Édouard Garand (17p. 77-79).

CHAPITRE III

LES ANGOISSES D’UN PÈRE


Dans la salle à manger du Beffroi, on attendait Marcelle, pour déjeuner. Mais Rose vint dire que la jeune fille dormait et qu’il valait mieux ne pas l’éveiller, vu qu’elle avait peu dormi, durant la nuit.

Si on eut pris la peine d’observer Iris Claudier, pendant que Rose parlait, on se serait aperçu qu’elle jubilait, littéralement.

Quant à Gaétan, après un moment de déception, il dit :

— Si vous voulez me prêter Luna, M. Fauvet, j’irai, après le déjeuner, rendre visite à M. Le Briel. Le temps est superbe, et rien ne me serait plus agréable qu’une course à cheval.

— Mon cher Gaétan, répondit Henri Fauvet, Luna et mes autres chevaux sont à votre entière disposition, vous le savez bien ! Je suis certain que M. Le Briel sera heureux de vous voir.

— Ne m’accompagnerez-vous pas, Mlle Dolorès ? demanda Gaétan.

— Ce serait avec plaisir, croyez-le, si je n’avais pas infiniment de choses à faire, cet avant-midi, répondit Dolorès. Vous voudrez bien saluer M. Le Briel pour moi, n’est-ce pas ?

Lorsque Gaétan revint de sa promenade à cheval, il monta dans sa chambre afin de changer d’habit. Le Beffroi paraissait vide ; de fait, il devait l’être, car le jeune homme avait aperçu Mme de Bienencour et Dolorès, ensemble, sur la terrasse, et un peu plus loin, Iris Claudier. Le maître de la maison devait être dans son étude, et Marcelle devait sans doute être dans la bibliothèque. Il était onze heures passées ; elle était levée depuis longtemps.

Gaétan n’occupait plus une des cellules, depuis le départ des autres invités ; sa chambre à coucher, maintenant, était sur le même palier que celles de Henri Fauvet, de Mme de Bienencour et des jeunes filles.

Il venait de pénétrer dans sa chambre, lorsqu’il entendit les pas de Rose dans le corridor, puis, dans l’escalier en spirale descendant au premier étage. Où allait-elle ?… Les domestiques se servaient toujours de l’escalier de service, qui aboutissait à la cuisine, pourtant. Mais, Gaétan haussa les épaules ; ce n’était assurément pas de ses affaires !

Soudain, une exclamation parvint à ses oreilles : « Mon Dieu » ! disait la voix de Henri Fauvet, puis Rose remonta l’escalier, précédée du père de Marcelle.

Quoiqu’il fut devenu très inquiet, Gaétan ferma sa porte de chambre, par discrétion. Cependant, il y avait quelque chose… Peut-être Marcelle était elle malade ?… Elle avait eu tant de peur, la veille, la pauvre enfant !

Mais voilà que, de sa chambre, éloignée de celle de Marcelle par toute la longueur du corridor, arriva au jeune homme le bruit d’une porte ouverte et refermée brusquement, puis des piétinements, puis…

— Ciel (C’était la voix de Henri Fauvet). Y a-t-il longtemps qu’elle dort ainsi, Rose ?

— Depuis… je n’en sais rien, M. Fauvet. Je ne m’en suis aperçue que ce matin, fit la voix de Rose.

— Une congestion cérébrale peut-être ?…

— Je ne le crois pas, M. Fauvet. Mlle Marcelle n’a pas la moindre fièvre ; jugez-en vous-même.

Gaétan fut très étonné de constater que ces voix lui parvenaient si clairement ; mais il eut vite compris qu’il y avait là un singulier effet d’acoustique. Il eut voulu quitter sa chambre, pour donner signe de vie. On le soupçonnerait peut-être d’une indiscrétion. Ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de laisser ignorer sa présence à Henri Fauvet.

— Mais… ce sommeil… qui parait si peu naturel, Rose !

— Hélas ! Monsieur Fauvet, hélas !… Voyez ses yeux à Mlle Marcelle ; ce regard vitré, quand on soulève ses paupières… Vous et moi, nous avons vu ce même regard… jadis… Mme Fauvet…

— Que veux-tu dire, Rose ?… Pas… pas que Marcelle est…

— Hélas ! trois fois hélas !… Il y a longtemps que je soupçonne ce qui se passe, M. Fauvet : Mlle Marcelle a hérité de sa mère son goût pour la…

— Non ! Non ! pas cela ! Pas cela ! Tu veux me faire entendre que, elle aussi, ma fille bien-aimée est morphinomane ? C’est impossible ! Impossible !

— M. Fauvet, vous savez si j’aime Mlle Marcelle ? fit la voix de Rose. Je donnerais, sans hésiter, ma vie, pour la dérober à cette malheureuse habitude qu’elle a contractée, ou plutôt, qu’elle a héritée de sa malheureuse mère… J’ai essayé plus d’une fois, M. Fauvet, d’éloigner les occasions, en couchant dans le boudoir de Mademoiselle, même à son insu. Ne dormant que d’un œil, je surveillais sa chambre à coucher… Inutilement, cependant, car, plus souvent qu’autrement, elle a trouvé le moyen de tromper ma vigilance.

— Mais, Rose, répondit, d’une voix remplie de sanglots, le père de Marcelle, où aurait-elle pu se procurer de la morphine ? Tu vois bien que c’est impossible !

— Elle s’en est procurée pourtant ! affirma Rose. Ni vous, ni moi, nous ne pouvons nous tromper aux signes… Souvenez-vous de Mme Fauvet. Souvenez-vous des nuits d’angoisse que nous avons passées à son chevet. Oh ! pauvre chère Mlle Marcelle !

Il y eut quelques moments de silence.

— Mon Dieu ! Je sais où elle s’est procurée cette morphine, Rose ! cria soudain Henri Fauvet. Lors d’une visite que nous fîmes, Marcelle, Dolorès et moi, chez le Docteur Carrol, j’ai surpris ma pauvre fille debout, près d’un cabinet contenant des anesthésiques… Oui, je me souviens !… Mais, ciel ! Combien j’étais loin de me douter que… Cette fiole de morphine, il faut la trouver, Rose !

— Ah ! Pensez-vous que je ne l’ai pas cherchée cette fiole de… poison, M. Fauvet !… Jamais nous n’avions pu mettre la main sur celle que possédait Mme Fauvet, vous vous en souvenez ?… J’ai cherché, hier encore, avec l’aide de V. P. et…

— V. P. dis tu, Rose ? Il sait donc ?…

— Oui, M. Fauvet, V. P. sait à quoi s’en tenir, lui aussi, et il en est presqu’au désespoir.

— Ainsi, le personnel du Beffroi… commença Henri Fauvet.

— Non pas ! Non pas ! V. P. et moi seulement, nous savons à quoi nous en tenir. Mme Emmanuel trouve parfois Mlle Marcelle étrange, il est vrai ; mais, de là à soupçonner…

— Étrange ! Marcelle !… Oui, Rose, c’est vrai qu’elle est étrange parfois, la pauvre enfant… Combien j’étais loin de me douter cependant que c’était l’effet de la morphine !… Que Dieu ait pitié d’elle et de moi !

Des sanglots, d’horribles sanglots parvinrent à Gaétan, puis, des pas dans l’escalier, des pas d’homme ; ce devait être V. P.

En effet, on frappait à la porte de chambre de Marcelle, et, aussitôt, s’éleva la voix de Vincent.

— M. Henri ! Mon maître, mon cher, cher maître ! disait le domestique. Ne vous désolez pas ainsi, je vous en prie !

— Tu savais, V. P. ?… demanda Henri Fauvet, en désignant, probablement, le lit de Marcelle.

— Oui, mon maître, je savais… Rose aussi savait…

— Pourquoi ne m’avoir pas averti ?

— Oh ! M. Henri, répondit V. P., à quoi cela aurait-il servi ? Vous auriez été malheureux, et, hélas, qu’auriez-vous pu y faire ?

— Ma fille ! Ma Marcelle ! Mon innocente et pure enfant ! pleurait Henri Fauvet.

— M. Henri, reprit V. P., j’ai vu, il y a un instant, Mme de Bienencour et Mlle Dolorès se diriger du côté de la maison. Pardonnez-moi, si j’ose vous suggérer de descendre dans votre étude ; si vous restez ici, ces dames viendront immédiatement voir ce qui se passe, et…

— Et il faut éviter un scandale, à tout prix !… Tu as raison, V. P. ! C’est bien assez que je vais être obligé d’avertir M. de Bienencour de ce qui se passe, puisqu’il est le fiancé de ma fille. Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Si j’étais vous, M. Henri, je ne dirais rien à M. de Bienencour.

— Ne rien lui dire ! Le laisser épouser ma pauvre Marcelle ! Tu n’y penses pas ! Souviens-toi des angoisses par lesquelles je suis passé, moi, jadis, et encore, en ce moment ! Ne pas avertir M. de Bienencour, mais ce serait un crime !… Allons ! Je descends m’enfermer dans mon étude. Viens, V. P. ! Quant à toi. Rose, reste ici, et ferme la porte à clef. Je compte sur toi pour ne laisser pénétrer personne dans cette chambre.

Gaétan entendit Henri Fauvet et son domestique quitter la chambre de Marcelle, puis la porte de l’étude se fermer brusquement, et il se dit qu’il aurait le temps d’atteindre le premier palier avant l’arrivée de Mme de Bienencour et de Dolorès.

Descendant hâtivement l’escalier en spirale, il se dirigea vers la bibliothèque, et il venait de saisir un livre, au hazard, quand sa tante et Dolorès entrèrent.

— Tiens ! Gaétan ! fit Mme de Bienencour. Y a-t-il longtemps que tu es de retour ?

— Cinq minutes à peu près, tante Paule.

— Où donc est Marcelle ?

— Je ne l’ai pas vue, répondit Gaétan.

— Je croyais qu’elle viendrait nous rejoindre sur la terrasse, dit Dolorès.

Mlle Marcelle est encore dans sa chambre, je crois, dit Gaétan ; je ne l’ai vue nulle part.

— Serait-elle malade ? demandèrent, en même temps, Mme de Bienencour et Dolorès.

À ce moment, Henri Fauvet arrivait. Une exclamation étouffée jaillit de la bouche de Gaétan et des deux dames : le père de Marcelle était blanc comme de la chaux, ses joues s’étaient creusées, ses yeux étaient cernés de noir, ses lèvres étaient blanches et de profondes rides se voyaient sur son front et autour de sa bouche. Le maître du Beffroi paraissait avoir vieilli de plus de vingt ans.

— Ciel ! M. Fauvet, qu’y a-t-il ? s’écria Mme de Bienencour.

— Marcelle est malade, Madame de Bienencour, répondit-il d’une voix très altérée.

— Malade ! Marcelle ! fit Dolorès. Oh ! je vais…

— Rose est auprès d’elle, Dolorès, et je lui ai donné ordre de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.

— Mais, moi, M. Fauvet ! Sûrement, vous ne m’empêcherez pas d’approcher de Marcelle, de ma meilleure amie, de ma sœur chérie !

— Je le regrette, Dolorès, mais je me vois obligé de te défendre d’approcher de la chambre de Marcelle… C’est que, vois-tu… je crains qu’elle ne soit atteinte de quelque maladie… contagieuse.

— Vous ne faites pas venir le médecin, M. Fauvet ? demanda Mme de Bienencour. Je suis certaine que Gaétan se rendrait immédiatement chez le Docteur Carrol, si vous le désirez.

— Assurément oui ! répondit Gaétan, pour répondre quelque chose. Car, il comprenait bien pourquoi Henri Fauvet ne faisait pas venir le médecin.

— Alors, pourquoi retarder, mon cher neveu ? demanda Mme de Bienencour.

— Parce que je sais que ni le Docteur Carrol, ni le Docteur Karl ne sont actuellement au Grandchesne ; je les ai rencontrés, tous deux, en revenant de chez M. Le Briel. Bayard allait grand train, et le Docteur Carrol m’a crié, en passant : « Cas pressé ! Affaire de vie ou de mort » !

— Alors, le Docteur Carrol ne passera pas au Beffroi sans arrêter, à son retour, dit Dolorès.

— Il ne nous reste qu’à l’attendre ! fit Henri Fauvet d’une voix tremblante.

Mme de Bienencour regarda, d’un air étonné, le père de Marcelle… Comment ! Sa fille était malade, en danger peut-être, et il prenait les choses si tranquillement ! Il est vrai que les deux médecins étaient absents, mais il était, pour le moins, surprenant que quelqu’un ne fut pas envoyé à leur rencontre !

Après le repas du midi, auquel personne ne fit honneur, si ce n’est Iris Claudier, on se retira à la bibliothèque, et chacun se livra silencieusement à l’occupation de son choix.

Vers les deux heures de l’après-midi, V. P. vint demander à Henri Fauvet la permission de l’entretenir en particulier.

— M. Henri, fit-il, Mlle Marcelle est réveillée, me dit Rose, et elle a exprimé le désir de venir se joindre aux autres, dans la bibliothèque.

— Ah ! s’exclama Henri Fauvet. Et comment est-elle, V. P. ?

— Bien, très bien… sauf un léger mal de tête.

— Qu’elle descende, alors ! répondit Henri Fauvet, après avoir hésité un instant. Dans la bibliothèque étaient seulement Mme de Bienencour et Gaétan. Dolorès était sortie faire une promenade à pied et Iris Claudier s’était retirée dans sa chambre.

— Marcelle se sent beaucoup mieux, me dit V. P. annonça Henri Fauvet, en revenant dans la bibliothèque ; elle sera ici dans quelques instants maintenant.

À peine eut-il prononcé ces paroles que la porte s’ouvrit et Marcelle entra… Elle sourit à tous, puis, évadant son père et son fiancé, qui étaient accourus à sa rencontre, elle se dirigea, en chancelant, vers le canapé, sur lequel elle tomba, puis elle fondit en sanglots.