Édouard Garand (17p. 32-34).

CHAPITRE VIII

L’AMBITION D’UN MÉDECIN


Pour expliquer les dernières paroles du Docteur Nippon, nous devons dire d’abord, qu’il était encore célibataire. Deux fois, il avait failli se marier ; mais, la première fois, sa fiancée était morte, d’une congestion pulmonaire, trois semaines avant le jour fixé pour leur mariage. La deuxième fois, sa fiancée avait tout simplement changé d’idée. Fille de famille distinguée, Mlle  V… avait préféré épouser « un homme de son rang », quoique pauvre, avait-elle dit. Le Docteur Nippon passait pour être très à l’aise, mais il était plutôt le médecin de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Enfin, Mlle  V… avait renvoyé au médecin tous ses cadeaux, puis elle avait épousé, deux mois plus tard, « un homme de son rang et de sa condition », un ivrogne, prétendait-on, qui frappait sa femme à coups redoublés, quand il avait trop bu… ce qui lui arrivait tous les jours ; le Docteur Nippon était bien vengé.

Mais les propos de Mlle  V… étaient parvenus aux oreilles du médecin et il en avait ressenti une grande colère. Elle avait dit vrai, pourtant : il était le médecin de la classe bourgeoise et ouvrière. Jamais, malgré toute la peine qu’il s’était donnée et qu’il se donnait encore, il n’était appelé chez les aristocrates.

Il se dit qu’il ne se marierait jamais, à moins de pouvoir faire un mariage qui lui ouvrirait les portes de l’aristocratie. Que voulez-vous ? C’était devenu une toquade, chez lui, ce besoin de pouvoir frayer avec la « crème de la crème » !

C’était le Docteur Nippon qui avait acheté Le Nid, de Henri Fauvet, et sur cet achat il avait fondé de grandes espérances, cette propriété étant dans la partie la plus chic de la banlieue. Ayant une nombreuse clientèle, une clientèle fort payante aussi, il avait meublé sa maison avec luxe ; des tapis de velours « dans lesquels, avait dit un client, on enfonçait, jusqu’aux oreilles » ; des rideaux de brocard, etc., etc. Son ameublement de bureau était le plus beau de la ville de Québec. Sa salle d’attente était si luxueuse, qu’elle avait, au premier abord, quelque peu intimidé ses humbles clients. Son salon était d’une richesse rare. Sa bibliothèque, d’une splendeur inouïe ; et tout cela était tenu dans l’ordre le plus parfait.

Casimir Beloutil et sa femme Rhabzima étaient les domestiques du Nid. C’était un honnête et digne couple que les Beloutil, qui, depuis dix ans, étaient au service du médecin. Casimir était fort dévoué à son maître, et il lui prouvait son dévouement en entretenant bien le terrain entourant le Nid et en soignant et traitant de son mieux Sol, le cheval du médecin. Quant à Rhabzima, il fallait l’entendre vanter le Docteur Nippon ! Ne l’avait-il pas guéri, elle Rhabzima, d’un « rayon dessalé » dont elle allait mourir ?

— C’est le meilleur médecin de la ville ! disait-elle, un jour, à une cliente, qui attendait, dans la salle d’attente, le retour du Docteur Nippon, ce dernier étant allé visiter un malade. Moi, Mme  Janvier, je me mourais, oui, je me mourais, et si ce n’avait été du Docteur Nippon, je serais dans ma tombe, depuis cinq ans. Voyez-vous, reprit-elle, j’avais eu la « pommonie », et ensuite, un « rayon dessalé »…

— Qu’est-ce que c’est cela, un « rayon dessalé » ? demanda Mme  Janvier, avide de s’instruire.

— Voyons, Rhabzima, dit, en ce moment, Casimir, qui venait d’entrer dans la salle, le Docteur t’a défendu de t’exprimer ainsi, tu le sais bien ! C’est un rognon dessolé, ou flottant, qu’elle a eu, Mme  Janvier, ajouta-t-il, et…

— Je sais ce que je dis ! riposta Rhabzima.

Sur quoi, Casimir, haussant les épaules, quitta la salle d’attente.

Aujourd’hui, grâce à l’absence du Docteur Miguel, le Docteur Nippon avait été appelé chez Mme  de Bienencour, chez celle qui donnait le ton, parmi les « aristos » de la ville. Il avait toujours désiré avoir son entrée aux Terrasses ; enfin, l’heure avait sonné pour lui de voir l’accomplissement de son rêve. Maintenant, il s’agissait de n’en plus sortir, du moins, de n’en pas sortir pour n’y plus revenir…

Cette jeune parente de l’aristocratique Mme  de Bienencour, cette demoiselle Claudier… Oui, assurément, elle était fort laide… Mais, s’il lui découvrait quelque qualité… peut-être… Qui sait ?…

— Maintenant que la porte des Terrasses m’a été ouverte, je serais bien gauche de risquer qu’elle se refermât sur moi, se disait le médecin, en quittant Mme  de Bienencour. Mlle  Claudier donne à sa vieille parente le titre de tante… Ce serait le suprême du chic de courtiser cette jeune fille, aux Terrasses, et quel mariage ensuite !… M. de Bienencour, comme témoin, et tous leurs chers et distingués amis présents… Je verrai ! Je verrai ! répéta-t-il, au moment de pénétrer dans sa maison. Est-ce que vraiment le rêve de ma vie pourrait se réaliser enfin ?…



Le lendemain, étant retourné voir sa malade, il eut l’occasion de causer longuement avec Iris, et il la trouva intelligente.

Bientôt, Gaétan apprit, de sa tante Paule, qu’Iris Claudier était courtisée sérieusement par le Docteur Nippon, sur quoi, le jeune homme haussa les épaules ; il devinait bien le plan du médecin ; il lisait ce dernier comme un livre, pensait-il.

Mais, Gaétan se trompait ; le Docteur Nippon aimait véritablement Iris et il se proposait de la demander en mariage bientôt.