Édouard Garand (17p. 75-77).

CHAPITRE II

LA VISION


Quand, après le repas du soir, on se fut retiré dans la bibliothèque, la conversation devint générale, ainsi que l’avait prévu Gaétan. Soudain, Mme de Bienencour demanda :

— N’y a-t-il pas de registres de cette ancienne abbaye, quelque part ?

— Certainement, il y en a, Mme de Bienencour ! répondit Henri Fauvet. Même, que Marcelle a passé plus d’une heure à les feuilleter.

— C’est si intéressant aussi ! s’écria la jeune fille. Si vous le désirez, chère marraine, j’irai bien chercher un de ces registres; vous en jugerez, par vous-même ?

— Ça m’intéresserait beaucoup. Marcelle, dit Mme de Bienencour. Où sont donc ces registres ?

— Dans la Chambre de la Tour, conduisant au beffroi. J’y vais !

— Attendons que Gaétan soit rentré à la maison ; il ira les chercher.

— Oui, attendons Gaétan, ou bien, attendons à demain, Marcelle, dit Henri Fauvet. La Chambre de la Tour… ce n’est pas… gai, à l’heure du crépuscule, ce me semble !

— Il fait encore clair, vous savez, père.

— Comme tu voudras, ma chérie.

Après le départ de la jeune fille, il se fit un silence dans la bibliothèque, on n’entendait que le cliquetis des broches à tricoter de Mme de Bienencour, le froissement des feuilles d’un livre, que Dolorès était à lire, et le grincement de la plume d’Iris Claudier, qui était à écrire à son fiancé. Gaétan était rentré, lui et Henri Fauvet fumaient silencieusement.

Tout à coup, un cri retentit, un terrible cri. En un clin d’œil, les deux hommes furent debout, prêts à s’élancer dans le corridor.

— Encore cette folle ! murmura Iris Claudier, de manière à être entendue de Gaétan.

Celui-ci allait répondre à Iris par quelque cinglante remarque, quand apparut, sur le seuil de la porte, V. P., tenant dans ses bras Marcelle évanouie.

— Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’y a-t-il ? firent, en même temps, Henri Fauvet, Gaétan, Mme de Bienencour et Dolorès.

— Je ne sais pas ce qui a effrayé Mlle Marcelle, répondit V. P. Je l’ai entendue crier, et je suis arrivé juste à temps pour l’empêcher de tomber tout le long de l’escalier conduisant au grenier. Mon Dieu ! Mon Dieu ! ajouta-t-il, tandis que des larmes coulaient sur ses joues, car, comme tous les domestiques du Beffroi, V. P. adorait Marcelle.

Marcelle ayant été déposée sur un canapé, tous, excepté Iris, l’entourèrent. Vincent reçut l’ordre d’aller chercher Rose, et d’apporter du cognac.

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux.

— Père ! Gaétan ! balbutia-t-elle.

— Ma toute chérie ! s’écria Henri Fauvet.

— Mon ange adoré ! s’exclama Gaétan.

— Père ! Père ! J’ai vu… j’ai vu…

— Qu’as-tu vu, Marcelle ? demanda Mme de Bienencour.

— Qu’est-ce qui t’a effrayée, mon amie ? demanda, à son tour, Dolorès.

— Est-ce l’Ombre du Beffroi que tu as vue. Marcelle ? fit Henri Fauvet. Il ne faut pas la craindre, ma chérie, car elle n’est pas dangereuse.

— Non ! Non ! s’écria Marcelle. Puis, désignant Iris Claudier, elle ajouta : Ô père, aujourd’hui, cette fille a dit que, « qui plante des muguets, meurt dans l’année », et je sais bien que je mourrai bientôt, car…

Elle ne put achever sa phrase. Ses lèvres, blanches comme le reste de son visage, tremblaient, et on entendait claquer ses dents.

— Allons ! Dis-moi ce que tu as vu, Marcelle ! implora Henri Fauvet. Quant à ce que t’a dit Mlle Claudier, tu es trop intelligente, assurément, pour t’y arrêter, même un instant !

— Mais… elle m’a dit que je mourrais bientôt et… elle a dit vrai, car, tout à l’heure, dans l’escalier conduisant au beffroi…

Rose arrivait à la bibliothèque, portant une bouteille de cognac.

— Tiens, mon enfant, dit Henri Fauvet, prends ce verre de cognac ; ça te remettra un peu, et Rose va te frotter les tempes avec cette boisson.

Lorsqu’elle eut bu le cognac, Mme de Bienencour lui demanda ;

— Te sens-tu capable de nous dire maintenant, ce qui t’a tant effrayée ?

— Je vais essayer, chère marraine. En quittant la bibliothèque, je me suis rendue dans la Chambre de la Tour, y chercher le registre dont je vous avais parlé. L’ayant trouvé, je me dis que je monterais dans le beffroi, voir se coucher le soleil. Lorsque disparut l’astre du jour, je redescendis l’escalier en spirale conduisant dans la Chambre de la Tour… Or, j’étais rendue à la moitié de l’escalier seulement, quand… Oh ! fit Marcelle, en cachant son visage dans ses mains et tremblant de frayeur.

— Allons, Marcelle ! Allons ! fit Mme de Bienencour.

— Achevez votre récit, si vous le pouvez, chère bien-aimée ! supplia Gaétan. Il nous tarde tant de savoir !…

— Tu t’es trouvée en face de l’Ombre du Beffroi, n’est-ce pas, Marcelle demanda Henri Fauvet. L’ombre du moine…

— L’Ombre du Beffroi ! répétèrent-ils tous.

— Assurément, M. Fauvet, vous ne croyez pas à la légende ; celle qui dit qu’un moine, mort depuis tant et tant d’années, hante le beffroi de cette ancienne abbaye ! dit, en souriant, Mme de Bienencour.

— Si je n’avais pas vu cette Ombre, vu, de mes yeux vu, je serais le premier à rire de cette superstition, répondit Henri Fauvet, gravement.

— Mon doux Sauveur ! s’exclama Rose, en se signant. Moi aussi, je l’ai vue, et plus d’une fois !

— Moi aussi, je l’ai vue ! dit Marcelle. Mais… pas ce soir… Ce soir, c’est…

— Ne continueras-tu pas ton récit, Marcelle ?

— Je vais essayer, Dolorès. J’étais descendue à peut-être la moitié de l’escalier, fit Marcelle, quand je me vis remontant cet escalier, dans la direction du beffroi… Oui, je me vis remontant l’escalier ; je me vis, comme dans une glace…

— Vraiment, s’écria Iris Claudier, du pupitre près duquel elle était assise, ce serait très intéressant tout cela, si ce n’était pas si insensé !

— Mêle-toi de ce qui te regarde, Iris, ma bonne ! réprimanda vertement Mme de Bienencour.

— Bien sûr, Marcelle, tu as eu une… vision ! fit Henri Fauvet, en souriant. Comment aurais-tu pu te voir toi-même remontant l’escalier ? Je n’aimais guère te voir monter au beffroi à l’heure du crépuscule, mon enfant, et, sans doute, tu étais, sans trop le savoir, un peu effrayée ; c’est pourquoi…

— Je jure que je dis la vérité, père ! J’ai vu mon ombre, je l’ai vue !… Instinctivement, mes mains se tendirent vers la… vision ; mais elles ne rencontrèrent que le vide… Alors, je dus crier… Je ne sais comment je descendis le reste de l’escalier, ni comment j’atteignis l’escalier conduisant au second palier… J’eus la sensation d’une chute, puis j’entrevis V. P., qui me tendait les bras… Ensuite, plus rien…

Un grand silence accueillit le récit de Marcelle. Qu’aurait-on pu dire ? On le comprenait bien, elle avait été victime d’une illusion d’optique, d’une sorte de vision ; mais, comment lui faire entendre raison, dans l’état d’énervement et de frayeur où elle était ?

Tous furent donc excessivement surpris de voir, soudain, Iris Claudier venir se joindre au groupe entourant le canapé, et l’étonnement fut à son comble, lorsqu’elle osa dire :

— Mon Dieu, M. Fauvet, vous feriez bien de faire examiner votre fille par un médecin aliéniste, je crois. Le récit qu’elle vient de nous faire dénote un esprit tout à fait détraqué… N’y a-t-il pas eu des fous ou des folles dans votre famille, cher M. Fauvet ?

— Mon doux Seigneur ! cria Rose.

Henri Fauvet devint très pâle, et Marcelle faillit s’évanouir de nouveau.

— Taisez-vous, misérable créature ! cria Dolorès, en secouant le bras gauche d’Iris.

Gaétan, saisissant le bras droit de la secrétaire de sa tante, lui fit ployer le genou, et Mme de Bienencour, en proie à la colère, lui appliqua sur la joue un résonnant soufflet.

— Méchante créature ! s’exclama-t-elle.

Les yeux de chat d’Iris s’ouvrirent démesurément, tout d’abord, puis ils se fermèrent tout à fait.

— Je me vengerai de vous tous ! s’écria-t-elle. Mais surtout de vous, Gaétan, mon cousin, et de vous, ma tante de Bienencour !

— Je te défends de me donner le titre de tante, misérable fille ! dit Mme de Bienencour.

— Ah ! bah ! Que de bruit pour cette… poupée ! dit Iris, en désignant Marcelle. Vous savez bien, tous, ce qui en est !… Sinon, demandez à Rose, ici présente, ce qu’elle sait, à propos de sa chère Mlle Marcelle.

— Que veut-elle dire ? demanda Henri Fauvet.

— Elle ne le sait pas elle-même ! répondit Dolorès. Cher M. Fauvet, reprit-elle, je vous avais mis en garde contre cette… vipère. Pourquoi avez-vous invité cela ici. Chassez-la, M. Fauvet ! Chassez-la !

— Oui ! Oui ! Chassez-la !

Ce fut le cri de Mme de Bienencour et de Gaétan.

— Non pas ! répondit Henri Fauvet. Elle restera ici, encore quelque temps, car, d’ici huit jours, je désire qu’elle me donne l’explication de ses paroles venimeuses… Vous avez compris, n’est-ce pas, Mlle Claudier ? Vous aurez toute liberté, au Beffroi, mais vous ne pourrez quitter notre terrain, ni ses environs, avant que nous ayons eu une conversation ensemble, vous et moi. Mais, tonna-t-il, je vous défends d’approcher de ma fille, comprenez-vous !

Il posa le doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit-il, Mlle Claudier ne devra pas quitter le terrain du Beffroi. Tu m’entends ?…

— Certainement, M. Henri !

— Elle reste ici, mais elle n’aura pas la liberté d’aller plus loin que le Pont du Tocsin. Je te charge de voir à ce que mes ordres soient exécutés, à la lettre !

— Bien, M. Henri ! répondit le domestique, dont le visage rayonnait. Inutile de le dire, V. P., Rose et les autres domestiques haïssaient cordialement Iris Claudier.

On ne veilla pas tard, ce soir-là. Il n’était que dix heures lorsque chacun fut installé dans sa chambre.

Rose avait résolu de coucher sur le canapé du boudoir de Marcelle ; pas un seul instant, elle ne quitterait la chère petite ! Pourtant, vers onze heures elle se rendit à la cuisine, faire chauffer un peu de lait ; Marcelle lui ayant exprimé le désir d’en boire…

Le lendemain matin, quand Rose pénétra dans la chambre de la jeune fille celle-ci dormait profondément, si profondément même, que la servante, prise de soupçons, se pencha et la regarda avec attention.

Soudain, une expression douloureuse se peignit sur les traits de Rose, puis elle secoua Marcelle légèrement par le bras. N’obtenant aucun résultat, elle entr’ouvrit les paupières de celle qui dormait, et aussitôt, une exclamation étouffée jaillit de ses lèvres :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Malgré toutes les précautions que j’ai prises, elle a encore pris de la morphine la pauvre enfant ! Ça doit être quand je suis allée à la cuisine, à onze heures, hier soir. Lorsque Mlle Marcelle a exprimé le désir de boire du lait chaud, ce n’était, je le vois bien maintenant, qu’un prétexte pour m’éloigner de sa chambre… Pendant mon absence, elle a pris de ce… poison… La pauvre, pauvre petite !… Je commence à craindre pour sa raison… Elle est si… étrange, par moments Mlle Marcelle !… Que Dieu ait pitié d’elle, de son père, et… de nous tous !