Édouard Garand (17p. 35).

CHAPITRE X

LE VENIN DE LA CALOMNIE


Dès le lendemain, Iris changea de tactique ; sans cesse, elle parlait de son mariage et des projets qu’ils faisaient, son fiancé et elle. Ils iraient en Europe, pour leur voyage de noces, et si elle aimait le genre de vie, de l’autre côté de la mer, ils passeraient un an à Paris, le Docteur Nippon désirant se spécialiser pour les maladies des yeux et de la gorge.

Mme  de Bienencour avait promis à la jeune fille de lui donner un splendide trousseau, et déjà, des pièces entières de toile fine avaient été commandées. Iris paraissait être toute à ses rêves d’avenir et elle traitait Gaétan avec une rare indifférence, afin d’endormir tout soupçon qu’il eut pu entretenir à son égard.

À cette tactique d’Iris Claudier, Gaétan se laissa prendre, et c’est pourquoi, quand, vers le commencement d’avril, il reçut une lettre anonyme, il ne soupçonna pas un instant que la secrétaire de sa tante eut pu en être l’auteur. La lettre était ainsi conçue :


« Cher M. de Bienencour,

« Celui qui rédige cette lettre est un ami, qui désire vous avertir du danger que vous courez, en courtisant Mlle  Fauvet. La mère de cette jeune fille menait une vie fort mystérieuse, et elle a fini par perdre complètement la raison. Ce n’est qu’après sa mort, qu’on a trouvé la solution du mystère : Mme  Fauvet était morphinomane.

« Mlle  Marcelle Fauvet a hérité, assure-t-on, de ce joli vice et c’est pourquoi son père la tient cachée, là-bas, dans le nord d’Ontario.

« Si M. de Bienencour doute de ce que j’avance, qu’il s’arrange pour s’assurer si je dis vrai ou non.

« La famille de Bienencour est trop respectable, vraiment, pour s’allier à celle des Fauvet.

« À bon entendeur, salut !

« Amico ».

C’était bien la plus vilaine lettre imaginable ! La lettre n’avait pas été écrite ; c’est trop facile de retracer une écriture. Chaque mot de cet épitre avait été découpé soit dans un journal, soit dans un livre. Celui qui avait rédigé cette lettre s’était, assurément, donné une peine infinie !

Quel effet produisit-elle sur Gaétan ?… Tout d’abord, il ressentit la profonde indignation et le profond mépris qu’inspire tout ce qui est lâche et bas. Celui qui écrit et envoie une lettre anonyme ne doit pas en connaître l’importance et il doit ignorer que ces sortes de lâchetés et de bassesses sont punissables par la loi.

Certes, le jeune homme ne douta pas un seul instant que la lettre qui lui avait été adressée ne fut qu’un tissu de mensonges. Cependant, on a beau dire qu’on ne s’arrête pas à considérer une lettre anonyme, cela laisse, quand même, une singulière impression. Pourquoi M. Fauvet cachait-il sa fille, là-bas, en plein pays sauvage ?… Et puis, n’était-ce pas pour le moins étrange que Marcelle n’eut pas reconnu en lui, Gaétan, celui qui lui avait sauvé la vie, l’été précédent, au Tunnel du Requiem ?… Oui, il portait toute sa barbe, alors, et aussi le costume des montagnards… mais, sa voix n’avait pas changé… Que penser de cette absence de mémoire de la part de la jeune fille ?…

— Est-ce que vraiment je vais m’arrêter aux insanités d’une lettre anonyme, à présent ! s’écria-t-il. Ô ma Marcelle ! Douce et innocente enfant ! Pourrais-je douter de vous ?… Pardon, ma bien-aimée, pardon ! Rien, non, rien ne me préjugera contre vous, ma toute chérie, et les calomnies que contient cette lettre, je vais les oublier !

Plus tôt dit que fait, hélas ! et il y pensait sans cesse. Tant qu’il n’aurait pas revu Marcelle, il éprouverait du malaise à ce sujet. Mais, l’été prochain, il irait au Beffroi. Henri Fauvet l’avait invité fort cordialement, d’ailleurs. Là, il vivrait de la vie de celle qu’il aimait, et il ne tarderait pas à constater que l’épitre qu’il venait de recevoir n’était qu’un tissu de mensonges.

Iris n’était pas sans inquiétude, au sujet de sa lettre. Sans en avoir l’air, elle observa Gaétan, durant le déjeuner ; mais son visage ne portait aucune trace de ce qu’il avait souffert.

— Aurais-je manqué mon coup ? se demandait la fiancée du Docteur Nippon. Chose certaine. c’est que je ne recommencerai pas. Quel mal je me suis donnée pour découper tous ces mots ! Et j’ai sacrifié, à la rédaction de cette lettre, mon temps, et une brochure, à laquelle je tenais beaucoup.

— J’interrogerai tante Paule, au sujet de Mme  Fauvet, se disait Gaétan. Oui, je profiterai de la première occasion qui se présentera, pour me renseigner !

L’occasion qu’il cherchait ne se présentait pas, cependant, car Mme  de Bienencour ne prenait pas de mieux ; elle souffrait presque continuellement de ses rhumatismes, ce qui fit que Gaétan remit indéfiniment son projet, et il finit par y renoncer complètement.

— J’irai au Beffroi et je verrai par moi-même, se dit-il. Ô ma Marcelle ! S’il fallait, par malheur que… Non, c’est impossible !… Mais, si cela était… eh ! bien, j’essayerais de la sauver ; l’amour peut tout !

Ces réflexions de Gaétan prouvent une chose, c’est que toute lettre anonyme distille un poison, un poison qui va s’infiltrant dans le cœur, lentement, mais sûrement.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE