Édouard Garand (17p. 79-81).

CHAPITRE V

L’HÉRITAGE MATERNEL


— Marcelle ! s’écria Mme  de Bienencour, en s’agenouillant auprès du canapé. Qu’as-tu, pauvre petite ?… Tu es malade, ma chérie ; tu n’aurais pas dû te lever. Veux-tu, je vais te reconduire dans ta chambre ?

— Marraine ! Marraine ! s’exclama Marcelle, en se cramponnant à Mme  de Bienencour. Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

— Te sauver, Marcelle ?… Te sauver, de quoi, ma mignonne ?… Je ne comprends pas… Tu es nerveuse et excitée, tout simplement, car aucun danger ne te menace, chère enfant !

— J’ai peur, peur ! sanglota la jeune fille. Si vous saviez, marraine, de quelle… horreur je suis menacée !

— Ma fille… commença Henri Fauvet, d’une voix remplie de sanglots.

— Père, répondit-elle, vous connaissez mon terrible secret, vous !… Vous savez bien… ce qui se passe… ce qui… m’attend… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Ma bien-aimée, répondit Henri Fauvet, qui pleurait comme un enfant, je sais… oui, je sais… et je te plains de toute mon âme, Marcelle… Ah ! il serait temps encore, pourtant, si tu voulais essayer de surmonter…

— Hélas ! je ne puis pas, répondit Marcelle. Il est trop tard !

— Il n’est jamais trop tard pour…

— Ces maux de tête, ces vertiges, ces visions, ces absences de mémoire… Ô ciel ! cria-t-elle. Personne ne peut-il m’aider, et dois-je me débattre seule, au milieu de ce chaos, sans que nul de ceux qui prétendent m’aimer ne me tende une main secourable !

— Marcelle ! cria Henri Fauvet. Ma fille ! Tu me brises le cœur !

— Ma bien-aimée, fit Gaétan, en s’approchant plus près du canapé, que parlez-vous de vous débattre seule, sans que personne ne veuille vous aider ?… N’êtes-vous pas entourée de cœurs aimants ?… Voyez, à ce moment, votre père, votre marraine, votre fiancé…

— Mon fiancé ! Non ! Mille fois non ! Je vous aime trop, Gaétan, pour vous épouser jamais… Le terrible sort qui m’est réservée… Mme  de Bienencour, reprit-elle, vous avez bien connu ma mère ?

— Mais… oui, Marcelle.

— Elle aussi était… étrange, n’est-ce pas ? Elle aussi souffrait de maux de tête, de vertiges, d’absences de mémoire ?… Elle aussi, comme moi… Ô mon Dieu, ne m’appellerez-vous pas à vous, dès maintenant… avant que… sanglota la pauvre enfant.

Mme  de Bienencour était à la fois étonnée et effrayée de cette scène : seuls, Henri Fauvet et Gaétan croyaient en comprendre la triste signification, et tous deux en avaient le cœur brisé.

— Marcelle, dit Mme  de Bienencour, viens avec moi. Tu te mettras au lit et je resterai auprès de toi. Je te ferai la lecture, ou bien, nous causerons sur quelque sujet intéressant. Viens !

Comme une enfant docile, Marcelle obéit. Elle se leva en chancelant, et Gaétan accourut promptement pour la soutenir.

Soutenue donc par sa marraine et son fiancé, elle se disposait à quitter la bibliothèque, quand, soudain, elle se raidit, ses yeux se dilatèrent, tandis que sa main tremblante désignait des portières, derrière lesquelles était une table à écrire.

— La vision ! La vision ! murmura-t-elle.

— Ma toute chérie ! fit Gaétan.

— Ma fille bien-aimée ! fit Henri Fauvet.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme  de Bienencour.

— L’ombre ! La vision ! Je l’ai vue, là, derrière cette portière ! ne cessait de répéter Marcelle.

Henri Fauvet s’approcha des portières, qu’il écarta de la main.

— Vois, Marcelle, dit-il, il n’y a rien !

— La vision ! La vision ! fit-elle, de nouveau, puis elle s’évanouit.

Ce fut un évanouissement étrange, dont rien ne put la tirer. En vain lui frictionna-t-on le front, les bras et les mains ; rien ne semblait produire le moindre effet.

— Mon Dieu ! Va-t-elle mourir ? sanglota Henri Fauvet, en s’arrachant les cheveux, dans son désespoir.

— Un médecin ! cria Mme  de Bienencour. Gaétan posa son doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit Henri Fauvet, selle un cheval, et va au-devant du Docteur Carrol. Il est allé du côté de l’Eden. Mlle  Marcelle…

— M. Henri, répondit le domestique, le Docteur Carrol vient de franchir le Pont du Tocsin ; il sera ici dans un instant. Je cours à sa rencontre ! Pauvre Mlle  Marcelle ! Cher petit ange du bon Dieu ! ajouta-t-il.

Un moment plus tard, le médecin entrait dans la bibliothèque.

Mlle  Marcelle est malade, me dit V. P. ?

— Elle a perdu connaissance, Docteur, répondit Henri Fauvet.

— Ça ne sera rien, je l’espère ! dit le médecin, en s’approchant du canapé.

Aussitôt que le Docteur Carrol se fut assis auprès de Marcelle, Henri Fauvet alla fermer à clef la porte de la bibliothèque ouvrant sur le corridor ; il ne fallait pas risquer que Dolorès ou Iris Claudier pussent entrer. Le médecin aurait, sans doute, des révélations à faire, tout à l’heure, et il était nécessaire que Gaétan sut à quoi s’en tenir sur le compte de celle qu’il considérait comme sa fiancée… Mais Dolorès ne devrait pas savoir ; ce serait lui causer une peine inutile ; quant à Iris Claudier, elle n’avait rien à voir aux affaires de la famille.

Combien Henri Fauvet. Mme  de Bienencour, Gaétan et le médecin étaient loin de se douter qu’Iris était dans la même pièce qu’eux ! Elle n’était restée que quelques instants dans sa chambre. Assise par terre, dissimulée derrière un cabinet contenant des livres, elle assistait, insoupçonnée, au drame qui se déroulait dans la bibliothèque. Nous ne parlerons pas de la joie méchante qu’elle ressentait, afin de ne pas froisser les sentiments humains de nos lecteurs. Misérable fille ! Elle se réjouissait de ce qui allait broyer les cœurs de tous !

Le Docteur Carrol se pencha sur Marcelle, et il la regarda attentivement et longuement. Une expression d’étonnement indéfinissable se peignit sur ses traits. Il entr’ouvrit les yeux de la jeune fille, lui tâta le pouls et lui ausculta le cœur. Les lèvres serrées, l’œil dilaté, il ne proféra pas un mot tout d’abord, mais bientôt, s’adressant à Henri Fauvet, il dit, désignant la malade :

— Cet évanouissement n’a rien qui puisse inquiéter ; mais… j’aimerais à vous entretenir en particulier, M. Fauvet.

— Ah ! je sais bien ce que vous allez me dire, Docteur ! répondit le père de Marcelle, d’une voix tremblante. Je le sais… depuis ce matin… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme  de Bienencour.

— Parlez, Docteur Carrol ! ordonna Henri Fauvet. M. de Bienencour… espérait épouser ma fille ; il faut qu’il sache…

Mlle  Fauvet, si elle s’est évanouie, tout à l’heure, est complètement revenue de son évanouissement dit le Docteur Carrol.

— Revenue !… Mais… fit Mme  de Bienencour.

— Elle dort, en ce moment, d’un sommeil dont il serait impossible de l’éveiller…

— Impossible de l’éveiller, dites-vous, Docteur ! s’écria la marraine de Marcelle. Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas, non, je ne comprends rien à votre langage !

— Hélas ! répondit le médecin. Je regrette d’avoir à affirmer devant vous, Madame, devant M. Fauvet et devant M. de Bienencour que Mlle  Marcelle dort, en ce moment, sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! Vous devez vous tromper, Docteur, ou bien vous voulez rire !

— Rire, Madame !… Ah ! certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir croire que je me trompe… Mlle  Fauvet est morphinomane, et cela, depuis quelque temps déjà. Il y a des signes, voyez-vous, auxquels un médecin ne saurait se tromper.

— Morphinomane ! Marcelle ! Cette enfant ! Impossible ! cria Mme  de Bienencour. M. Fauvet ! reprit-elle, Gaétan ! Comment pouvez-vous rester là, tous deux, et entendre accuser cette innocente créature d’une si terrible chose ? Morphinomane ! Marcelle ! Allons donc !

— Madame, dit le médecin, sachez-le, depuis vingt-cinq ans que je pratique ma profession, j’ai été témoin de bien des tragédies… Je me suis vu, plus d’une fois, obligé de causer de grandes peines, on le comprendra… Mais, jamais je ne me suis trouvé dans une situation comme celle-ci. Affirmer ce qui doit briser le cœur du meilleur des pères et du plus tendre des fiancés ; cela me cause une affreuse douleur, et je me serais certainement tu, si je n’avais reçu l’ordre de parler…

— Ô mon Dieu ! s’exclama Mme  de Bienencour, qui fondit en sanglots.

— J’estime si profondément M. Fauvet et M. de Bienencour, continua-t-il, j’ai un tel respect pour vous, Madame, et tant de réelle affection pour cette enfant, ajouta-t-il, en désignant Marcelle, que ma position ne saurait être plus pénible.

— Chère Mme  de Bienencour, dit Henri Fauvet, d’une voix remplie de pleurs, ma pauvre Marcelle a hérité de cette malheureuse habitude sa mère… Ondine…

— Ondine ! Mais…

— Oui, Madame, Ondine !… Vous ne vous en êtes jamais doutée… Je la faisais passer pour une invalide… Souvenez-vous… Elle a perdu la raison… et Marcelle… Ô ciel ! Marcelle est devenue, pour le moins… étrange, depuis quelques semaines. Que Dieu ait pitié d’elle, et de moi !

— Une chose m’intrigue pourtant, dit le Docteur Carrol ; la morphine ne court pas les chemins ; rien de plus difficile que de s’en procurer, et, dans ces régions perdues… Comment Mlle  Marcelle a-t-elle pu ?… Je ne comprends pas…

— Mon Dieu ! répondit Henri Fauvet, en sanglotant, je crains fort qu’elle se soit procuré ce… poison chez vous, Docteur !

— Chez moi !

Henri Fauvet raconta alors au médecin ce qu’il avait raconté à Rose.

— C’est bien possible ! dit le Docteur Carrol. Pauvre pauvre petite ! ajouta-t-il, en passant sa main sur le front de Marcelle.

— L’héritage maternel… murmura Henri Fauvet. L’héritage maudit…

— M. Fauvet, intervint le médecin, je crois qu’il vous serait difficile, sinon impossible de vous emparer de cette morphine… essayez plutôt de lui parler sérieusement à Mlle  Marcelle et…

— Oui, j’essayerai… demain peut-être…

— Mais, c’est épouvantable ! s’écria Mme  de Bienencour, qui fondit en larmes.

— Gaétan, dit le père de Marcelle, vous le comprenez, tout est fini entre vous et ma fille !

— Ô mon pauvre Gaétan ! fit Mme  de Bienencour.

— M. Fauvet, répondit le jeune homme, nous allons essayer de la… guérir notre chérie, puis, je l’épouserai… avec votre consentement, s’entend ; sinon, jamais je ne me marierai, car, Marcelle, je l’aimerai tant que j’aurai un souffle de vie ! Ô ma chère, chère bien-aimée ! s’écria-t-il, en se jetant à genou près du canapé et entourant la jeune fille de ses bras, tandis que des sanglots s’échappaient de sa poitrine.

— Voyez, fit, soudain le Docteur Carrol ; Mlle  Marcelle va bientôt s’éveiller… Je vais me retirer, afin que ma présence ne l’effraie pas ; je reviendrai demain, dans l’avant-midi. Je vous conseille à tous d’agir comme si elle n’avait eu qu’un simple évanouissement, car, aussitôt qu’elle sera complètement réveillée, elle reviendra à son état normal. Adieu !… Et bon courage, à tous !

Ce qu’avait prédit le médecin arriva : Marcelle, complètement éveillée, revint à son état normal, et même, vers les quatre heures de l’après-midi, elle put sortir et faire une promenade à cheval, en compagnie de Gaétan. Combien celui-ci eut voulu profiter de l’occasion pour parler sérieusement à la jeune fille, et la supplier de renoncer, pour toujours, à sa malheureuse habitude ! Mais cette tâche appartenait, de droit, à Henri Fauvet, et la journée du lendemain ne se passerait pas, probablement, sans qu’il eut, avec sa fille, une conversation, dont dépendrait l’avenir des deux fiancés.

Pauvre, pauvre Marcelle ! Et pauvre Henri Fauvet ! Pauvre Gaétan ! Et aussi, pauvre Mme  de Bienencour, qui aimait sa filleule comme si elle eut été sa fille !