crois- saient des fleurs, elle se mit à remuer la terre, avec une petite truelle.

— Vous plantez des fleurs, Mlle Fauvet ? fit, soudain, la voix d’Iris Claudier.

Marcelle, qui s’était crue bien seule sur la terrasse, ne put s’empêcher de crier, et la truelle qu’elle avait tenue à la main, tomba sur le sol.

— Mon Dieu, que vous êtes nerveuse, Mlle Fauvet ! dit Iris, avec un rire désagréable.

— Je ne vous avais pas entendue venir, et votre voix m’a surprise, répondit Marcelle. Oui, continua-t-elle, je suis à planter des muguets. Mlle Claudier.

— Des muguets ! Vraiment !… Ah !…

— Y a-t-il quelque chose d’étonnant à ce que je plante des muguets ?

— D’étonnant ? Oh ! non, sans doute, du moment que vous ne connaissez pas la superstition concernant ces fleurs.

— La superstition ?… Non, je ne la connais pas… et ça ne m’intéresse guère, Mlle Claudier. Je ne suis nullement superstitieuse.

— Vous dites que vous n’êtes pas superstitieuse ! Vous ! Si je me souviens bien, nous avons été éveillés, une nuit, par un terrible cri, que vous aviez poussé… Vous aviez vu, prétendiez-vous, l’Ombre du Beffroi, l’ombre du moine, penché sur vous et vous regardant dormir. Ha ha ha ha ! Pas superstitieuse, vous !… Mais, à propos de ces fleurs ; on dit que, « qui plante des muguets meurt durant l’année ».

— Vraiment ! fit froidement Marcelle.

— Peut-être que la mort ne vous effraie pas, Mlle Fauvet ? ricana Iris. Il est vrai qu’il est pires éventualités que la mort…

Marcelle pâlit ; elle savait si bien ce à quoi Iris faisait allusion.

— Une personne qui perdrait la raison, par exemple, serait, ne trouvez-vous pas, plus à plaindre que celle que réclamerait la mort ?

— Vous avez d’assez lugubres sujets de conversation, Mlle Claudier ! répondit Marcelle, en souriant tristement.

Elle savait ce dont elle était menacée la pauvre enfant, elle le savait depuis qu’elle avait été témoin de la conversation entre Dolorès et Iris, il y avait déjà près de deux semaines. Sa raison lui échappait ; sa mémoire s’en allait. Elle perdait connaissance pour un rien, les crises de lassitude et de vertige allaient se multipliant et elle ressentait, presque continuellement, des élancements dans la tête ; au point que c’était devenu intolérable. Le bon Dieu n’aurait-il pas pitié, et ne l’appellerait-il pas à Lui, avant que le malheur prévu fondit sur elle ?… Son père… Son fiancé… Quelle affreuse peine ils ressentiraient !… Hélas ! le malheur redouté semblait s’approcher, chaque jour… L’incident de la blessure de Raymond Le Briel… Elle n’avait pas compris… elle ne s’était pas souvenue… et elle n’avait pas osé questionner, même son père…

Des larmes pressées coulèrent sur ses joues. Heureusement, Iris Claudier s’était éloignée ; elle ne put voir pleurer sa victime ; combien cela l’eut réjouie, la méchante !

— Vous pleurez, ma bien-aimée ?

C’était la voix de Gaétan. Il venait d’arriver de chez le Docteur Carrol ; ne trouvant pas Marcelle dans la maison, il était venu à sa recherche.

Aux accents de Gaétan, elle leva la tête, et, hâtivement essuya du revers de sa main les larmes inondant son visage.

— Qu’y a-t-il, Marcelle chérie ?

— Rien. Oh ! rien, Gaétan ! Un petit accès de tristesse, je crois.

— De tristesse ?… On ne saurait être triste sans cause, et comment vous, l’idole de votre père…

— N’en parlons plus, Gaétan, voulez-vous ? fit Marcelle, essayant de sourire. C’est passé d’ailleurs… Comment les avez-vous laissés tous, chez le Docteur Carrol ?

— En parfaite santé et de joyeuse humeur. Ils m’ont chargé de saluts pour vous, votre père, tante Paule et Mlle Lecoupret.

— Ah ! voilà petit père, Mme de Bienencour et Dolorès !… Ne dites pas à père que j’ai pleuré, je vous prie, Gaétan ; il en serait peiné et inquiet. Lui qui me gâte, qui ne vit que pour moi.

— Marcelle, fit Gaétan, en attirant la jeune fille vers un banc et s’asseyant près d’elle, savez-vous, je crois que la solitude qui vous entoure ici, agit sur vous d’une façon étrange…

— Étrange !… répéta Marcelle.

Elle n’aimait pas ce mot. Iris Claudier ne l’avait-elle pas prononcé, en parlant d’elle, plus d’une fois ?… Est-ce que, vraiment, elle était étrange ?…

— Oui, ma bien-aimée, je crois que la solitude de ces régions n’est pas bonne pour vous. Vous êtes trop jeune — et trop belle — Marcelle, pour vivre ici, loin du monde et de ses gaietés.

— Mais, Gaétan, répondit-elle, j’ai toujours été heureuse ici. Je raffole du Beffroi et j’aime l’agreste nature qui l’entoure. Nous avons d’excellents voisins ; les Carrol, M. Le Briel, M. Cyr…

— Tout de même, il vous faudrait plus de vie et de distractions… Épousez-moi, ma Marcelle ! Nous passerons, à Québec la saison d’hiver, puis nous reviendrons dans le Nipissingue, chaque été… N’est-ce pas, mon aimée, que vous deviendrez ma femme bientôt ? Pourquoi ne nous marierions-nous pas le même jour que Dolorès et Gaston ?… Dites oui, mon ange adoré !

— Me marier ! Jamais ! cria la jeune fille, puis elle éclata en sanglots.

— Marcelle ! s’exclama Gaétan, au comble de l’étonnement.

— Vous ne savez pas ce que vous me demandez. reprit Marcelle. Vous ne sauriez comprendre que c’est impossible… Vous épouser, Gaétan ! Mais, ce serait commettre un… crime !

— Je… Je ne comprends pas, Marcelle, balbutia le jeune homme. Que signifie, ma pauvre enfant ?

— Je ne puis rien vous expliquer, rien… Mais, qu’il ne soit plus question de ces choses entre nous, Gaétan ; ça me… torture inutilement.

— Ah ! fit Gaétan. Je crois comprendre enfin… Et, Marcelle, ne serait-ce pas préférable qu’il existât une entière franchise entre nous ?… Il y a certaines explications… à propos de l’accident arrivé à M. Le Briel, l’entorse qu’il s’est faite, je veux dire… Puis, le soir des tableaux vivants…

— Non ! Non ! cria Marcelle, dont les yeux se remplirent de frayeur. Je vous en prie, ne mentionnez pas ce sujet devant moi ! Les tableaux vivants… Oh ! pourquoi persister à me torturer ainsi ?… Je n’expliquerai rien, rien, je le répète !… Ah ! petit père ! Vous avez fait une belle promenade, je l’espère ? Comment avez-vous laissé M. Le Briel ?

— Nous avons fait une promenade très agréable, mon enfant, répondit Henri Fauvet, qui venait de s’approcher. M. Le Briel est en pleine convalescence, et il t’envoie ses saluts les plus respectueux.

Ils se dirigèrent tous trois vers la maison. Gaétan trouva le moyen d’échanger encore quelques mots avec Marcelle, cependant.

— Marcelle, demanda-t-il, voulez-vous, nous reprendrons notre conversation, plus tard, demain peut-être ? Je promets de ne rien dire qui pourait vous déplaire. Mais il faut que je sache…

— Cher Gaétan, répondit la jeune fille, si je le pouvais, je vous expliquerais… tout ; mais, c’est impossible… Cependant, demain, j’essayerai de vous convaincre de… bien des choses…

— Vous ne m’aimez plus, Marcelle ! fit Gaétan d’une voix tremblante.

Une protestation vint à ses lèvres, mais elle se tut. Il valait autant, mieux même, que Gaétan crut qu’elle ne l’aimait plus, plutôt que de lui laisser soupçonner la triste et affreuse vérité. Un jour… bientôt… trop tôt, hélas, ceux qui l’aimaient verseraient des larmes amères sur son malheureux sort… Son père en mourrait de chagrin, quoique, d’après Iris Claudier, il savait à quoi s’en tenir et à quoi s’attendre…

Gaétan, de retour à la maison, faisait, lui aussi, de sombres réflexions… Qu’avait Marcelle ?… N’y avait-il pas quelque chose de… sinistre dans l’air du Beffroi ?… Ce n’était pas sans raison que l’ancienne abbaye était désignée, par quelques-uns du nom de « Domaine du Mystère », assurément !… Qu’y avait-il ?… Marcelle aimait-elle Raymond Le Briel ?… Si l’on s’en rapportait à certaines scènes, qui s’étaient passées, tout dernièrement, la jeune fille avait agi d’une manière pour le moins étrange… Marcelle paraissait ne pas être toujours consciente de ses actes et de son langage… La morphine ?… Ça en avait tout l’air… S’il en était ainsi, oh ! c’était infiniment pathétique, et pourrait-il la sauver d’elle-même ?… Il l’aimait tant sa douce fiancée !

Demain, ils auraient une explication. Demain ?… Pourquoi pas ce soir ? On veillerait tous ensemble dans la bibliothèque ou au salon, une conversation seul à seule, ce serait peut-être impossible… Ce serait plutôt demain. Déjà le soleil déclinait à l’horizon ; demain n’était pas très éloigné, conséquemment.

Mais, il est peu sage, dit-on, celui qui compte sur le lendemain.


CHAPITRE II

LA VISION


Quand, après le repas du soir, on se fut retiré dans la bibliothèque, la conversation devint générale, ainsi que l’avait prévu Gaétan. Soudain, Mme de Bienencour demanda :

— N’y a-t-il pas de registres de cette ancienne abbaye, quelque part ?

— Certainement, il y en a, Mme de Bienencour ! répondit Henri Fauvet. Même, que Marcelle a passé plus d’une heure à les feuilleter.

— C’est si intéressant aussi ! s’écria la jeune fille. Si vous le désirez, chère marraine, j’irai bien chercher un de ces registres; vous en jugerez, par vous-même ?

— Ça m’intéresserait beaucoup. Marcelle, dit Mme de Bienencour. Où sont donc ces registres ?

— Dans la Chambre de la Tour, conduisant au beffroi. J’y vais !

— Attendons que Gaétan soit rentré à la maison ; il ira les chercher.

— Oui, attendons Gaétan, ou bien, attendons à demain, Marcelle, dit Henri Fauvet. La Chambre de la Tour… ce n’est pas… gai, à l’heure du crépuscule, ce me semble !

— Il fait encore clair, vous savez, père.

— Comme tu voudras, ma chérie.

Après le départ de la jeune fille, il se fit un silence dans la bibliothèque, on n’entendait que le cliquetis des broches à tricoter de Mme de Bienencour, le froissement des feuilles d’un livre, que Dolorès était à lire, et le grincement de la plume d’Iris Claudier, qui était à écrire à son fiancé. Gaétan était rentré, lui et Henri Fauvet fumaient silencieusement.

Tout à coup, un cri retentit, un terrible cri. En un clin d’œil, les deux hommes furent debout, prêts à s’élancer dans le corridor.

— Encore cette folle ! murmura Iris Claudier, de manière à être entendue de Gaétan.

Celui-ci allait répondre à Iris par quelque cinglante remarque, quand apparut, sur le seuil de la porte, V. P., tenant dans ses bras Marcelle évanouie.

— Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’y a-t-il ? firent, en même temps, Henri Fauvet, Gaétan, Mme de Bienencour et Dolorès.

— Je ne sais pas ce qui a effrayé Mlle Marcelle, répondit V. P. Je l’ai entendue crier, et je suis arrivé juste à temps pour l’empêcher de tomber tout le long de l’escalier conduisant au grenier. Mon Dieu ! Mon Dieu ! ajouta-t-il, tandis que des larmes coulaient sur ses joues, car, comme tous les domestiques du Beffroi, V. P. adorait Marcelle.

Marcelle ayant été déposée sur un canapé, tous, excepté Iris, l’entourèrent. Vincent reçut l’ordre d’aller chercher Rose, et d’apporter du cognac.

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux.

— Père ! Gaétan ! balbutia-t-elle.

— Ma toute chérie ! s’écria Henri Fauvet.

— Mon ange adoré ! s’exclama Gaétan.

— Père ! Père ! J’ai vu… j’ai vu…

— Qu’as-tu vu, Marcelle ? demanda Mme de Bienencour.

— Qu’est-ce qui t’a effrayée, mon amie ? demanda, à son tour, Dolorès.

— Est-ce l’Ombre du Beffroi que tu as vue. Marcelle ? fit Henri Fauvet. Il ne faut pas la craindre, ma chérie, car elle n’est pas dangereuse.

— Non ! Non ! s’écria Marcelle. Puis, désignant Iris Claudier, elle ajouta : Ô père, aujourd’hui, cette fille a dit que, « qui plante des muguets, meurt dans l’année », et je sais bien que je mourrai bientôt, car…

Elle ne put achever sa phrase. Ses lèvres, blanches comme le reste de son visage, tremblaient, et on entendait claquer ses dents.

— Allons ! Dis-moi ce que tu as vu, Marcelle ! implora Henri Fauvet. Quant à ce que t’a dit Mlle Claudier, tu es trop intelligente, assurément, pour t’y arrêter, même un instant !

— Mais… elle m’a dit que je mourrais bientôt et… elle a dit vrai, car, tout à l’heure, dans l’escalier conduisant au beffroi…

Rose arrivait à la bibliothèque, portant une bouteille de cognac.

— Tiens, mon enfant, dit Henri Fauvet, prends ce verre de cognac ; ça te remettra un peu, et Rose va te frotter les tempes avec cette boisson.

Lorsqu’elle eut bu le cognac, Mme de Bienencour lui demanda ;

— Te sens-tu capable de nous dire maintenant, ce qui t’a tant effrayée ?

— Je vais essayer, chère marraine. En quittant la bibliothèque, je me suis rendue dans la Chambre de la Tour, y chercher le registre dont je vous avais parlé. L’ayant trouvé, je me dis que je monterais dans le beffroi, voir se coucher le soleil. Lorsque disparut l’astre du jour, je redescendis l’escalier en spirale conduisant dans la Chambre de la Tour… Or, j’étais rendue à la moitié de l’escalier seulement, quand… Oh ! fit Marcelle, en cachant son visage dans ses mains et tremblant de frayeur.

— Allons, Marcelle ! Allons ! fit Mme de Bienencour.

— Achevez votre récit, si vous le pouvez, chère bien-aimée ! supplia Gaétan. Il nous tarde tant de savoir !…

— Tu t’es trouvée en face de l’Ombre du Beffroi, n’est-ce pas, Marcelle demanda Henri Fauvet. L’ombre du moine…

— L’Ombre du Beffroi ! répétèrent-ils tous.

— Assurément, M. Fauvet, vous ne croyez pas à la légende ; celle qui dit qu’un moine, mort depuis tant et tant d’années, hante le beffroi de cette ancienne abbaye ! dit, en souriant, Mme de Bienencour.

— Si je n’avais pas vu cette Ombre, vu, de mes yeux vu, je serais le premier à rire de cette superstition, répondit Henri Fauvet, gravement.

— Mon doux Sauveur ! s’exclama Rose, en se signant. Moi aussi, je l’ai vue, et plus d’une fois !

— Moi aussi, je l’ai vue ! dit Marcelle. Mais… pas ce soir… Ce soir, c’est…

— Ne continueras-tu pas ton récit, Marcelle ?

— Je vais essayer, Dolorès. J’étais descendue à peut-être la moitié de l’escalier, fit Marcelle, quand je me vis remontant cet escalier, dans la direction du beffroi… Oui, je me vis remontant l’escalier ; je me vis, comme dans une glace…

— Vraiment, s’écria Iris Claudier, du pupitre près duquel elle était assise, ce serait très intéressant tout cela, si ce n’était pas si insensé !

— Mêle-toi de ce qui te regarde, Iris, ma bonne ! réprimanda vertement Mme de Bienencour.

— Bien sûr, Marcelle, tu as eu une… vision ! fit Henri Fauvet, en souriant. Comment aurais-tu pu te voir toi-même remontant l’escalier ? Je n’aimais guère te voir monter au beffroi à l’heure du crépuscule, mon enfant, et, sans doute, tu étais, sans trop le savoir, un peu effrayée ; c’est pourquoi…

— Je jure que je dis la vérité, père ! J’ai vu mon ombre, je l’ai vue !… Instinctivement, mes mains se tendirent vers la… vision ; mais elles ne rencontrèrent que le vide… Alors, je dus crier… Je ne sais comment je descendis le reste de l’escalier, ni comment j’atteignis l’escalier conduisant au second palier… J’eus la sensation d’une chute, puis j’entrevis V. P., qui me tendait les bras… Ensuite, plus rien…

Un grand silence accueillit le récit de Marcelle. Qu’aurait-on pu dire ? On le comprenait bien, elle avait été victime d’une illusion d’optique, d’une sorte de vision ; mais, comment lui faire entendre raison, dans l’état d’énervement et de frayeur où elle était ?

Tous furent donc excessivement surpris de voir, soudain, Iris Claudier venir se joindre au groupe entourant le canapé, et l’étonnement fut à son comble, lorsqu’elle osa dire :

— Mon Dieu, M. Fauvet, vous feriez bien de faire examiner votre fille par un médecin aliéniste, je crois. Le récit qu’elle vient de nous faire dénote un esprit tout à fait détraqué… N’y a-t-il pas eu des fous ou des folles dans votre famille, cher M. Fauvet ?

— Mon doux Seigneur ! cria Rose.

Henri Fauvet devint très pâle, et Marcelle faillit s’évanouir de nouveau.

— Taisez-vous, misérable créature ! cria Dolorès, en secouant le bras gauche d’Iris.

Gaétan, saisissant le bras droit de la secrétaire de sa tante, lui fit ployer le genou, et Mme de Bienencour, en proie à la colère, lui appliqua sur la joue un résonnant soufflet.

— Méchante créature ! s’exclama-t-elle.

Les yeux de chat d’Iris s’ouvrirent démesurément, tout d’abord, puis ils se fermèrent tout à fait.

— Je me vengerai de vous tous ! s’écria-t-elle. Mais surtout de vous, Gaétan, mon cousin, et de vous, ma tante de Bienencour !

— Je te défends de me donner le titre de tante, misérable fille ! dit Mme de Bienencour.

— Ah ! bah ! Que de bruit pour cette… poupée ! dit Iris, en désignant Marcelle. Vous savez bien, tous, ce qui en est !… Sinon, demandez à Rose, ici présente, ce qu’elle sait, à propos de sa chère Mlle Marcelle.

— Que veut-elle dire ? demanda Henri Fauvet.

— Elle ne le sait pas elle-même ! répondit Dolorès. Cher M. Fauvet, reprit-elle, je vous avais mis en garde contre cette… vipère. Pourquoi avez-vous invité cela ici. Chassez-la, M. Fauvet ! Chassez-la !

— Oui ! Oui ! Chassez-la !

Ce fut le cri de Mme de Bienencour et de Gaétan.

— Non pas ! répondit Henri Fauvet. Elle restera ici, encore quelque temps, car, d’ici huit jours, je désire qu’elle me donne l’explication de ses paroles venimeuses… Vous avez compris, n’est-ce pas, Mlle Claudier ? Vous aurez toute liberté, au Beffroi, mais vous ne pourrez quitter notre terrain, ni ses environs, avant que nous ayons eu une conversation ensemble, vous et moi. Mais, tonna-t-il, je vous défends d’approcher de ma fille, comprenez-vous !

Il posa le doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit-il, Mlle Claudier ne devra pas quitter le terrain du Beffroi. Tu m’entends ?…

— Certainement, M. Henri !

— Elle reste ici, mais elle n’aura pas la liberté d’aller plus loin que le Pont du Tocsin. Je te charge de voir à ce que mes ordres soient exécutés, à la lettre !

— Bien, M. Henri ! répondit le domestique, dont le visage rayonnait. Inutile de le dire, V. P., Rose et les autres domestiques haïssaient cordialement Iris Claudier.

On ne veilla pas tard, ce soir-là. Il n’était que dix heures lorsque chacun fut installé dans sa chambre.

Rose avait résolu de coucher sur le canapé du boudoir de Marcelle ; pas un seul instant, elle ne quitterait la chère petite ! Pourtant, vers onze heures elle se rendit à la cuisine, faire chauffer un peu de lait ; Marcelle lui ayant exprimé le désir d’en boire…

Le lendemain matin, quand Rose pénétra dans la chambre de la jeune fille celle-ci dormait profondément, si profondément même, que la servante, prise de soupçons, se pencha et la regarda avec attention.

Soudain, une expression douloureuse se peignit sur les traits de Rose, puis elle secoua Marcelle légèrement par le bras. N’obtenant aucun résultat, elle entr’ouvrit les paupières de celle qui dormait, et aussitôt, une exclamation étouffée jaillit de ses lèvres :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Malgré toutes les précautions que j’ai prises, elle a encore pris de la morphine la pauvre enfant ! Ça doit être quand je suis allée à la cuisine, à onze heures, hier soir. Lorsque Mlle Marcelle a exprimé le désir de boire du lait chaud, ce n’était, je le vois bien maintenant, qu’un prétexte pour m’éloigner de sa chambre… Pendant mon absence, elle a pris de ce… poison… La pauvre, pauvre petite !… Je commence à craindre pour sa raison… Elle est si… étrange, par moments Mlle Marcelle !… Que Dieu ait pitié d’elle, de son père, et… de nous tous !


CHAPITRE III

LES ANGOISSES D’UN PÈRE


Dans la salle à manger du Beffroi, on attendait Marcelle, pour déjeuner. Mais Rose vint dire que la jeune fille dormait et qu’il valait mieux ne pas l’éveiller, vu qu’elle avait peu dormi, durant la nuit.

Si on eut pris la peine d’observer Iris Claudier, pendant que Rose parlait, on se serait aperçu qu’elle jubilait, littéralement.

Quant à Gaétan, après un moment de déception, il dit :

— Si vous voulez me prêter Luna, M. Fauvet, j’irai, après le déjeuner, rendre visite à M. Le Briel. Le temps est superbe, et rien ne me serait plus agréable qu’une course à cheval.

— Mon cher Gaétan, répondit Henri Fauvet, Luna et mes autres chevaux sont à votre entière disposition, vous le savez bien ! Je suis certain que M. Le Briel sera heureux de vous voir.

— Ne m’accompagnerez-vous pas, Mlle Dolorès ? demanda Gaétan.

— Ce serait avec plaisir, croyez-le, si je n’avais pas infiniment de choses à faire, cet avant-midi, répondit Dolorès. Vous voudrez bien saluer M. Le Briel pour moi, n’est-ce pas ?

Lorsque Gaétan revint de sa promenade à cheval, il monta dans sa chambre afin de changer d’habit. Le Beffroi paraissait vide ; de fait, il devait l’être, car le jeune homme avait aperçu Mme de Bienencour et Dolorès, ensemble, sur la terrasse, et un peu plus loin, Iris Claudier. Le maître de la maison devait être dans son étude, et Marcelle devait sans doute être dans la bibliothèque. Il était onze heures passées ; elle était levée depuis longtemps.

Gaétan n’occupait plus une des cellules, depuis le départ des autres invités ; sa chambre à coucher, maintenant, était sur le même palier que celles de Henri Fauvet, de Mme de Bienencour et des jeunes filles.

Il venait de pénétrer dans sa chambre, lorsqu’il entendit les pas de Rose dans le corridor, puis, dans l’escalier en spirale descendant au premier étage. Où allait-elle ?… Les domestiques se servaient toujours de l’escalier de service, qui aboutissait à la cuisine, pourtant. Mais, Gaétan haussa les épaules ; ce n’était assurément pas de ses affaires !

Soudain, une exclamation parvint à ses oreilles : « Mon Dieu » ! disait la voix de Henri Fauvet, puis Rose remonta l’escalier, précédée du père de Marcelle.

Quoiqu’il fut devenu très inquiet, Gaétan ferma sa porte de chambre, par discrétion. Cependant, il y avait quelque chose… Peut-être Marcelle était elle malade ?… Elle avait eu tant de peur, la veille, la pauvre enfant !

Mais voilà que, de sa chambre, éloignée de celle de Marcelle par toute la longueur du corridor, arriva au jeune homme le bruit d’une porte ouverte et refermée brusquement, puis des piétinements, puis…

— Ciel (C’était la voix de Henri Fauvet). Y a-t-il longtemps qu’elle dort ainsi, Rose ?

— Depuis… je n’en sais rien, M. Fauvet. Je ne m’en suis aperçue que ce matin, fit la voix de Rose.

— Une congestion cérébrale peut-être ?…

— Je ne le crois pas, M. Fauvet. Mlle Marcelle n’a pas la moindre fièvre ; jugez-en vous-même.

Gaétan fut très étonné de constater que ces voix lui parvenaient si clairement ; mais il eut vite compris qu’il y avait là un singulier effet d’acoustique. Il eut voulu quitter sa chambre, pour donner signe de vie. On le soupçonnerait peut-être d’une indiscrétion. Ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de laisser ignorer sa présence à Henri Fauvet.

— Mais… ce sommeil… qui parait si peu naturel, Rose !

— Hélas ! Monsieur Fauvet, hélas !… Voyez ses yeux à Mlle Marcelle ; ce regard vitré, quand on soulève ses paupières… Vous et moi, nous avons vu ce même regard… jadis… Mme Fauvet…

— Que veux-tu dire, Rose ?… Pas… pas que Marcelle est…

— Hélas ! trois fois hélas !… Il y a longtemps que je soupçonne ce qui se passe, M. Fauvet : Mlle Marcelle a hérité de sa mère son goût pour la…

— Non ! Non ! pas cela ! Pas cela ! Tu veux me faire entendre que, elle aussi, ma fille bien-aimée est morphinomane ? C’est impossible ! Impossible !

— M. Fauvet, vous savez si j’aime Mlle Marcelle ? fit la voix de Rose. Je donnerais, sans hésiter, ma vie, pour la dérober à cette malheureuse habitude qu’elle a contractée, ou plutôt, qu’elle a héritée de sa malheureuse mère… J’ai essayé plus d’une fois, M. Fauvet, d’éloigner les occasions, en couchant dans le boudoir de Mademoiselle, même à son insu. Ne dormant que d’un œil, je surveillais sa chambre à coucher… Inutilement, cependant, car, plus souvent qu’autrement, elle a trouvé le moyen de tromper ma vigilance.

— Mais, Rose, répondit, d’une voix remplie de sanglots, le père de Marcelle, où aurait-elle pu se procurer de la morphine ? Tu vois bien que c’est impossible !

— Elle s’en est procurée pourtant ! affirma Rose. Ni vous, ni moi, nous ne pouvons nous tromper aux signes… Souvenez-vous de Mme Fauvet. Souvenez-vous des nuits d’angoisse que nous avons passées à son chevet. Oh ! pauvre chère Mlle Marcelle !

Il y eut quelques moments de silence.

— Mon Dieu ! Je sais où elle s’est procurée cette morphine, Rose ! cria soudain Henri Fauvet. Lors d’une visite que nous fîmes, Marcelle, Dolorès et moi, chez le Docteur Carrol, j’ai surpris ma pauvre fille debout, près d’un cabinet contenant des anesthésiques… Oui, je me souviens !… Mais, ciel ! Combien j’étais loin de me douter que… Cette fiole de morphine, il faut la trouver, Rose !

— Ah ! Pensez-vous que je ne l’ai pas cherchée cette fiole de… poison, M. Fauvet !… Jamais nous n’avions pu mettre la main sur celle que possédait Mme Fauvet, vous vous en souvenez ?… J’ai cherché, hier encore, avec l’aide de V. P. et…

— V. P. dis tu, Rose ? Il sait donc ?…

— Oui, M. Fauvet, V. P. sait à quoi s’en tenir, lui aussi, et il en est presqu’au désespoir.

— Ainsi, le personnel du Beffroi… commença Henri Fauvet.

— Non pas ! Non pas ! V. P. et moi seulement, nous savons à quoi nous en tenir. Mme Emmanuel trouve parfois Mlle Marcelle étrange, il est vrai ; mais, de là à soupçonner…

— Étrange ! Marcelle !… Oui, Rose, c’est vrai qu’elle est étrange parfois, la pauvre enfant… Combien j’étais loin de me douter cependant que c’était l’effet de la morphine !… Que Dieu ait pitié d’elle et de moi !

Des sanglots, d’horribles sanglots parvinrent à Gaétan, puis, des pas dans l’escalier, des pas d’homme ; ce devait être V. P.

En effet, on frappait à la porte de chambre de Marcelle, et, aussitôt, s’éleva la voix de Vincent.

— M. Henri ! Mon maître, mon cher, cher maître ! disait le domestique. Ne vous désolez pas ainsi, je vous en prie !

— Tu savais, V. P. ?… demanda Henri Fauvet, en désignant, probablement, le lit de Marcelle.

— Oui, mon maître, je savais… Rose aussi savait…

— Pourquoi ne m’avoir pas averti ?

— Oh ! M. Henri, répondit V. P., à quoi cela aurait-il servi ? Vous auriez été malheureux, et, hélas, qu’auriez-vous pu y faire ?

— Ma fille ! Ma Marcelle ! Mon innocente et pure enfant ! pleurait Henri Fauvet.

— M. Henri, reprit V. P., j’ai vu, il y a un instant, Mme de Bienencour et Mlle Dolorès se diriger du côté de la maison. Pardonnez-moi, si j’ose vous suggérer de descendre dans votre étude ; si vous restez ici, ces dames viendront immédiatement voir ce qui se passe, et…

— Et il faut éviter un scandale, à tout prix !… Tu as raison, V. P. ! C’est bien assez que je vais être obligé d’avertir M. de Bienencour de ce qui se passe, puisqu’il est le fiancé de ma fille. Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Si j’étais vous, M. Henri, je ne dirais rien à M. de Bienencour.

— Ne rien lui dire ! Le laisser épouser ma pauvre Marcelle ! Tu n’y penses pas ! Souviens-toi des angoisses par lesquelles je suis passé, moi, jadis, et encore, en ce moment ! Ne pas avertir M. de Bienencour, mais ce serait un crime !… Allons ! Je descends m’enfermer dans mon étude. Viens, V. P. ! Quant à toi. Rose, reste ici, et ferme la porte à clef. Je compte sur toi pour ne laisser pénétrer personne dans cette chambre.

Gaétan entendit Henri Fauvet et son domestique quitter la chambre de Marcelle, puis la porte de l’étude se fermer brusquement, et il se dit qu’il aurait le temps d’atteindre le premier palier avant l’arrivée de Mme de Bienencour et de Dolorès.

Descendant hâtivement l’escalier en spirale, il se dirigea vers la bibliothèque, et il venait de saisir un livre, au hazard, quand sa tante et Dolorès entrèrent.

— Tiens ! Gaétan ! fit Mme de Bienencour. Y a-t-il longtemps que tu es de retour ?

— Cinq minutes à peu près, tante Paule.

— Où donc est Marcelle ?

— Je ne l’ai pas vue, répondit Gaétan.

— Je croyais qu’elle viendrait nous rejoindre sur la terrasse, dit Dolorès.

Mlle Marcelle est encore dans sa chambre, je crois, dit Gaétan ; je ne l’ai vue nulle part.

— Serait-elle malade ? demandèrent, en même temps, Mme de Bienencour et Dolorès.

À ce moment, Henri Fauvet arrivait. Une exclamation étouffée jaillit de la bouche de Gaétan et des deux dames : le père de Marcelle était blanc comme de la chaux, ses joues s’étaient creusées, ses yeux étaient cernés de noir, ses lèvres étaient blanches et de profondes rides se voyaient sur son front et autour de sa bouche. Le maître du Beffroi paraissait avoir vieilli de plus de vingt ans.

— Ciel ! M. Fauvet, qu’y a-t-il ? s’écria Mme de Bienencour.

— Marcelle est malade, Madame de Bienencour, répondit-il d’une voix très altérée.

— Malade ! Marcelle ! fit Dolorès. Oh ! je vais…

— Rose est auprès d’elle, Dolorès, et je lui ai donné ordre de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.

— Mais, moi, M. Fauvet ! Sûrement, vous ne m’empêcherez pas d’approcher de Marcelle, de ma meilleure amie, de ma sœur chérie !

— Je le regrette, Dolorès, mais je me vois obligé de te défendre d’approcher de la chambre de Marcelle… C’est que, vois-tu… je crains qu’elle ne soit atteinte de quelque maladie… contagieuse.

— Vous ne faites pas venir le médecin, M. Fauvet ? demanda Mme de Bienencour. Je suis certaine que Gaétan se rendrait immédiatement chez le Docteur Carrol, si vous le désirez.

— Assurément oui ! répondit Gaétan, pour répondre quelque chose. Car, il comprenait bien pourquoi Henri Fauvet ne faisait pas venir le médecin.

— Alors, pourquoi retarder, mon cher neveu ? demanda Mme de Bienencour.

— Parce que je sais que ni le Docteur Carrol, ni le Docteur Karl ne sont actuellement au Grandchesne ; je les ai rencontrés, tous deux, en revenant de chez M. Le Briel. Bayard allait grand train, et le Docteur Carrol m’a crié, en passant : « Cas pressé ! Affaire de vie ou de mort » !

— Alors, le Docteur Carrol ne passera pas au Beffroi sans arrêter, à son retour, dit Dolorès.

— Il ne nous reste qu’à l’attendre ! fit Henri Fauvet d’une voix tremblante.

Mme de Bienencour regarda, d’un air étonné, le père de Marcelle… Comment ! Sa fille était malade, en danger peut-être, et il prenait les choses si tranquillement ! Il est vrai que les deux médecins étaient absents, mais il était, pour le moins, surprenant que quelqu’un ne fut pas envoyé à leur rencontre !

Après le repas du midi, auquel personne ne fit honneur, si ce n’est Iris Claudier, on se retira à la bibliothèque, et chacun se livra silencieusement à l’occupation de son choix.

Vers les deux heures de l’après-midi, V. P. vint demander à Henri Fauvet la permission de l’entretenir en particulier.

— M. Henri, fit-il, Mlle Marcelle est réveillée, me dit Rose, et elle a exprimé le désir de venir se joindre aux autres, dans la bibliothèque.

— Ah ! s’exclama Henri Fauvet. Et comment est-elle, V. P. ?

— Bien, très bien… sauf un léger mal de tête.

— Qu’elle descende, alors ! répondit Henri Fauvet, après avoir hésité un instant. Dans la bibliothèque étaient seulement Mme de Bienencour et Gaétan. Dolorès était sortie faire une promenade à pied et Iris Claudier s’était retirée dans sa chambre.

— Marcelle se sent beaucoup mieux, me dit V. P. annonça Henri Fauvet, en revenant dans la bibliothèque ; elle sera ici dans quelques instants maintenant.

À peine eut-il prononcé ces paroles que la porte s’ouvrit et Marcelle entra… Elle sourit à tous, puis, évadant son père et son fiancé, qui étaient accourus à sa rencontre, elle se dirigea, en chancelant, vers le canapé, sur lequel elle tomba, puis elle fondit en sanglots.


CHAPITRE V

L’HÉRITAGE MATERNEL


— Marcelle ! s’écria Mme de Bienencour, en s’agenouillant auprès du canapé. Qu’as-tu, pauvre petite ?… Tu es malade, ma chérie ; tu n’aurais pas dû te lever. Veux-tu, je vais te reconduire dans ta chambre ?

— Marraine ! Marraine ! s’exclama Marcelle, en se cramponnant à Mme de Bienencour. Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

— Te sauver, Marcelle ?… Te sauver, de quoi, ma mignonne ?… Je ne comprends pas… Tu es nerveuse et excitée, tout simplement, car aucun danger ne te menace, chère enfant !

— J’ai peur, peur ! sanglota la jeune fille. Si vous saviez, marraine, de quelle… horreur je suis menacée !

— Ma fille… commença Henri Fauvet, d’une voix remplie de sanglots.

— Père, répondit-elle, vous connaissez mon terrible secret, vous !… Vous savez bien… ce qui se passe… ce qui… m’attend… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Ma bien-aimée, répondit Henri Fauvet, qui pleurait comme un enfant, je sais… oui, je sais… et je te plains de toute mon âme, Marcelle… Ah ! il serait temps encore, pourtant, si tu voulais essayer de surmonter…

— Hélas ! je ne puis pas, répondit Marcelle. Il est trop tard !

— Il n’est jamais trop tard pour…

— Ces maux de tête, ces vertiges, ces visions, ces absences de mémoire… Ô ciel ! cria-t-elle. Personne ne peut-il m’aider, et dois-je me débattre seule, au milieu de ce chaos, sans que nul de ceux qui prétendent m’aimer ne me tende une main secourable !

— Marcelle ! cria Henri Fauvet. Ma fille ! Tu me brises le cœur !

— Ma bien-aimée, fit Gaétan, en s’approchant plus près du canapé, que parlez-vous de vous débattre seule, sans que personne ne veuille vous aider ?… N’êtes-vous pas entourée de cœurs aimants ?… Voyez, à ce moment, votre père, votre marraine, votre fiancé…

— Mon fiancé ! Non ! Mille fois non ! Je vous aime trop, Gaétan, pour vous épouser jamais… Le terrible sort qui m’est réservée… Mme de Bienencour, reprit-elle, vous avez bien connu ma mère ?

— Mais… oui, Marcelle.

— Elle aussi était… étrange, n’est-ce pas ? Elle aussi souffrait de maux de tête, de vertiges, d’absences de mémoire ?… Elle aussi, comme moi… Ô mon Dieu, ne m’appellerez-vous pas à vous, dès maintenant… avant que… sanglota la pauvre enfant.

Mme de Bienencour était à la fois étonnée et effrayée de cette scène : seuls, Henri Fauvet et Gaétan croyaient en comprendre la triste signification, et tous deux en avaient le cœur brisé.

— Marcelle, dit Mme de Bienencour, viens avec moi. Tu te mettras au lit et je resterai auprès de toi. Je te ferai la lecture, ou bien, nous causerons sur quelque sujet intéressant. Viens !

Comme une enfant docile, Marcelle obéit. Elle se leva en chancelant, et Gaétan accourut promptement pour la soutenir.

Soutenue donc par sa marraine et son fiancé, elle se disposait à quitter la bibliothèque, quand, soudain, elle se raidit, ses yeux se dilatèrent, tandis que sa main tremblante désignait des portières, derrière lesquelles était une table à écrire.

— La vision ! La vision ! murmura-t-elle.

— Ma toute chérie ! fit Gaétan.

— Ma fille bien-aimée ! fit Henri Fauvet.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme de Bienencour.

— L’ombre ! La vision ! Je l’ai vue, là, derrière cette portière ! ne cessait de répéter Marcelle.

Henri Fauvet s’approcha des portières, qu’il écarta de la main.

— Vois, Marcelle, dit-il, il n’y a rien !

— La vision ! La vision ! fit-elle, de nouveau, puis elle s’évanouit.

Ce fut un évanouissement étrange, dont rien ne put la tirer. En vain lui frictionna-t-on le front, les bras et les mains ; rien ne semblait produire le moindre effet.

— Mon Dieu ! Va-t-elle mourir ? sanglota Henri Fauvet, en s’arrachant les cheveux, dans son désespoir.

— Un médecin ! cria Mme de Bienencour. Gaétan posa son doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit Henri Fauvet, selle un cheval, et va au-devant du Docteur Carrol. Il est allé du côté de l’Eden. Mlle Marcelle…

— M. Henri, répondit le domestique, le Docteur Carrol vient de franchir le Pont du Tocsin ; il sera ici dans un instant. Je cours à sa rencontre ! Pauvre Mlle Marcelle ! Cher petit ange du bon Dieu ! ajouta-t-il.

Un moment plus tard, le médecin entrait dans la bibliothèque.

Mlle Marcelle est malade, me dit V. P. ?

— Elle a perdu connaissance, Docteur, répondit Henri Fauvet.

— Ça ne sera rien, je l’espère ! dit le médecin, en s’approchant du canapé.

Aussitôt que le Docteur Carrol se fut assis auprès de Marcelle, Henri Fauvet alla fermer à clef la porte de la bibliothèque ouvrant sur le corridor ; il ne fallait pas risquer que Dolorès ou Iris Claudier pussent entrer. Le médecin aurait, sans doute, des révélations à faire, tout à l’heure, et il était nécessaire que Gaétan sut à quoi s’en tenir sur le compte de celle qu’il considérait comme sa fiancée… Mais Dolorès ne devrait pas savoir ; ce serait lui causer une peine inutile ; quant à Iris Claudier, elle n’avait rien à voir aux affaires de la famille.

Combien Henri Fauvet. Mme de Bienencour, Gaétan et le médecin étaient loin de se douter qu’Iris était dans la même pièce qu’eux ! Elle n’était restée que quelques instants dans sa chambre. Assise par terre, dissimulée derrière un cabinet contenant des livres, elle assistait, insoupçonnée, au drame qui se déroulait dans la bibliothèque. Nous ne parlerons pas de la joie méchante qu’elle ressentait, afin de ne pas froisser les sentiments humains de nos lecteurs. Misérable fille ! Elle se réjouissait de ce qui allait broyer les cœurs de tous !

Le Docteur Carrol se pencha sur Marcelle, et il la regarda attentivement et longuement. Une expression d’étonnement indéfinissable se peignit sur ses traits. Il entr’ouvrit les yeux de la jeune fille, lui tâta le pouls et lui ausculta le cœur. Les lèvres serrées, l’œil dilaté, il ne proféra pas un mot tout d’abord, mais bientôt, s’adressant à Henri Fauvet, il dit, désignant la malade :

— Cet évanouissement n’a rien qui puisse inquiéter ; mais… j’aimerais à vous entretenir en particulier, M. Fauvet.

— Ah ! je sais bien ce que vous allez me dire, Docteur ! répondit le père de Marcelle, d’une voix tremblante. Je le sais… depuis ce matin… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme de Bienencour.

— Parlez, Docteur Carrol ! ordonna Henri Fauvet. M. de Bienencour… espérait épouser ma fille ; il faut qu’il sache…

Mlle Fauvet, si elle s’est évanouie, tout à l’heure, est complètement revenue de son évanouissement dit le Docteur Carrol.

— Revenue !… Mais… fit Mme de Bienencour.

— Elle dort, en ce moment, d’un sommeil dont il serait impossible de l’éveiller…

— Impossible de l’éveiller, dites-vous, Docteur ! s’écria la marraine de Marcelle. Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas, non, je ne comprends rien à votre langage !

— Hélas ! répondit le médecin. Je regrette d’avoir à affirmer devant vous, Madame, devant M. Fauvet et devant M. de Bienencour que Mlle Marcelle dort, en ce moment, sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! Vous devez vous tromper, Docteur, ou bien vous voulez rire !

— Rire, Madame !… Ah ! certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir croire que je me trompe… Mlle Fauvet est morphinomane, et cela, depuis quelque temps déjà. Il y a des signes, voyez-vous, auxquels un médecin ne saurait se tromper.

— Morphinomane ! Marcelle ! Cette enfant ! Impossible ! cria Mme de Bienencour. M. Fauvet ! reprit-elle, Gaétan ! Comment pouvez-vous rester là, tous deux, et entendre accuser cette innocente créature d’une si terrible chose ? Morphinomane ! Marcelle ! Allons donc !

— Madame, dit le médecin, sachez-le, depuis vingt-cinq ans que je pratique ma profession, j’ai été témoin de bien des tragédies… Je me suis vu, plus d’une fois, obligé de causer de grandes peines, on le comprendra… Mais, jamais je ne me suis trouvé dans une situation comme celle-ci. Affirmer ce qui doit briser le cœur du meilleur des pères et du plus tendre des fiancés ; cela me cause une affreuse douleur, et je me serais certainement tu, si je n’avais reçu l’ordre de parler…

— Ô mon Dieu ! s’exclama Mme de Bienencour, qui fondit en sanglots.

— J’estime si profondément M. Fauvet et M. de Bienencour, continua-t-il, j’ai un tel respect pour vous, Madame, et tant de réelle affection pour cette enfant, ajouta-t-il, en désignant Marcelle, que ma position ne saurait être plus pénible.

— Chère Mme de Bienencour, dit Henri Fauvet, d’une voix remplie de pleurs, ma pauvre Marcelle a hérité de cette malheureuse habitude sa mère… Ondine…

— Ondine ! Mais…

— Oui, Madame, Ondine !… Vous ne vous en êtes jamais doutée… Je la faisais passer pour une invalide… Souvenez-vous… Elle a perdu la raison… et Marcelle… Ô ciel ! Marcelle est devenue, pour le moins… étrange, depuis quelques semaines. Que Dieu ait pitié d’elle, et de moi !

— Une chose m’intrigue pourtant, dit le Docteur Carrol ; la morphine ne court pas les chemins ; rien de plus difficile que de s’en procurer, et, dans ces régions perdues… Comment Mlle Marcelle a-t-elle pu ?… Je ne comprends pas…

— Mon Dieu ! répondit Henri Fauvet, en sanglotant, je crains fort qu’elle se soit procuré ce… poison chez vous, Docteur !

— Chez moi !

Henri Fauvet raconta alors au médecin ce qu’il avait raconté à Rose.

— C’est bien possible ! dit le Docteur Carrol. Pauvre pauvre petite ! ajouta-t-il, en passant sa main sur le front de Marcelle.

— L’héritage maternel… murmura Henri Fauvet. L’héritage maudit…

— M. Fauvet, intervint le médecin, je crois qu’il vous serait difficile, sinon impossible de vous emparer de cette morphine… essayez plutôt de lui parler sérieusement à Mlle Marcelle et…

— Oui, j’essayerai… demain peut-être…

— Mais, c’est épouvantable ! s’écria Mme de Bienencour, qui fondit en larmes.

— Gaétan, dit le père de Marcelle, vous le comprenez, tout est fini entre vous et ma fille !

— Ô mon pauvre Gaétan ! fit Mme de Bienencour.

— M. Fauvet, répondit le jeune homme, nous allons essayer de la… guérir notre chérie, puis, je l’épouserai… avec votre consentement, s’entend ; sinon, jamais je ne me marierai, car, Marcelle, je l’aimerai tant que j’aurai un souffle de vie ! Ô ma chère, chère bien-aimée ! s’écria-t-il, en se jetant à genou près du canapé et entourant la jeune fille de ses bras, tandis que des sanglots s’échappaient de sa poitrine.

— Voyez, fit, soudain le Docteur Carrol ; Mlle Marcelle va bientôt s’éveiller… Je vais me retirer, afin que ma présence ne l’effraie pas ; je reviendrai demain, dans l’avant-midi. Je vous conseille à tous d’agir comme si elle n’avait eu qu’un simple évanouissement, car, aussitôt qu’elle sera complètement réveillée, elle reviendra à son état normal. Adieu !… Et bon courage, à tous !

Ce qu’avait prédit le médecin arriva : Marcelle, complètement éveillée, revint à son état normal, et même, vers les quatre heures de l’après-midi, elle put sortir et faire une promenade à cheval, en compagnie de Gaétan. Combien celui-ci eut voulu profiter de l’occasion pour parler sérieusement à la jeune fille, et la supplier de renoncer, pour toujours, à sa malheureuse habitude ! Mais cette tâche appartenait, de droit, à Henri Fauvet, et la journée du lendemain ne se passerait pas, probablement, sans qu’il eut, avec sa fille, une conversation, dont dépendrait l’avenir des deux fiancés.

Pauvre, pauvre Marcelle ! Et pauvre Henri Fauvet ! Pauvre Gaétan ! Et aussi, pauvre Mme de Bienencour, qui aimait sa filleule comme si elle eut été sa fille !


CHAPITRE V

LE TOCSIN


Si nous avons vu Marcelle, parfois, assez souvent même, sous l’effet de la morphine, c’est que ce poison lui était administré par une main criminelle. Inutile, n’est-ce pas, de nommer la coupable ?… On l’a devinée : c’était Iris Claudier.

On se souvient que Mme de Bienencour avait remis, l’hiver précédent, à sa secrétaire, une prescription pour la morphine, écrite par le Docteur Nippon, en recommandant à la jeune fille d’en prendre bien soin, et la chargeant de faire remplir la prescription elle-même, quand il y aurait lieu ? La bonne dame était loin de se douter qu’elle déposait entre les mains d’une personne sans conscience, sans scrupule et sans cœur, une arme, dont celle-ci se servirait, un jour, contre cette pauvre Marcelle !

Lorsqu’il eut été décidé qu’on irait au Beffroi, passer quelques semaines, Iris, armée de la prescription du Docteur Nippon, se rendit à la pharmacie, et dit au jeune commis, qui était seul, pour le moment :

Mme de Bienencour désire que vous remplissiez cette prescription, en double, s’il vous plait. Nous partons, cette nuit, pour le nord d’Ontario, dans le district du Nipissingue, et comme nous serons en pleine solitude, loin des médecins et pharmaciens, ma tante veut prendre des précautions contre ses douleurs rhumatismales.

— C’est bien, Mlle Claudier ! répondit le jeune homme. Partez-vous pour longtemps ?

— Pour un mois, peut-être plus.

Munie de deux fioles de morphine, Iris revint aux Terrasses, et lorsqu’on quitta la ville de Québec, cette nuit-là, l’anesthésique était caché sous un monceau de linge, dans son sac de voyage.

La vilaine créature fut tout de suite rassurée sur la manière dont elle administrerait la morphine, car Marcelle avait dit, devant elle, le soir même de son arrivée au Beffroi, qu’elle s’éveillait souvent, au milieu de la nuit, avec une soif dévorante, et pour cette raison, elle gardait toujours, sur une petite table, à la tête de son lit, un verre de limonade.

Quoi de plus facile, pour Iris Claudier, que de verser de la morphine dans le verre de limonade ? Il est vrai qu’elle ne réussissait pas toujours dans son sinistre projet, mais elle avait eu un certain succès, puisque, maintenant, ce n’était plus un secret, ni pour Henri Fauvet, ni pour Gaétan, ni pour Mme de Bienencour, que Marcelle faisait usage de morphine.

Iris voyait la jeune fille s’affaiblir corporellement, et moralement, elle la voyait devenir triste, nerveuse ; elle savait qu’elle souffrait de presque continuels maux de tête, de vertiges et d’hallucinations. Elle se disait que la fille de Henri Fauvet perdrait bientôt la raison, et, elle était sans pitié pour sa malheureuse victime ; au contraire, elle se réjouissait de ce qui arrivait. Quelle vengeance ! Elle s’était bien promis de se venger des dédains de Gaétan… et de tous ; qu’aurait-elle pu concevoir de mieux ? Déjà, le mot « étrange » était associé au nom de Marcelle Fauvet, sa santé s’altérait, chaque jour, elle endurait d’indicibles tortures morales… et Iris Claudier était au comble du bonheur…

Ce meurtre de l’intelligence, n’était-il pas pire que le meurtre du corps ?… Si la vile créature eut plongé un poignard dans le cœur de Marcelle, eut-elle été plus coupable qu’elle l’était en agissant ainsi qu’elle le faisait ?… Non ! Non, certainement !

Mais, Iris avait été chassée du Beffroi ; demain, elle les débarrasserait tous de sa présence. Après la scène qui s’était passée dans la bibliothèque, ce jour-là, Henri Fauvet, ne tenant plus à questionner la secrétaire de Mme de Bienencour, lui avait ordonné de retourner à Québec, le lendemain.

— Et, avait ajouté la marraine de Marcelle, tu ferais bien d’épouser le Docteur Nippon, sans retard, Iris, car, dorénavant, il n’y aura plus de place pour toi aux Terrasses.

Le lendemain, donc, elle partirait, et bientôt, tout serait découvert. Marcelle, n’étant plus intoxiquée de morphine, redeviendrait tout à fait à son état normal, et elle aurait vite fait de comprendre qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire ; de là à poser certaines questions à ceux qui l’entouraient, il n’y aurait qu’un pas… Iris se dit qu’elle serait soupçonnée, qu’on irait aux renseigne- ments, que le pharmacien de Québec parlerait, puis…

— Cette nuit, je frapperai le grand coup ! se dit-elle. Il reste encore le quart d’une fiole de morphine, et je la verserai toute dans le verre de limonade de cette folle… Il faut bien que je me protège moi-même !… Demain matin, quelle scène ! Quels cris ! Quand on trouvera Marcelle Fauvet… endormie pour toujours, ce sera… super-tragique !… Mais il n’y aura pas d’autopsie, ah ! non ! Le Docteur Carrol, afin de ne pas faire de scandale et afin de ne pas éclabousser la mémoire de la fille de son bon ami M. Fauvet, dira que Marcelle est morte d’une syncope du cœur… Elle ne s’éveillera pas, voilà tout… et la douleur qu’ils ressentiront, tous, me vengera d’eux… Ah ! M. Fauvet, ajouta-t-elle, vous me chassez du Beffroi. Hein ? Gaétan, mon cousin, vous m’avez préférée cette poupée !… Mme de Bienencour, vous m’avez donné un soufflet, lorsque j’ai voulu émettre mon opinion sur votre filleule ! Dolorès Lecoupret, vous m’avez toujours traitée avec mépris et dédain, n’est-ce pas ? Eh ! bien, j’aurai mon tour ! Et quand je vous verrai, demain, verser des larmes amères et brûlantes, mon cœur se dilatera, car je serai vengée, vengée !

Il était onze heures passées, quand chacun se retira pour la nuit, ce soir-là. Une heure venait de sonner. Iris Claudier se glissa dans le boudoir de Marcelle, entrant, ensuite, sans bruit, dans la chambre à coucher de celle-ci… Oh ! comment pouvez-vous dormir si paisiblement, Henri Fauvet, Mme de Bienencour, Gaétan, Dolorès, alors que votre chérie est menacée d’un si terrible danger ?…

Marcelle dormait profondément. Iris se faufila jusqu’à la tête du lit et, sans que sa main tremblât même, elle versa, dans le verre de limonade, une portion de morphine capable de tuer dix hommes.

Elle venait de replacer le verre sur la table, quand elle crut entendre un léger bruit. Effrayée, elle se dirigea, à la course, vers le boudoir, puis elle traversa le corridor et pénétra dans sa chambre à coucher, plus morte que vive, et elle ferma la porte.

Soudain, cependant, la misérable sentit ses cheveux se dresser sur sa tête : dans sa frayeur, sa hâte de fuir la chambre de Marcelle, elle avait oublié, sur la table, la fiole de morphine, maintenant vide ; mais sur laquelle était collée l’étiquette du pharmacien de Québec !… Cette fiole, il la lui fallait ! Elle retournerait la chercher !

Certes, Iris, comme tant d’autres, n’aimait guère se promener dans les corridors du Beffroi, la nuit… On y entendait, parfois, d’étranges frôlements, de sinistres chuchotements, on y entrevoyait de singulières ombres… Cependant, il y allait de sa vie ! Elle vaincrait ses superstitieuses frayeurs, car il lui fallait se saisir, sans retard, de la preuve de sa culpabilité ! Dans quelques heures, maintenant, on trouverait Marcelle, morte, dans son lit ; sachant qu’elle faisait usage de morphine, on ne serait pas très étonné qu’elle en eut pris une trop forte dose… Mais, la fiole, sur laquelle était l’étiquette !…

Iris ouvrit la porte de sa chambre, et elle allait mettre le pied dans le corridor, avec l’intention de voler vers la chambre de Marcelle, quand elle resta clouée sur le seuil, en proie à la surprise et à la terreur : la cloche, dans le beffroi, sonnait, à coups redoublés, et l’ancienne abbaye vibrait, jusque dans ses fondations.

— Le tocsin ! Le tocsin ! cria, soudain, Marcelle, en s’élançant vers la chambre de son père.

En un clin d’œil, le corridor fut rempli de monde.

— Qu’est-ce ? demanda Mme de Bienencour. Cette cloche qui tinte…

— C’est le tocsin, le tocsin ! cria Mme Emmanuel, qui arrivait, avec les autres domestiques. Il y a un feu… il y a…

— Il n’y a pas de feu, répondit Henri Fauvet, seulement un peu de brume.

— Mais, qui sonne la cloche ainsi ? demanda Gaétan. Nous sommes tous ici, réunis dans ce corridor, et…

— C’est l’Ombre du Beffroi ! dit Rose, en se signant.

— M. Fauvet, demanda Mme de Bienencour, pouvez-vous nous expliquer qui sonne cette cloche ? C’est… horrible, à mon sens !

— Mon Dieu, Madame, je… je ne sais pas !

— C’est l’Ombre du Beffroi ! dit Marcelle. Et, encore une fois, Rose se signa, tandis que Mme Emmanuel et Cyp échangeaient des regards effrayés.

— Gaétan, dit Henri Fauvet, je vais monter au clocher, avec V. P. S’il vous plaît rester ici ; je veux éclaircir ce mystère… C’est la deuxième fois, à ma connaissance, que le tocsin sonne, dans le beffroi ; la première fois, il a donné l’alarme ; le feu était aux environs… Cette fois…

— Un autre danger nous menace peut-être ! fit Dolorès.

— Je ne le crois pas, ma fille ! Mais, viens, V. P. ; allons voir qui sonne le tocsin !

— N’y allez pas, père ! supplia Marcelle, en se cramponnant à Henri Fauvet. J’ai… J’ai peur !

— Sois raisonnable, ma Marcelle !… Je te laisse Gaétan, ajouta-t-il en souriant. Allons, V. P. ! Montons au beffroi !

Ils entendirent les deux hommes monter l’escalier conduisant au grenier, puis celui du beffroi ; bientôt, ils…

Mais la cloche, subitement, se tut. Le tocsin avait cessé de sonner… On entendit Henri Fauvet et V. P. monter précipitamment le reste de l’escalier conduisant au clocher, puis, plus rien…

Au bout de dix minutes à peu près, les deux hommes revinrent dans le corridor, où tous les attendaient fort anxieusement.

— Eh ! bien ? fit Mme de Bienencour.

— Eh ! bien, nous n’avons vu personne…

— Vraiment !

— Si c’est l’Ombre du Beffroi, qui a sonné la cloche, elle avait disparu…

— Mais, M. Fauvet, s’écria Mme de Bienencour, vous ne croyez pas réellement à l’Ombre du Beffroi ?

— Ma foi, je ne sais ! répondit, d’un ton grave, le père de Marcelle. Qui a sonné le tocsin ?… La cloche a sonné à toute volée, cependant, nous n’avons rien vu, rien !

— C’est… c’est mystérieux, en effet ! murmura Gaétan.

— Le beffroi vibrait encore, lorsque nous y sommes parvenus, V. P. et moi, et la cloche oscillait légèrement ; voilà tout.

— C’est la plus étrange chose !

— Ce n’est pas sans raison qu’on nomme votre propriété : le Domaine du Mystère, M. Fauvet ! dit, avec un sourire un peu contraint, la tante de Gaétan.

— Je propose que chacun de nous retourne dans sa chambre, dit Henri Fauvet. Essayons de dormir ! Demain, quand il fera jour, nous ferons une excursion, tous ensemble, dans le beffroi ; peut-être y découvrirons-nous quelque chose !

— Oui, allons nous coucher ! firent-ils tous.

— Bonne nuit, à tous ! dit Marcelle.

— Bonne nuit !

Marcelle, la première, rentra dans sa chambre, dont elle laissa la porte entr’ouverte. Et Iris Claudier eut la satisfaction de voir la fiancée de Gaétan boire, jusqu’à la dernière goutte, avant de se coucher, le verre de limonade, qu’elle prit sur la petite table, à la tête de son lit.


CHAPITRE VI

L’ATTENTE


Iris Claudier fut la première rendue dans la salle à manger. Elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit, et aussitôt, qu’elle eut entendu aller et venir, dans la maison, elle était descendue.

C’est une nuit d’horreur que la misérable avait passée. Ayant vu Marcelle boire, jusqu’à la dernière goutte, la limonade contenue dans le verre, la malheureuse créature se dit aussitôt :

— Je suis coupable de meurtre !

Cette pensée, qui ne lui avait causé aucun remords, alors qu’elle méditait de commettre un crime, lui paraissait affreuse maintenant. À un moment donné, elle voulut s’élancer vers la chambre de Henri Fauvet, se jeter à ses genoux et tout lui avouer. Mais elle se dit qu’il était trop tard, que la morphine avait déjà accompli son œuvre si sinistre, que rien ne pouvait sauver Marcelle, et elle résista à la tentation d’avouer son crime. Certes, elle n’avait rien à craindre pour sa sûreté personnelle ; le Docteur Carrol se garderait bien de faire du bruit à propos de la mort de la fille de son meilleur ami, et tous, au Beffroi, suivraient son exemple. Non, aucun danger ne la menaçait, elle, Iris !…

Aucun danger ?… Et la fiole vide de morphine, portant l’étiquette du pharmacien de Québec ?… Quelle preuve convaincante, celle-là ! Si convaincante que la misérable sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, tandis qu’une sueur froide lui inondait le front et le visage. Cette fiole, il la lui fallait !… Mais, comment s’en emparer ?… Le tocsin avait mis tout le monde en éveil, pour le reste de la nuit, c’était évident. Iris entendait Henri Fauvet marcher, de long en large, dans sa chambre. Elle entendait le bruit de la chaise berceuse de Mme de Bienencour. Elle entendait le froissement des pages d’un livre, que Dolorès lisait, dans son lit, probablement. Elle entendait aussi, de temps à autre, le frottement d’une allumette ; Gaétan devait fumer, tout en lisant. De la chambre de Marcelle seulement, aucun bruit ne lui parvenait ; ce silence, c’était lugubre, et, pour la coupable, d’une terrible signification…

Mais, la fiole vide de morphine, comment s’en ressaisir ?… Inutile d’y songer, pour le moment ; dans quelques heures, lorsque tout serait découvert, elle profiterait de la confusion générale pour se faufiler parmi ceux qui entoureraient le corps de Marcelle, afin de s’emparer de la preuve de son crime. En attendant, elle devait bien jouer son rôle, simuler l’étonnement et un peu de douleur, quand on viendrait lui annoncer la triste nouvelle.

Quoiqu’il fut près de neuf heures du matin, toutes les lampes étaient allumées, au Beffroi ; c’est que le temps était fort brumeux, depuis la veille au soir, et le soleil matinal ne parvenait pas à percer cette brume. C’était assez lugubre toutes ces lampes allumées, en plein jour, et Iris Claudier se dit que le décor était approprié à la tragédie qui se déroulerait, tout à l’heure, dans la maison.

Quelqu’un s’approchait de la salle à manger : c’était Mme de Bienencour.

— Tiens ! Te voilà levée déjà et descendue, toi ! s’écria cette dame. Tu n’as pas l’habitude d’être si matinale, ce me semble.

— Je retourne à Québec ce soir, Mme de Bienencour, puisque M. Fauvet m’a chassée, et…

— Et tu l’as bien mérité… d’être chassée, je veux dire !

— C’est que je l’ai bien mérité, comme vous le dites, Mme de Bienencour, répéta Iris… J’ai mérité aussi, sans doute, le soufflet que vous m’avez donné, les insultes de Mlle Lecoupret, et les mauvais traitements de M. Gaétan de Bienencour… Tout cela pour cette Marcelle, qui…

— Je te défends de dire un seul mot contre Mlle Fauvet ; entends-tu, Iris !

— Je vous obéis… Mais, vous savez bien à quoi vous en tenir au sujet de votre filleule !

— Voilà M. Fauvet ! dit Mme de Bienencour. Je te conseille de te taire, ma bonne ; sans quoi, tu pourrais bien être chassée du Beffroi, avant d’avoir le temps de déjeuner.

Iris haussa les épaules. Elle aurait son tour, tout à l’heure, et quelle vengeance ! Marcelle, leur chère Marcelle, morte, d’une trop forte dose de morphine !… Elle les verrait donc tous, s’arracher les cheveux, de désespoir, verser des larmes amères… Ah ! Ils avaient voulu la traiter avec mépris ; eh ! bien, on ne saurait agir ainsi, impunément…

— Marcelle n’est pas encore descendue ? demanda Henri Fauvet.

— Pas encore, M. Fauvet, répondit Mme de Bienencour.

— Nous commencerons à déjeuner sans elle alors.

— Ah ! la voilà, je crois ! fit Mme de Bienencour. Non, ajouta-t-elle aussitôt ; c’est Dolorès.

— Marcelle n’est pas ici ? demanda, à son tour, Dolorès.

— Non, répondit Henri Fauvet. Nous l’attendons, ainsi que Gaétan, pour nous mettre à table.

— Je croyais bien qu’elle était descendue, Marcelle, je veux dire, fit Dolorès, car, dans sa chambre, tout est silencieux.

— « Tout est silencieux » ! Certes ! se disait Iris Claudier. Un silence qu’interrompront bientôt des pleurs et des cris.

Lorsque Gaétan pénétra dans la salle à manger, ses yeux firent le tour de la pièce, y cherchant sa bien-aimée.

— Marcelle… murmura-t-il.

— Marcelle est devenue paresseuse, répondit, en riant, Dolorès. J’ai bien envie d’aller la réveiller !

— Ne te dérange pas, Dolorès ; je vais envoyer Rose prendre de ses nouvelles.

Il posa le doigt sur un timbre, et dit à Rose, qui vint répondre :

— Monte donc à la chambre de Mlle Marcelle. J’espère qu’elle n’est pas… malade !… Si elle est debout, dis-lui que nous l’attendons pour déjeuner.

— Bien, Monsieur ! répondit Rose, tandis qu’une expression d’inquiétude se peignait sur son visage…

La même pensée était venue à Henri Fauvet, Mme de Bienencour, Gaétan et la servante : Marcelle avait-elle encore pris de la morphine ?…

Sans trop s’en rendre compte, chacun écoutait les pas de Rose s’éloigner de la salle à manger, parcourir le corridor, monter l’escalier en spirale, puis atteindre le second palier… Non pas qu’on fut réellement inquiet… Cependant, il s’était fait un grand silence, et on avait bien hâte de voir apparaître le radieux visage de Marcelle…

Rose devait être rendue dans la chambre à coucher de Marcelle maintenant…

Soudain, on entendit des pas précipités… Iris Claudier laissa choir sur le plancher un petit ornement en faïence, qu’elle avait tenu à la main, sans trop s’en apercevoir. Le bruit produit par ce bibelot tombant et s’émiettant sembla donner à tous un choc nerveux.

— Maladroite que vous êtes ! s’écria Dolorès, à Iris. Ce joli ornement… Marcelle y tenait tant !

Pourquoi Dolorès disait-elle ; « Marcelle y tenait tant », plutôt que : « Marcelle y tient tant » ? se demanda Iris Claudier ; avait-elle le pressentiment de ce qui allait arriver ?… de ce qui était arrivé, plutôt ?

Les pas précipités s’approchaient… Iris savait si bien ce qui allait se passer ! Ce serait un drame, une tragédie, à faire frémir… Déjà, elle voyait arriver Rose, toute excitée, pâle, échevelée, folle de douleur, et annonçant à tous qu’elle ne pouvait éveiller Mlle Marcelle ; que celle-ci était froide et rigide, que son cœur ne battait plus…

La porte de la salle à manger fut ouverte précipitamment… et Marcelle entra, presque courant, mais souriante et radieuse, se jeter dans les bras de son père.

— Petit père ! fit-elle. Moi qui aurais voulu être la première levée et descendue, ce matin ! Grondez-moi bien fort, pour ma paresse ; je l’ai mérité !

— Ma Marcelle ! Ma chérie ! dit Henri Fauvet.

— Ma bien-aimée ! murmura Gaétan.

— Voyez donc ! s’exclama Dolorès, soudain, Mlle Claudier s’est évanouie !


CHAPITRE VII

ACCUSATIONS


Eh ! oui ! Pour la première fois de sa vie, Iris Claudier avait perdu connaissance.

Quoique personne de ceux qui étaient présents n’aimât la jeune fille, tous s’empressèrent autour d’elle, afin de lui donner des soins, et au bout de quelques instants, on la vit ouvrir les yeux.

— Eh ! bien, Iris ! fit Mme de Bienencour.

— Je… Je n’ai pas dormi de la nuit, dit Iris. Le tocsin… Je vais me retirer dans ma chambre ; je…

— Si vous le désirez, je monterai avec vous ? offrit Marcelle, en tendant la main à l’ex-secrétaire de sa marraine.

— Non ! Non ! s’écria Iris.

Ses yeux se posèrent, avec un certain effroi sur la fiancée de Gaétan, tandis qu’une pâleur mortelle se répandait sur son visage. La fille de Henri Fauvet avait-elle une vie enchantée ?… Ne l’avait-elle pas vue, la nuit précédente, boire, jusqu’à la dernière goutte, la limonade empoisonnée ?… Comment se faisait-il alors que…

— Je monterai seule, dit-elle, d’une voix tremblante.

— Prenez, d’abord, un peu de café, Mlle Claudier, conseilla Henri Fauvet, en présentant une tasse à la jeune fille.

— Merci, M. Fauvet ! répondit-elle.

Ayant avalé le liquide, elle monta dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clef.

Nous n’essayerons pas de décrire les émotions par lesquelles passa la misérable créature ; nous dirons que celles de l’étonnement et de l’effroi prédominaient… Et, cette fiole vide de morphine, portant l’étiquette du pharmacien de Québec !… Il la lui fallait cette preuve du crime qu’elle avait médité, puis préparé ; il la lui fallait, sans retard ! Elle était seule, sur le second palier ; rien ne lui serait plus facile que de se glisser dans la chambre de Marcelle et de s’emparer de cette fiole.

Mais, Iris s’aperçut vite d’une chose ; c’est que Mme Emmanuel allait et venait, dans le corridor. C’était jour de ménage et la servante travaillait dans les chambres à coucher. Comment pénétrer dans celle de Marcelle et enlever la fiole vide, avant qu’elle fut trouvée par l’un des domestiques ?…

— Heureusement, se dit Iris, c’est Mme Emmanuel et non Rose qui fait le ménage dans la chambre de Mlle Marcelle, vous savez cette chère Mlle Marcelle prend de la morphine, et elle doit chercher, sans cesse, la fiole contenant cet anesthésique… Il faut que je trouve un prétexte pour éloigner Mme Emmanuel, quand ce ne serait que le temps nécessaire pour m’emparer de… ce que j’ai, si imprudemment… oublié sur la petite table. Allons !

Ouvrant sa porte, elle se dirigea vers la chambre de Marcelle. Oui, la servante était là ; elle venait d’ouvrir toutes grandes les fenêtres, avant de procéder au ménage.

Mme Emmanuel, fit Iris, en bégayant un peu, je… je ne me sens pas très bien… Je…

La brave femme n’aimait guère Iris, mais, à la vue de son visage décomposé, prise de pitié, elle accourut lui offrir une chaise, puis elle éventa la jeune fille vigoureusement, avec un journal qu’elle trouva à portée de sa main.

— Je vais aller chercher un peu de cognac, en bas, Mlle Claudier, dit-elle. Vous avez l’air souffrant et…

— Non ! Non ! Pas de cognac, Mme Emmanuel ; un peu d’eau seulement.

— Tout de suite, Mlle Claudier ! Je viens justement de monter de l’eau fraîche dans la chambre de M. de Bienencour ; je vais vous en apporter un verre.

À peine Mme Emmanuel eut-elle quitté la pièce, qu’Iris se dirigea, à la course, vers la petite table, à la tête du lit de Marcelle. Mais en vain y chercha-t-elle la fiole vide de morphine ; elle n’y était plus… Qu’était-elle devenue ?… Qui l’avait trouvée ?… Peut-être la servante l’avait-elle jetée parmi les ordures ?… Elle allait essayer de le savoir !

Mme Emmanuel revenait, munie d’un verre d’eau, et quand Iris en eut bu quelques gorgées, elle dit, essayant de sourire :

— Ça vous fait grand à entretenir… cette maison… ces chambres…

— Oui. Mademoiselle. Pourtant, nous en venons parfaitement à bout et en moins de trois heures, Rose et moi.

— Vous avez déjà ramassé les déchets, je vois, fit Iris, en désignant la pièce.

— Oh ! des déchets, il n’y en a jamais dans la chambre de Mlle Fauvet. Et Rose le sait fort bien répondit Mme Emmanuel, d’un ton scandalisé. Ce matin, j’ai eu à mettre de l’ordre un peu sur le bureau de toilette et sur la petite table, qui est à la tête du lit ; voilà tout.

Ainsi, la servante avait « mis de l’ordre » sur la petite table ; c’est pourquoi la fiole avait disparu. Iris se dit qu’elle aurait tort de s’en inquiéter, même d’y penser davantage. Ce soir-là, elle quitterait le Beffroi, pour toujours, elle serait donc hors de danger, d’un danger immédiat, dans tous les cas, et puisque son attentat avait avorté, elle n’avait réellement rien à craindre.

Sur le premier palier, on sortait de table, lorsque sonna la cloche de la porte d’entrée.

— Qui peut bien nous arriver, à cette heure ! s’écria Henri Fauvet.

— Et par cette brume ! fit Mme de Bienencour.

— Quelqu’un qui s’est égaré, dans la brume, probablement, répondit Dolorès. Avez-vous remarqué comme elle est dense ?

— Dans tous les cas, qui que ce soit est le bienvenu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Tiens ! C’est la voix du Docteur Carrol ! s’exclama Mme de Bienencour.

Presqu’aussitôt, V. P. introduisait le médecin ; il était accompagné de Raymond Le Briel, ce dernier marchant à l’aide d’une canne.

— Vous êtes les bienvenus, mes amis ! dit Henri Fauvet, en leur tendant la main.

— Égarés dans la brume, nous avons cherché refuge ici, dit, en riant, le Docteur Carrol.

— Ça va mieux, M. Le Briel ? demanda Marcelle.

— Merci, Mlle Fauvet, ça va mieux.

— Imaginez-vous, fit le médecin, que, malgré la brume, je me suis rendu à l’Eden, ce matin, pensant que l’atmosphère s’éclaircirait ; mais voilà que le temps devient de plus en plus brumeux.

— Moi, je trouve cela peu… gai, cette brume ! s’exclama Mme de Bienencour. C’est assez pour donner le plus épouvantable des spleen !

— Nous y sommes habitués, nous, Madame, répondit le médecin gaiement ; nous n’en faisons pas grand cas.

À ce moment, la porte de la bibliothèque (où tous s’étaient réunis) s’ouvrit, et Iris Claudier entra silencieusement. C’était chose bien ordinaire que l’arrivée de cette personne, n’est-ce pas ? mais son attitude était extraordinaire. Sans proférer une parole, sans saluer qui que ce fut, elle s’avança jusqu’au milieu de la pièce, et se plaçant debout, en arrière d’un fauteuil, elle dit ;

— M. Fauvet, vous me chassez du Beffroi ; je pars ce soir… Mais, avant de partir, j’aurais des choses… intéressantes à vous raconter…

Mlle Claudier… commença Henri Fauvet.

— Iris ! s’écria Mme de Bienencour.

— Veuillez ne pas m’interrompre ! dit Iris, en levant la main, comme pour imposer silence. Vous me chassez M. Fauvet, parce que j’ai osé vous avertir de la folie toute prochaine de votre fille…

— Oh ! cria Marcelle, en se couvrant les yeux de ses deux mains.

— Ciel ! fit Dolorès.

La folie !… Marcelle frissonna de la tête aux pieds. Cette pensée que sa mère avait été folle et que la folie était, souvent, héréditaire, empoisonnait ses jours et peuplait ses nuits d’affreux cauchemars. La pauvre enfant s’étudiait, s’observait elle-même, en quelque sorte, et que de fois elle avait constaté des choses qui l’épouvantaient. Nous l’avons dit déjà : ces maux de tête dont elle souffrait, ces vertiges, ces hallucinations, ces absences de mémoire ; c’étaient des avertissements du sort, triste entre tous, qui l’attendait.

Marcelle se sentit tellement effrayée aux paroles d’Iris Claudier qu’elle faillit s’évanouir. Elle parvint à surmonter cet accès de faiblesse cependant mais le choc qu’elle venait de recevoir sembla l’assommer, et c’est pourquoi le reste du discours de l’ex-secrétaire de sa marraine ne lui parvint qu’à travers un bourdonnement. Elle voyait Iris Claudier faire des gestes, elle entendait le son de sa voix ; mais les paroles qu’elle prononçait ne lui arrivaient qu’indistinctement et lui paraissaient vides de sens.

On pourrait comparer l’état de Marcelle à celui d’une personne distraite, par exemple. Vous avez rencontré, déjà, des gens distraits, n’est-ce pas ? Ils ne prêtent que peu, ou point, d’attention à ce que vous leur dites ; de fait, les distraits sont considérés comme n’étant pas très polis, car, est-il chose plus impolie que d’être inattentif à qui prend la peine de vous raconter des faits qu’il juge intéressants ? Mais, pauvre Marcelle ! elle était bien excusable d’avoir des distractions, dans les circonstances où elle se trouvait, et de n’entendre que très imparfaitement ce que disait d’elle Iris Claudier.

Mlle Fauvet, je le répète, disait Iris, si elle n’est pas folle déjà, est en frais de le devenir…

— Taisez-vous, misérable ! cria Gaétan, en s’avançant vers la jeune fille.

— Vous essayez de me faire taire, vous ! Vous, Gaétan, mon cousin ! Ha ha ha ! Lorsque je vous aurai dit que votre fiancée se moque de vous, et qu’elle accepte des rendez-vous avec M. Le Briel, ici présent…

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Dolorès. Oh ! ajouta-t-elle, quelqu’un ne fera-t-il pas taire cette vile créature ?

— Je parlerai ! répondit Iris. Un après-midi, alors que vous croyiez que Mlle Fauvet était en frais de faire la sieste dans sa chambre à coucher, elle rencontrait M. Le Briel, dans la forêt, à une assez grande distance d’ici… Si vous ne me croyez pas, regardez M. Le Briel ; voyez-le rougir et pâlir, tour à tour !…

— Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Ni lui, ni Mlle Fauvet ne pourrait nier ce que j’affirme ; d’ailleurs, cachée derrière un rocher, j’ai tout vu, tout entendu… Mlle Fauvet confectionnait un bouquet de muguets, ses fleurs préférées, tandis que M. Le Briel, assis à ses pieds, lui parlait d’amour.

— Menteuse ! Menteuse ! cria Dolorès.

— C’est la vérité que je vous dis ! affirma Iris. De l’endroit où je me tenais cachée, j’ai aussi entendu M. Le Briel assigner un rendez-vous à Mlle Fauvet, pour la nuit suivante, à la Cité du Silence, rendez-vous qu’elle a accepté.

— Vous tairez-vous, méchante créature ! tonna Henri Fauvet. Attaquer ainsi le caractère de ma fille !…

— Mon Dieu, M. Fauvet, répondit Iris, si vous ne me croyez pas, demandez à M. Le Briel si je dis vrai ou non. Demandez-lui si lui et votre fille n’ont pas passé une nuit ensemble, à la Cité du Silence.

Henri Fauvet jeta les yeux sur Raymond ; celui-ci était blanc comme un mort. Il regardait Marcelle, mais ne proférait pas un mot.

— Vous avez entendu ce qu’a dit cette… personne, M. Le Briel ? demanda le père de Marcelle. Répondez !

— Tenez, demandez plutôt au Docteur Carrol, M. Fauvet, dit Iris, avec un rire méchant. Si je ne me trompe pas, et je ne crois pas me tromper, il les a vus, tous deux, cette nuit-là.

Mlle Claudier, dit le médecin, en se levant, vous êtes une indigne créature !

— Ce n’est pas répondre, Docteur Carrol ! dit Henri Fauvet. Avez-vous, oui ou non, vu ma fille… ma fille, une nuit, à la Cité du Silence, en compagnie de M. Le Briel ? Répondez, s’il vous plait !

— Monsieur Fauvet… commença Raymond.

— Silence ! tonna Henri Fauvet. Docteur Carrol, reprit-il, je vous somme de parler !

— Oui… je les ai vus, balbutia le médecin.

— Et vous ne m’en avez rien dit !… Vous, qui avez des filles, vous qui… Et vous, M. Le Briel, vous en qui j’avais toute confiance !… Et Marcelle, mon unique enfant, mon seul trésor sur terre, et que je croyais aussi pure que les anges… Ah ! soyez…

— Silence ! À mon tour de vous ordonner de vous taire, M. Fauvet ! cria le Docteur Carrol.

— Comment, vous osez m’ordonner de me taire, vous, Docteur Carrol, vous l’ami traître qui…

— Oui, j’ose !… Sous l’impulsion de la colère, il arrive parfois qu’on dit des choses qu’on regrette amèrement, ensuite.

Aux premières paroles d’Iris Claudier, Raymond s’était approché du canapé, sur lequel Marcelle s’était affaissée. Dolorès était assise tout près de son amie et l’entourait de ses bras. Mme de Bienencour, debout, non loin du Docteur Carrol, pleurait tout bas. Gaétan, les bras croisés sur sa poitrine, le visage décomposé, regardait Marcelle et Raymond Le Briel avec des yeux tragiques. Soudain, il s’avança auprès du canapé.

— Marcelle, dit-il, d’une voix entrecoupée de sanglots, si vous aimiez M. Le Briel, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

On vit remuer les lèvres de la jeune interpellée, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche.

— Souvenez-vous du soir des tableaux vivants, reprit Iris, lorsque M. de Bienencour a (accidentellement, nous voulons bien le supposer) blessé de son épée M. Le Briel. Quelle scène !… Puis…

— C’est assez, Iris Claudier ! ordonna Mme de Bienencour. Pour une raison ou pour une autre, tu as toujours détesté Mlle Fauvet, et tu guettais cette occasion de l’accuser, devant tous. Tu n’es qu’une misérable !

— Que m’importe ce que vous me dites, Mme de Bienencour ! répondit Iris, en haussant les épaules. Vous essayez de défendre votre filleule ; mais…

— Malgré tout, j’hésite à croire ce que vient de nous dire cette vile créature ! reprit Mme de Bienencour, en désignant Iris. Il y a ici des choses étranges, des complications mystérieuses, je l’avoue ; mais Marcelle est innocente de tout blâme, j’en jurerais ! Ah ! ajouta-t-elle, en sanglotant, qui donc éclaircira ce mystère ?

— Moi ! fit une voix, soudain.


CHAPITRE VIII

LE DRAME DE JADIS


La porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir, et une jeune fille d’une extraordinaire beauté, aux cheveux d’or, aux yeux violets, aux traits délicats, le portrait vivant de Marcelle, apparut sur le seuil.

— La vision ! La vision ! cria la fiancée de Gaétan de Bienencour, et aussitôt, elle s’évanouit.

Henri Fauvet, le visage très pâle, les yeux dilatés, les lèvres entr’ouvertes, regardait la vision, et un tremblement nerveux l’agitait, de la tête aux pieds. On eut pu l’entendre murmurer un nom ; « Ondine » ! Mme de Bienencour était comme pétrifiée. Le bras tendu, elle désignait l’inconnue. Dolorès, tout en prodiguant des soins à Marcelle, regardait avec des yeux à la fois étonnés et effrayés celle qui venait de pénétrer dans la bibliothèque. Gaétan et le Docteur Carrol paraissaient, eux aussi, excessivement surpris et leurs yeux allaient rapidement et constamment de la vision à Marcelle, qui revenait lentement de son évanouissement. Quant à Raymond Le Briel… Eh ! bien, son attitude était étrange, car, quoique son visage, même ses lèvres fussent pâles, il… souriait.

Iris, à l’apparition de l’inconnue, avait crié, puis, hâtivement, elle s’était dirigée vers la porte, avec l’intention évidente de quitter furtivement la bibliothèque. Mais quelqu’un s’était placé sur son chemin ; Raymond Le Briel, qui, toujours avec un sourire énigmatique sur les lèvres, lui dit :

— Pas si vite ! Pas si vite, Mlle Claudier ! Attendez, je vous prie ! Ce n’est que le prélude du drame, dont vous venez de rendre si bien le premier acte.

À la course, il alla fermer les deux portes de la bibliothèque, puis ayant mis les clefs dans sa poche, il se plaça debout, non loin de la jeune inconnue.

— Qui… Qui êtes-vous ? parvint à balbutier Henri Fauvet, dont les yeux ne quittaient pas celle qui les avait tant étonnés.

— On me nomme Monique Florentin, répondit-elle, d’une voix semblable à celle de Marcelle.

— Florentin ! s’écria Henri Fauvet. Mais… c’est le nom de…

— C’est le nom du mari de Febro, la servante de Mme Fauvet, acheva la jeune fille. Mon véritable nom, c’est… Monique… Fauvet.

— Monique Fauvet !

Cette exclamation, tous la poussèrent.

— Si vous le permettez, reprit-elle, je vais vous faire un assez long récit… Merci, M. Le Briel, ajouta-t-elle, en s’adressant au jeune homme, qui venait de lui offrir un siège.

— Monique Fauvet… murmurait le père de Marcelle. Je ne comprends pas…

— Marcelle, dit Monique, en s’approchant du canapé, il ne faut pas me craindre ainsi… Je ne suis pas une vision, tu sais ; je suis ta sœur jumelle…

— Ma… ma sœur… Ma sœur jumelle ! s’écria Marcelle.

— Monique… murmura Mme de Bienencour. C’est le nom que Mme Fauvet prononçait si souvent, durant sa dernière maladie…

— Je vais vous raconter certains faits, reprit Monique, et, M. Fauvet, j’ai les preuves de tout ce que je vous dirai, des preuves, en blanc et en noir.

— Des preuves, en violet et en or plutôt, Monique, fit Mme de Bienencour, en souriant. Ces yeux de la nuance des violettes… ces cheveux d’or, puis cette merveilleuse ressemblance avec Marcelle… Il a dû se passer quelque drame, jadis, dans la maison de Febro…

— Oui, Madame ! Un drame très émouvant… M. Fauvet, reprit-elle, au mois de juillet, il y a dix-huit ans, naquirent, dans la maison de Febro, deux jumelles, les premières-nées du mariage de Henri Fauvet et Ondine Yprès, sa femme.

— Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Les jumelles se ressemblaient tellement, reprit Monique, que Mme Fauvet mit au poignet de l’une (Marcelle) un ruban bleu, et à celui de l’autre (Monique) un ruban rose…

— Le ruban bleu… au poignet de Marcelle… Je me souviens !… fit Henri Fauvet.

— De plus, elle fit graver sur deux petites pièces d’or les noms des jumelles. Voici celle que j’ai toujours portée à mon cou, depuis, et Marcelle…

— Moi aussi, je porte la petite pièce d’or, dit Marcelle, en s’approchant de Monique.

Toutes deux montrèrent à leur père les pièces d’or en question. Henri Fauvet se leva, et étreignant ses deux filles dans ses bras, il murmura, d’une voix émue ;

— Marcelle ! Monique ! Mes filles !

— Père ! fit Monique, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.

— Monique ! Ma sœur ! dit Marcelle.

Quelle extraordinaire ressemblance entre les jumelles : les mêmes traits, les mêmes yeux, la même chevelure, la même taille ; c’était à s’y tromper, même pour l’œil le mieux exercé.

Mais Monique continuait son récit ;

— Un soir, dit-elle, Febro dut se rendre auprès de son parrain mourant. Elle laissa donc Mme Fauvet (notre mère, Marcelle) seule avec ses petites, ces dernières ayant été portées dehors, à cause de l’intolérable chaleur qu’il faisait dans la maison.

Avant de partir, la fidèle servante recommanda à Mme Fauvet de ne pas oublier les petites, et de les entrer à la maison, avant de se mettre au lit… Hélas ! Notre mère faisait un usage immodéré de morphine, et aussitôt Febro partie, elle en prit une forte dose…

— Ô ciel ! crièrent-ils tous.

— Elle écrivit à son mari une lettre, lui annonçant la naissance de ses jumelles, elle parla de leur extraordinaire ressemblance, elle dit qu’elle avait nommé l’une d’elle Marcelle et l’autre Monique. Voici cette lettre, père ; lorsque vous l’aurez lue, vous ne pourrez douter, même un instant, que je suis votre fille, la sœur de Marcelle… Mais, je continue. Quand Febro revint chez elle, aux petite heures du matin, elle trouva Mme Fauvet endormie, la tête appuyée sur ses deux bras, auprès d’un pupitre, une lettre inachevée, non loin d’elle. Mais, les enfants, où étaient-elles ?… Bien vite, elle comprit qu’elles avaient été oubliées dehors. Ne parvenant pas à éveiller sa « chère Mlle Ondine », elle se dirigea, à la course vers l’endroit où elle avait transporté le berceau. Les jumelles étaient en sûreté ; seulement, tandis que Marcelle vagissait tout bas, Monique, les yeux entr’ouverts, les lèvres bleues, le souffle court, restait inerte, et Febro se dit qu’elle avait pris son coup de mort… Je désire faire ce récit le plus court possible, s’interrompit Monique, car je sais qu’il vous tarde, à tous, de savoir à quoi vous en tenir. Lorsque Mme Fauvet s’éveilla, vers les dix heures du matin, elle constata qu’elle avait oublié ses enfants dehors, la nuit précédente, et que l’une d’elle allait mourir. Son désespoir fut immense ; ce que voyant, la servante, pour consoler sa jeune maîtresse, lui remit une lettre de son mari, qui venait d’arriver. Mais cette lettre eut pour effet de redoubler le désespoir de notre mère. Notre père, devait arriver ce jour-là, et sa femme se dit qu’il la rendrait responsable de la mort de son enfant… Il savait, lui, qu’elle était morphinomane, et il la soupçonnerait d’avoir, par sa coupable négligence, causé la mort de Monique…

— Pauvre Ondine ! Pauvre femme ! murmura Henri Fauvet.

— Elle supplia donc Febro, en gémissant, de cacher à M. Fauvet la naissance de Monique… Il ne saurait jamais qu’elle avait mis au monde des jumelles… Tandis qu’elle parlait ainsi, Monique se raidit dans les bras de Febro… On ne la vit plus souffler… On la crut morte… Alors, la mère, affolée, redoublait ses supplications… Il s’agissait de cacher le cadavre de l’enfant… La servante refusa, aussi longtemps qu’elle put, de se rendre complice d’un tel « crime » ; mais enfin, elle céda… Et c’est pourquoi, père, dit Monique, lorsque vous arrivâtes dans la maison de Febro, vous n’y trouvâtes qu’une enfant ; Marcelle.

— Et, pendant ce temps, Monique, ma fille, on t’avait cachée…

— Dans la chambre de Febro… Je connais tous les détails de cette visite d’un quart d’heure que vous fîtes… Oui, je sais tout, car, quoique je fusse bien jeune encore lors du décès de Febro, elle me raconta fidèlement ce qui était arrivé. Je sais aussi que, au moment de partir, Mme Fauvet retourna à la maison de Febro, sous prétexte d’y aller chercher sa sacoche. Elle monta dans la chambre où avait été caché le… cadavre de Monique et elle déposa sur la poitrine de la petite un riche médaillon… Ce médaillon, le voilà… Le reconnaissez-vous, père ?

— Si je le reconnais ! s’écria Henri Fauvet. Ce médaillon, que j’avais donné à Ondine, le jour de sa fête, elle prétendait l’avoir perdu… Il contient, je m’en souviens, son portrait et le mien.

— Ils sont encore là ces portraits, père ; de plus, dans un compartiment secret, vous trouverez un petit billet écrit par notre mère, et qu’elle mit elle-même, dans le médaillon, au moment de déposer ce bijou sur la poitrine du petit cadavre.

— Mon Dieu ! Que c’est étrange ce récit que vous venez de nous faire, Monique ! s’exclama Mme de Bienencour.

— Et combien il nous tarde d’en entendre le reste ! fit le Docteur Carrol.

— Je vais tout vous raconter, répondit Monique en souriant, car c’est, comme le dit Mme de Bienencour, un très étrange drame que celui qui s’est déroulé dans la maison de Febro, il y a dix-huit ans !


CHAPITRE IX

CE QUI S’ENSUIVIT


Voici les faits, tels que Monique les raconta à ceux qui l’écoutaient, avec un palpitant intérêt :

Après le départ de Mme Fauvet, Febro resta longtemps accoudée à la fenêtre, regardant la route sur laquelle venait de disparaître sa chère Mlle Ondine. Des larmes pressées coulaient sur ses joues, en songeant au drame qui venait de se dérouler sous son toit. Les remords qu’elle éprouvait pour le « crime » commis, seraient impossibles à décrire. Elle se reprochait amèrement d’avoir cédé aux instances de sa chère maîtresse ; elle se dit qu’elle aurait dû essayer de lui faire entendre raison plutôt… Ah ! si elles avaient dit, toutes deux, à M. Fauvet que la petite jumelle était morte d’une congestion pulmonaire, tout simplement !… Mais, il était trop tard ; ce qu’il restait à faire maintenant, c’était d’effacer. le plus tôt possible, toute trace du court passage de Monique ici-bas.

Pourtant, la fidèle servante était résolue à une chose ; elle ferait partager son secret par son fiancé… À lui de juger si le « crime » commis était sans rémission. Febro le savait, Cyril Florentin était honnête et droit ; elle se laisserait guider par ses conseils, même au risque de déplaire à sa chère Mlle Ondine.

Pour le moment, il lui restait une assez lugubre tâche à accomplir : celle d’enterrer le petit cadavre sous un saule pleureur… à l’ombre duquel Mme Fauvet aimait à s’asseoir. Elle allait s’en occuper, tout de suite. Inutile d’attendre à la nuit, car il n’y avait aucun danger d’être vue, par qui que ce fut, personne ne passant jamais sur le chemin privé conduisant à sa maison. Le plus tôt fait, le mieux ce serait !

Dans le hangar, Febro trouva une petite caisse, qu’elle emporta dans la cuisine, et qu’elle matelassa de serviettes bien blanches ; ce serait le cercueil de Monique, rude cercueil, bien sûr, qu’elle déposa sur le plancher. S’étant munie, ensuite, d’une pelle, d’une pioche et d’un râteau, elle se dirigea vers le saule pleureur et se mit à creuser la petite fosse. Ses larmes tombaient silencieusement sur chaque pelletée de terre qu’elle enlevait ; il lui semblait que son cœur allait se briser.

La fosse étant prête, elle rentra dans la maison et se disposa à aller chercher le petit cadavre. Arrivée à la moitié de l’escalier conduisant à sa chambre à coucher, elle s’arrêta et porta la main à son cœur ; c’est qu’elle avait cru entendre le faible vagissement d’un enfant.

— Que je suis sotte ! se dit-elle. Pendant longtemps encore, je croirai entendre pleurer les petites… Allons ! Il ne faut pas que je m’énerve, car que sera-ce, ce soir, à la brunante, lorsque je me trouverai seule ici… avec mon « crime » ?

S’étant raisonnée ainsi, elle parvint à la porte de sa chambre, qu’elle ouvrit… Soudain, elle devint très pâle, et fit un mouvement de recul, comme pour se précipiter dans l’escalier… C’est que le petit cadavre venait d’agiter ses mignonnes mains, tandis qu’un faible vagissement s’échappait de ses lèvres.

— Ciel ! Ô ciel ! s’écria Febro. Elle fit quelques pas dans la direction du lit, au pied duquel elle tomba, évanouie.

L’évanouissement de Febro ne dura que quelques instants. Quand elle revint à elle, Monique pleurait.

— Grand Dieu ! s’exclama-t-elle. L’enfant vit ! Elle… elle est… ressuscitée !… C’est… un… miracle !…

Bien vite, et sans se demander comment s’était opéré semblable prodige, elle saisit l’enfant dans ses bras et l’emporta dans la cuisine. En un tour de main, elle fit chauffer du lait, que Monique but avidement.

L’explication de ce… miracle, le seul qu’on puisse donner c’est celle-ci : Monique n’était pas morte, nécessairement ; le souffle suspendu, les poumons congestionnés, elle était seulement tombée dans une sorte de coma, qui avait trompé sa mère et Febro. Cette dernière avait, hâtivement emporté la petite dans sa chambre à coucher, qui était sous les combles, et où la chaleur était intolérable. Cet excès de chaleur avait eu sur la petite un effet salutaire ; lentement et sûrement, ses poumons s’étaient dégagés et elle était revenue à la vie.

Cependant, cette… résurrection n’était-ce pas, en quelque sorte, pire que la mort ?… L’enfant vivrait, et sa mère, sa pauvre mère coupable, là-bas, dans la ville de Québec, ne le saurait jamais… L’autre jumelle. Marcelle, serait élevée dans le luxe, tandis que Monique… Que faire ?…

Un mois plus tard, Febro épousait Cyril Florentin, puis, sur le conseil de celui-ci, elle écrivit à Mme Fauvet, pour lui annoncer une lettre prochaine « importante et remplie de nouvelles ».

— Ah ! cette lettre ! s’écria Henri Fauvet. Je m’en souviens bien… Lorsque je la remis, ouverte, à ma femme, elle s’évanouit.

— C’est que, voyez-vous, père, répondit Monique, elle avait craint que Febro eut fait allusion dans cette lettre… au drame qui s’était déroulé chez elle. Voici la réponse de Mme Fauvet à sa servante ; si vous vouliez bien la lire tout haut, c’est la preuve incontestable que je suis votre fille, la sœur jumelle de Marcelle.

— Je n’ai pas besoin de nouvelle preuves, ma fille, dit Henri Fauvet, en pressant Monique sur son cœur ; cependant, je lirai bien cette lettre tout haut, puisque tu le désires.

On se souvient de cette lettre qu’Ondine avait écrite à sa servante, la suppliant, si elle écrivait, de ne faire aucune allusion au passé. Mme Fauvet disait être quelque peu consolée du décès de sa petite jumelle. Elle parlait de Marcelle, si belle, et qui devait être, un jour, une riche héritière ; elle demandait à Febro de continuer à lui être fidèle et de ne pas risquer de ruiner sa vie (à elle Ondine) en écrivant des choses qui, en fin de compte, étaient passées et… irréparables.

Après la réception de cette missive, Febro résolut de se taire. Elle et son mari élèveraient Monique de leur mieux ; elle serait leur fille. Inutile de dire qu’ils aimaient l’enfant comme si elle leur eut appartenu réellement.

— Quels braves gens ! s’exclama Henri Fauvet.

Monique, lorsqu’elle eut atteint l’âge requis, fut envoyée à un collège, à Toronto, où elle reçut une bonne et solide instruction. Elle venait d’atteindre ses douze ans, quand Febro mourut. Avant de mourir, la fidèle servante écrivit une confession du passé, qu’elle signa de son nom.

Après la mort de Febro, son mari s’en alla dans le nord et Monique retourna au collège, pendant trois ans encore. Puis, Cyril Florentin, se sachant atteint d’une maladie incurable, sa fille adoptive résolut de rester auprès de lui et de le soigner.

Cyril Florentin, pressentant sa fin prochaine. désira mourir dans la maison de Febro et être enterré à côté de sa femme. On revint donc dans le district de Nipissingue.

Quel fut leur étonnement, à tous deux, d’apprendre, en arrivant dans le district de Nipissingue, que l’ancienne abbaye avait été achetée par Henri Fauvet, et qu’il venait de s’y installer à demeure, avec sa fille Marcelle !

Cyril Florentin ne vécut que trois mois encore. Lui aussi, avant de mourir, écrivit une longue lettre, à l’adresse de Henri Fauvet, lettre que Monique remit à ce dernier.

Après la mort de son père adoptif, Monique continua à habiter la maison de Febro, seule, sous la protection de son chien de garde Iso. L’hiver se passa, puis l’été revint, ensuite, le feu de forêt détruisit sa demeure.

— Alors, j’allai me réfugier à la Cité du Silence, père, acheva Monique.

— À la Cité du Silence ! s’écria Raymond Le Briel. Alors, c’est vous que j’ai vue, Mlle Fauvet, lorsque nous sommes allés explorer cette cité, Mlle Marcelle, les demoiselles Carrol, M. Fauvet, le Docteur Karl et moi !… Vous vous souvenez, M. Fauvet ?… J’ai dit que j’avais aperçu là un être humain.

— Oui, je m’en souviens, répondit Henri Fauvet. Je me souviens aussi que Marcelle et moi, nous nous étions dits que quelque chose semblait nous retenir en face de la silencieuse cité ; n’est-ce pas, Marcelle ?

— Oui, père ! fit Marcelle. Cette impression s’explique maintenant : votre fille, ma sœur jumelle, habitait là.

— Mais, ma pauvre enfant, dit Henri Fauvet, en s’adressant à Monique, pourquoi n’être pas venue tout droit au Beffroi, après le décès de Cyril Florentin… que dis-je ?… immédiatement en arrivant en ces régions ?

— Je ne sais pas vraiment… Je… J’attendais une occasion favorable, pour me faire connaître… Et puis, je vous voyais, presque chaque jour, vous et Marcelle…

— Vraiment ! demanda Henri Fauvet.

— Oui, père… Je connais cette ancienne abbaye, où je venais jouer, souvent, lorsque j’étais toute petite… J’en connais tous les secrets… Avez-vous remarqué l’épaisseur des murs du Beffroi ?

— Certes, oui ! Et cela m’a souvent étonné, je l’avoue.

— Ces murs ne sont pas pleins ; voilà. Ils recèlent des couloirs, des corridors et des escaliers en spirale, que je suis seule peut-être à connaître… J’ai pu pénétrer au Beffroi, père, chaque jour, et vivre de votre vie, pour ainsi dire, sans que vous vous en doutiez… Cependant, j’allais me faire connaître, quand la maison se remplit d’étrangers ; alors, je résolus d’attendre encore… Ensuite…

— Mais, interrompit Henri Fauvet, où, comment et de quoi as-tu vécu pendant tout ce temps, ma fille ?

— Oh ! répondit Monique en souriant, je n’étais nullement en peine… D’abord, j’avais trois résidences ; le Beffroi, puis deux confortables grottes ; l’une d’elles à la Cité du Silence et l’autre, tout près de l’Arche Enchantée…

— Et l’hiver ?…

— L’hiver ?… Eh ! bien, l’hiver, j’ai vécu au Beffroi ; voilà !

— Au Beffroi ! s’écria Henri Fauvet. Pourtant, Monique, ces couloirs dont tu nous parlais tout à l’heure, doivent être froids… froids comme… comme des tombeaux !

— Bien sûr, père ! Mais ces couloirs ne me servaient que de… cachette, durant la froide saison, car je savais bien profiter de la température si bienfaisante et si égale du Beffroi, en habitant l’une des cellules, en haut. Rien de plus simple, comme vous le voyez !

— Et, de quoi viviez-vous, Monique ? demanda Dolorès.

La jeune fille sourit.

— Chère Dolorès, répondit-elle, cette pauvre Mme Emmanuel, si elle eut voulu parler, aurait pu vous raconter d’étranges choses… Elle aurait pu vous dire que, souvente fois, des petits pains, de la viande froide, des morceaux de tarte et de gâteau avaient disparu mystérieusement de la dépense… Voyez-vous, ajouta Monique en s’adressant à tous, rien n’était plus facile pour moi que de descendre à la dépense, la nuit, afin de m’approvisionner ; ce dont je ne me faisais aucun scrupule, puisque ces provisions appartenaient à mon père.

— Cependant, Monique, dit Henri Fauvet, pourquoi ne pas t’être fait connaître ?… Pourquoi ce mystère ?… Assurément, tu ne pouvais douter de la réception que t’aurait faite ton père et ta sœur ?

— Certes non, père, je n’en pouvais douter ! s’exclama Monique. Et combien il me tardait de me faire connaître enfin !… La raison de ma conduite assez singulière, la voici ; je me suis aperçue que j’avais une mission à remplir, tout en restant invisible : une mission sacrée…

— Une mission ?… Je ne comprends pas, ma chérie, fit Henri Fauvet.

— Une mission sacrée, je le répète, dit Monique : celle de veiller sur Marcelle, ma sœur jumelle.


CHAPITRE X

EXPLICATIONS


— Veiller sur Marcelle !

Ce fut un cri général.

— Je le comprends, cela vous étonne grandement, dit Monique ; je vais donc vous expliquer tout… Auparavant, je tiens à vous dire, M. de Bienencour, que c’est à moi que vous avez sauvé la vie, certain jour de l’été dernier, dans le Tunnel du Requiem, et non à Marcelle.

— Ah ! s’exclama Gaétan. Alors, bien des choses qui me paraissaient inexplicables….

— Le Tunnel du Requiem !… murmura Marcelle.

— M. de Bienencour, je vous ai reconnu tout de suite, lorsque je vous ai aperçu, sur la terrasse, le lendemain de votre arrivée au Beffroi. Vous n’aviez plus votre barbe, vous étiez vêtu autrement ; tout de même, je n’ai pas hésité, un seul instant à vous reconnaître… C’est que, voyez-vous, on n’oublie jamais qui nous a sauvé la vie.

— Mais, fit Gaétan, ne m’avez-vous pas dit, Mlle Dolorès, que Marcelle avait été effrayée de quelque chose, au Tunnel du Requiem, un jour de l’été dernier ?

— Dolorès a dû vous le dire, en effet, répondit Marcelle. Un jour, que je m’étais aventurée jusqu’au tunnel, j’avais vu un cheval, tué par le train, dans le Tunnel du Requiem. Il a été tué sous mes yeux ! dit-elle, en frissonnant. La pauvre bête, affolée, avait tant essayé de… Mais, je préfère ne pas en parler davantage, je…

— Mon Dieu ! Quelle ressemblance existe entre vous deux ! s’écria Gaétan, en s’adressant aux jumelles. Lorsque je vous ai vue, au bal de tante Paule, Mlle Marcelle, j’étais si convaincu que c’était vous que j’avais secourue… Et puis, ce chien, cet énorme collie…

— Ce chien, c’était Iso, mon fidèle protecteur et ami, qui m’avait été donné en cadeau, alors qu’il était tout petit, M. de Bienencour, répondit Monique. Iso ressemble à Mousse, et il n’est pas surprenant que vous et… d’autres s’y soient trompés. Mais, j’ai d’autres explications à vous donner. Père, la nuit où le feu dévasta la forêt, vous vous souvenez ?… vous aviez aperçu un moine, au pied de l’escalier, conduisant au grenier… Ce moine, c’était moi…

— Toi, Monique !

— Oui, moi ! Cette nuit aussi où Marcelle a vu un moine, penché sur elle et la regardant dormir, c’était encore moi. Le moine que Wanda Carrol a entrevu, un soir, dans la sacristie de la chapelle, c’était moi, encore… Certes ! Ce n’était pas mon intention de vous effrayer ; mais les corridors secrets dont je vous ai parlé, tout à l’heure, sont très froids, et comme je suis généralement vêtue légèrement, j’endossais une tunique de moine, trouvée, un jour, dans une des armoires de la sacristie. L’ombre du moine, dans le beffroi, qui avait tant effrayé ma sœur jumelle, certain soir, qu’elle la vit se projeter sur la terrasse, eh ! bien, c’était moi, encore cette fois.

— C’est vous, Monique, qui avez sonné l’alarme, le soir du feu, n’est-ce pas ? demanda Dolorès.

— Oui, Dolorès, c’est moi ! Voyant l’incendie faire de rapides progrès, j’avais quitté hâtivement ma demeure, et accourant vers le Beffroi, je sonnai l’alarme. Il y aurait, je le pressentais, des malheureux à secourir ; je vins ici, vous en avertir.

— Chère enfant ! dit Henri Fauvet. Mais, continue, je te prie ; il y a d’autres mystères à nous expliquer, j’en suis sûr.

— Oui, il y en a… C’est moi, et non Marcelle, que vous avez aperçue, à la Cité du Silence, M. Le Briel, ce soir où votre cheval, affolé par l’orage, a pris le mors aux dents. Vous m’avez appelée, c’est-à-dire que vous avez appelé ma sœur, vous avez appelé Iso, croyant que c’était Mousse… Vous vous en souvenez ?

— Si je m’en souviens ! fit Raymond.

— Et c’est moi qui suis entrée furtivement chez le Docteur Carrol, une nuit, alors que vous étiez retenu chez lui, malade, afin de m’assurer que vous étiez en voie de guérison. J’avais été témoin de l’accident qui vous était arrivé, du moins, j’avais vu votre cheval partir à fond de train, voyez-vous, et comme j’en étais, en quelque sorte, la cause, j’étais très inquiète à votre sujet…

— Je sais maintenant… murmura Raymond, avec un sourire ému.

— Ce n’est pas Marcelle, mais moi qui ai tué l’ours qui vous poursuivait un soir, M. Le Briel…

— Tué… un ours ! s’écria Henri Fauvet.

— Eh ! oui, père ! Je vous raconterai tout, en détails, ce soir ou demain ; je ne fais que citer les faits, en ce moment, et éclaircir certaines choses, qui ont dû vous paraître fort mystérieuses, j’en suis sûre… Je continue donc : M. de Bienencour, un soir, alors que tous dormaient, au Beffroi, vous avez cru voir Marcelle, assise sur un banc, dehors… Vous vous êtes approché pour lui parler…

— C’était donc vous, Mlle Monique ? fit Gaétan.

— C’était moi… Je me suis enfuie, à votre approche, et cela a paru beaucoup vous intriguer, et vous déplaire.

— C’est extraordinaire, extraordinaire ! murmura le Docteur Carrol. Cette ressemblance… Jamais il n’en a existé de pareille, même entre sœurs !

— C’est moi que Marcelle a pris pour une vision, pour l’ombre d’elle-même, rencontrée dans l’escalier conduisant au clocher ; j’étais allée admirer le coucher du soleil et…

— Chère Monique ! fit Marcelle.

— M. Le Briel, reprit Monique, celle que vous avez rencontrée, par hasard, dans le bois, certain après-midi, assise sur un rocher, à confectionner un bouquet de muguets, je pense que vous l’avez deviné déjà, ce n’était pas Marcelle. C’est moi, père, ajouta-t-elle qui ai accepté, ce jour-là, un rendez-vous avec M. Le Briel, pour la nuit suivante, et qui l’ai accompagné à la Cité du Silence… Le Docteur Carrol…

— Mon enfant, dit, d’une voix grave, Henri Fauvet, comment as-tu pu commettre pareille indiscrétion ?… Accepter un rendez-vous… avec un jeune homme… la nuit…

— Père, fit Monique, n’avez-vous pas confiance en M. Le Briel ?

Ce fut dit si naïvement, que tous, même Henri Fauvet, sourirent.

— Comprenez bien, père, dit-elle, je n’ai pas été élevée comme Marcelle l’a été… Abandonnée par ma mère (qui me croyait morte, il est vrai) mes parents adoptifs m’accordaient beaucoup de liberté, comme c’est l’habitude, en ces régions. Depuis la mort de Febro, depuis, surtout, que j’ai quitté le collège, je suivais Cyril Florentin partout… Après son décès, je n’avais de comptes à rendre à qui que ce fut au monde… Ainsi, père chéri, ce qui vous semblerait excessivement répréhensible et déplacé chez ma sœur jumelle, ça n’a presque pas d’importance, chez moi.

— Cependant, ma fille…

— N’en parlons plus, père, voulez-vous, pour le moment du moins ? Je veux vous expliquer maintenant mes paroles de tout à l’heure… Je vous ai dit que je m’étais donnée une mission ; celle de veiller sur Marcelle… Voici pourquoi ; c’est que je m’étais aperçue qu’elle était souvent… étrange… et bientôt, j’en devinai la cause…

— Étrange !… Ô Monique, si tu savais combien ce mot…

— Ne m’interromps pas, petite sœur, je te prie ! dit Monique. Tout s’expliquera bientôt, sois-en assurée ! La cause de cette étrangeté chez Marcelle, je le compris bien vite, c’était qu’elle était souvent sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! cria Marcelle, en pâlissant.

— Chut ! petite sœur chérie ! Hélas ! reprit Monique, je me dis qu’elle avait hérité de ce goût de notre mère, qui, elle aussi était morphinomane.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet, en portant la main à son cœur.

— Combien de fois, la nuit, j’ai pénétré furtivement dans la chambre de ma sœur et placé, à sa portée, un verre de limonade fraîche, emportant celui qui contenait de la morphine ! Pauvre Marcelle ! Comme je la plaignais, et qu’épouvantable me paraissait ce vice auquel elle s’adonnait !…

Henri Fauvet sanglotait.

— Ne pleurez pas ainsi, père chéri, fit Monique, et attendez le reste de mon récit ; il explique tant de choses ! Le soir des tableaux vivants, reprit-elle, j’eus le pressentiment d’un malheur… Marcelle… Que faisait-elle dans sa chambre —… Car, alors que chacun était à s’habiller pour la circonstance, nul bruit ne me parvenait de la chambre de ma sœur… J’allai voir… Mon pressentiment ne m’avait pas trompée ; Marcelle dormait, sous l’effet de la morphine !… Bientôt, tout serait découvert, et, quel scandale !… En un clin d’œil, ma résolution fut prise : je personnifierais Marcelle, ce soir-là !… L’extraordinaire ressemblance existant entre nous, rendait la chose facile… Figurer dans des tableaux ce n’était guère compliqué… Allons !… À la hâte je m’habillai, puis, ayant fermé à clef la porte de la chambre où dormait ma sœur, je descendis au salon…

— Ainsi, c’était toi, Monique ?… s’écria Henri Fauvet.

— Oui, père ! Et c’est pourquoi, lorsque vous m’avez donné un baiser, j’ai tant pleuré ; C’était la première caresse que je recevais de mon père !

— Ma fille ! Ma pauvre, pauvre enfant !

— M. de Bienencour, reprit-elle, vous vous souvenez que j’ai refusé de vous accompagner au piano, le soir des tableaux vivants ? C’est que, quoique je possède, me dit-on, une assez bonne voix, je n’ai jamais voulu apprendre la musique. M. Le Briel me demanda de chanter… je consentis… Mon père et Dolorès furent très étonnés de constater que je possédais une voix… Bref, encore, cette fois, vous m’avez prise pour Marcelle ; mais je ne pouvais agir autrement si je voulais sauver ma sœur d’un terrible scandale.

— Que Dieu te bénisse, Monique, pour ce que tu as fait ! s’exclama Henri Fauvet, dont les joues étaient inondées de larmes.

— La nuit suivante, suivant les tableaux vivants, je veux dire, j’aperçus une ombre qui traversait le corridor et se dirigeait vers la chambre de Marcelle… Cette ombre, je la suivis… Elle portait à la main une petite fiole, contenant une substance liquide… Je la vis, cette ombre, s’approcher du lit de ma sœur et verser, dans le verre de limonade que Rose place sur une petite table, chaque soir, le contenu de la bouteille.

— Ô ciel ! s’écrièrent-ils tous.

— Qui donc a osé commettre un tel crime ? s’exclama Mme de Bienencour.

— Je vous le dirai bientôt… Je compris, cette nuit-là, que si Marcelle était parfois sous l’effet de la morphine, c’était que cet anesthésique lui était administrée par une main criminelle.

— Quel cri d’indignation accueillit ces paroles de Monique !

— La nuit dernière, je suivis, encore une fois, l’ombre mystérieuse, et je la vis verser dans le verre de limonade une dose de morphine capable de tuer dix hommes. Je la vis comme je vous vois… Je fis un mouvement… Prise de peur, l’ombre s’enfuit, mais elle oublia sur la petite table la fiole que voici… Reconnaissez-vous cette fiole, Mme de Bienencour ? Elle porte l’étiquette d’un pharmacien de la ville de Québec.

— Grand Dieu ! cria Mme de Bienencour. Mais, c’est Iris qui…

— Iris Claudier ! répétèrent-ils tous.

— Iris Claudier, oui ! répondit Monique. Oh ! ne la laissez pas fuir ; elle mérite d’être arrêtée, pour tentative de meurtre, la misérable créature !

Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel se dirigèrent vers l’extrémité de la bibliothèque, où se tenait Iris, blanche jusqu’aux lèvres, et ils se placèrent de chaque côté d’elle.

— Voyant le danger dans lequel était Marcelle, et n’osant trop m’approcher de son lit, de peur de l’effrayer, si, par hasard elle venait à s’éveiller, je montai au beffroi et je sonnai le tocsin, sachant bien que cela vous mettrait tous en émoi. Profitant, ensuite de la confusion générale, je descendis, à la course, dans la chambre de Marcelle, et m’emparant du verre de limonade empoisonnée, j’en mis de la fraîche, à sa place. Les yeux fixés sur Mlle Claudier ensuite, je l’aperçus, guettant ma sœur, afin de s’assurer si elle boirait le breuvage empoissonné… Souvenez-vous que cette fille s’est évanouie, ce matin, en voyant arriver dans la salle à manger celle qu’elle croyait avoir assassinée de sa propre main !

— Oh ! la misérable créature ! crièrent-ils tous.

— Nous la livrerons à la justice ! dit Henri Fauvet.

— Arrêtez la ! Arrêtez-la ! cria le Docteur Carrol. Ah ! Il est trop tard !

Trop tard, en effet, car Iris Claudier, profitant de l’excitation qu’avait causé l’accusation de Monique, s’était glissée vers une des fenêtres, l’avait ouverte, et avait sauté sur la terrasse.

— Poursuivons-la ! firent Gaétan et Raymond.

— Elle ne pourra pas aller loin, dans cette brume, dit le Docteur Carrol, qui partit, avec les deux jeunes gens, à la poursuite de la coupable.

Au bout de quelques minutes, cependant, ils revinrent, tous trois… bredouille. Mais les environs du Beffroi devaient être surveillés, et aussitôt que se lèverait la brume, Iris Claudier serait arrêtée et livrée à la justice.

Quand la cloche sonna pour annoncer le repas du midi, Henri Fauvet fit réunir les domestiques et leur présenta Monique, « le portrait vivant de notre chère Mlle Marcelle » ! disait Mme Emmanuel.

— Et aussi douce, aussi charmante que Mlle Marcelle, ajoutait Rose.

Car, tout de suite, le personnel du Beffroi aima « Mlle Monique » et jura de la servir fidèlement.

Le bonheur était revenu, et il régnerait désormais en maître, au Beffroi.


CHAPITRE XI

LE SORT D’IRIS CLAUDIER


Iris, aussitôt qu’elle eut sauté sur la terrasse, se dit qu’elle s’éloignerait de la maison, autant que possible, car elle savait bien qu’on se mettrait immédiatement à sa poursuite.

Soudain, elle entendit la voix de Gaétan, puis celle de Raymond.

— Par ici ! disait Gaétan. Comme vous le disiez, Docteur Carrol, elle ne peut être allée loin, dans cette brume ; on ne voit pas à deux pieds de soi.

— C’est précisément cette brume qui la protège, à mon sens, la vile créature ! fit la voix de Raymond.

Iris entendait les jeunes gens s’approcher, s’éloigner, puis s’approcher encore. D’après ses calculs, elle devait être à une centaine de pas de la maison. Passeraient-ils outre, sans l’apercevoir ?… L’apercevoir ?… Quel œil eut pu percer le voile opaque des brumes ?

Bientôt, elle n’entendit plus rien… Ils avaient abandonné leur recherche, la sachant vaine. Alors, s’orientant de son mieux, elle partit, d’un bon pas, dans la direction du Pont du Tocsin.

Voilà le pont ! Ses doigts se crispent au garde-corps en fer forgé, à l’aide duquel elle parvient à franchir, sans accident, la distance la séparant du grand chemin.

Ce qui lui reste à faire, maintenant, c’est de se maintenir sur le chemin. En marchant une partie de la journée, elle irait loin ! Cependant, il lui fallait s’agenouiller, à chaque instant, afin de tâter le terrain avec ses mains et cela la retardait beaucoup.

Abandonnant le grand chemin. Iris Claudier pique à travers champs. Le terrain est très accidenté, très raboteux et parsemé de rochers ; qu’importe ! il lui faut aller de l’avant, toujours de l’avant, sans quoi, quand se lèverait la brume, elle serait découverte, puis arrêtée et livrée à la justice… Tentative de meurtre, ce n’était pas une petite offense !… Le Docteur Carrol analyserait la limonade et il prouverait, en Cour, qu’elle contenait assez de morphine pour causer la mort de dix hommes. Il s’agissait d’être loin, bien loin du Beffroi, avant le coucher du soleil. En se dirigeant vers le nord, autant que possible, elle arriverait dans des régions peu habitées, et… elle verrait ce qu’elle ferait ensuite.

Que le cheminement était difficile ! Des rochers partout, puis des arbres, qu’elle ne pouvait apercevoir, et avec lesquels elle venait brusquement en contact, à tout moment. Que la brume était épaisse !… Marchant les bras tendus, comme le font les aveugles, elle essayait, instinctivement, d’écarter l’opaque rideau des brumes qui l’enveloppait de toutes parts. Souvent, elle se faisait illusion… La brume n’était-elle pas moins dense, ici ?… Mais aussitôt, d’autres vapeurs se formaient, plus ouatées, plus lourdes. C’était décourageant ! Comment des êtres humains pouvaient-ils établir leurs résidences en de telles régions ?… Ces brumes… Mais, c’était terrible ! Cela produisait un effet singulier, comme d’être perdu dans d’interminables steppes…

Pourtant, la coupable marchait, marchait toujours, sans même songer à prendre du repos. S’éloigner le plus possible ; c’était là son but ! À un moment donné, elle frôla une masse charnue, et elle s’aperçut qu’elle n’était plus seule ; un être vivant quelconque l’accompagnait… Oui, un ours gigantesque marchait à côté d’elle, balançant sa grosse tête et grognant continuellement. Iris crut qu’elle allait mourir de peur. Elle s’enfuit ; courant, tombant, se relevant, glissant sur les pentes des rochers, elle franchit une longue distance.

Enfin, comprenant qu’elle avait dû laisser l’ours loin derrière elle, elle ralentit un peu le pas. Plus d’une fois, elle sentit d’étranges frôlements sur ses pieds et elle se dit que des bêtes sauvages, inquiète à cause de la brume, essayaient de fuir, elles aussi. À un moment donné, sa main droite, qu’elle avait laissé pendre à ses côtés, fut saisie par des dents fines et aiguës, et son sang coula à flots.

Quelle solitude ! Quel silence ! Pas un être humain dehors !

Tout à coup, le silence fut interrompue d’une façon assez lugubre : un oiseau de grande envergure vint se poser sur l’épaule le la jeune fille, et il fit entendre, tout près de ses oreilles, un « hou hou » ! lamentable, si lamentable, qu’elle ne put s’empêcher de crier.

Mais, prise de lassitude, sentant que ses jambes se dérobaient sous elle, Iris se laissa tomber sur une pierre ; il lui fallait ménager ses forces, car il lui restait encore beaucoup de chemin à faire. Sans doute, l’endroit où elle s’arrêta pour se reposer était fort sauvage. En face d’elle, elle vit un rocher, qui devait être énorme, mais dont elle ne pouvait apercevoir que la base. Or, la brume, à cause du rocher à l’arrière-plan avait pris une teinte grise, et sur ce fond gris se détachaient d’étranges figures, toutes blanches. On eut dit des fantômes, enveloppés de leurs linceuls, et ils semblaient exécuter une danse fantastique et silencieuse.

Iris Claudier, on le sait, n’était ni nerveuse, ni superstitieuse ; mais elle était épuisée de fatigue, et ces figures spectrales, leurs grotesques contorsions lui causèrent une horrible frayeur, surtout lorsqu’il lui sembla soudain que les fantômes s’approchaient d’elle, lentement mais sûrement, comme pour l’enserrer dans leurs étreintes.

— Ce sont les fantômes des brumes, dont Dolorès Lecoupret parlait, l’autre jour ! se dit Iris. J’ai peur, peur !

Prise de panique, elle se leva, d’un bond, en criant :

— Au secours ! Au secours ! Les fantômes ! Les fantômes !

Mais la brume a pour effet d’amoindrir les sons et personne n’eut pu l’entendre, à moins de passer tout près d’elle.

Pendant deux heures encore, elle marcha. Totalement épuisée, enfin, elle se dit qu’elle allait se coucher sur quelque pierre plate et se reposer un peu, ce qu’elle fit.

À peine eut-elle posé sa tête sur la pierre qu’Iris se sentit envahie d’un irrésistible besoin de dormir. Inutile d’essayer de réagir ; ses yeux se fermaient, malgré elle….

Pourtant, avant de perdre tout à fait conscience de ce qui l’entourait, elle eut comme une vision de toute sa vie… Oui, elle avait été ingrate, envieuse, jalouse et méchante. Ingrate envers Mme de Bienencour, qui l’avait secourue, alors qu’elle était orpheline, pauvre et abandonnée… Jamais Iris n’avait aimé sa vieille parente, acceptant, comme lui étant dues, toutes les bontés de cette dame.

Envieuse, elle l’avait été de ceux et de celles qui étaient mieux favorisés qu’elle, en ce monde, et Dieu sait que ceux-là n’étaient pas rares.

Jalouse… Oh ! comme elle l’avait été, de toutes celles envers qui Gaétan de Bienencour s’était montré aimable… surtout de Marcelle… Marcelle Fauvet qui, en fin de compte, n’avait jamais été autrement que gentille envers la secrétaire de sa marraine… Puis, Iris eut la vision du temps où Gaétan s’était montré plein d’attentions pour elle, lui faisant faire des promenades en voiture et à cheval, la conduisant au théâtre… Elle le comprenait bien, en ce moment, il n’avait fait qu’agir en galant homme ; jamais il ne l’eut aimée…

Puis Marcelle était arrivée à Québec, et le jeune homme l’avait tout de suite adorée… Elle, Iris, comme elle avait été méchante dans sa haine envers la filleule de Mme de Bienencour !… Comme elle l’avait… martyrisée, pour bien dire, poussant la méchanceté jusqu’au crime…

À la pensée du crime affreux qu’elle avait essayé de commettre, Iris se sentit secouée d’un frisson ; une horreur d’elle-même lui vint, le regret du passé entra dans son cœur, et soudain, deux larmes, brûlantes et lourdes, coulèrent sur ses joues… Ces larmes de repentir… sans doute, elles furent vues par Celui qui voit tout…

Elle s’endormit… Elle rêva, eut le cauchemar… Probablement, elle se crut poursuivie par les fantômes des brumes, car elle fit un mouvement, comme pour fuir… Pauvre malheureuse !… La mantille ouatée des brumes l’avait empêchée de voir l’endroit où elle s’était réfugiée ; elle s’était endormie sur le bord d’un abîme.

Au mouvement qu’Iris fit, dans son rêve, pour fuir les fantômes des brumes, elle roula dans le Miroir des Anges,

Ce lac aux eaux étranges,
Dans lesquelles se mire une étrange cité…


ce lac qui, d’après la croyance des gens du pays, était « un gouffre sans fond »…

Un instant, un seul, la surface du lac fut ridée… Un cri : « Mon Dieu, ayez pitié » ! s’élança dans l’espace, puis, le silence…

Elle ne revint même pas à la surface.

Tel fut le triste sort d’Iris Claudier…

Le Miroir des Anges garda son lugubre secret. Personne ne connut jamais la tragédie qui s’était déroulée, ce jour-là, en face de la Cité du Silence, sous l’opaque rideau des brumes.


CHAPITRE XII

Ô CLOCHES, CARILLONNEZ !


Gaiement carillonne la cloche du Beffroi, comme pour annoncer un grand événement.

À l’intérieur de l’ancienne abbaye, tout est décoré de fleurs et de vertes guirlandes : dans les corridors, le salon, la bibliothèque, l’étude, la salle à manger, etc., des fleurs, des fleurs partout. Même sur les marches de l’escalier du rez-de-chaussée il y a des pots de fleurs et des palmiers. Le petit corridor conduisant à la chapelle n’est plus qu’un couloir fleuri.

Et la chapelle donc ! On dirait une serre. L’autel n’est qu’une masse de roses et de lys. De la chaire on a fait une colonne d’œillets. Des lierres festonnent les murs, puis, tout près des balustres, est une arche colossale de muguets.

Un an s’est écoulé depuis les événements racontés dans les chapitres précédents. Henri Fauvet ayant maintenant « trois filles » : Marcelle, Monique et Dolorès, n’avait pu consentir à ce que le mariage de ses jumelles se fit, en même temps que celui de Dolorès. (Inutile de le dire, Monique était devenue la fiancée de Raymond Le Briel). Les deux sœurs devaient se marier à la même messe, mais plus tard.

— Je ne puis me décider de perdre mes trois filles, du même coup ! avait dit Henri Fauvet. en souriant. L’année prochaine, ce sera bien assez tôt de vous marier, Marcelle et Monique.

On était au 15 octobre, et c’était « le grand jour » : Henri Fauvet mariait ses deux filles et, pour la circonstance, rien n’avait été épargné, on le pense bien !

L’orgue, sous les doigts habiles de Fred Cyr, jouait une marche triomphale, et aussitôt, s’ouvrit la porte de la chapelle et parut Henri Fauvet marchant entre ses deux filles Marcelle et Monique, vêtues en mariées. Deux minuscules pages tenaient leurs traînes.

Les mariées et leur père se placèrent sous l’arche de muguets, où bientôt vinrent les rejoindre Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel. Gaétan se plaça près de Marcelle, Ray- mond, près de Monique. Le Docteur Carrol servait de témoin à Gaétan et Karl Markstien à Raymond. Puis vinrent Olga et Wanda Carrol, toutes deux vêtues de robes mauves, garnies de muguets. Chacune portait à son cou un délicat pendentif d’or, sur lesquels étaient gravés deux noms : Marcelle. Monique.

Les jumelles étaient, toutes deux, belles à ravir dans leurs toilettes de mariée et la ressemblance entr’elles était plus marquée que jamais. Elles portaient des robes de soie brochée blanche, garnies de dentelle dite « fil d’araignée ». Leurs riches voiles étaient surmontés de guirlandes de fleurs d’orangers, maintenus sur la tête par de splendides étoiles en diamants. À la main, chacune d’elle portait un énorme bouquet de muguets.

Le Père Lemaître parut au pied de l’autel, portant des ornements en drap d’or ; quatre enfants de chœur l’accompagnaient.

Après la messe et la signature dans les registres, on s’en alla processionnellement dans la salle à manger, afin de prendre part au banquet préparé pour la circonstance ; un banquet comme il ne s’en était jamais donné dans le district de Nipissingue. Le Père Lemaître présidait. À sa droite étaient Marcelle et Gaétan ; à sa gauche, Monique et Raymond, puis venaient Henri Fauvet, les dames d’honneur, les témoins, Fred Cyr, les pages. Mais, ce n’était pas tout. Afin que ce jour ne fut jamais oublié, dans ces régions, le voisinage avait été invité, et c’est pourquoi la longue table, à laquelle s’étaient attablés, autrefois, quantité de moines, était aujourd’hui garnie de gens du monde. Pour cet acte si démocratique, Henri Fauvet, sans s’en douter, se rendait, à jamais populaire et respecté dans le pays.

Les mariés partirent, le soir même ; ils allaient à Québec, où les attendait Mme de Bienencour. Marcelle et Gaétan demeureraient aux Terrasses, mais la marraine de Marcelle avait insisté pour que les deux jeunes couples allassent passer au moins trois semaines chez elle.

Dolorès avait rêvé d’assister au mariage des jumelles ; mais d’autres devoirs la retenaient au Vieux Manoir, dans le moment. Depuis quinze jours, elle était mère d’un fils, dont les parrain et marraine étaient Henri Fauvet et Mme Archer, mère. L’enfant portait les noms de Henri Fauvet Archer ; Dolorès et Gaston considéraient devoir cela au père de Marcelle et de Monique. N’avait-il pas ouvert toutes grandes les portes du Beffroi à la jeune fille, lors du décès de Mme de Pont-Joly ? N’avait-il pas traité Dolorès comme si elle eut été sa fille ? Ne l’avait-il pas dotée richement ?

À propos de la dot de $10.000 donnés à Dolorès, le jour de ses fiançailles, Gaston avait offert à Henri Fauvet de les lui rendre ; cette petite fortune appartenait de droit à Monique maintenant.

Mais Henri Fauvet refusa de reprendre cet argent.

— C’est la dot de Dolorès, avait-il répondu, et puis, Gaston, ajouta-t-il en riant, je ne veux pas avoir l’air de me vanter ; cependant, je veux que tu comprennes que j’ai les moyens de doter mes trois filles convenablement.

Pauvre Henri Fauvet ! Il allait donc rester seul, au Beffroi ! Il est vrai que Monique serait sa voisine, puisque l’Eden n’était qu’à cinq milles de distance ; il est vrai aussi que Marcelle et son mari viendraient passer tous les étés avec lui. Ils quitteraient la ville de Québec le 1er mai, et n’y retourneraient qu’à la fin d’octobre. Tout de même, il ne put retenir ses larmes, quand ses enfants partirent, le soir de leur mariage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, franchissons une espace de quatre années, et retournons au Beffroi, l’hospitalier Beffroi. Mais auparavant, disons que Henri Fauvet avait fait construire un joli chalet sur le terrain de Cyril Florentin. Ce chalet portait encore le nom de « la maison de Febro ».

Henri Fauvet avait installé, dans « la maison de Febro », un des sinistrés du dernier feu de forêt ; un nommé Janson, parent éloigné de cette bonne Mme Emmanuel. Janson, inutile de le dire, ne jurait plus que par le propriétaire du Beffroi.

Sur les tombes de Cyril Florentin et de Febro, le père de Marcelle et de Monique avait fait ériger une grande croix en marbre blanc, sur laquelle se détachait, en lettres dorées, l’inscription suivante : « Cyril Florentin. Febro, son épouse. Tribut de reconnaissance de la famille Fauvet ». N’avaient-ils pas, ces braves gens, élevé Monique de leur mieux, faisant mille sacrifices pour lui donner la meilleure instruction possible ?

L’érection du chalet et du monument s’était fait, il y avait deux ans.

On était au 4 juillet. Dans le salon du Beffroi, un groupe, qui ne manquera pas de nous intéresser, était réuni : Henri Fauvet, Marcelle et son mari, Monique et son mari, Mme de Bienencour, pas du tout vieillie, toujours aimable et gaie. Il y avait là aussi Dolorès, son mari et leur petit Henri Fauvet Archer, l’enfant le plus brouillon, le plus tapageur au monde ; mais si fin, si gentil, que tous en raffolaient. Voyez, voici Yolande, Réal du Tremblaye, son mari, et leurs deux enfants ; un garçon et une fillette, voici aussi Jeannine et son mari Léon Martinel. Jeannine n’a pas d’enfants, mais elle dit souvent :

— Seigneur ! Gaston et Marcelle (ainsi se nomment les enfants d’Yolande) m’appartiennent, en quelque sorte. Voyez-vous, presque chaque jour, je les vole à Yolande, et puis, je les aime comme s’ils étaient à moi… Léon aussi les aime, je vous assure !

Mais continuons à nommer nos gens ; Olga, Karl Markstien, son mari et leur fils Lionel. Lionel, d’après le Docteur Karl, sera, un jour, médecin émérite, car le cher petit s’amuse constamment à envelopper du sel dans des bouts de papier blancs, qu’il plie, ensuite, sous forme de prises. Eh ! bien, qui vivra verra !

Où en étions-nous ?… Ah ! oui ! Wanda et Fred Cyr, son mari, sont aussi du groupe qui nous intéresse. Wanda, elle non plus, n’a pas d’enfants, ce qui la désole quelque peu ; tout de même, elle est heureuse, car Fred est le modèle des époux. Le Docteur et Mme Carrol sont aussi parmi nos amis.

Vers les trois heures de l’après-midi, arrive le Père Lemaître, et aussitôt, on procède à la sacristie, où seront baptisées deux petites jumelles, les premières-nées du mariage de Marcelle et de Gaétan. Les jumelles sont âgées de près de deux mois.

De l’une des jumelles, seront parrain et marraine Henri Fauvet et Mme de Bienencour ; de l’autre, ce seront Monique et son mari.

Quand, au baptême, le prêtre demanda les noms des petites, Mme de Bienencour posa la main sur sa filleule et répondit :

— Celle-ci, mon Père, c’est Marcelle.

Et Monique, de son côté, de dire :

— Et celle-ci, c’est Monique.

L’histoire se répète. Les jumelles des de Bienencour avaient, elles aussi, les cheveux d’or, les yeux violets, les traits fins et délicats : Marcelle et Monique allaient revivre dans ces petites.

Oh ! comme elle carillonne, encore, cette fois, la cloche du Beffroi, pour annoncer à tous le baptême des mignonnes jumelles, Marcelle et Monique de Bienencour !

C’est le soir du baptême. Sur la terrasse du Beffroi, sur le bord de la Rivière des Songes, nos amis sont assis. Les enfants sont couchés et tout est d’une tranquillité parfaite. Quel silence ! Quelle paix !

Ce silence, cette paix, on sait qu’ils règnent partout, ce soir : à l’Abri, demeure des Cyr ; à l’Eden, demeure des Le Briel ; au Grandchesne demeure des Carrol et des Markstien…

Ce silence, cette paix… Ils flottent au dessus de la Rivière des Songes ; de l’Avenue des Trembles, là-bas ; au-dessus des Cinq Ormes, de l’Arche Enchantée, de la « maison de Febro »… Ils flottent aussi sur la Cité du Silence, cité mystérieuse et étrange, qui ne se lasse jamais de contempler ses propres charmes dans le Miroir des Anges…

Soudain, un bruit interrompt le silence : c’est celui d’un train, ralentissant son allure, avant de pénétrer dans le Tunnel du Requiem.

Puis, dans le clocher du Beffroi, tintent neuf coups sonores…

Comme si ces divers bruits avaient pour effet d’interrompre les réflexions de tous, ils se retournent d’un commun accord et regardent le Beffroi.

À ce moment, doucement, lentement, apparaît l’astre des nuits, illuminant tous les environs…

Aussitôt, sur la terrasse entourant l’ancienne abbaye, se projette clairement l’ombre du beffroi.


FIN DE LA CINQUIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.

TABLE DES MATIÈRES



PREMIÈRE PARTIE

LE BEFFROI

Chapitre 1. — 
 3
Chapitre 2. — 
 5
Chapitre 3. — 
 6
Chapitre 4. — 
 7
Chapitre 5. — 
 9
Chapitre 6. — 
 10
Chapitre 7. — 
 11
Chapitre 8. — 
 13
Chapitre 9. — 
 15
Chapitre 10. — 
 16
Chapitre 11. — 
 17
Chapitre 12. — 
 19

DEUXIÈME PARTIE

LA DÉBUTANTE

Chapitre 1. — 
 20
Chapitre 2. — 
 22
Chapitre 3. — 
 23
Chapitre 4. — 
 26
Chapitre 5. — 
 27
Chapitre 6. — 
 29
 31
Chapitre 8. — 
 32
Chapitre 9. — 
 34
Chapitre 10. — 
 35

TROISIÈME PARTIE

L’ÉTOILE DU NORD

Chapitre 1. — 
 36
Chapitre 2. — 
 37
Chapitre 3. — 
 38
Chapitre 5. — 
 42
Chapitre 6. — 
 44
Chapitre 7. — 
 46
Chapitre 8. — 
 48
Chapitre 9. — 
 50
Chapitre 10. — 
 52

QUATRIÈME PARTIE

LE DOMAINE DU MYSTÈRE

Chapitre 1. — 
 53
Chapitre 2. — 
 55
Chapitre 3. — 
 57
Chapitre 4. — 
 59
Chapitre 5. — 
 60
Chapitre 6. — 
 62
Chapitre 7. — 
 63
Chapitre 8. — 
 65
Chapitre 9. — 
 67
Chapitre 10. — 
 68
Chapitre 11. — 
 70
Chapitre 12. — 
 71

CINQUIÈME PARTIE

À CHACUN SELON SES ŒUVRES

Chapitre 1. — 
 73
Chapitre 2. — 
 75
Chapitre 3. — 
 77
Chapitre 4. — 
 79
Chapitre 5. — 
 81
Chapitre 6. — 
 83
Chapitre 7. — 
 84
Chapitre 8. — 
 86
Chapitre 9. — 
 88
Chapitre 10. — 
 90
Chapitre 11. — 
 92
Chapitre 12. — 
 93