L’ombre du beffroi/37
CHAPITRE V
SOUPÇONS
Il était sept heures du matin. V. P. était à surveiller Cyp, son neveu, alors que ce dernier soignait les chevaux, lorsqu’arriva Gaétan de Bienencour.
— M. de Bienencour ! fit V. P. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
— Vous pourriez me seller un cheval, V. P. Je désire faire une promenade, afin de chasser un mal de tête.
— Je vais seller Luna, répondit le domestique, en désignant une superbe bête toute noire, portant au front une petite demi-lune blanche. Luna va comme le vent, tout en étant douce comme un agneau.
— Belle bête ! Bonne bête ! fit Gaétan, en flattant Luna, qui hocha plusieurs fois la tête, en signe de satisfaction. Puis, s’adressant à V. P., il demanda : Quel chemin dois-je prendre ?… Je veux dire quelle est la plus belle route, dans la direction de l’ouest ?
— Bien, Monsieur, vous pourriez prendre par la droite, à travers « l’Avenue des Trembles », puis revenir par la gauche, en suivant le cours de la Rivière des Songes.
— C’est bien, merci, V. P. ; je vais suivre les directions que vous venez de me donner.
Tout en se promenant, Gaétan faisait diverses réflexions… Il pensait à Marcelle, qu’il aimait, et qui avait l’air de lui rendre amour pour amour… Les soupçons qu’il avait entretenus, autrefois, au sujet de Raymond Le Briel s’étaient effacés… Il est vrai qu’il restait cette affaire de morphine… N’avait-il pas vu la jeune fille sous l’effet de ce… poison, l’avant-veille ; et pourrait-il épouser une personne se livrant à ce vice, qui n’irait qu’en empirant, avec les années ?… Mme Fauvet avait été morphinomane et… Cependant, rien ne prouvait que Marcelle avait été sous l’effet de la morphine, l’avant-veille ; elle avait été… étrange, voilà tout… Cette absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, c’était si singulier !…
— Je l’épouserai, si elle veut m’accepter, se disait-il, et je la sauverai ma douce et gentille Marcelle !… Aussitôt que le Beffroi redeviendra plus tranquille, c’est-à-dire après demain, je la demanderai en mariage à son père, et peut-être qu’à l’automne… qui sait ?… Pourquoi ne nous marierions-nous pas à la même messe que Dolorès et Gaston ?… Oui, nous nous marierons à l’automne, en octobre… Nous passerons l’hiver à Québec… Des distractions, voilà ce qu’il faut à Marcelle, et elle en aura !
Tout à ses pensées, Gaétan ne s’aperçut pas que sa monture allait au galop et qu’elle avait parcouru ainsi, une assez longue distance.
— Tiens ! se dit soudain Gaétan. Me voilà déjà rendu au Grandchesne !
— Bonjour, M. de Bienencour ! fit, tout à coup, la voix du Docteur Carrol. Vous faites une promenade matinale, à ce que je vois !
— Comment vous portez-vous, Docteur ? dit Gaétan. Mme Carrol est en excellente santé, je l’espère ?
— Merci, nous sommes tous deux florissants de santé, répondit le médecin en ouvrant, toutes grandes, les barrières du Grandchesne. Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas, M. de Bienencour ?
— Oh ! non, non ! C’est bien aimable à vous de m’inviter, Docteur, mais…
— Voilà ma femme qui vient m’annoncer que le déjeuner est prêt. Elle ne vous laissera pas partir l’estomac vide, j’en suis sûr, fit le docteur, en riant.
Le Docteur Carrol avait eu raison d’affirmer que sa femme insisterait pour garder Gaétan à déjeuner.
— Le repas est prêt, M. de Bienencour, dit-elle ; je n’ai qu’à faire ajouter un couvert. Venez !
— Comment est tout le monde, au Beffroi ? demanda le médecin, au moment où l’on se mettait à table.
— Tous sont en parfaite santé et de joyeuse humeur, répondit Gaétan. Vous le savez, sans doute, la majeure partie des invités retourne à Québec après-demain soir ?
— Non, nous ne le savions pas, dit le Docteur Carrol.
— Mlles Brummet, MM. du Tremblaye, Martinel et Archer, partent jeudi soir.
— Vous passerez encore quelque temps dans nos parages, vous et Mme de Bienencour ? demanda le médecin.
Gaétan sourit et rougit légèrement.
— Oui, Docteur… Je… j’ai obtenu de Mlle Marcelle la permission de parler à son père… Je vous l’annonce, à vous qui êtes des amis de la famille ; j’espère épouser Mlle Fauvet… peut-être à l’automne.
— Ah ! fit le médecin. Ah !
Le visage du Docteur Carrol était très grave, ce dont sa femme s’aperçut et ce qui la surprit beaucoup. C’est donc pour faire oublier à Gaétan l’exclamation un peu énigmatique de son mari qu’elle s’écria :
— Je vous félicite, M. de Bienencour ! Je féliciterai Marcelle, aussitôt que je la verrai, c’est-à-dire demain, car nous allons veiller au Beffroi demain soir. Nous sommes particulièrement invités… Les tableaux vivants, vous savez…
— Ah ! oui, les tableaux vivants, répondit, en souriant, le jeune homme. Et cela me fait penser qu’il reste encore beaucoup de préparatifs à faire, pour ces tableaux ; il faut que je retourne au Beffroi, en vous disant au revoir, et merci, pour l’excellent déjeuner, Docteur et Mme Carrol.
Quittant le Grandchesne, Gaétan enfila un petit sentier, conduisant sur les bords de la Rivière des Songes. Soudain, l’aspect du paysage changea totalement ; de fertile et boisé qu’il avait été, sur la route connue sous le nom de l’Avenue des Trembles, il devenait complètement désolé. Ce n’était, à perte de vue, que rochers superposés, et le jeune homme remarqua que, même les oiseaux semblaient fuir cet endroit, car il n’en vit et n’en entendit pas chanter un seul.
— Quelle désolation ! se dit-il. On dirait un désert rocheux, au sein duquel se dresse, là-bas, une minuscule oasis.
Bientôt, il parvint à l’« oasis ». Des ormes altiers se dressaient sur le bord de la rivière. Machinalement, Gaétan les compta : il y en avait cinq.
— Ohé ! M. de Bienencour !
Cet appel, au milieu de la solitude qui l’entourait surprit profondément Gaétan, et son étonnement fut à son comble, quand il aperçut, en chaloupe, tout près des Cinq Ormes, Iris Claudier.
— Mlle Claudier ! fit-il. Qui eut cru vous rencontrer ici, si loin du Beffroi !
— Ma surprise égale la vôtre, croyez-le ! répondit Iris. Il m’a pris fantaisie de faire une promenade en chaloupe, ce matin. Je suis allée par là, fit-elle, en désignant l’ouest. C’est magnifique cette petite rivière… Je vous ai aperçu, de loin, sans vous reconnaître cependant.
(Inutile de dire qu’Iris avait questionné adroitement V. P. et avait appris quel chemin Gaétan devait prendre pour retourner au Beffroi).
Le fiancé de Marcelle détestait Iris Claudier (on sait pourquoi) ; cependant, il ne put faire autrement que de descendre de cheval et venir la rejoindre sur le bord de la rivière.
— Oh ! M. de Bienencour, dit Iris, comme il s’approchait, prenez bien garde d’effacer mes empreintes !
— Vos… quoi ?… Vos empreintes ?… Empreintes de qui, ou de quoi ? Je ne comprends pas, Mlle Claudier !
Elle se mit à rire.
— Savez-vous, M. de Bienencour, que je ferais un fameux agent de sûreté ? dit-elle, en riant.
— Vraiment ! fit Gaétan.
— Depuis cinq minutes que je suis ici (Oh ! Iris Claudier ! Depuis trois bons quarts d’heure, ce serait plus juste !) j’étudie certaines empreintes… Tenez, voyez, à votre droite… Il y a là les empreintes d’une chaussure d’homme, chaussure fine, par exemple… La nuit dernière (car les empreintes sont très fraîches), il y a eu rendez-vous ici… Je puis même reconstituer toute la scène… Une dame, ou une jeune fille, arrive, en chaloupe ; cela, je le certifie, car on aperçoit clairement, d’ici, l’endroit où la chaloupe a accosté… Le jeune homme embarque, et ils s’en vont, tous deux… oh ! je ne sais si c’est vers l’ouest ou l’est… voyez-vous, M. de Bienencour, on ne laisse pas de traces sur l’eau.
Gaétan écoutait poliment Iris ; il n’était pas très intéressé… encore.
— Eh ! bien, reprit-elle, le jeune homme en question a été victime d’un accident quelconque, durant son excursion nocturne, car, quand la chaloupe a, de nouveau, accosté ici, l’individu en question… boitait…
— Hein ! s’exclama Gaétan. Vous voyez cela dans les empreintes, Mlle Claudier ? Et il se mit à rire d’un bon cœur.
— Mais… sans doute !… Je vous dit que je ferais un bon limier de police, M. Le Briel !… je veux dire, M. de Bienencour, dit Iris, en souriant.
Au nom de Le Briel, qu’Iris, sans que Gaétan s’en doutât, avait prononcé intentionnellement, le fiancé de Marcelle avait froncé les sourcils.
— Vous disiez, Mlle Claudier, que l’individu boitait… Continuez, je vous prie ; vous m’intéressez beaucoup, et je trouve, en effet, que vous feriez un fameux limier, dit Gaétan.
— Oui, il boitait, M. de Bienencour, et je vois cela dans les empreintes… Si vous voulez vous approcher un peu, je vous expliquerai la chose…
— Ah ! bah ! fit le jeune homme.
— Eh ! bien, regardez, à votre gauche, et examinez les empreintes avec attention : l’individu boitait du pied gauche, car les empreintes sont fort irrégulières ici… L’empreinte du pied droit est très prononcée, tandis que celle du pied gauche est presqu’indistincte, ce qui signifie qu’il pesait de tout son poids sur le pied droit, le gauche le faisant beaucoup souffrir.
— Ma foi ! s’écria Gaétan, avec une certaine admiration pour l’intelligence de la secrétaire de Mme de Bienencour. Vous devriez vous engager comme agent de police, Mlle Claudier, ajouta-t-il, presque sérieusement ; il y a beaucoup de femmes détectives aux États-Unis d’Amérique, prétend-on.
— J’y songerai, répondit, non moins sérieusement Iris.
— Que dirait le Docteur Nippon ? fit Gaétan, taquin.
— M. de Bienencour, dit Iris, tandis que ses yeux de chat lançaient des flammes, je ne donnerais pas ça pour le Docteur Nippon… et vous le savez bien !… Au revoir ! reprit-elle. Ayons l’œil ouvert ; nous finirons bien par découvrir le jeune homme qui boite du pied gauche. Ha ha ha !
Hâtivement, Iris Claudier repoussa sa chaloupe du rivage et presqu’aussitôt, Gaétan la perdit de vue, à un brusque détour que faisait la rivière.
Chose singulière, après le départ de la jeune fille, Gaétan de Bienencour au lieu de se hâter de quitter les Cinq Ormes, se mit à examiner, avec grand intérêt, les empreintes auxquelles Iris avait attiré son attention…
Oui, les choses avaient dû se passer telles qu’elle l’avait affirmé… Ici, à sa droite, les empreintes se dirigeaient vers la rivière ; là, à sa gauche, les empreintes de la même chaussure se dirigeaient vers les ormes. Or, celles-ci montraient le pied droit très encavé dans le sable, tandis que le gauche était presqu’indistinct, comme si celui qui y eut marché n’eut posé que le bout du pied sur le sol… Ce n’était pas la chaussure d’un paysan ou laboureur ; nul « soulier de bœuf » n’eut laissé de pareilles empreintes… La chaussure était fine ; le pied qu’elle recouvrait devait être long et étroit…
— Est-ce que je perds la tête ? se dit soudain Gaétan, et faut-il que je gaspille mon temps ainsi !… Allons ! Retournons au Beffroi !… Tiens ! ajouta-t-il aussitôt, voici une pièce convaincante qui a échappée aux yeux de Mlle Claudier !
Riant, il s’empara d’une branche morte, dont il se servit pour retirer de l’eau quelque chose qui paraissait être un chiffon. Soulevant l’objet, ses yeux s’ouvrirent fort grands et une pâleur mortelle recouvrit ses traits ; c’est qu’il venait de reconnaître dans ce chiffon, un fichu de dentelle de grande valeur, ayant appartenu à sa tante Paule… Ce fichu… Mme de Bienencour lavait donné en cadeau à Marcelle, il y avait quelques jours…
Marcelle !… Mais, comment un fichu lui appartenant se trouvait-il aux Cinq Ormes ?… C’était incroyable !… Il se trompait, assurément !… Il ne s’y connaissait guère en ces sortes de choses ; ce fichu ressemblait à celui de sa fiancée, ce ne pouvait pas être le sien !… Mais, attendez donc !… Mme de Bienencour avait eu la malchance, certain soir, aux Terrasses, de brûler toute une dent de la dentelle de son fichu. Gaétan s’en souvenait bien, car sa tante en avait pleuré… Cette dent qui manquait… Ô ciel ! il venait d’apercevoir le vide qu’elle avait fait dans la dentelle !
Ces empreintes sur la terre fraîche… Ce fichu de dentelle… Marcelle était donc venue ici ?… Quand ?… Hier, toute la journée, elle lui avait tenu compagnie… Ce serait donc la nuit dernière ?… Alors que tous dormaient, au Beffroi, elle aurait quitté furtivement la maison ?… Non ! Non ! C’était impossible, impossible !
Fou de désespoir, malheureux à en mourir, à cause des affreux soupçons dont son âme était envahie, Gaétan partit pour le Beffroi, emportant le fichu de dentelle. Aussitôt que les invités seraient partis, le surlendemain soir, il se promettait d’avoir une explication avec Marcelle. En attendant, il essayerait de découvrir l’homme qui, selon Iris Claudier, devait boiter du pied gauche… Marcelle ! Sa Marcelle ! Sa douce et innocente fiancée, allant à un rendez-vous avec un autre que lui !…
En entrant dans le corridor du Beffroi, la première personne que vit Gaétan de Bienencour ce fut Raymond Le Briel, se dirigeant vers la bibliothèque, en causant avec Henri Fauvet…
Or, Raymond Le Briel boitait du pied gauche !