Édouard Garand (17p. 34-35).

CHAPITRE IX

PROJETS DE VENGEANCE


Iris Claudier aurait dû se considérer heureuse ; courtisée par un galant homme, (car, malgré ses petites excentricités, le Docteur Nippon était un galant homme), traitée par Mme de Bienencour comme la fille de la maison, comblée d’amabilités par son fiancé, pouvait-elle désirer mieux ou plus ? Hélas, pauvre Iris ! Sa malheureuse passion pour Gaétan gâtait toute sa joie, et son désir de vengeance sur Marcelle assombrissait ses jours.

Le Docteur Nippon, lui, nageait en plein bonheur. Le salon des Terrasses lui était largement ouvert et, plus d’une fois, il s’était rencontré avec les amis des de Bienencour. Il est vrai que ceux-ci lui avaient, d’abord, fait froide mine ; mais maintenant, ils le considéraient comme l’un des leurs. Même Mme de Pont-Joly, la tante de Dolorès, avait fait demander le Docteur Nippon, professionnellement. Souffrante depuis assez longtemps, elle avait déclaré hautement ensuite, que le Docteur Nippon était le seul médecin qui avait pu lui procurer du soulagement.

Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, et tout promettait d’aller bien, longtemps encore, quand, un soir, Iris dit au médecin au moment où il arrivait pour passer la veillée avec elle :

— Docteur, ma tante est souffrante, ce soir ; ce sont ses rhumatismes, je crois. Elle désire que vous lui rendiez visite ; elle est dans son boudoir.

— J’y vais immédiatement, Mlle Iris.

Elle conduisit le médecin auprès de Mme de Bienencour ; mais, au lieu de retourner au salon ensuite, elle s’installa dans une petite pièce attenant au boudoir et s’apprêta à s’amuser à sa manière, en écoutant la conversation qui s’échangeait entre le Docteur Nippon et sa malade. Joli amusement, n’est-ce pas ?… Mais, la jeune fille voulait ne rien perdre ; on ne savait jamais ce qu’on pouvait apprendre… en écoutant aux portes !

Mlle Iris me dit que vous êtes souffrante, ce soir, Madame ? demanda le médecin.

— Très souffrante, répondit Mme de Bienencour. Oui, je sais, vous allez me dire que je devrais être au lit, et le reste ; mais je préfère rester debout ; voilà !

— Vous prenez régulièrement les pastilles que je vous ai prescrites ?

— Oh ! oui ! Quand même je voudrais oublier de les prendre, mon neveu est là qui y pense pour moi, répondit, en souriant, Mme de Bienencour. Je crois, Docteur Nippon, ajouta-t-elle, que vous allez être obligé de me prescrire de la morphine, quoique je sache bien que vous n’aimez pas cela.

— C’est vrai, Madame, que je n’aime guère prescrire la morphine ; mais je vais vous donner une prescription immédiatement.

— Merci, fit Mme de Bienencour. Je me souviens, ajouta-t-elle, lorsque cette pauvre Ondine (Mme Fauvet, je veux dire) souffrait tant de la névralgie, vous hésitiez à lui administrer de la morphine.

— Je m’en souviens, dit le Docteur Nippon. Voyez-vous, Madame, une jeune personne a si vite pris l’habitude de la morphine ou autres anesthésiques…

— Mais, Docteur, s’écria Mme de Bienencour, vous ne voulez pas insinuer que Mme Fauvet…

— Je n’insinue jamais, Madame, répondit froidement le médecin.

Iris en avait entendu assez. Elle se hâta de retourner au salon, devinant bien que la consultation entre le médecin et sa tante tirait à sa fin.

— Il y a quelque chose, quelque mystère ! se disait-elle, tout en plaquant des accords sur le piano. C’est même assez facile de lire entre les lignes… Mme Fauvet, la mère de Marcelle… La morphine… Il faut que je sache, et je saurai !… En questionnant, adroitement, le Docteur Nippon…

Nous l’avons dit, je crois, le Docteur Nippon était un fort galant homme ; nous aurions dû ajouter, un honnête homme, aussi, considérant comme inviolable le secret professionnel. Comment se fit-il que, au bout d’une semaine, Iris avait appris de lui tout ce qui concernait Mme Fauvet ? Qui pourrait le dire ?… Chose certaine, pourtant, c’est que, avant même qu’elle eut promis d’épouser le médecin, l’automne suivant, elle savait ce qui se rapportait à la malheureuse habitude à laquelle se livrait jadis la mère de Marcelle, et, vraiment, elle saurait profiter de ce qu’elle avait appris !

Séparer Marcelle et Gaétan serait le but de sa vie, dorénavant, et elle y réussirait ! Ah ! Gaétan faisait fi d’elle ! Eh ! bien, elle se vengerait ! Elle mettrait tant d’obstacles entre ces deux-là, que le jeune homme finirait par mépriser profondément celle qu’il adorait maintenant.

Tout semblait favoriser ses projets de vengeance, d’ailleurs, car, le lendemain de la consultation du médecin, Mme de Bienencour dit à Iris, en lui tendant un papier :

— Iris, aurais-tu la bonté d’aller à la pharmacie avec cette prescription ? C’est pour de la morphine. Tu mettras, ensuite, la prescription sous clef, dans ta chambre, et je te le dirai, quand il m’en faudra d’autre. Il vaut mieux, vois-tu, que ce soit toujours la même qui s’en occupe ; on ne joue pas avec les anesthésiques, et les pharmaciens ont des règlements très sévères les concernant.

— Bien, ma tante, répondit Iris. Et comme elle hésitait à se retirer, Mme de Bienencour lui demanda :

— As-tu quelque chose à me dire, Iris ?

— Le Docteur Nippon m’a demandée en mariage, ma tante. Il attend que vous soyez moins souffrante pour vous entretenir, à ce sujet.

— Je suis bien contente de ce que tu me dis, Iris ! Le Docteur Nippon est un excellent parti et un honnête homme ; tu n’aurais pas pu faire mieux, je crois, ma chère.

Iris baissa les yeux, afin de cacher à sa vieille parente le mécontentement que ses paroles lui avaient causé.

— Elle croit que je n’aurais pas pu faire mieux, se disait-elle, en se rendant dans sa chambre. Ah ! j’aurais pu faire infiniment mieux ; j’aurais pu épouser Gaétan, si… si Marcelle Fauvet n’était intervenue… Mais, je me vengerai ! Oui, je me vengerai… d’elle et de lui !