Édouard Garand (17p. 92-93).

CHAPITRE XI

LE SORT D’IRIS CLAUDIER


Iris, aussitôt qu’elle eut sauté sur la terrasse, se dit qu’elle s’éloignerait de la maison, autant que possible, car elle savait bien qu’on se mettrait immédiatement à sa poursuite.

Soudain, elle entendit la voix de Gaétan, puis celle de Raymond.

— Par ici ! disait Gaétan. Comme vous le disiez, Docteur Carrol, elle ne peut être allée loin, dans cette brume ; on ne voit pas à deux pieds de soi.

— C’est précisément cette brume qui la protège, à mon sens, la vile créature ! fit la voix de Raymond.

Iris entendait les jeunes gens s’approcher, s’éloigner, puis s’approcher encore. D’après ses calculs, elle devait être à une centaine de pas de la maison. Passeraient-ils outre, sans l’apercevoir ?… L’apercevoir ?… Quel œil eut pu percer le voile opaque des brumes ?

Bientôt, elle n’entendit plus rien… Ils avaient abandonné leur recherche, la sachant vaine. Alors, s’orientant de son mieux, elle partit, d’un bon pas, dans la direction du Pont du Tocsin.

Voilà le pont ! Ses doigts se crispent au garde-corps en fer forgé, à l’aide duquel elle parvient à franchir, sans accident, la distance la séparant du grand chemin.

Ce qui lui reste à faire, maintenant, c’est de se maintenir sur le chemin. En marchant une partie de la journée, elle irait loin ! Cependant, il lui fallait s’agenouiller, à chaque instant, afin de tâter le terrain avec ses mains et cela la retardait beaucoup.

Abandonnant le grand chemin. Iris Claudier pique à travers champs. Le terrain est très accidenté, très raboteux et parsemé de rochers ; qu’importe ! il lui faut aller de l’avant, toujours de l’avant, sans quoi, quand se lèverait la brume, elle serait découverte, puis arrêtée et livrée à la justice… Tentative de meurtre, ce n’était pas une petite offense !… Le Docteur Carrol analyserait la limonade et il prouverait, en Cour, qu’elle contenait assez de morphine pour causer la mort de dix hommes. Il s’agissait d’être loin, bien loin du Beffroi, avant le coucher du soleil. En se dirigeant vers le nord, autant que possible, elle arriverait dans des régions peu habitées, et… elle verrait ce qu’elle ferait ensuite.

Que le cheminement était difficile ! Des rochers partout, puis des arbres, qu’elle ne pouvait apercevoir, et avec lesquels elle venait brusquement en contact, à tout moment. Que la brume était épaisse !… Marchant les bras tendus, comme le font les aveugles, elle essayait, instinctivement, d’écarter l’opaque rideau des brumes qui l’enveloppait de toutes parts. Souvent, elle se faisait illusion… La brume n’était-elle pas moins dense, ici ?… Mais aussitôt, d’autres vapeurs se formaient, plus ouatées, plus lourdes. C’était décourageant ! Comment des êtres humains pouvaient-ils établir leurs résidences en de telles régions ?… Ces brumes… Mais, c’était terrible ! Cela produisait un effet singulier, comme d’être perdu dans d’interminables steppes…

Pourtant, la coupable marchait, marchait toujours, sans même songer à prendre du repos. S’éloigner le plus possible ; c’était là son but ! À un moment donné, elle frôla une masse charnue, et elle s’aperçut qu’elle n’était plus seule ; un être vivant quelconque l’accompagnait… Oui, un ours gigantesque marchait à côté d’elle, balançant sa grosse tête et grognant continuellement. Iris crut qu’elle allait mourir de peur. Elle s’enfuit ; courant, tombant, se relevant, glissant sur les pentes des rochers, elle franchit une longue distance.

Enfin, comprenant qu’elle avait dû laisser l’ours loin derrière elle, elle ralentit un peu le pas. Plus d’une fois, elle sentit d’étranges frôlements sur ses pieds et elle se dit que des bêtes sauvages, inquiète à cause de la brume, essayaient de fuir, elles aussi. À un moment donné, sa main droite, qu’elle avait laissé pendre à ses côtés, fut saisie par des dents fines et aiguës, et son sang coula à flots.

Quelle solitude ! Quel silence ! Pas un être humain dehors !

Tout à coup, le silence fut interrompue d’une façon assez lugubre : un oiseau de grande envergure vint se poser sur l’épaule le la jeune fille, et il fit entendre, tout près de ses oreilles, un « hou hou » ! lamentable, si lamentable, qu’elle ne put s’empêcher de crier.

Mais, prise de lassitude, sentant que ses jambes se dérobaient sous elle, Iris se laissa tomber sur une pierre ; il lui fallait ménager ses forces, car il lui restait encore beaucoup de chemin à faire. Sans doute, l’endroit où elle s’arrêta pour se reposer était fort sauvage. En face d’elle, elle vit un rocher, qui devait être énorme, mais dont elle ne pouvait apercevoir que la base. Or, la brume, à cause du rocher à l’arrière-plan avait pris une teinte grise, et sur ce fond gris se détachaient d’étranges figures, toutes blanches. On eut dit des fantômes, enveloppés de leurs linceuls, et ils semblaient exécuter une danse fantastique et silencieuse.

Iris Claudier, on le sait, n’était ni nerveuse, ni superstitieuse ; mais elle était épuisée de fatigue, et ces figures spectrales, leurs grotesques contorsions lui causèrent une horrible frayeur, surtout lorsqu’il lui sembla soudain que les fantômes s’approchaient d’elle, lentement mais sûrement, comme pour l’enserrer dans leurs étreintes.

— Ce sont les fantômes des brumes, dont Dolorès Lecoupret parlait, l’autre jour ! se dit Iris. J’ai peur, peur !

Prise de panique, elle se leva, d’un bond, en criant :

— Au secours ! Au secours ! Les fantômes ! Les fantômes !

Mais la brume a pour effet d’amoindrir les sons et personne n’eut pu l’entendre, à moins de passer tout près d’elle.

Pendant deux heures encore, elle marcha. Totalement épuisée, enfin, elle se dit qu’elle allait se coucher sur quelque pierre plate et se reposer un peu, ce qu’elle fit.

À peine eut-elle posé sa tête sur la pierre qu’Iris se sentit envahie d’un irrésistible besoin de dormir. Inutile d’essayer de réagir ; ses yeux se fermaient, malgré elle….

Pourtant, avant de perdre tout à fait conscience de ce qui l’entourait, elle eut comme une vision de toute sa vie… Oui, elle avait été ingrate, envieuse, jalouse et méchante. Ingrate envers Mme de Bienencour, qui l’avait secourue, alors qu’elle était orpheline, pauvre et abandonnée… Jamais Iris n’avait aimé sa vieille parente, acceptant, comme lui étant dues, toutes les bontés de cette dame.

Envieuse, elle l’avait été de ceux et de celles qui étaient mieux favorisés qu’elle, en ce monde, et Dieu sait que ceux-là n’étaient pas rares.

Jalouse… Oh ! comme elle l’avait été, de toutes celles envers qui Gaétan de Bienencour s’était montré aimable… surtout de Marcelle… Marcelle Fauvet qui, en fin de compte, n’avait jamais été autrement que gentille envers la secrétaire de sa marraine… Puis, Iris eut la vision du temps où Gaétan s’était montré plein d’attentions pour elle, lui faisant faire des promenades en voiture et à cheval, la conduisant au théâtre… Elle le comprenait bien, en ce moment, il n’avait fait qu’agir en galant homme ; jamais il ne l’eut aimée…

Puis Marcelle était arrivée à Québec, et le jeune homme l’avait tout de suite adorée… Elle, Iris, comme elle avait été méchante dans sa haine envers la filleule de Mme de Bienencour !… Comme elle l’avait… martyrisée, pour bien dire, poussant la méchanceté jusqu’au crime…

À la pensée du crime affreux qu’elle avait essayé de commettre, Iris se sentit secouée d’un frisson ; une horreur d’elle-même lui vint, le regret du passé entra dans son cœur, et soudain, deux larmes, brûlantes et lourdes, coulèrent sur ses joues… Ces larmes de repentir… sans doute, elles furent vues par Celui qui voit tout…

Elle s’endormit… Elle rêva, eut le cauchemar… Probablement, elle se crut poursuivie par les fantômes des brumes, car elle fit un mouvement, comme pour fuir… Pauvre malheureuse !… La mantille ouatée des brumes l’avait empêchée de voir l’endroit où elle s’était réfugiée ; elle s’était endormie sur le bord d’un abîme.

Au mouvement qu’Iris fit, dans son rêve, pour fuir les fantômes des brumes, elle roula dans le Miroir des Anges,

Ce lac aux eaux étranges,
Dans lesquelles se mire une étrange cité…


ce lac qui, d’après la croyance des gens du pays, était « un gouffre sans fond »…

Un instant, un seul, la surface du lac fut ridée… Un cri : « Mon Dieu, ayez pitié » ! s’élança dans l’espace, puis, le silence…

Elle ne revint même pas à la surface.

Tel fut le triste sort d’Iris Claudier…

Le Miroir des Anges garda son lugubre secret. Personne ne connut jamais la tragédie qui s’était déroulée, ce jour-là, en face de la Cité du Silence, sous l’opaque rideau des brumes.