Édouard Garand (17p. 59-60).

CHAPITRE IV

AU BORD DE L’ABÎME


Les deux jeunes gens furent plus d’une heure à la Cité du Silence. Qu’ils étaient loin de se douter qu’ils avaient été vus ! Enfin, ils se décidèrent à partir.

— Il commence à se faire tard, dit la jeune fille, partons, partons, sans retard !

— Encore un quart d’heure, un tout petit quart d’heure, je vous prie ! implora le jeune homme.

— Non ! Non ! Avant que je sois de retour chez moi, ce sera déjà presque l’aurore. Ne tardons plus !

— Êtes-vous sûre, Mlle Marcelle, de pouvoir rentrer au Beffroi, sans que personne n’en ait connaissance ? demanda Raymond. Ah ! j’espère que…

— Ne craignez rien pour moi, M. Le Briel ; je rentrerai sans danger.

Soudain, Raymond, se retournant pour adresser la parole à sa compagne, fut victime d’un accident ; son pied glissa, il perdit l’équilibre et il tomba. En un clin d’œil, il disparut, mais la jeune fille l’entendit rouler, de rocher en rocher… Allait-il tomber dans le lac, qui, d’après la légende, était un gouffre sans fond ?… Épouvantée, hors d’elle-même, elle l’appela ;

— Raymond ! Raymond ! Ô ciel ! Raymond !

Puis elle se mit à courir, sans souci du danger qu’il y avait pour elle-même de faire quelque faux pas, dont le résultat pourrait être fatal. S’il allait être précipité dans le lac !… Certes, elle venait de s’en vanter, elle était nageuse émérite ; mais Raymond Le Briel devait peser, pour le moins 150 livres ; jamais elle ne parviendrait à lui sauver la vie, s’il allait se noyer !

— Raymond ! Raymond ! Oh ! répondez, de grâce !

Un silence absolu régnait partout ; l’écho seul répondit aux appels de la jeune fille… Était-il déjà noyé ?…

Non, cependant ; elle venait de l’apercevoir, étendu, au pied d’un mur de pierre, couché sur une sorte de corniche de trois pieds de large à peine… Heureusement pour lui, il avait perdu connaissance, car, au moindre mouvement qu’il eut essayé de faire, il aurait roulé dans le lac.

Qu’imaginer pour le sauver ?… Elle s’approcha du jeune homme et saisit la ceinture en cuir qu’il portait autour de sa taille, afin de le retenir. Elle le savait bien pourtant, au moindre mouvement qu’il ferait, il l’entraînerait avec lui dans l’abîme.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleura-t-elle.

Tout à coup, Raymond ouvrit les yeux.

— Marcelle ! murmura-t-il.

— Pour l’amour de Dieu, M. Le Briel, s’écria-t-elle, essayez de vous lever ; je vais vous y aider… Mais, prenez garde ! L’abîme est à votre gauche… Tenez, accrochez-vous à ce sapin, qui est à votre droite… Prenez garde ! Prenez garde !

Obéissant machinalement, Raymond fut bientôt debout et, appuyé sur l’épaule de la jeune fille, il put prendre le petit sentier conduisant à l’anse, où ils avaient laissé leur embarcation.

— Vous vous êtes fait mal, en tombant, n’est-ce pas, M. Le Briel ? Vous boitez ; vous boitez même beaucoup !

— Ce n’est rien, rien. Une légère entorse au pied gauche et c’est tout… Mon ange ! Mon ange ! Pour la deuxième fois, vous m’avez sauvé la vie !

— Non ! Non ! protesta-t-elle. Je n’ai rien fait… Vite, hâtons-nous ; il se fait tard ! Je manierai les avirons, pour le voyage du retour ; vous vous chargerez du gouvernail.

— J’aurai fière mine, pour arriver au Beffroi, ne trouvez-vous pas ? fit Raymond en souriant ; mais, sans doute, je serai mieux, demain.

— Je l’espère ! répondit-elle.

Ils furent bientôt parvenus à la petite anse servant de port à leur chaloupe. Prenant place dans l’embarcation, ils s’éloignèrent aussitôt de la Cité du Silence…

Encore une fois, on passa sous l’Arche Enchantée, puis, derrière la maison du Docteur Carrol, et enfin, on arriva aux Cinq Ormes.

— Vous débarquez ici, M. Le Briel, dit la fille de Henri Fauvet. Êtes-vous venu de l’Eden à pied ?

— Non. J’ai mis Aquilon à l’abri sous un hangar, non loin d’ici, répondit le jeune homme. Marcelle ! Marcelle ! reprit-il, merci, du plus profond du cœur merci, pour ces quelques heures de bonheur que vous venez de me donner !… Je ne puis…

— N’oubliez pas ce qui a été convenu entre nous !… Jamais vous ne ferez allusion à cette excursion que nous venons de faire, même quand nous serons seuls tous deux, vous et moi.

— J’ai promis, ma bien-aimée, et vous pouvez avoir confiance en moi… À demain donc ! Je serai au Beffroi, dans le courant de l’avant-midi. Quel bonheur de vous revoir si tôt !

— Soignez votre pied, M. Le Briel, recommanda-t-elle. Vous avez dû vous faire bien mal, car vous boitez beaucoup !

— Oh ! une simple entorse !

— Rien n’est plus douloureux qu’une entorse ! Faites des applications d’eau glacée sur votre pied ; n’y manquez pas ! Au revoir !

Raymond s’apprêtait à lui répondre, mais déjà la chaloupe la contenant disparaissait dans la nuit.

— Ô ciel ! Que je l’aime ! se dit-il, se dirigeant, en boitant, vers le hangar servant d’abri à son cheval. Ai je rêvé entendre sa voix m’appeler « Raymond », tandis que je roulais sur les rochers, tout à l’heure ?… Ô ma bien-aimée, combien vous m’êtes chère !… Et dire que, lorsque je la reverrai, dans quelques heures maintenant, elle aura l’air froid et indifférent… Je me demande comment elle peut feindre ainsi… Elle est singulière, singulière cette jeune fille… mais combien exquise !